Schématisation de la vision psychospirituelle du Socrate de Platon |
LA LIGNEE SPIRITUELLE SOCRATIQUE SE CARATERISE EN SON ORIGINE PAR UNE INDIVIDUATION DE LA SAGESSE
Je me sens relié à la tradition philosophique occidentale et à la figure de Socrate.
J'admire ce maître dont les disciples ne sont pas des copies et n'ânonnent pas un enseignement qu'ils auraient reçu de lui. Dans l'histoire de la spiritualité, on voit peu d'équivalent sur ce point.
Antisthène, un des disciples de Socrate, mettait un vieux manteau usé et troué pour lui ressembler en mieux. Il faisait de la modestie de train de vie de son maître un modèle ascétique à dépasser. Socrate lui asséna que par les trous de son manteau, on voyait sa vanité.
Ce qui est alors manqué par Antisthène est l'authenticité de son âme : une âme n'est jamais en concurrence mimétique, ni en conformisme anticonformiste.
Aristippe de Cyrène, aux bains publiques, vola le manteau troué d'Antisthène pour le porter. Antisthène pouvait soit sortir nu, soit mettre les habits luxueux laissés là par Aristippe, cet autre disciple de Socrate qui plaçait les plaisirs vécus de façon détachée au-dessus de tout.On dit qu'Antisthène choisit la honte, pour lui, des vêtements luxueux. Dans la rue, Aristippe l'attendait habillé de ses hardes et l'apostropha, pointant la racine d'inauthenticité de sa honte.
Parmi ceux qui suivirent Antisthène, émergeront les cyniques qui valorisèrent la liberté nudiste, le renoncement libérateur aux normes sociales de la honte, quand le manteau n'était pas nécessaire. Emergeront aussi les stoïciens, ceux qui valorisèrent l'acceptation de ce qui est et le détachement au-delà du renoncement, c'est-à-dire une égalité intérieure face aux circonstances et conditions de vie changeantes, certains porteront le costume de l'exclave et d'autres celui de l'empereur. Antisthène lui-même n'aurait-il pas favoriser ces récits défavorables sur lui pour au final favoriser l'authenticité d'âme de ses élèves ?
Dans la tradition philosophique occidentale, quand elle a la fibre socratique, la sagesse n'est pas qu'une réalisation impersonnelle, la réalisation d'un état de conscience qui nierait toute dimension personnelle de l'absolu. L'amour de la sagesse, en Occident, passe par une transformation de la personne, éventuellement par la révélation d'un rayon d'âme émané du soleil Divin. L'âme dont parle ces sagesses socratiques n'est pas à confondre avec l'identité d'un ego, comme certaines pensées chrétiennes et postchrétiennes le font.
Entre ses disciples Platon, Antisthène, Aristippe, Xénophon, Euclide de Mégare et tant d'autres, il ne s'agit pas de condamner untel qui dévierait d'un enseignement originel de Socrate. Ce serait et cela a toujours été une trahison de l'esprit socratique. Socrate entendait aider les âmes à se rappeler les idées ou formes intelligibles concernant la sagesse qu'elles peuvent singulièrement contempler. D'ailleurs, on ne peut pas rencontrer Socrate qu'à travers le Socrate de Platon. En lisant Xénophon ou ce qu'en disent les cyniques, les stoïciens (issus d'Antisthène), les cyrénaïques (le courant d'Aristippe), etc., on aura une meilleure approche de sa maïeutique qui individue la pensée d'une âme autant qu'elle lui donne un accès à des réalités universelles.
Ne confondons pas les idées de Platon et ce qu'on nomme couramment idée. Aider une âme à réaliser une idée ou une forme intelligible revient ici à aider ainsi une âme à participer aux forces-valeurs du soleil du Bien, au rayonnement de la source de toute chose qui est le soubassement de l'harmonie cosmique.
