Dans sa Philosophie de la volonté, tome 1, Aubier, p.444-445, Paul Ricoeur parle d'un consentement imparfait du stoïcisme :
"Cette admiration, les Stoïciens ne l'ont accordée au tout qu'avec parcimonie. Si leur philosophie du tout sauve leur philosophie de l'effort, en retour celle-ci gangrène celle-là d'une hargne amère. Pourquoi déprécier la nature au moment où elle va pénétrer dans l'âme ? On ne peut à la fois pratiquer le mépris des petites choses et l'admiration du tout. La limite finale du stoïcisme, c'est de rester aux lisières de la poésie de l'admiration."
Pour appuyer ce jugement sur le stoïcisme, il part du Manuel d'Epictète :
" Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d'autres qui n'en dépendent pas..."
Selon lui, "le stoïcisme ne soupçonne pas que mon corps a précisément cette signification insolite de n'être ni jugement ni chose, mais vie en moi sans moi ; ignoré comme chair du Cogito, il est repoussé parmi les choses indifférentes. Toute la stratégie stoïcienne tient dans ces deux corollaires : réduction du corps au déjà-cadavre, de l'affection à l'opinion ; il n'y a pas de "passions sde l'âme" du fait du corps, il n'y a que des actions de l'âme : le corps est inerte et l'âme impénétrable."
Paul Ricoeur s'appuie sur quelques passages des stoïciens.
Du côté du mépris, on citera Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, 4 : "Tu n'es qu'une petite âme qui porte un cadavre, comme disait Epictète."
Et du côté de l'admiration, le même affirme : "... et toi, ne diras-tu pas : chère cité de Zeus !"
Alors faut-il passer vite à une autre sagesse moins contradictoire et plus humaine ? Car réduire une affection à une opinion n'est-ce pas nier la souffrance ?
Avec Douglas Harding nous pouvons aussi distinguer ce qui dépend vraiment de nous et ce qui n'en dépend pas ultimemement même si souvent cela en dépend beaucoup.
Une panne ou une crevaison ne dépendent guère de moi. J'aurai beau avoir fait réviser ma voiture, une crevaison pourra m'arriver. Mes projets de rendez-vous seront compromis mais le temps dépend-il de moi ?
Le temps là-bas dans lequel les événements du monde arrivent sans qu'il me soit permis d'espèrer qu'ils dépendant ultimement de moi n'empêche pas toutefois de regarder ici dans ma direction une absence d'événement.
Mon corps vieillit dans la temps mais ce qui ici permet qu'il soit vu vieillit-il ? Regarder ici ce qui transcende le temps et échappe à tous les événements du monde ne dépend-il pas seulement de moi ?
Qu'est-ce qui m'empêche de jouir de cette évidence de ce que les stoïciens appelleraient une forteresse intérieure ? Ce qui est ici, en effet, n'est-il pas inatteignable par les événements du monde y compris par la dégradation inéluctable (jusqu'à présent) du corps ?
Les affections (sensations, impulsions, émotions, désirs, passions, etc.) ne sont-elles pas là-bas dans le domaine du corps ? Alors quand le stoïcien traite l'opinion pour traiter l'affection, n'a-t-il pas raison ? Ce qui rend l'affection insupportable n'est-ce pas l'illusion de penser qu'elle me touche et me fait vraiment souffrir alors qu'en fait ici ce qui se tient en dehors des événements ne peut en souffrir. Bien entendu la conscience d'ici n'est pas insensible à la souffrance de ce qui produit là-bas mais l'erreur serait de croire que ce qui est ici est prisonnier de ce qui se produit là-bas.
Les formules radicales pour découvrir ce qui vraiment ne dépend que de nous et n'implique en rien notre corps et toutes nos implications dans le monde sont certainement nécessaires. En Inde, L'advaïta védanta insistera sur cette idée que "je ne suis pas ce corps" voire que le monde et le corps sont des manifestations illusoires.
