mardi 7 février 2012

"TOUTES LES CIVILISATIONS SE VALENT-ELLES ?" SELON L'APPROCHE INTEGRALE. EPISODE 2.

Voir l'épisode 1 ici.

Quand on aborde la question "Toutes les civilisations se valent-elles ?" du point de vue d'une philosophie intégrale. On a en tête ce schéma de Ken Wilber :
A l'évidence ce schéma postule que toutes les mentalités ne se valent pas. Elles sont certes la condition des unes des autres et il est inutile d'en nier une si on veut atteindre une mentalité plus élaborée et plus intégrale. De ce point de vue être conscient du caractère intégral des mentalités nous place forcément tout en haut de ce schéma de développement.

Voici une première interprétation de ce développement des mentalités :


On peut proposer ce schéma un peu différent. Il cherche à réinterpréter le niveau 3 plus positivement.S'inspirant du Cycle humain de Sri Aurobindo, il distingue au niveau 4 des sociétés hiérarchiques quasi-holarchiques et des sociétés de castes traditionalistes. Enfin, il cherche à intégrer le phénomène totalitaire non pas comme un retour au niveau 4 et 3  au sein du niveau 5 (ce qui est la thèse de Steve MacIntosh, cette thèse serait plus vraie pour le fascisme de Franco, de Salazar, etc.) mais comme une déviance du niveau 5 lui-même (la thèse guénonienne du règne de la quantité sans ses conclusions traditionalistes mais aussi la thèse d'Adorno et d'Horkheimer : le caractère moderne du nazisme est nette sur la question eugéniste et le caractère moderne du marxisme ne fait pas de doute) :


Autre point capital, ce développement des mentalités peut se produire surement de façon différenciée suivant les civilisations et les cultures. Il y a, par exemple, un judéochristianisme qui pense incarner la seule vérité : il est prémoderne ou moderne. Il y a des mentalités judéochrétiennes qui ont renoncé à cette position en intégrant de plus en plus le dialogue interreligieux sans plus prétendre posséder l'intégralité de la vérité : cette mentalité judéochrétienne est alors postmoderne. Des différences similaires peuvent être établies par exemple pour le Bouddhisme ou l'Islam. Un certain bouddhisme  (cf le Dalaï Lama) et un certain Islam (cf. Abdennour Bidar, Mohammed Arkoun, etc.) commencent à comprendre que on ne peut pas penser que l'expérience spirituelle est simplement la même quand on a réalisé l'absolu : le dialogue interreligieux montre en effet que l'expérience spirituelle se manifeste socialement de manière diverse. On peut légitimement s'interroger sur le statut des femmes ou le régime politique sans dénigrer cette expérience spirituelle fondamentale. Autrement dit le traditionalisme socio-politique n'est pas du tout une manifestation indiscutable de l'expérience spirituelle. Ce n'est pas parce que les sociétés traditionnelles semblaient mettre davantage l'expérience spirituelle au sommet de leur idéal qu'elles manifestaient davantage le souci de l'individualisation des personnes au sein d'un collectif structuré et solidaire.

Ainsi il y a plusieurs civilisations mais chacune peut produire différents niveaux de mentalités. Une culture est le fruit d'un alliage entre diverses mentalités.

Les intégralistes esquissent ainsi ce schéma (que nous pourrions nuancer avec notre propre proposition développementaliste):

Si on faisait une répartition des mentalités sur un pays comme la France, on aurait une idée de notre culture. On voit qu'un enjeu est alors la mentalité dominante dans une culture même si elle est en nombre moins représentée. Pour se faire une idée de la mentalité dominante et donc de la culture d'un pays le système politique est une bonne indication :

En rouge, les flèches indiquent les sens des évolution politiques possibles.
Si on se demande sans préjugé si toutes les civilisations se valent, on peut et on doit donc aussi considérer la question du point de vue des organisations politiques mais aussi de leur dégénérescence.

Aujourd'hui quand on affirme la supériorité du modèle démocratique et quand on veut en faire la promotion du point de vue moderne qui affirme sa supériorité culturelle, il faut se méfier de la dégénérescence de ce modèle qui produit le totalitarisme. La mentalité moderne n'est pas très bien armée pour éviter cette dérive. Une mentalité pluraliste postmoderne est certainement plus sensible à ce qui dans la culture, alliage de multiples mentalités, peut produire ce désastre démocratique. C'est le rapport de cette mentalité et les limites de cette mentalité que nous devons examiner plus en détail. Comment doit-elle évoluer pour assurer de manière cohérente une nouvelle forme d'alliage des mentalités ? Comment peut-elle relever les défis des autres mentalités ?

Examinons la question de savoir si l'organisation clanique prémoderne est par exemple meilleure ou moins bonne que l'organisation démocratique pluraliste ?