LA VOIE SPIRITUELLE SOCRATIQUE DE L'ÂME EST AUSSI UNE VOIE DEVOTIONNELLE
L'amour du Beau, du Vrai et du Bien, la soif de justice, dans la champ de la spiritualité, relève aussi de ce qu'on désigne comme voies spirituelles de la dévotion. La lecture intellectualiste des socratiques manquent souvent cette aspiration dévotionnelle au Beau, Bien, Vrai qui imprègne cette approche philosophique spirituelle. On voit Socrate de Platon faire des sacrifices et des prières, on voit des stoïciens contemplatifs, nous invitant à l'aspiration et à la gratitude dévotionnelle.
C'est cette dévotion qui permet, selon Socrate selon Platon, une sublimation de l'énergie des désirs appétits et de la sensibilité à la beauté :
LA VOIE SPIRITUELLE DE L'ÂME ET LA REMINISCENCE
Socrate ne transmet pas un savoir comme d'un liquide d'un récipient à un autre, il cherche à ce qu'on retrouve en soi les éléments de sagesse dont le souvenir peut être objet de réminiscence, rappel de forces-valeurs vivantes de la Vie, qu'une vie humaine mentale focalisée sur les biens matériels et sociaux peut aisément oublier. Le Bien, le Beau, le Vrai est donc plus que ce qu'on entend usuellement en français par une idée. Pour Platon, prendre conscience pleinement d'une idée revient à réaliser la source de ce qui est. Nous avons, dans nos vies humaines, perdu de vue l'absolu, la Vie sans mort, source de toute vie. Nous ne ressentons plus la dimension individuelle qui participe de la Vie sans mort, l'âme.
Pour nous, l'âme est une croyance que nous avons ou nous n'avons pas.
Parfois vaudrait mieux que nous soyons incroyants plutôt que d'avoir une croyance qui nous amène à prendre notre ego, notre identification à un ensemble de flux incohérents et impermanents mentaux, émotionnels et physiques, pour notre âme.
Kant, Fichte et Schelling peuvent nous ramener à Platon, quand ils pointent la phénoménalité de notre ego, dont les apparences sont temporelles et spatiales et, par là, notre incapacité mentale à en saisir sa chose en soi racine, une âme irréductible à notre sensibilité consciente temporelle et spatiale, faisant un extérieur et un intérieur de notre champ de perception.
Socrate, par son attitude, nous témoigne non pas de ses seuls pressentiments justifiés rationnellement de l'âme, mais il nous laisse à penser qu'une réalisation de cette quatrième dimension nouménale (le plan des choses en soi) est possible en cette vie.
LA VOIE SPIRITUELLE DE L'ÂME SUPPOSE D'ÊTRE SA PROPRE AUTORITE ET PRECISE LE SENS D'UNE LIBERTE INTERIEURE INDIVIDUELLE
Ainsi à côté de cette démarche positive de réminiscence, il y a une démarche socratique visant à surmonter les illusions liées à nos croyances. Par exemple, il s'agit vraiment d'apprécier d'être réfuté plutôt que de trouver les moyens de se mettre en valeur en réfutant les autres (voir le Gorgias de Platon). Il s'agit vraiment d'être sa propre autorité plutôt que de répéter une tradition sans la questionner. Il s'agit d'avoir le sens de sa dignité intrinsèque.
Avec Socrate, la spiritualité intègre la question de l'âme à celle de la réalisation de l'absolu. Avec Socrate, la spiritualité ose dire qu'une injustice en est une. S'il n'y a personne au point de vue absolu, il n'y a pas d'injustice en dernier ressort et il n'y a personne qui puisse subir une injustice. Mais si nos personnes sont des masques à travers lesquels notre âme d'essence divine essaie de grandir, s'en prendre injustement à un jeu individuel de masques personnels, revient à entraver et à faire obstacle aux valeurs et aux vertus de l'âme. En ce sens, mieux vaut subir l'injustice que la commettre, car la commettre c'est d'abord faire obstacle à sa propre âme. Celui dont l'âme émerge ne peut plus être une victime, la souffrance de l'injustice commise restera en surface. Une injustice pour Socrate met toujours en jeu une ignorance de l'âme, celle de l'auteur de l'injustice, il ignore son âme et celle de l'autre, sa victime. Une personne sans connexion avec son âme n'est pas libre dans ses actes. La perte du libre-arbitre, le serf-arbitre (dans le vocabulaire chrétien), est toujours liée à une ignorance de l'âme et de son influence sur notre personne et ses personnalités. Augustin d'Hippone, le penseur chrétien du libre-arbitre de l'ego, un héritier de la pensée platonicienne, a perçu que l'arbitre pouvait être plus ou moins libre et qu'une grâce divine libératrice en était la condition d'exercice au niveau de l'ego, qu'il semble confondre un peu vite avec une âme, comprenant mal Plotin.