Le stoïcien qui s'adresse à ce qui doit réaliser ce qui ne dépend que de nous parle d'une petite âme qui ne doit pas oublier qu'elle traîne un cadavre. Cette radicalité est peut-être nécessaire pour découvrir le trésor intérieur de cette liberté que le monde ne peut pas nous arracher quoi qu'il nous arrive. C'est bien cette conscience de presque rien qui confère à notre petite âme la liberté de ne plus dépendre des événements immédiats du monde. C'est en même temps cette liberté qui permet quand le corps fonctionne d'agir dans le monde sans la perdre de vue.
Distinguer ce qui dépend de moi et ce qui n'en dépend pas m'amène d'une part à constater une tendance de ma volonté à s'identifier à des projets dans le monde qui me rendent prisonnier du monde en me faisant le serviteur de pulsions charnelles (d'appétits diraient-on à la façon de ces sagesses antiques) d'appropriation, de reproduction et de reconnaissance. D'autre part vraiment considérer ce qui dépend de moi m'amène à considérer ce qui relie ma petite personne à ce qui ici ne dépend absolument pas du monde. Marc-Aurèle comme nous aperçoit alors nettement un vide qui entoure le monde : « elle[l'âme] fait le tour du monde entier, du vide qui l’entoure et de la forme qu’il a » (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre XI, § I).
Ce schéma de Douglas Harding éclaire alors d'une manière prodigieuse la formule énigmatique de Marc-Aurèle. Le presque rien qui entoure le monde est une donnée de la perception dès que je veux bien regarder ici :
Et si maintenant j'ouvre mon regard au tout ou si je comprends bien que l'apparence phénoménale qui se présente devant moi est bien interdépendante de toutes celles qui peuvent se présenter, je comprends que Marc-Aurèle puisse écrire dans ses Pensées pour moi-même :
« Livre IV, § XIV. - Tu as subsisté comme partie du Tout. Tu disparaîtras dans ce qui t’a produit, ou plutôt, tu seras repris, par transformation dans sa raison régénératrice. »
Et au final, croisant la vision en première personne telle que me l'a transmise Douglas Harding et ses amis avec ce que m'ont appris les stoïciens, j'incarnerai ce schéma :
De ce point de vue, je ne vois pas en quoi il y aurait une contradiction entre un soi-disant mépris des petites choses et une admiration du tout. Je me suis détaché de ce que en tant petite personne je ne pouvais pas changer et je confie au tout le mouvement de transformation harmonieux auquel je participe passivement et activement.
Ma petite personne connaît désormais le chemin vers cet état de conscience tranquille que les événements ne peuvent troubler : j'accepte vraiment passivement ce qui cherche à se transformer. Je ne me résigne pas à ce qui se produit, je le veux en toute confiance.
Ma petite personne peut alors se consumer d'amour à l'occasion pour la volonté du tout que son imperfection l'empêche de vouloir parfaitement c'est-à-dire de pleinement consciemment vouloir. Son amour est alors mis à l'épreuve : il lui est demandé de faire la volonté du tout activement. Chercher l'action inspirée devient son chemin. Le stoïcien qui reste un homme de raison ne me semble pas aller jusque là... Mais est-il nécessaire de parler de ce que la raison ne permet pas d'expérimenter ?
Au-delà de la sagesse et de l'amour intellectuel du tout, voici ce qui parfois s'est entrevu et que je symboliserai ainsi :
Il y a alors comme une flamme tout au fond du coeur qui réveille un feu du corps et appelle un feu du ciel. Cela mène peut-être à voir au-delà de la raison. Cela pourrait se décrire parfois comme une raison surmultipliée (est-ce ce que certain appelle kundalini ? ou ce que Platon appelle l'ascension érotique ?), parfois cela n'amplifie plus seulement énergétiquement la manière d'être mais esquisse comme une autre vision de ce qui est.
Quoi qu'il en soit, ces expériences mystiques au sein de la vision en première personne n'empêchent pas celle-ci de demeurer à leur commencement et à leur fin comme leur condition nécessaire d'apparition et de disparition. La vision en première personne est-elle un pallier vers une conscience plus évoluée ou bien est-elle la source discrète de véritables incendies du coeur ? Certains comme Sri Aurobindo ou Ken Wilber penchent explicitement pour une spiritualisation de la conscience éventuel prélude à son évolution. D'autres diront que la vision en première personne est Dieu en personne à qui son mystère auto-créateur échappe en tout sens. Reste à explorer nos vies vécues en première personne...
