AUCUNE SPIRITUALITE NE
DOIT-NOUS ELOIGNER DE NOTRE ÂME !
DES CONSEILS EN PARTIE
JUDICIEUX PEUVENT VEHICULER DES PREJUGES.
Si notre pari ne vous semble pas
irréaliste, mais que nos expérimentations intérieures ne vous ont pas
transformé en trouveur et explorateur, vous aurez le besoin d’aller à la
rencontre d’enseignements et d’enseignants spirituels. Si vous êtes un trouveur-explorateur,
il peut vous sembler profitable, à vous aussi, d’aller à la rencontre d’autres
points de vue spirituels pour approfondir votre immersion dans la lumière de la
vie universelle. Dans les deux cas, comme Ulysse, vous devrez éviter de
succomber aux chants de quelques sirènes, pour revenir plus sage dans votre
propre maison. Car explorer votre intériorité revient à retrouver et à habiter votre seule et
véritable demeure. Selon nous, un homme habitant sa propre demeure verra se développer
sa propre singularité spirituelle dans la vie universelle. Autrement dit, plus
notre intériorité se dévoile et rayonne en nous, plus notre subjectivité existe
dans sa singularité, plus celle-ci s’avère une individuation de la vie
universelle elle-même.
Trois ou quatre dangers majeurs propres à
nos mentalités modernes et postmodernes sont souvent évoqués comme des menaces
majeures quant à l'authenticité
de nos recherches
spirituelles. Mais ces dénonciations, en partie légitimes,
reprises par beaucoup d’enseignants spirituels sont-elles toujours sans
préjugés ? A l’évidence, ces conseils nourrissent l’autorité d'un
enseignant, d'un enseignement ou d’une tradition. Ces conseils se soucient-ils assez de
préserver chez le chercheur spirituel le sens d'être sa propre autorité ? Nous montrerons qu’on peut soupçonner ces conseils de servir souterrainement une
certaine préservation des ombres du religieux sur le spirituel. Et, surtout,
nous montrerons qu’ils mettent souvent de côté le danger de ne pas entendre
l’exigence d’individuation impliquée par l’« Un innombrable ».
Pour trouver son chemin spirituel, il nous faut donc entendre la
justesse du conseil de prudence comme l'éventuelle arrière-pensée ininterrogée de celui
qui l'émet...
LE DANGER DU
ZAPPING SPIRITUEL EXISTE, MAIS AUSSI CELUI DE L’EXCLUSIVISME.
Un premier danger d'échouer
dans sa quête consiste dans le tourisme ou
le zapping spirituels. Bien sûr, explorer diverses voies revient à
faire montre d'ouverture d'esprit. Mais sous-jacent, il y a un grand danger de s'illusionner,
car être informé ne revient pas à être expérimenté. Pire, passer d'un corps de
pratiques à un autre revient toujours à un manque de fidélité et de persévérance dans une pratique.
Cependant, un ensemble d'arrière-pensées peut se cacher sous ce conseil précieux.
Premièrement, il
y a une légitimation du fait qu'il y a un prix à
payer, le prix oblige
les gens à ne pas se disperser. Mais, si ce prix est une question d’argent,
quelle justice économique promeut-il alors ? Deuxièmement, il y a légitimation questionnable d’un engagement exclusif sur une
voie. Quand il sous-entend qu’il
ne faut surtout pas aller voir ailleurs, ne glisse-t-on pas alors vers un
exclusivisme malfaisant ? Troisièmement, on en arrive à un sens de la soumission bien suspect en arrière-plan du danger dénoncé. Pourquoi soumettre des gens à une culture cloisonnée ? N’est-ce
pas une attitude antihumaniste et antimoderne ?
EXPERIENCE DE PENSEE
Nous pouvons envisager la question de la fidélité à une voie spirituelle
à l’aide d’une expérience de pensée. L'enseignant spirituel devrait être lié à
son élève par un amour véritable. Mais, nous aussi, nous devrions être lié à la
spiritualité par un amour véritable. Le moine bouddhiste Ajahn Brahm propose le
test suivant, aisément transposable à toutes nos relations affectives
spirituelles[1] :
« L'amour véritable est rare. Nombreux sont ceux qui pensent être engagés
dans un amour véritable et non pas seulement un amour romantique. Voici un test
pour découvrir de quel amour il s'agit.
Pensez à votre partenaire. Ayez son image
présente à l'esprit. Rappelez-vous votre première rencontre et tous les bons
moments que vous avez passé ensemble depuis. À présent, imaginez que vous
receviez une lettre de sa part qui vous dit qu'il ou elle a eu un coup de
foudre pour votre meilleur(e) ami(e), et qu'ils vont partir vivre ensemble tous
les deux. Que ressentiriez-vous ?
Si votre amour était un amour véritable, vous
devriez être rempli(e) de joie à l'idée que votre partenaire a trouvé quelqu'un
d'encore mieux que vous, et que son bonheur s'en est accru d'autant. Vous
devriez être enchanté(e) que le nouveau couple d'amoureux s'entende si bien. Ce
qui compte par-dessus tout, pour l'amour véritable, n'est-il pas le bonheur de
l'autre ?
Comme je l'ai dit, l'amour véritable est rare
! »
Rares, en effet,
sont ceux dans les couples amoureux qui se vivent à un tel degré d'amour. Mais
ce test a une valeur pour toute relation mettant en jeu une forme d’amour comprenant de l’attachement. Or la vie spirituelle a, par excellence, pour enjeu un amour inconditionnel et non préférentiel. Ce test nous pose la question de la nature de notre attachement à un
enseignant et à son enseignement. Il s’applique autant aux enseignants spirituels qu’à nous-mêmes, chercheur ou aventurier. Lorsque nous abordons un
enseignant et son enseignement spirituel, il est sage de se demander si cet
enseignant accepterait volontiers que tel élève trouve mieux ailleurs pour lui.