Maître Eckhart, ce disciple lointain de Socrate et Jésus-Christ, rétablira un sens plus profond de l'âme comme forcément d'essence divine transpersonnelle en sa profondeur. L'essence du divin, la déité est individuante (le Fils de Dieu, l'âme au sens vrai qui n'est pas l'ego selon les platoniciens), elle est transcendante (le fond du Père, l'Un des platoniciens), elle est cosmicisante (l'Esprit saint, la Mère divine (l'Aphrodite céleste de Plotin)). Cette déité, ce fond de l'Un divin d'où l'Être surabonde, individualisation, cosmicisation et transcendance, est comme au-delà de l'Être, de son ek-sistance.
Si dans son sens profond, tout choix de notre arbitre en nous est le fruit de l'autodétermination de la Vie ou de l'âme par nature alignée sur les forces de conscience émanant de l'absolu, l'ego peut être considéré comme totalement déterminé par des forces dont il n'a pas conscience. Mais aussi, et tout à fait en même temps, si certaines de ces forces sont des influences par lesquelles l'âme et le Divin croissent dans la conscience de soi au niveau de la vie humaine de surface, l'ego peut être un masque de l'âme par lequel elle joue un choix libre et libérateur.
La tradition socratique a vu précisément que la liberté croissante du choix individuel signifiait l'aspiration croissante au Bien, au Vrai et au Beau.
LA REALISATION SPIRITUELLE SOCRATIQUE QUI N'EST PAS SANS ÂME IMPLIQUE UNE SOIF DE JUSTICE
Une réalisation impersonnelle de la dimension absolue de ce qui est, de l'Être des apparences, ce qui est en train d'apparaître, est certes une réalisation de la vérité. Plus précisément, une réalisation impersonnelle de l'Être des étants est une réalisation indéniable d'une dimension de la vérité. Mais elle reste une réalisation sans âme qui peut être complice de l'injustice. On peut toucher authentiquement la vérité sans être posséder individuellement par elle, sans qu'en nous, des aspects misérables d'un ego sans âme soient abolis.
En parlant de l'Être de l'étant, j'ai repris ici volontairement le vocabulaire d'un Martin Heidegger qui a adhéré au parti nazi et n'a jamais remis en cause son antisémitisme et son mépris du pluralisme démocratique. Mais ce vocabulaire a aussi des proximités avec un certain néo-advaita qui professe de dire Oui à ce qui est en disant Oui à ce que nous jugeons le mal.
Dans cette logique, faudrait-il, au nom de l'acceptation de ce qui est, dire Oui à Auschwitz, l'événement incarnant la déshumanisation ? A cette question morale, Heidegger renvoie une question de salut par la pensée face à la fascination pour la pensée calculatrice générant l'indifférenciation de l'explosion atomique. Est-ce une réponse satisfaisante ?