"Cette admiration, les Stoïciens ne l'ont accordée au tout qu'avec parcimonie. Si leur philosophie du tout sauve leur philosophie de l'effort, en retour celle-ci gangrène celle-là d'une hargne amère. Pourquoi déprécier la nature au moment où elle va pénétrer dans l'âme ? On ne peut à la fois pratiquer le mépris des petites choses et l'admiration du tout. La limite finale du stoïcisme, c'est de rester aux lisières de la poésie de l'admiration."
Pour appuyer ce jugement sur le stoïcisme, il part du Manuel d'Epictète :
" Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d'autres qui n'en dépendent pas..."
Selon lui, "le stoïcisme ne soupçonne pas que mon corps a précisément cette signification insolite de n'être ni jugement ni chose, mais vie en moi sans moi ; ignoré comme chair du Cogito, il est repoussé parmi les choses indifférentes. Toute la stratégie stoïcienne tient dans ces deux corollaires : réduction du corps au déjà-cadavre, de l'affection à l'opinion ; il n'y a pas de "passions sde l'âme" du fait du corps, il n'y a que des actions de l'âme : le corps est inerte et l'âme impénétrable."
Paul Ricoeur s'appuie sur quelques passages des stoïciens.
Du côté du mépris, on citera Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, 4 : "Tu n'es qu'une petite âme qui porte un cadavre, comme disait Epictète."
Et du côté de l'admiration, le même affirme : "... et toi, ne diras-tu pas : chère cité de Zeus !"
Alors faut-il passer vite à une autre sagesse moins contradictoire et plus humaine ? Car réduire une affection à une opinion n'est-ce pas nier la souffrance ?
Avec Douglas Harding nous pouvons aussi distinguer ce qui dépend vraiment de nous et ce qui n'en dépend pas ultimemement même si souvent cela en dépend beaucoup.
Une panne ou une crevaison ne dépendent guère de moi. J'aurai beau avoir fait réviser ma voiture, une crevaison pourra m'arriver. Mes projets de rendez-vous seront compromis mais le temps dépend-il de moi ?
Le temps là-bas dans lequel les événements du monde arrivent sans qu'il me soit permis d'espèrer qu'ils dépendant ultimement de moi n'empêche pas toutefois de regarder ici dans ma direction une absence d'événement.
Mon corps vieillit dans la temps mais ce qui ici permet qu'il soit vu vieillit-il ? Regarder ici ce qui transcende le temps et échappe à tous les événements du monde ne dépend-il pas seulement de moi ?
Qu'est-ce qui m'empêche de jouir de cette évidence de ce que les stoïciens appelleraient une forteresse intérieure ? Ce qui est ici, en effet, n'est-il pas inatteignable par les événements du monde y compris par la dégradation inéluctable (jusqu'à présent) du corps ?
Les affections (sensations, impulsions, émotions, désirs, passions, etc.) ne sont-elles pas là-bas dans le domaine du corps ? Alors quand le stoïcien traite l'opinion pour traiter l'affection, n'a-t-il pas raison ? Ce qui rend l'affection insupportable n'est-ce pas l'illusion de penser qu'elle me touche et me fait vraiment souffrir alors qu'en fait ici ce qui se tient en dehors des événements ne peut en souffrir. Bien entendu la conscience d'ici n'est pas insensible à la souffrance de ce qui produit là-bas mais l'erreur serait de croire que ce qui est ici est prisonnier de ce qui se produit là-bas.
Les formules radicales pour découvrir ce qui vraiment ne dépend que de nous et n'implique en rien notre corps et toutes nos implications dans le monde sont certainement nécessaires. En Inde, L'advaïta védanta insistera sur cette idée que "je ne suis pas ce corps" voire que le monde et le corps sont des manifestations illusoires.
Le stoïcien qui s'adresse à ce qui doit réaliser ce qui ne dépend que de nous parle d'une petite âme qui ne doit pas oublier qu'elle traîne un cadavre. Cette radicalité est peut-être nécessaire pour découvrir le trésor intérieur de cette liberté que le monde ne peut pas nous arracher quoi qu'il nous arrive. C'est bien cette conscience de presque rien qui confère à notre petite âme la liberté de ne plus dépendre des événements immédiats du monde. C'est en même temps cette liberté qui permet quand le corps fonctionne d'agir dans le monde sans la perdre de vue.