Nous voyons que les valeurs spirituelles claniques se rapprochent des recherches spirituelles d'un postmoderne devenu sensible à l'écologie, à un néobouddhisme et s'intéressant à son avenir individuel postmortem en dehors des religions prémodernes hiérarchiques. Pour ce postmoderne, il y a un réenchantement possible si on apprend des spiritualités des cultures claniques à reconnaître que tout est vivant (eau, vent, soleil, arbres, etc.), que tout est interdépendant, qu'il y a un monde des esprits qui interagit avec le monde des vivants, etc.
 
Il est donc difficile pour un pluraliste postmoderne d'affirmer que l'organisation pluraliste démocratique a plus de valeur que l'organisation clanique. En effet conscient des limites des prétentions de la modernité, ce pluraliste postmoderne relativise désormais la notion de progrès liée à la raison. Le succès des spiritualités chamaniques montre à quel point le postmoderne se reconnaît dans la prémodernité clanique. Par contre on doit admettre que ce pluraliste postmoderne a souvent du mal à se reconnaître dans les spiritualités que la prémodernité héroïque ou hiérarchique a produite : il y a une désaffection des religions monothéistes qui en sont issues. Pourtant s'il veut vraiment aller au-delà des compromis avec la modernité qui font dégénérer la démocratie en ploutocratie (pouvoir des riches) et permettent à celle-ci d'ignorer les bornes des ressources terrestres, il faudra qu'elle trouve des points d'accroche avec elles.

Contre les pulsions majoritaires qui font errer la démocratie, nous avons peut-être grâce à cette réflexion sur le développement des mentalités des points d'éclairage pour repenser un alliage des mentalités au-delà de la modernité et des illusions de postmodernité pluraliste usuelles.
 
Dans notre schéma où nous proposons de traduire les fondamentaux des cultures spirituelles chamaniques, nous esquissons pourquoi l'ego narcissique qui souhaite être ouvert trouve dans les pratiques chamaniques une paix intérieure sans toujours voir comment reproduire cela dans son quotidien relationnel. Nous suggérons dans un schéma sur la mentalité postmoderne pluraliste qu'une réponse spirituelle spécifique existe qui n'aura pas la même pédagogie que celle du chamanisme même si au final on voit clairement que cela renvoie à la même façon d'être ouvert au monde et aux autres en première personne.

Le rapport du postmoderne pluraliste aux religions issues de la prémodernité héroïque ou hiérarchique est donc lui très ambigu.
La mentalité prémoderne héroïque ne laisse en effet aucune place au pluralisme : il y a la loi du plus fort, de celui qui a la troupe la mieux organisée pour soumettre les autres. Le postmoderne pluraliste est en général sensible à des approches non violentes et même s'il consent à la violence face à certaines situations, il ne place certainement les valeurs guerrières au plus haut. Son refus de l'ethnocentrisme le met paradoxalement en porte à faux avec une mentalité qui nie la sienne : il ne saurait ni la condamner, ni la célébrer.

Le postmoderne est souvent assez embarrassé de reconnaître qu'une telle mentalité puisse exister dans sa brutalité : elle va symboliser pour lui le résultat d'une histoire tragique, l'homme violent serait au fond une victime de la violence. Même les penseurs du mouvement intégral comme Don Beck ou Ken Wilber sont embarrassés pour pointer la dimension positive de cette mentalité que souvent ils appellent égocentrique. La dimension héroïque guerrière pourtant suppose une relativisation de l'ego pour affronter le risque de la mort et donc la peur au combat. Les arts martiaux qui mettent en jeu une intelligence de l'harmonie dans leur pratique peuvent donner les moyens au postmoderne de comprendre la positivité des valeurs de la mentalité héroïque. Ils permettent sans doute de conduire ceux qui sont fixés sur cette mentalité héroïque d'entrevoir un ordre hiérarchique nécessaire pour vivre en paix.
Le postmoderne pluraliste ignore encore cette possibilité éducative. Il est aussi en général peu à l'aise avec une vision du monde ethnocentrique et hiérarchique fondée au sens spirituel sur l'initiation et la qualité de la naissance. Certes on peut douter d'une qualité héréditaire mais les rites initiatiques ne sont-ils pas utiles? Le postmoderne pluraliste ne sait pas trop comment agir contre cette mentalité quand elle utilise le pluralisme pour poser ses revendications : inégalité homme/femme revendiquée comme droit à des activités séparées, exigences sur la nourriture présentée comme droit au respect, volonté de faire condamner les blasphèmes au nom de la tolérance. Mais il peut s'appuyer sur elle pour remettre vraiment les intérêts collectifs au centre contre les pulsions ploutocratiques modernes.

Au nom du pluralisme, le postmoderne pluraliste défend l'idée que toutes les cultures se valent mais il sent bien qu'être pluraliste induit une certaine culture qui rejette hiérarchie et violence d'origine communautariste.