A-t-on vu cet enseignant conseiller à ses élèves de confronter leur
compréhension spirituelle à un autre enseignant ? A vrai dire, rares sont
les enseignants qui devinent qu’un autre enseignement peut être plus approprié,
le leur étant préparatoire. Peu font pleinement confiance à la main
merveilleuse de l’« Un innombrable ». Et nous-même, lorsque nous abordons un enseignant ou un enseignement
spirituel, sommes-nous là pour l’amour de la vie en
plénitude ? Ou cherchons-nous à admirer cet enseignant pour son
rayonnement et ses enseignements pour leur brio ? Nous aussi, nous devrions nous ancrer dans le
fait intérieur et la valeur infinie de la vie plutôt que d’en idolâtrer des
manifestations.
Beaucoup
d'enseignants spirituels sont, en fait, jaloux du nombre de leurs disciples.
Car c'est pour eux un business, mais surtout il leur est gratifiant d'être un
objet de culte dont on espère le regard et l’attention. Les meilleurs
enseignants sont certainement ceux capables de diriger les chercheurs vers
l'enseignement dont ils ont réellement besoin et qui n'est pas forcément le
leur[2]. Ils sont ceux qui sont capables de faire
appel aux ressources de quelques autres enseignants pour dénouer l'impasse d’un
chercheur. Et ce recours devrait être encore plus fréquent quand des élèves
avancés, qui ne sont plus des chercheurs, rencontrent comme une impasse ou un
obstacle inattendu.
Il faut bien, à
un moment donné, une fidélité à un corps de pratiques pour réellement devenir
un trouveur et un aventurier spirituel. Il serait dommage de rester un
chercheur avec ses éclaircies spirituelles revendiquées comme des bons points.
Cette mise en
garde contre le papillonnage spirituel peut aboutir à des forteresses mentales.
Tout cadre utile peut se transformer en limitation injustifiée. Le grand large
de la vie universelle induit une dynamique de libération de toute forteresse mentale et donne à chacun un sens singulier de l’exigence
créatrice. Les mises en garde contre le papillonnage peuvent nous faire
confondre le cadre occasionnel d'une éclaircie spirituelle, offert par une pratique ou une rencontre, et le grand large de
la vie universelle.
Concluons ce point avec Abdennour Bidar[3] :
« Être libre n’empêche pas de s’inspirer de ce qui a été fait par
d’autres. L’équilibre est à trouver de façon personnelle, quelque part entre
deux extrêmes : l’imitation mécanique d’une méthode trouvée ici ou là,
l’autosuffisance qui prétend ne se nourrir de rien d’extérieur. En
l’occurrence, nous avons derrière nous des millénaires de traditions de
méditation, de recueillement, de prière ou d’oraison, en Orient et en Occident,
dont il serait absurde de ne pas prendre connaissance – pour en faire ensuite ce
qu’on a décidé : les adopter, les adapter, les réinventer… »
DENONCER LE
MATERIALISME SPIRITUEL PEUT CACHER LE DESIR DE MAINTENIR DES CHERCHEURS SUR UN
CHEMIN, AU LIEU D’EN FAIRE DES AVENTURIERS.
Parmi les formes
de papillonnage spirituel, il y a le butinage spirituel. Il est sans doute plus
égarant que le simple zapping spirituel. Contrairement à celui-ci qui empêche
de retenir ou construire quoi que ce soit, le butinage permet d’accumuler des
connaissances, de devenir un érudit de la chose spirituelle. Ce butinage peut
même se produire au sein d'une fidélité à un enseignement. Chögyam Trungpa l'a judicieusement dénoncé comme le matérialisme
spirituel [4]
:
« L’ego est capable de tout annexer à ses propres fins, y compris la
spiritualité. Par exemple, si l’on a appris une technique de méditation ou une
pratique spirituelle particulièrement bénéfique, il commence à la considérer
avec fascination, puis il l’examine. Mais, en tout état de cause, comme l’ego
est d’apparence solide et qu’il ne peut pas absorber véritablement quoi que ce
soit, il se borne à imiter.
[...]
Il est important de voir que le point essentiel de toute pratique
spirituelle est de sortir de la bureaucratie de l’ego, c’est-à-dire de ce
constant désir qu’a l’ego d’une forme plus haute, plus spirituelle, plus
transcendante du savoir, de la religion, de la vertu, de la discrimination, du
confort, bref, de ce qui fait l’objet de sa quête particulière. Il faut sortir
du matérialisme spirituel. »
Nous sommes confrontés ici au véritable risque du papillonnage spirituel,
sous la forme que nous avons appelé « butinage spirituel ». On butine
un élément de savoir mental, puis un autre. On accumule des savoirs et des
gestes pratiques, comme on remplit son cabas au marché ou son caddie au supermarché
: l'ego est prospère, mais il est toujours au centre. Cependant, une
arrière-pensée très discutable de cette dénonciation du butinage spirituel
serait d’en conclure qu’aucun enseignement n’existe sans un maître. Il est parfois utile qu’un maître d’une
science de l’art spirituelle nous conseille d’éviter un mélange improbable et
nous ramène au sens profond de son enseignement. Toutefois, à un certain
niveau, n’est-ce pas à chacun de faire son miel ? Car il y a une illusion à faire croire que seul
un maître aurait le pouvoir de nous précipiter, comme malgré nous, dans les
eaux de la réalité. S’il y a un saut intérieur à faire, ce n’est pas
un maître qui le fera pour nous. Il y a un geste intérieur que nous seul
pouvons effectuer de notre propre autorité. En nous contentant de butiner,
jamais un geste simple et radical n'aura lieu qui nous transformera de
chercheur en aventurier spirituel. Dans l’idéal, un maître enseignerait en
amont sa science du geste intérieur, qui découvre la vie universelle. En aval
de cette découverte, il serait plus un ami spirituel qui nous aide à entendre
le processus intérieur, la vie universelle et son devenir. Jésus-Christ
lui-même en ce sens invitait à dépasser une relation maître-disciple avec un
supérieur et un inférieur pour celle d’amitié spirituelle[5].
