Beaucoup de choses vont mal aujourd'hui. Beaucoup pensent que la modernité en serait la cause. Selon nous, ces problèmes sont plutôt dus à un inachèvement.
Rien ne nous oblige à
penser qu’« avant,
c’était mieux », et d’ailleurs de quel « mieux » parle-t-on ?
L’idée d'un âge d'or passé nous semble un mythe discutable : certains
mythes sont éclairants, d'autres nous égarent.
Les relectures des mondes prémodernes vus comme des âges valorisant
vraiment la spiritualité ne nous convainquent guère[1].
Comme nous l’avons déjà évoqué, Augustin
d'Hippone, un chrétien majeur du IVème siècle qui n'est pas qu'un religieux,
mais aussi un explorateur de l'esprit, invite à châtier les infidèles. Ghazali,
un musulman soufi dont les descriptions donnent accès à une
expérience spirituelle indéniable, invite à châtier ceux qui n'ont pas des positions
orthodoxes, tels la plupart des philosophes. Rappelons aussi une nouvelle fois
que la plus grande tolérance des hindous en matière spirituelle reste relative.
Encore aujourd’hui le système cloisonné des castes de l’Inde traditionnaliste
rend impur tout étranger et le met au rang des plus basses castes.
Dans ces mondes prémodernes, les femmes n’ont pas les mêmes
droits et espérances que les hommes. Et, souvent, ceci vaut en ce qui concerne
l'illumination intérieure. Bien sûr, on peut remonter dans le temps ou changer
d’espace culturel pour s’éloigner de ces machismes antiques et médiévaux. On y
trouvera, par exemple, davantage d’égalité entre hommes et femmes, moins
d’exploitation sociale. L’antiquité égyptienne la plus reculée et le chamanisme
des peuples premiers ont des ressources spirituelles admirables, qu’il nous est
permis d’employer en toute liberté[2].
Mais, là encore, rien ne nous oblige à en
transposer intégralement l'organisation sociale attenante, inadaptée à des
populations de plusieurs millions d'habitants. Rien ne nous force à reprendre,
tels quels, les éléments de pensée magiques et mythologiques que les sciences
modernes ont factuellement révélés obsolètes.
Regardons
socialement ces mondes prémodernes passés et présents : donnent-ils vraiment à
chacun l'opportunité de progresser spirituellement librement vers plus de
conscience ? Ces sociétés et groupes communautaires prémodernes produisent-ils,
en proportion, vraiment plus de saints, de mystiques, d'éveillés ou de sages
que nos sociétés ? Ces spiritualités prémodernes font-elles autant de
découvreurs, d’inventeurs et d’artistes originaux que nos sociétés où les
mentalités modernes et postmodernes prédominent ?
Même si, dans certains moments de perfection, un système religieux
prémoderne s’est fondé sur le respect des plus hautes autorités spirituelles, cela n'a jamais conduit à une spiritualisation
globale et irréversible d’une société humaine : il n'y a donc jamais eu d'âge
d'or[3].
La vie est innombrable. Un postmoderne a
les ressources culturelles pour embrasser ce fait. Un moderne au stade le plus
grossier, ignorant toute spiritualité, risque de s’enfermer dans sa version de
l'universel. Un moderne plus ouvert sera capable de suspendre ses conclusions,
il envisagera la possibilité d’universels autres que le sien. Un moderne qui se
crispe sur ses idées rationnelles de l’universel ne sait pas accueillir, en lui
et à travers l’autre, des dimensions essentielles de la vie. Inversement, un
postmoderne fasciné par l’innombrable manquera le fait intérieur de l’unité de la
vie. En nous, le moderne et le postmoderne peuvent s’intégrer et se dépasser
vers un horizon surmoderne. Avec une expérience intérieure de l’unité du réel,
il y a un sens non mental de l’universel qui réactualise le projet moderne
inachevé. Mais cette unité du réel recouvrée n’abolit pas le caractère
innombrable de la vie. Nos synthèses mentales les plus justes ne balisent
qu’une part du réel et veut donner aux autres la liberté de créer leurs
aventures singulières. L’aventure surmoderne s’ouvre avec ce début de
perception de l’« Un innombrable », libre de toute conception mentale.
Surmodernes, nous promouvrons des spiritualités qui renouvèlent
l’aspiration à évoluer, individuellement et collectivement, vers plus de
conscience.
Pour nous, aucune réalisation
spirituelle, comme aucune organisation humaine, n’est assez parfaite pour ne
pas être perfectible[4].