Dans les traditions philosophiques occidentales qui mettent en valeur l'ataraxie, dire Oui à ce qui est, être calme, tranquille et serein en toute circonstance n'est pas vivre dans l'attentisme face à ce qui est injuste. Le sage stoïcien, qui se réclame aussi de Socrate et de la tradition antitraditionnelle socratique, sait que son ego est un acteur ; il tient son rôle en fonction de l'intelligence de l'univers qui, elle, se tient derrière le masque de l'ego. Le sage œuvre à un reflet de l'harmonie universelle de l'intelligence cosmique dans le microcosme humain. Le sage se tient alors au-delà de tout moralisme, mais il ne peut pas revendiquer comme sage un comportement immoral. Pour le sage stoïcien, qui se réfère à Socrate, le méchant n'est pas un sage, car son comportement montre à quel point, il est ignorant de cette correspondance entre microcosme et macrocosme, il est ignorant de l'intelligence cosmique.
La conscience de l'Être de l'étant, la conscience de la vacuité des apparences, la conscience de l'abîme inconscient de l'Être n'est pas la conscience de l'intelligence qui meut harmonieusement l'univers. Un lointain disciple de Platon, Plotin, qui revendique aussi l'héritage spirituel stoïcien, évoque l'âme du monde en la liant à Aphrodite, la déesse Mère. Cette dimension maternelle de l'intelligence cosmique, dont émane le monde matériel, prend sens pleinement avec son enfant, Eros, le feu démonique, la substance qui relie et reconduit amoureusement toute âme au Divin Zeus, l'Un primordial.
Vaut-il mieux changer notre esprit que le monde quand l'injustice nous trouble ou vaut-il mieux, malgré le trouble de notre personne lutter contre l'injustice ? Socrate ne se permettrait pas, comme certains enseignants spirituels influencés de façon irréfléchie par certaines sagesses venues de l'Orient de trancher cette alternative et d'opter pour une des deux priorités comme valant universellement pour tous. Descartes disant qu'il vaut mieux changer soi plutôt que l'ordre du monde serait très mal compris, si on comprenait ce propos en oubliant son projet de devenir grâce aux sciences modernes comme maîtres et possesseurs de la nature.
L'AMOUR DU BEAU COMME PERFECTION ET LA DIMENSION EROTIQUE DE L'ÂME
Au sujet de cette transformation de soi et du monde, chez les platoniciens, il y a une singularité du développement ascensionnelle d'une âme en la lumière divine. Car, dans le courant socratique platonicien, le feu démonique d'une âme est une soif de justice, une soif de beauté, de perfection et de vérité autant qu'une joie, qu'une sérénité de par sa nature divine. Ce feu démonique, Eros, purifie en nous faisant ôter le superflu autant qu'il nous pousse à participer à sculpter la statue unique que nous serons au terme de ce Devenir qui nous ramène à l'Etre, à la source absolue.
Qui est Éros ?
C’est un daimon, un génie (ni un ange, ni un démon). Il est le fils de Penia, Pauvreté (manque) et de Poros, Ressource (plénitude). Ainsi le désir du beau, Eros n'est ni manque ni pulsion.
Le désir lié à Éros se distingue donc de la simple pulsion de satisfaction sexuelle, d'appropriation et de reconnaissance relationnelle.
Eros est amour de la beauté, amour de la perfection. Le mot utilisé par Platon, kalon en grec, signifie tout autant beauté que perfection. Eros ne concerne pas la pulsion sexuelle même si dans un premier temps ces deux désirs peuvent sembler n’en former qu’un, ils se distinguent ensuite.
Eros ne concerne pas un désir d'accumuler habiletés et informations, même si connaissance, habiletés et informations, dans un premier temps peuvent ne sembler qu'une. La connaissance vraie est passionnément désintéressée : elle est l'éclat de l'absolu, elle en est la manifestation sans pourquoi.
Eros ne vise pas non plus à séduire le divin, à entretenir un commerce de bons procédés, il ne s'agit pas d'espérer que s'améliore notre relation avec le divin par la grâce du divin, mais il s'agit que nous nous soumettions à la purification de ce qui empêche notre unité avec lui, unité déjà préexistante au cœur de notre âme.
Pourquoi, par exmple, Alcibiade, le plus bel homme d’Athènes, ne parvient pas à découvrir cette beauté intérieure ?