Le matérialisme spirituel fait de nous un perpétuel chercheur ; un
chercheur prospère qui vantera un chemin spirituel duquel il aura tiré tant de
richesses. Il serait dommage de confondre l’érudition spirituelle et une
connexion à la dimension créatrice de la vie universelle. Certes, ce chercheur
connaît peut-être maintenant quelques techniques de développement
personnel ; il a vu se dénouer quelques nœuds psychologiques. Mais il
n’est qu’un chercheur spirituel. En vantant son chemin, sans toujours s’en
apercevoir, il ne fait que du prosélytisme. Il n’est qu’un croyant qui maîtrise
mentalement de mieux en mieux la cohérence de sa croyance. La spiritualité
vivante se fossilise dans la transmission religieuse d’une mémoire dévivifiée…
L’Ordre de l’Étoile fut fondé en 1911 pour préparer la venue de
l’Instructeur du Monde et Jiddu Krishnamurti fut nommé à sa tête. Le 3 août
1929, Krishnamurti prononça la dissolution de l’Ordre devant ses 3000 membres.
Voici un extrait de son discours qui nous met en garde contre les risques de
muer la recherche spirituelle en adhésion religieuse :
« Ce matin, nous allons
débattre de la dissolution de l’Ordre de l’Étoile. […] Vous vous souvenez
peut-être de l’histoire du diable qui descendait une rue en compagnie d’un ami.
Ils voient devant eux un homme se baisser, ramasser quelque chose, le regarder
et le mettre dans sa poche. L’ami dit au diable : « Qu’a-t-il bien pu
trouver ? »
« Un bout de
vérité », dit le diable.
« Très mauvais
pour vous, cela », remarque l’ami.
« Pas du tout,
réplique le diable, je vais faire en sorte qu’il l’institutionnalise. » »
CRITIQUER LE
SYNCRETISME SERT TROP SOUVENT LES VIEILLES FORTERESSES MENTALES DU
TRADITIONALISME.
De la critique du butinage et du
papillonnage spirituels, on en arrive à la critique du syncrétisme. Un
syncrétisme est une combinaison peu harmonieuse de spiritualités philosophiques
et religieuses. Le syncrétisme contemporain et ses dangers seraient à relier à
la culture moderne consumériste. Elle consiste à s’approprier et à accumuler,
sans fin réfléchie, autant que nos revenus nous le permettent. En spiritualité
comme au supermarché, on remplirait son caddie mental de tout ce qui nous
intéresse, mais surtout on le remplirait sans souci de cohérence d’ensemble.
Cette incapacité de cohérence est, en effet, un danger du syncrétisme. On
risque d’avoir dans notre pensée un pot-pourri spirituel totalement
désincarné ; on rêve la vie au lieu de réaliser sa plénitude.
En accumulant des connaissances
des
diverses traditions, on
se bricole son propre syncrétisme. Le retour à l'unité
de la vie en plénitude ne peut pas passer par l'hétéroclite mal ficelé
d’une bouillie
spirituelle. Il y aura peut-être même la cohérence d’un ego
spirituel, mais pas de vie vécue en plénitude : le syncrétisme est
toujours une forme de matérialisme spirituel. Toutefois que valent les
affirmations selon lesquelles le matérialisme
spirituel syncrétique corromprait des enseignements qui ne respectent pas les contours des traditions
spirituelles ? Il y a ici un glissement. On passe d'une critique justifiée
d'une recherche inauthentique de la vie en plénitude à la critique injustifiée
d'enseignements spirituels qui existent en dehors de toute filiation
traditionnelle.
Ce glissement
est souvent déjà à
l'œuvre, quand on formule conseils et mises en garde légitimes contre le
syncrétisme. On oublie alors que la plupart de nos traditions sont loin d’être
forcément continues. On oublie aussi que nos cultures et nos civilisations sont
loin d’avoir des contours nets et cloisonnés. On confond la critique contre le
syncrétisme avec un déni d’existence de synthèses spirituelles authentiques. Il
y a toujours eu des génies pour revivifier telle voie sur de nouvelles bases,
pour acclimater tel élément d’une voie dans une autre. Il y a aussi des phares
de l’humanité qui ont su faire émerger des synthèses nouvelles vivantes, à
partir de frictions et fécondations spirituelles entre traditions, cultures et
civilisations[6]. Citons entre autres Philon
d’Alexandrie, Plotin, Origène, Ib’n Arabi, Kabîr, ou, plus près de nous,
Ramakrishna, Sri Aurobindo, Mohammed Iqbal, Douglas Harding, Raimon Panikkar et
Ken Wilber.
L’intérêt de
telles synthèses est de nourrir l’idéal d’une spiritualité intégrale, par-delà
tout cloisonnement et exclusivisme. Prendre le risque de l’échec
syncrétique pour poursuivre cet idéal n’est-il pas louable ?
Rappelons-nous
que Chögyam Trungpa nous aide à pointer le danger que, malgré nos pratiques,
nous restions incapables de devenir des trouveurs
spirituels. Il cerne nos
stratégies d'évitement de ce qui, dans un corps de pratiques
spirituelles, menace la position ego-centrique de notre conscience. Il constate
nos tendances à nous forger un ego spirituel. La prospérité des connaissances
spirituelles de notre ego sert alors à contourner ce qui pourrait ébranler nos
forteresses mentales ordinaires. Dans une culture surmoderne, l’enjeu sera de
constamment revivifier et renouveler les cultures spirituelles. Manipulées par nos egos, elles finissent
toujours par s’obscurcir. Et elles peuvent s’affadir, au point d’y ôter presque
toute chance d’apercevoir à travers elles la lumière spirituelle.
Si l'on veut être
fidèle à cet esprit de déconstruction de toute forteresse mentale, l'exclusivisme caractéristique d'un engagement spirituel,
quel qu'il soit, ne doit pas interdire le dialogue.
L’apprentissage d’une langue est un engagement exclusif. Mais sans des gens
maitrisant plusieurs langues, l’incompréhension entre les hommes l’emporterait
toujours. Certes, il faut de la fidélité à un enseignement spirituel pour s’en
trouver métamorphosé, mais il y a dans l’ouverture à l’autre une pratique
spirituelle centrale. La qualité du dialogue extérieur est le reflet d’une
qualité du dialogue intérieur, qui permet une vie de plus en plus en plénitude.