Deux options s'offrent à lui, soit il redevient moderne et oppose les valeurs de la raison républicaine moderne au communautarisme religieux soit il donne à son pluralisme plus de souffle.
Pour lutter contre l'obscurantisme ethnique et hiérarchique, la raison est une arme efficace. Elle ébranle l'autorité, elle permet de se faire sa propre vision. La raison moderne est en ce sens indispensable au développement d'une mentalité postmoderne pluraliste.

Dans cette première option, en jouant la modernité contre ce qui refuse le progrès, le danger (en Europe) est souvent de rejouer le colonialisme vis-à-vis de la plupart des communautés immigrées installées sur son sol et qui sont fascinées par la prémodernité héroïque et hiérarchique. Cette option est convaincante si il y a un enrichissement économique mais dès que la croissance faiblit, il y a retour en force du traditionalisme. L'ombre fasciste plane toujours au sein des crises économiques. En fait la modernité n'empêche pas une crispation identitaire : le romantisme est une adaptation de la subjectivité égocentrique et nationaliste au triomphe de la raison. Les catastrophes fascistes et nazies sont dues à ce dérapage de la subjectivité identitaire adaptée à la raison plus particulièrement dans des pays qui n'avaient pas pu en jouir à travers la colonisation. Fascisme et nazisme ne sont pas simplement dus à une nostalgie pour la prémodernité : ils marquent un retour de la subjectivité ethnocentrique au sein de la modernité : la raison n'est plus l'instrument d'une personne égocentrique mais d'un peuple égocentrique. Il faut bien voir qu'un des premiers actes politiques de l'Italie fasciste est de se donner des colonies et que l'Allemagne nazie a commencé par se donner des colonies à l'Est si on peut dire.
Les tyrannies de la majorité que sont le fascisme ou le nazisme sur des minorités ou les tyrannies d'un groupe politique qui prétend incarner la volonté de la classe sociale la plus importante (les marxismes) ramènent des schémas hiérarchiques dans un contexte démocratique moderne. Les schémas hiérarchiques ne sont plus du tout liés à une harmonie cosmique, un Dharma, un ordre du monde voulu par la sagesse : ce sont des moyens d'oppression et de contrôle d'individu qui ont trop tendance à penser de façon individualiste. Mais à vrai dire le moderne les a toujours utilisés dans ses entreprises économiques.
Là où la dégénérescence du pouvoir politique ethnique aboutit à un despotisme ou une oligarchie, la dégénérescence politique de la modernité aboutit au totalitarisme. Quand la raison veut faire système elle est totalitaire. Elle est utile et ouvre au pluralisme postmoderne dès lors qu'elle est une activité critique qui sait voir autant le positif que le négatif.

Comment donner plus de souffle au pluralisme sans tomber dans les dangers de la subjectivité romantique moderne mais sans non plus ignorer les ennemis du pluralisme qui se réfèrent à notre passé colonial dès que nous les dénonçons sous quelque angle que ce soit pour ne pas voir qu'ils reproduisent notre propre refus du pluralisme qui se jouait au sein du colonialisme ? Il faut précisément leur faire comprendre les dangers de la subjectivité romantique moderne non pas en affirmant que toutes les cultures se valent mais en apprenant à relativiser sa propre culture sans pour autant la mépriser. Cette option demeure inconnue des formes de mentalités modernes. Mais cette relativisation de l'identité peut aussi pointer dans les mentalités traditionnelles la nostalgie d'un cosmos que la modernité avait transformé en "silence éternel des espaces infinis" (Pascal).
Le postmodernisme ayant renoncé au tout est relatif et à tout ce qui ramènerait au totalitarisme, peut pointer au-delà du dépassement de l'ethnocentrisme et des risques de l'anthropocentrisme (l'homme moderne refusant la sagesse écologique) un cosmocentrisme nécessaire. Les nouvelles connaissances scientifiques lui permettent d'esquisser une forme d'holarchie céleste où une partie constitue l'autre qui elle-même.. Mais savoir n'est pas connaître : c'est là l'erreur moderne qui aboutit au totalitarisme. Imposer un savoir mental revient à ignorer que ce savoir n'établit que des lignes de faits. Le postmoderne systémique comme un Ken Wilber, un Jürgen Habermas laisse toujours un ouvert : la raison ne peut pas se substituer à la rencontre et au dialogue contrairement à ce que croient encore certains penseurs modernes. Ce sens cosmique pointe en son centre une vacuité dans laquelle nous émergeons. Il reste une énigme qui doit doit rester un mystère dans la rencontre avec notre plus proche et notre prochain. Mais ce mystère n'est pas non plus extérieur, il est notre vie la plus intime, il se porte sans cesse à notre connaissance. Par exemple, ce vide quantique objectif que la connaissance pointe coïncide-t-il avec le vide de la conscience ? En tout cas, il y a une vacuité mentale, une vacuité émotionnelle, une vacuité pulsionnelle et une vacuité sensorielle d'où mentalisation, émotion, pulsion et sensation émerge. La totalité de ce que je perçois de moi renvoie au tout, ma vie pointe la Vie subjective de l'univers. Cette approche systémique ouverte nous amène à une manière de vivre spécifique cette énigme du proche et du prochain. Nous apercevons que la vie humaine et ses diverses cultures sont relatives à une évolution consciente de l'individualisation de la conscience cosmique.