Il veut posséder la beauté de Socrate en possédant charnellement son corps. Or la beauté de Socrate est intérieure, son corps charnel est laid pour la vue. Si Alcibiade veut vraiment posséder cette beauté qu’il voit en Socrate, il doit la chercher en lui-même. Il ne s'agit pas d'étouffer et de rejeter l'énergie pulsionnelle, mais de bien la diriger pour qu'elle nourrisse la bonne direction de notre âme. La purification de nos énergies pulsionnelle dans le feu d'aspiration érotique de l'âme est la condition pour donner des ailes à nos âmes.
Cette difficulté est pointée dans le Phèdre de Platon :
L'enseignement platonicien n'est pas ainsi sans rappeler certaines pratiques de l'Inde ou de la Chine concernant une élévation énergétique de la conscience à travers la purification, l'ouverture et l'ascension à partir de centres psychospirituels :
L’amour platonique n’est pas forcément un amour sans consommation charnelle, comme on le résume faussement. L'amour platonique est davantage que la recherche de la beauté intérieure de l'autre en relativisant sa beauté physique extérieure. L'amour platonique, à proprement parler est une recherche de la beauté en soi-même à laquelle chacun des amants, sous l'emprise d'Eros, peuvent s’entraider.
POUR UNE RELECTURE SPIRITUELLE DE L'ALLEGORIE DE LA CAVERNE
Simone Weil, la philosophe (à ne pas confondre avec Simone Veil, la femme politique ayant défendu un droit légitime à l'interruption volontaire de grossesse), s'est toujours réclamée de Socrate et de Platon. Comme elle, je parlerai du retour du philosophe dans la caverne, du travail du philosophe en ce monde.
L'allégorie de la caverne de Platon, attribuée à Socrate, décrit un philosophe comme un prisonnier qui échappe aux illusions de l'opinion, de la manipulation et des lueurs des feux de la pensée pour atteindre aux lumières du Vrai et au soleil du Bien.
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La plupart du temps, dans l'enseignement scolaire de cette allégorie, le retournement du regard n'est pas compris comme une conversion spirituelle, les lumières intellectuelles discursives ne sont pas comprises comme clairement distinctes des lumières spirituelles de l'intuition noétique. Les idées, les formes intelligibles sont rabattues sur le champ intellectuel.
Or ce ne sont pas des réalités réductibles à des concepts, ce que la science désignerait chez le Socrate de Platon. Ce sont d'abord des intuitions au-delà du mental discursif. La forme intelligible n'est même pas le support lumineux et coloré, sur lequel on s'appuie, quand on déroule un concept, c'est, comme nous l'avons dit précédemment, une force de conscience issue du soleil supra-intelligible du Bien.
Par exemple, l'intuition noétique n'est pas l'esquisse de tracé de triangle sur lequel s'appuie intérieurement pour mettre en discours la définition conceptuelle de triangle.
Les lectures scolaires opposent la science, rapprochée de façon discutable du sens moderne, comme connaissance des lois de l'univers matériel, à l'opinion et à l'ignorance. Or, pour Platon, influencé aussi par les pythagoriciens, il s'agit d'abord d'une science de l'intériorité spirituelle immatérielle. Certes la science des lois mathématiques commande l'extériorité matérielle des astres ou des harmonies musicales. Mais on peut considérer la trouver dans l'extériorité de discours de raisonnements s'appuyant sur des figures dessinées. Une logique inscrite dans le déploiement cohérent d'un langage n'est pas encore pour le Socrate platonicien une intuition noétique proprement dite. Un raisonnement logique n'est pas l'expérience de cette lumière qui se discerne dans les ténèbres lumineuses de l'esprit et qui, par sa présence, résout une énigme ou éclaire partiellement une apparente aporie philosophique.
Nos pensées et concepts sont certes l’expression des idées (ou formes intelligibles). Mais les idées, au sens de l'expérience spirituelle platonicienne, sont des forces de conscience immatérielles qui précèdent les mots qui les expriment.
Quand je parle, j’exprime une idée. Parfois je perçois l’idée mais j’ai du mal à l’exprimer. D’autres fois, mes pensées sont insatisfaisantes et une idée apparaît et je vois mes pensées se clarifier.