Notre pari spirituel, qui nourrit une culture surmoderne de l’« Un
innombrable », veut rendre l’esprit dialogal nécessaire. Il veut favoriser
le développement de personnes qui soient tout empreintes de ses qualités. La
communion spirituelle en évolution consciente à laquelle nous aspirons prend sa
source dans l’essence du réel lui-même. Au service de la manifestation de la vie
universelle, notre vie est de plus en plus en relation intime avec l’évolution
de celle des autres et du monde. Pour mieux comprendre l’autre,
j’apprends à traduire son point de vue, j’en viens à manipuler des
perspectives, à fusionner des horizons de sens. J’explore la vie intérieure,
mon regard renouvelé par celui de l’autre. Tout développement de l’esprit
dialogal produit donc des synthèses ou des ébauches syncrétiques. Un syncrétisme dit mon incohérence, mon manque
de raison critique. Mais il dit aussi l’incohérence de ma compréhension de
l’autre, mon manque de raison critique à son égard et donc ma difficulté à
dialoguer en profondeur. Mes progrès dans ma cohérence, dans la pratique de la
raison critique et dans l’écoute de l’autre, augmentent mes chances d’éviter un
syncrétisme. Toutefois, ils ne garantissent pas l’authenticité spirituelle de
ma synthèse. D’une part, comme je ne peux pas prétendre connaître tous les
autres, jamais je ne produirai une synthèse mentale absolue. Prétendre à une
telle synthèse ferme évidemment à l’autre et, donc, à la perception de la
plénitude de la vie[7]. D’autre part, la force de nos synthèses
existentielles et spirituelles tient aussi à une vigueur poétique. Le créateur
sait que ses œuvres sont des traces de l’intuition créatrice, d’une altérité en
soi-même, nourrie par la rencontre avec les autres. Enfin, le développement
d’un authentique esprit dialogal participe de l’ouverture d’une perception
spirituelle que beaucoup de traditions appellent le cœur. L’explorer revient à
servir, sans aucune séparation, l’individuation en moi et en l’autre. Ma
synthèse existentielle deviendra spirituelle si elle s’accomplit en une
ouverture intérieure à l'intersection de l'esprit dialogal, de l’inspiration
créatrice et d’une perception de l'Un. Elle tendra alors à devenir l’expression
d’une individuation de la vie universelle au service d’une incarnation de
l’« Un innombrable ».
Par sa propre expérimentation intérieure,
Ramakrishna affirme qu’il y a plusieurs accès au toit[8], plusieurs chemins vers le sommet unique de
la montagne. Le Devenir de l’Être « un » est multiple, puisque les façons
dont il se retrouve ou se manifeste humainement sont diverses[9] :
« Il y a involution et évolution. C'est un
chemin qu'il faut faire deux fois, en arrière et en avant, en revenant sur ses
pas. Vous retournez en arrière vers l'Etre suprême, et votre personnalité se
fond dans la Sienne, c'est le samadhi. Puis, vous revenez sur vos pas avec
cette personnalité accrue. Vous retrouvez votre « moi » et vous regagnez le
point d'où vous étiez parti. Vous découvrez alors que vous, comme le monde,
êtes issu de ce même Être suprême, et que Dieu, homme et nature sont les
visages différents d'une seule Réalité […]. ».
A côté des perspectives
de dialogues et de synthèses autour de la « montée », il y a donc
celles en « descente ». Ainsi, pour Vivekananda, le disciple de
Ramakrishna, « chacun doit s’assimiler l’esprit des autres, sans cesser de
maintenir son individualisme et de croître selon ses lois propres »[10].
A la suite d’un Ramakrishna ou de son disciple
Vivekananda, une spiritualité surmoderne envisagera la diversité des accès à la vie
universelle et aussi de ses manifestations. L'« Un innombrable » a une
pertinence en « montée » et en « descente ». Toute son
action dans un sens ou l’autre semble portée par son amour créateur. Notre pari est que l’aventure spirituelle le révèle en nous comme l’authentique
ouverture intérieure dialogale. Nous aspirons à ce qu’il nous unisse à lui sans
séparation des autres et du monde. S’il est le moteur de toute individuation
véritable, toute mentalité qui favorise des synthèses existentielles
l’exprimera davantage.
En France, au début du XXème siècle, René Guénon est
certainement un des initiateurs majeurs de l’idée d’une unité transcendante des
spiritualités authentiques : à travers ses ouvrages, on comprend que,
selon lui, les traditions spirituelles véritables naissent toutes d’une unique source.