Distinguer ce qui dépend de moi et ce qui n'en dépend pas m'amène d'une part à constater une tendance de ma volonté à s'identifier à des projets dans le monde qui me rendent prisonnier du monde en me faisant le serviteur de pulsions charnelles (d'appétits diraient-on à la façon de ces sagesses antiques) d'appropriation, de reproduction et de reconnaissance. D'autre part vraiment considérer ce qui dépend de moi m'amène à considérer ce qui relie ma petite personne à ce qui ici ne dépend absolument pas du monde. Marc-Aurèle comme nous aperçoit alors nettement un vide qui entoure le monde : « elle[l'âme] fait le tour du monde entier, du vide qui l’entoure et de la forme qu’il a » (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre XI, § I).
Ce schéma de Douglas Harding éclaire alors d'une manière prodigieuse la formule énigmatique de Marc-Aurèle. Le presque rien qui entoure le monde est une donnée de la perception dès que je veux bien regarder ici :
Et si maintenant j'ouvre mon regard au tout ou si je comprends bien que l'apparence phénoménale qui se présente devant moi est bien interdépendante de toutes celles qui peuvent se présenter, je comprends que Marc-Aurèle puisse écrire dans ses Pensées pour moi-même :
« Livre IV, § XIV. - Tu as subsisté comme partie du Tout. Tu disparaîtras dans ce qui t’a produit, ou plutôt, tu seras repris, par transformation dans sa raison régénératrice. »
Et au final, croisant la vision en première personne telle que me l'a transmise Douglas Harding et ses amis avec ce que m'ont appris les stoïciens, j'incarnerai ce schéma :
De ce point de vue, je ne vois pas en quoi il y aurait une contradiction entre un soi-disant mépris des petites choses et une admiration du tout. Je me suis détaché de ce que en tant petite personne je ne pouvais pas changer et je confie au tout le mouvement de transformation harmonieux auquel je participe passivement et activement.
Ma petite personne connaît désormais le chemin vers cet état de conscience tranquille que les événements ne peuvent troubler : j'accepte vraiment passivement ce qui cherche à se transformer. Je ne me résigne pas à ce qui se produit, je le veux en toute confiance.
Ma petite personne peut alors se consumer d'amour à l'occasion pour la volonté du tout que son imperfection l'empêche de vouloir parfaitement c'est-à-dire de pleinement consciemment vouloir. Son amour est alors mis à l'épreuve : il lui est demandé de faire la volonté du tout activement. Chercher l'action inspirée devient son chemin. Le stoïcien qui reste un homme de raison ne me semble pas aller jusque là... Mais est-il nécessaire de parler de ce que la raison ne permet pas d'expérimenter ?
Au-delà de la sagesse et de l'amour intellectuel du tout, voici ce qui parfois s'est entrevu et que je symboliserai ainsi :
Il y a alors comme une flamme tout au fond du coeur qui réveille un feu du corps et appelle un feu du ciel. Cela mène peut-être à voir au-delà de la raison. Cela pourrait se décrire parfois comme une raison surmultipliée (est-ce ce que certain appelle kundalini ? ou ce que Platon appelle l'ascension érotique ?), parfois cela n'amplifie plus seulement énergétiquement la manière d'être mais esquisse comme une autre vision de ce qui est.
Quoi qu'il en soit, ces expériences mystiques au sein de la vision en première personne n'empêchent pas celle-ci de demeurer à leur commencement et à leur fin comme leur condition nécessaire d'apparition et de disparition. La vision en première personne est-elle un pallier vers une conscience plus évoluée ou bien est-elle la source discrète de véritables incendies du coeur ? Certains comme Sri Aurobindo ou Ken Wilber penchent explicitement pour une spiritualisation de la conscience éventuel prélude à son évolution. D'autres diront que la vision en première personne est Dieu en personne à qui son mystère auto-créateur échappe en tout sens. Reste à explorer nos vies vécues en première personne...
beaucoup appris
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