Il peut y avoir expression d'une idée dans plusieurs intellects à distance et en même temps : ceci arrive aussi très souvent dans la recherche scientifique. En mathématiques, il apparaît clairement que les idées n'ont aucune consistance matérielle ou sensible, comme l'idée de point qui n'a ni épaisseur, ni espace.
Mais ce que nous suggérons de l'expérience courante de l'idée qui se distingue des mots n'en est pas encore l'expérience de sa conscience force. Bergson en décrivant ce qu'il appelle l'intuition créatrice par contraste avec la pensée intelligente pointe un élan, une force de vie productrice des idées-intuitions. Si la notion de création est étrangère à Platon, la dimension d'élan, de vie productrice des idées-intuitions s'exprime aussi en parlant d'éclat des formes intelligibles, de moules et modèles des formes sensibles.
L'allégorie de la caverne précise que la présence du Bien s'aperçoit comme ténèbres lumineuses de l'esprit, car elle aveugle la vue spirituelle de l'âme. Cette lumière du Bien aveuglante nécessite qu'on s'y accoutume pour y puiser les éclairages des idées-intuitions-forces de conscience.
Sur ce point, je me sens profondément socratique, la Présence réalisée ne peut que l'être que de façon claire confuse si la faculté de l'œil de l'âme est encore embryonnaire et l'âme encore insuffisamment purifiée de son ego mondain. L'aspiration de l'âme qui a conduit à la réalisation de la lumière spirituelle peut être encore une méconnaissance des forces de conscience qui forment sa filiation avec le Souverain Bien, le Un absolu source.
Mais dès lors, d'autre part, revenir auprès de ceux qui restent prisonniers des opinions produit des difficultés : s'habituer à la région diurne du vrai peut rendre inadapté au monde nocturne où vivent les prisonniers de la caverne et où demeure le corps et l'ego du philosophe. C'est ce point que souligne Simone Weil dans sa lecture de l'allégorie de la caverne.
La région diurne des véritables lumières et la région nocturne des ombres où séjournent les corps restent deux lieux du seul pays de la vie. Des commentaires précis de Luc Brisson et de Jean-François Pradeau, entre autres, le rappellent en pointant le fait que nulle part ne parle de deux mondes séparés ; ce sont des interprètes ultérieurs qui parlent de monde sensible et de monde intelligible créant par leur vocable une dualité qui n'est pas chez Platon.
Des philosophes chrétiens et des néo-platoniciens ont pu opposer le mondain matérialiste et le céleste. Des gnostiques chrétiens et manichéens, lecteurs des socratiques, sont allés jusqu'à penser que le monde matériel était diabolique, déterminé par les forces du mal et que seul le monde céleste était libération de l'âme.
La critique nietzschéenne des pensées socratiques veut en déloger le nihilisme. Pour ce qui est de ces succédanés, le nihilisme est patent.
Mais si le multiple matériel ne peut être déconsidéré au nom de l'unité spirituelle, cela implique-t-il la rejet de l'Un comme illusoire ? cela interdit-il l'aspiration à une harmonie de l'Un et du multiple qui ne se cantonne pas au plan incorporel de la réalité ?
Au fond, la lecture de Simone Weil de l'allégorie de la caverne, ne pointe-elle pas le le propre de la spiritualité occidentale issue de Socrate ? Le propre d'une philosophie occidentale spirituelle, quel est-il sinon de ne renier aucune des deux régions du seul pays de la vie : la matière et l'esprit ? Le courage n'est-il pas après avoir expérimenté le détachement de l'esprit de toute l'imperfection mondaine de revenir dans le monde pour y partager la perfection spirituelle ?
En ne négligeant aucune des régions de la Vie, n'est-ce pas entendre, en ce sens, aussi bien le Socrate de Platon, le Socrate des stoïciens et aussi le Socrate des hédonistes réfléchis comme Aristippe ?
Commencé en septembre 2023