Mais il ne conçoit pas cette unité à l'horizon d’un dialogue qu’il a mené
ou d’une synthèse qu’il a effectuée : il affirme l'existence d'une Tradition
primordiale que chaque spiritualité traditionnelle devrait contenir et
transmettre initiatiquement en son sein. A partir de là, il dénonce la
modernité qui aurait produit, entre autres, la liquidation de la tradition
chrétienne. Notre analyse est que c’est plutôt le traditionalisme chrétien qui
a failli anéantir en Occident la science mystique chrétienne vivante[11]. Celle-ci, même affaiblie, a d’ailleurs
subsisté jusqu’à aujourd’hui et elle est en train de reprendre sa juste place[12]. Les guénoniens valorisent les continuités
traditionalistes et, pour ne pas voir les réinterprétations créatrices ou les
innovations à l'œuvre, certains souscrivent volontiers à des légendes. Tel
moine silencieux aurait transmis telle tradition d’un regard à tel maître[13] ; tel maître aurait retrouvé une tradition
issue de la Tradition primordiale grâce à une entité immatérielle. Le bouddhisme,
qui a tenté de bouleverser le traditionalisme hindou, a longtemps été regardé
avec suspicion par Guénon[14]. En outre, celui-ci et ses partisans
guénonistes condamnent de manière fort discutable toute organisation
démocratique : un royalisme doté d’un système de castes pyramidal a toute
leur faveur. On ne voit guère comment un tel système servirait l’individuation
de la vie universelle en nous et comment il préserverait la raison critique et
la libre pensée de gens comme nous. Enfin, les traditionnistes guénoniens
estiment que toute philosophie évolutionniste, même avec une dimension
spirituelle, est un dévoiement moderne de la Tradition primordiale. Ils peuvent
intégrer dans leur « synthèse » traditionniste le fait que nous ayons
des ancêtres et presque tout notre ADN en commun avec les grands singes. Mais
ils refusent d’entendre le choc spirituel que les lignes de faits
évolutionnistes impliquent. Un guénoniste est incapable d’envisager un
développement des mentalités et une évolution des consciences. Pour lui, la
plus haute réalisation spirituelle possible est véhiculée par les traditions
respectueuses d’une Tradition primordiale. Certes la conscience de l’Un ne peut
pas varier, mais cela vaut-il pour une conscience de l’« Un
innombrable » ? Dans le chaos actuel, ils ne voient que
dégénérescence spirituelle. Un évolutionniste surmoderne y verra plutôt une
crise évolutive due à une transition en cours vers une nouvelle conscience de
l’« Un innombrable ». Il aura, lui, présent à l’esprit, l’idée la
plus choquante de l’évolutionnisme : nous pourrions être, pour des lignées
futures, des ancêtres dotées d’une conscience étriquée, manifestant encore bien
peu une conscience de l’« Un innombrable ». Nos animaux domestiques
peuvent être, eux-aussi, connectés à la plénitude de la vie, mais notre
conscience mentale leur restera en partie mystérieuse, leurs capacités de
manifester matériellement la vie en plénitude est moindre ; il se peut
que, nous êtres humains, demain, soyons dans la même posture vis-à-vis de
certains de nos descendants.
Pour nous, ce ne sont pas dans de vieilles outres
qu’on fait un vin nouveau. Cette idée biblique du second Testament avec laquelle Jésus-Christ
caractérise son enseignement est éloquente. Selon nous, il est une pierre
angulaire d’une tradition occidentale antitraditionnelle[15]. L’humanisme et les Lumières en sont aussi caractéristiques : on
puise librement aux ressources des traditions spirituelles passées
philosophiques, juives et chrétiennes ; on questionne les institutions
religieuses et sociales ; on ouvre de nouveaux chemins. La surmodernité à
laquelle nous aspirons s’en réclame. Elle se veut émancipatrice, aussi bien que
spirituelle. Nous pouvons nous en revendiquer contre le guénonisme et tout ce
qui s’y apparente comme traditionalisme. Ces courants ne voient que dégénérescence spirituelle dans
toute pensée antitraditionnelle émancipatrice. Pour nous, la Renaissance a été
un moment spirituel grandiose en synthétisant le meilleur d’Athènes et de
Jérusalem. Ses innovations à partir de ce double héritage
sont le vrai moment d’une prise de conscience décisive d’une tradition
occidentale antitraditionnelle. Ses acteurs se réfèrent à l’esprit du
prophétisme biblique, relu à l’aune du christianisme originel. Ils
s’affranchissent du littéralisme et posent des questions historico-critiques.
Ils fécondent cette réinterprétation de l’héritage biblique avec les sagesses
philosophiques d’origine socratique. Pour eux, le cosmos et notre humanité en
son sein restent une énigme à déchiffrer, une aventure spirituelle à mener et
non un ordre du monde à perpétuer. Cette filiation antitraditionnelle aspire
particulièrement à un progrès dans la connaissance de la nature. Malgré le
scientisme antispiritualiste, elle n’a jamais complétement perdu de vue la
dimension intérieure de la nature[16]. C’est au sein du bouillonnement de cette
tradition antitraditionnelle que sont posées les bases d’une perspective
évolutionniste de l’univers au début du XVIIIème siècle. Par exemple,
Jean-Baptiste Robinet, encyclopédiste, lecteur de Leibniz et traducteur de Shaftesbury, relie évolution
spirituelle et évolutionnisme biologique. Au XXème siècle, parmi d’autres,
Bergson prolonge cette perspective évolutionniste antitraditionnelle dans
Les deux sources de la morale et de la religion. En matière de morale et de
religion, il y oppose, par exemple, le clos et l’ouvert, le statique et le
dynamique. Ces distinctions permettent de dégager des éléments significatifs
pour suivre le fil historique de ce que nous nommons une tradition spirituelle
antitraditionnelle. Elles pointent sa dynamique émancipatrice, créatrice et
évolutive. Avec Bergson lui-même, nous pouvons alors reconnaître celle-ci à
l’œuvre chez de grands mystiques chrétiens du Moyen Âge comme François
d’Assise. Nous la voyons aussi agissante chez les Rhénans et les Espagnols du
Carmel, comme chez leurs héritiers de l'école française moderne de
spiritualité. La franc-maçonnerie, par certaines de ses composantes, est aussi
un acteur de cette tradition antitraditionnelle émancipatrice : certains
de ses membres sont aussi des figures du mouvement des Lumières. D’ailleurs,
les Lumières et la modernité sont loin d'être aussi antispirituelles qu'on le
dit. Nous avons déjà vu que Rousseau[17] esquissait un projet spirituel moderne.
Voltaire est un critique mordant du traditionalisme, mais son expérience
spirituelle n'a rien d'anodin[18].
Notre pari est
que cette tradition occidentale antitraditionnelle, à la source des Lumières et de l’humanisme de
la Renaissance, se parachèvera en une surmodernité spirituelle. Ceci aura lieu quand sa
dynamique moderne aura intégré le meilleur de la mentalité postmoderne et se
sera enrichie des spiritualités du monde. Toute prise de
position est discutable, amendable : ceci est bien sûr constitutif de
cette tradition occidentale antitraditionnelle, émancipatrice et créatrice, que
nous défendons ici. Si notre pari est juste, malgré toutes les réprobations traditionalistes,
l’« Un innombrable » se manifestera à travers cette tradition
antitraditionnelle.