Ce relativisme n'est pas le relativisme faible qui au fond permet au danger communautariste lié à la subjectivité romantique moderne de prospérer dans des partis d'extrême droite ultranationalistes ou dans des groupes religieux anti-occidentaux qui cherchent à imposer par exemple l'interdiction du blasphème comme une conséquence de la tolérance. Il s'agit d'un relativisme fort parvenu à sa maturité extrême qui estime que toute identité culturelle n'est qu'un moment d'une évolution de la conscience et de la Vie. Il comprend que toute forme culturelle qui refuse l'évolution de la conscience commet un péché contre l'esprit, contre le divin que parfois elle prétend révérer. Nietzsche refusait précisément de parler de divin à propos de cette Vie parce que ce mot et ceux qui s'y rattachent tendent à exclure des perspectives qui les dérangent.

Là nous entrevoyons la seule rupture qui nous fera rompre définitivement avec les pulsions majoritaires dont celles engendrant le danger totalitaire. Le relativisme faible est une valeur de surface comme a su le conceptualiser la théorie de la spirale dynamique du développement des mentalités : il sert les seuls intérêts égocentriques ou collectifs contraires à l'idéal pluraliste postmoderne. Seule la sagesse peut nous enseigner un détachement premier qui relativise l'identité culturelle quelle qu'elle soit. Elle seule nous donne les moyens d'apprendre à communiquer, à dialoguer authentiquement.
 
Le pouvoir démocratique aujourd'hui s'exerce par la seule représentation qui tient souvent du spectacle publicitaire, du slogan cherchant à recueillir les voix de tels groupes. Un barrage direct serait dans notre démocratie d'accorder le pouvoir de citoyen qu'à ceux qui participeraient à des actions citoyennes incluant un dialogue avec d'autres citoyens sans considération communautariste, partisane, etc. Il faudrait instituer un niveau de démocratie directe et seuls ceux qui participeraient à ce niveau de démocratie pourraient voter et se présenter à des élections. C'est une démocratie fondée sur la délégation qui pourrait nous sauver d'une démocratie de la représentation qui ignore tout du relativisme fort qui libère de tout attachement identitaire et de la sagesse qui développe le sens de la rencontre et du dialogue. 

A ce niveau le postmodernisme relativiste serait dépassé. L'organisation politique serait au service de l'évolution consciente dans la manifestation de Cela qui est l'Être. Accélérer l'évolution des mentalités serait rendu possible si on utilisait le chemin de la non dualité présent au sein de chaque culture dans ce qu'elle a de positif et non de dégénérer. Bien souvent l'évolution s'est produite en réaction à une impasse culturelle mais nous estimons qu'on peut faciliter cette évolution en aidant les gens à assumer le Devenir de l'Être à la fine pointe de ce que nous appelons l'état spirituel non duel.
Ce schéma reprend toutes les mentalités que nous avons identifiée et leur adjoint leurs dimensions spirituelles.

Le schéma de développement des mentalités pointe dans sa fine pointe spirituelle le mystère de l'Être du Devenir

Par exemple si l'état non duel de la mentalité chamanique clanique ouvre à un grand esprit qui embrasse tout, on comprend la démarche héroïque qui cherche à unir les clans. Si l'état non duel de la mentalité héroïque découvre la paix alors on comprend le passage à la mentalité ethnique hiérarchique. Mais de même celui qui se tient au sommet de la vie spirituelle dans ce type de mentalité découvre au fond l'égale dignité de tous qui ouvre à une mentalité moderne. Ensuite le moderne découvrant la beauté où la différence sujet objet est dépassée va relativiser l'objectivité et la rationalité. Cette modernité qui redécouvre la subjectivité peut se fourvoyer en totalitarisme ethnocentrique. Face à cette impasse, la postmodernité pluraliste se déploie dans la rencontre qui met en jeu la subversion de la différence sujet-objet. Une postmodernité systémique propose une synthèse entre raison moderne et le sens de la qualité de subjectivité ou l'intériorité. Mais au final c'est l'évolution consciente de la conscience culturelle voire humaine qui s'avère en jeu dans le Devenir de l'Être.

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