Le modèle traditionnel fondé sur la
religion, dont le spirituel serait la dimension ésotérique, ne répond pas
aujourd’hui, selon nous, à la vie vécue en plénitude. Il présuppose des sociétés sous le joug d'une
seule culture, où une petite élite maîtrise des savoirs rationnels. Une réalité
multiculturelle est un fait inévitable, puisque nos problématiques économiques,
sociales et écologiques sont celles de toute la terre. Aujourd’hui, bien plus
de personnes sont éduquées à la raison. Cette réalité favorise de plus en plus
de synthèses spirituelles individuelles inédites. Elle crée les conditions pour
un éventuel saut de conscience surmoderne.
Pour vivre la vie plus en plénitude, notre pari est d’assumer la
responsabilité d’incarner l’«
Un innombrable », socialement autant qu’individuellement.
On peut se concentrer sur une voie sans refuser
celle d'à côté... Puis, avançant sur un chemin ou entrant dans l'aventure, on peut devenir
inclusif. Car se concentrer exclusivement sur sa voie
sans souci d’être humainement inclusif aboutit aux errances postmodernes d’un
pluralisme sans réelle fraternité. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une conception multiculturelle du pluralisme qui concéderait
indistinctement nombre d’accommodements à des groupes communautaristes.
Accepter par accommodement les refus de la mixité homme/femme ou les costumes
religieux à l’école revient, par exemple, à permettre des enclaves prémodernes
rejetant la modernité. De tels accommodements desservent, en définitive, le
bien commun (sur)moderne essentiel qu’est une liberté créatrice dans son
expression individuelle. Devenant surmoderne, nous aspirons au contraire à faciliter
la liberté d’un développement au-delà des mentalités prémodernes. Etre tout autant exclusif qu'inclusif nous
pousse à la constitution et à la préservation de biens communs
avec celui ou celle qui marche sur telle autre voie. Ceci nous amène aussi à
préserver fraternellement le droit (sur)moderne de s’aventurer hors de toute
voie. D’heureuses synthèses spirituelles ouvertes et créatrices approfondiront
notre sens du bien commun et de la fraternité. Elles valent bien le risque de
syncrétismes. Après tout, qu’est-ce qu’un syncrétisme, sinon une synthèse en
manque d'éveil authentique à la vie universelle, d’écoute fraternelle
approfondie et d’individuation. Qu'on réfléchisse ! La liberté de synthèse est-elle socialement et
politiquement plus nuisible que des spiritualités religieuses
traditionalistes ? Le syncrétisme dans une société pluraliste est un
risque à prendre dans le développement psychospirituel des personnes. Ce risque peut aussi participer à réaliser le processus d’individuation de la vie en nous.
Dans tous les cas, un communautarisme est, lui, sclérosant : il fait
obstacle à l’individuation de la vie universelle dans nos personnes[19].
DEFENDONS UN NOUVEL
HUMANISME SURMODERNE QUI SERVIRAIT L’ÂME !
Confrontée au
monde spirituel contemporain, l’élaboration de notre pari est loin de nous
faire sombrer dans l’idée que, décidément, il n’y a que corruption. Au
contraire, nous aboutissons à la perspective positive d’un renouvellement
nécessaire de l’humanisme. Notre connaissance du champ spirituel contemporain
permet aussi d’observer qu’il ne s’agit pas là d’une idée marginale. Voici une
description inspirante qu’en donne Hervé Clerc dans Dieu par la face Nord[20] :
« Les humanistes d’autrefois travaillaient […] pour concilier deux
cultures de sensibilité contraire : la culture judéo-chrétienne et la
culture gréco-romaine, Jérusalem et Athènes. […]
Aujourd’hui, ce travail est devenu plus
compliqué que par le passé. Car ce ne sont plus deux pelotes que l’humaniste
doit dénouer pour parvenir à une vision ouverte du monde mais trois : les
monothéismes en incluant l’islam ; le pôle grec, porteur de
l’indispensable pensée critique ; les pôles indiens et chinois.
La conciliation se révèle vite impossible si
l’on reste à la périphérie. L’humaniste de la Renaissance allait chercher
l’unité où elle se trouve : au centre. […] Ce faisant, l’humaniste, homme
du large, entrait inévitablement en conflit avec les esprits étroits,
littéralistes, intégristes, spécialistes, à la pensée fixe, provinciale,
enclavée, dont l’activité favorite, hier comme aujourd’hui, est la morne
sodomie des mouches.
On l’accusait, on l’accuse encore de
syncrétisme, panthéisme, concordisme, salade niçoise. Mais lui sait ce que ses
adversaires ignorent : que la vérité étouffe dans leur carcan […]. »
Prolongeons ce pari en
revenant aux origines de la tradition spirituelle philosophique. Elle commence
avec Socrate[21].
En ce sens, la
spiritualité philosophique reste un idéal devant nous : trop souvent nos
enseignements, quels qu’ils soient, se contentent de transmettre une seule voie
faisant fi des diversités des personnes. Il est dommage de transmettre le fruit
d’une synthèse authentique issue d’une démarche spirituelle dialogale sans
véhiculer l’art d’en produire soi-même. Socrate nous rappelle l’exigence de
partager des enseignements spirituels ou de prodiguer une éducation à nos
enfants facilitant l’accouchement d’une individualité dans sa singularité
créatrice. A sa suite, nous voudrions parier sur une culture de l’âme. Plus
précisément, nous voudrions favoriser l’émergence de notre vraie personne qui
est l’individuation pleinement consciente de la vie universelle en nous.
NOTES :
[1]. La sagesse
du moine, 108 histoires sur l'art du bonheur, Almora.
[2]. La spiritualité indienne, axée sur l'idée du gourou et du disciple,
donne des exemples de ces pratiques. Ma Ananda Mayi a visiblement encouragé
Arnaud Desjardins à suivre Prajnanpad. Après la constitution d'un ashram en
France, Arnaud Desjardins n'en a pas moins amené fréquemment ses apprentis
disciples à croiser d'autres groupes spirituels et à réorienter certains de ses
élèves vers d'autres enseignants. Sri Aurobindo a demandé à Jean Herbert, son
disciple, de faire connaître les grands sages de l'Inde, qui lui étaient
contemporains, comme Ramana Maharshi, Swami Ramdas, Ma Ananda Mayi. Yvan Amar
amenait ses élèves à côtoyer d'autres sages et éveillés à la vie universelle,
en les invitant à partager avec eux. Dans les années 1980-1990, il a fait
connaître beaucoup d'aventuriers spirituels, alors que lui-même était devenu un
instructeur, sous l'impulsion de Chandra Swami, son maître.
[3].
Abdennour Bidar, Les Tisserands, p. 92.
[4].
Chögyam Trungpa (1939-1987), Pratique de la voie tibétaine, Au-delà du
matérialisme spirituel, Points Sagesses, p.15-24. [Nous avons un peu modifiée la traduction de la page 15.]
[5].
Dans L’Evangile selon Jean, 15, 15, Jésus parle en ces termes : « Je
ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait
son maître ; mais je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître
tout ce que j'ai appris de mon Père. » Remarquons que Jésus n’a pas
enseigné très longtemps : de deux à trois ans, si on prend au sérieux le
second testament biblique. Il a donc partagé en très peu de temps des gestes
intérieurs, permettant le dépassement de la conscience ego-centrique dans une
relation personnelle avec la vie (divine). Envisager un long cursus pour le
changement de statut de la relation maître-serviteur/disciple nous paraît sujet
à controverse. Dans la plupart des cas, il y a la prolongation injustifiable
d’une hiérarchie typique des mentalités prémodernes traditionalistes.
[6].
Dans Spirituality : A very short introduction, « Pureté et histoire
des traditions spirituelles », p.103-104, Philip Sheldrake nous donne des
exemples relatifs aux traditions spirituelles monothéistes : « Si nous
réfléchissons à l'histoire des traditions religieuses, une question
intéressante est de savoir dans quelle mesure les traditions spirituelles ont
été entièrement « pures ». […] Différentes religions et leurs spiritualités ont
tendance à revendiquer à la fois leur unicité et leur exclusivité. De cette
manière, Islam et Christianisme veulent être vus comme absolument distincts, et
s’accrochent à leur point de vue d'unique « vérité ».
[…] Cette
façon de penser n'est pas bien disposée à l'idée d'influences mutuelles et
d'emprunts – à l'idée de la moindre traversée des frontières des différentes
fois religieuses. […] Dans son œuvre Le livre de l'Amant et de l'Aimé,
Lulle (1232-1315) admet explicitement qu'il avait été inspiré par les soufis.
Par-delà
Raymond Lulle, un travail universitaire plus récent sur l’interaction
Christianisme-Islam suggère que le soufisme andalou, avec son insistance sur
l'illumination spirituelle, a influencé de nombreux Juifs, comme de nombreux
Chrétiens. Ceci vaut pour le groupe connu sous le nom des « alumbrados » ou des
illuminés d'Espagne. Et, encore plus significativement, ceci vaut aussi pour le
courant des auteurs spirituels Chrétiens franciscains, comme Francisco de Osuna
et Bernardino de Laredo, qui tous deux ont influencé Thérèse d'Avila, la grande
mystique carmélite et réformatrice de l'église. » [Nous
traduisons]. A l’inverse, on pourrait certainement trouver des influences
chrétiennes ou hindoues lors de l’émergence du soufisme. Le Dikhr soufi a des
rapports évidents avec la prière du cœur de l’Orient chrétien. Des travaux de
Daryush Shayegan l’ont montré pour l’hindouisme : Hindouisme et
soufisme : Une lecture du « Confluent des deux océans », le
« Majma' al-Bahrayn » de Dârâ Shokûh, Albin Michel, 1997. On pourrait
aussi détailler l’influence du néoplatonisme sur les mystiques chrétiennes,
juives et islamiques. Ou encore, on pourrait repérer les influences des
spiritualités indiennes (bouddhisme compris) ou zoroastriennes sur les
philosophies gréco-latines païennes, juives, chrétiennes et gnostiques, entre
le Ve siècle avant JC et le Ve siècle après JC. Cette période correspond, à peu
près, à la période axiale selon Karl Jaspers.
[7].
Même sous un autre nom, ce serait un « isme » de plus… « [S]i
l'on tient compte de l'impuissance d'aucun "isme" à exprimer la
vérité de l'Esprit qui dépasse tous ces compartimentages [...] [l]a solution ne
se trouve pas dans la raison, mais dans l'âme de l'homme, dans ses tendances
spirituelles. Seule une liberté spirituelle et intérieure peut créer un ordre
humain parfait. Seule une illumination spirituelle, plus haute que les lumières
rationnelles, peut éclairer la nature vitale de l'homme et imposer l'harmonie à
ses recherches égoïstes, à ses antagonismes et ses discordes. », nous
dit Sri Aurobindo dans Le cycle humain, Buchet-Chastel, p.331 et
suivantes.
[8].
Par exemple, « De même qu'on peut monter sur une maison au moyen d'une
échelle, d'un bambou, d'un escalier, d'une corde, ou par divers autres moyens,
de même les chemins et les manières d'arriver à Dieu sont multiples. Chaque
religion dans le monde nous montre un des chemins pour l'atteindre. »,
§280, L’enseignement de Ramakrishna.
[9].
L’enseignement de Ramakrishna, §1284.
[10].
Cité par Romain Rolland, La vie de Vivekananda, Almora, p.48.
[11].
Voir notre chapitre III.
[12].
Dans notre Guide Almora de la spiritualité, nous en avons signalé un
certain nombre d’acteurs.
[13].
Les récits d’un Jean Klein, à propos de son initiation au yoga du Cachemire, ou
d’un Daniel Odier, à propos de son initiation par une yogini, sont assez
caractéristiques de cette tendance. Dans le bouddhisme, le traditionalisme
tibétain a fait de Garab Dorjé quelqu’un qui a retrouvé la tradition perdue du
dzogchen, plutôt qu’un innovateur inspiré. L’approche historico-critique que le
christianisme a souvent le courage d’assumer manque à de nombreux courants
spirituels installés dans la postmodernité. Sur ces sujets, on relira les
articles de notre Guide Almora de la spiritualité, présentant Jean Klein ou Daniel Odier. On consultera aussi,
avec profit, les recherches de David Dubois disponibles sur internet à propos
des traditions spirituelles indiennes et bouddhistes.
[14].
Il aura fallu toute la patience et l’érudition d’Ananda K. Coomaraswamy pour
convaincre René Guénon qu’il ne s’agissait pas d’un antitraditionalisme.
[15].
Paul Ricœur est un philosophe majeur du XXème siècle sur les questions
d’identités. Dans ses écrits et interventions, il a rapproché plusieurs fois la
tradition critique que les Lumières incarnent avec la tradition prophétique
biblique émancipatrice. Ce rapprochement est opéré le plus nettement dans Du
texte à l’action, Essais d’herméneutique, II, Edition du Seuil, 1986, p.
376. Il est vrai que les auteurs de la Renaissance comme Rabelais ou Montaigne,
Erasme ou Lorenzo Valla en amont, posent les bases qui rendent plus que
crédible un tel rapprochement.
[16].
Dans ses études sur l’histoire de l’ésotérisme, Antoine Faivre a montré que la
relecture de l’histoire des spiritualités de Guénon était particulièrement
défectueuse s’agissant de ce point. Plus précisément, dans son approche de
l’ésotérisme occidental, Antoine Faivre pointe un préjugé guénoniste : il y a
une suspicion à l’égard de tout occultisme. Or des dimensions spirituelles
occultes restent essentielles pour un certain ésotérisme occidental de la
nature qu’ignore Guénon. L’occultisme mis en œuvre par Steiner offre, par
exemple, des applications en agriculture biologique qui ont de nombreux
partisans.
[17]. Dans Les
rêveries d’un promeneur solitaire Rousseau
témoigne d’expériences spirituelles profondes. Jaurès, le célèbre homme
politique, mais aussi philosophe, note à propos de Rousseau l’importance de son
rapport spirituel à la nature. Ceci vaut autant pour ses conceptions éducatives
que pour ses conceptions politiques. C’est ancré dans ce lien à la nature que
Rousseau observe le rôle social de la pitié et qu’il entend la voix de la
conscience. Avec ces concepts, il préfigure l’empathie et la compassion jugées
naturelles au développement humain. Le livre de Matthieu Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme est à ce
sujet une somme inégalée qui vient confirmer et approfondir les intuitions de
Rousseau.
[18].
Voltaire affirme sa filiation antitraditionnelle en disant, par exemple :
« Je me flatte de démontrer que Jésus n’était pas chrétien, qu’au
contraire il aurait condamné avec horreur notre christianisme. » [Dieu
et les hommes, XXXIV, in Œuvres complètes]. Dans Il faut prendre
un parti ou le principe d’action, chapitre IX, Voltaire nous livre un
raisonnement qui décrit une expérience intérieure profonde : « Vient
enfin le temps où un nombre plus ou moins grand de perceptions, reçu dans notre
machine semble se présenter à notre volonté. Nous croyons faire des idées.
C’est comme si, en ouvrant le robinet d’une fontaine, nous pensions former
l’eau qui en coule. Nous, créer des idées ! Pauvres gens que nous
sommes ! Quoi ! il est évident que nous n’avons nulle part aux
premières, et nous serions les créateurs des secondes ! Pensons bien cette
vanité de faire des idées, et nous verrons qu’elle est insolente et absurde.
[…] Faites fabriquer un œil, une oreille par le meilleur ouvrier en
marqueterie, cet œil ne verra rien, cette oreille n’entendra rien. Il en est
ainsi de notre corps vivant. Le principe universel d’action fait tout en nous.
Il ne nous a point exceptés du reste de la nature. »
[19].
Dans Les Tisserands, Abdennour Bidar écrit p.98 : « Ceux
qui se moquent de cet effort – fait par beaucoup de monde aujourd’hui – pour
façonner sa propre spiritualité ont tort. Je me souviens d’en avoir fait bien
rire certains par exemple, et de m’être fait condamner par les « gardiens du
temple » lorsque j’ai écrit Self islam, où je racontais précisément
comment j’en étais arrivé à construire mon propre rapport à l’islam. Était-ce
la solution de facilité ? Est-ce vraiment du « spirituel à la carte » que de
tracer son propre chemin ? Tout au contraire. Ce qui est facile et paresseux,
c’est de suivre comme hier et avant-hier des voies toutes tracées, par la
tradition ou par tous ceux qui osent encore aujourd’hui se considérer comme des
« guides religieux ». »
[20]. Hervé Clerc, Dieu par la face Nord,
Albin Michel, 2016, p.87-88.
[21].
Dans Comment la philosophie peut nous sauver, Pocket Evolution, p.23-24,
Fabrice Midal écrit : « Socrate ressemble [...] bien plus à un maître
zen qu’à un universitaire. En effet son souci est de faire de la pensée
l’occasion d’une rencontre qui éveille chacun à sa propre intelligence. Comme
le précise D.T. Suzuki, expliquant le sens de la méditation zen : « La vérité
doit être découverte en vous-même ; ce que vous pouvez obtenir des autres ne
vous appartient pas. » En effet, ce que nous avons entendu et que nous répétons
ne nous concerne pas vraiment. Autrement dit, la vérité qui n’est pas éprouvée
est morte. »
[22]. Malgré sa profondeur, Platon a peut-être manqué une part de la radicalité de l’enseignement de son maître. La dialectique de Platon offre une pratique certainement amoindrie de ce qui constituait vraiment l’originalité d’un dialogue avec Socrate. Certes Platon a suscité, avec Aristote, un disciple innovateur ; son Académie a nourri plusieurs sensibilités. Cependant, sa conception politique présente de nombreux traits totalitaires, comme Karl Popper le montre dans La société ouverte et ses ennemis. La volonté de contrecarrer les errements de la démocratie grecque qui condamna Socrate à mort conduit certainement Platon à affaiblir la portée pluraliste de la spiritualité de Socrate.
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