Dans toutes les cultures humaines, jusqu’à notre
modernité pluraliste et républicaine exceptée, une gangue[5] religieuse a toujours fini par restreindre la
liberté d'aventures spirituelles[6]. Une telle gangue était l'expression d'un
ordre social fondé sur une élite d’un niveau moyen de développement en termes
de mentalité et de conscience ; seule une crise historique et évolutive la
révélait inadaptée. Les mondes prémodernes pyramidaux et hiérarchiques offrent
bien peu d'espace de remise en cause des mentalités dominantes, de l'ordre
social et des institutions religieuses. Ces mondes évoluent par ruptures
internes, par chocs civilisationnels[7]. C’est le défi surmoderne afférent à notre
pari spirituel de produire des institutions et des mœurs de plus en plus
capables d’évoluer, sans catastrophes et sans violence. Notre défi est
d’anticiper nos impasses systémiques à des échelles mondiales, qu’elles soient
liées aux écosystèmes, aux systèmes politiques, économiques, sociaux,
éducatifs… Notre défi organisationnel est d’offrir ainsi le minimum de
résistance à des mouvements d'émancipation. Il permettrait de généraliser des
manières non violentes de surmonter, au mieux pour tous, des conflits sociaux
et culturels. Ces défis impliquent la libération sociale, psychologique et
spirituelle de nombreuses déterminations individuelles et collectives. La
sortie des cercles vicieux des violences domestiques, éducatives, sociales,
économiques et politiques est, par exemple, très loin d’être réalisée.
Le pluralisme a bénéficié à la richesse
spirituelle[8]. À l'évidence, ceux qui, aujourd'hui, expriment une expérience spirituelle authentique sont bien
plus tolérants et ouverts que ne le furent la
plupart des maîtres spirituels d'autrefois[9]. Certains propos de ces acteurs indiquent qu’ils n’en ont pas
conscience. Quoi qu’ils en disent, notre connaissance du paysage de la
spiritualité montre un monde beaucoup plus ouvert, divers et vivant que celui
des sociétés prémodernes. On se dit
chercheur spirituel, partisan d'une libre recherche spirituelle et de moins en
moins religieux. Cette distinction que nous cherchons à creuser et à promouvoir
est déjà largement à l’œuvre, parfois discrètement, sans vraiment avoir besoin
de renier violemment les institutions religieuses, dont on s’est intérieurement
affranchi. On y revient même de temps en temps, comme on revient aux abords
d’une maison qu’on a habitée autrefois, pour une cérémonie ou pour transmettre
des éléments de culture à nos enfants.
Une surmodernité
intelligente saura favoriser un pluralisme fondé sur l'ouverture aux autres.
Elle ne sera pas seulement une ouverture mentale dialogale, mais plus
radicalement, une ouverture intérieure avant toute représentation mentale.
Elle empêchera le
pluralisme multiculturel de se réduire à des accommodements avec les mentalités
prémodernes. Elle évitera les impasses de la coexistence communautaire[10]. Elle surmontera les impasses postmodernes du pluralisme.
La spécificité de la recherche
spirituelle francophone est peut-être sa coloration philosophique. Œuvrons pour qu'elle demeure et gagne en vigueur ! Elle nous
immunisera contre des dogmes indiscutables. Notre surmodernité spirituelle saura ainsi,
nourrie de rigueur philosophique, promouvoir, au niveau des choix éducatifs, un
va-et-vient salutaire entre une science de l'intériorité et les sciences de
l'extériorité[11].
Il paraît
aujourd'hui important sur un plan collectif d'offrir à chacun l'opportunité
d'un pari spirituel pluraliste, puisque ceci nous semble l'aboutissement
surmoderne de notre modernité. Indéniablement, localement se tissent déjà des
petites fraternités spirituelles ouvertes. Une intelligence du cœur qui serait
l’intelligence de ce qui sert tout l’arbre de vie, l’« Un
innombrable » de ses individuations en évolution, pourrait y émerger.
Cette qualité d'ouverture du cœur deviendrait peut-être usuelle dans des
sociétés surmodernes vivifiées par des sciences de l’art spirituelles.
L'aspiration à contribuer à une fraternité ouverte et pluraliste sur un plan
politique ne pourrait qu’en être facilitée. Elle conduirait à ce que des
propositions diverses de spiritualisation de nos vies soient partagées par
toutes les classes socioculturelles.
La possibilité
d'un tel pari, mis matériellement et psychologiquement à la portée de tous,
viendrait préciser le droit à l’éducation inscrit dans la déclaration
universelle des droits de l’homme de 1948. Il dépasserait en l’accomplissant le
droit au bonheur, inscrit dans la déclaration américaine des droits de l'homme[12]. Dans leur sens profond, ces droits
permettent d'exiger de l'Etat des libertés et des conditions économiques ou
socioculturelles pour y accéder. Partant de là, l’expérimentation et le
développement spirituels doivent-ils eux-mêmes être reconnus comme des droits
exigibles de l’Etat ?
Il est injuste
que seulement les classes moyennes à capital culturel élevé et aux revenus
décents puissent aujourd'hui recevoir des enseignements spirituels. Méditer en
pleine conscience, pratiquer des arts martiaux venus d’Asie, s'initier aux
yogas, participer à des conférences et à des stages de qualité est loin d’être
accessible à tous. Aujourd’hui les sciences humaines ou les sciences de la
nature sont à la portée de tous par le biais de l’éducation. Pourrait-il en
être de même pour des sciences de l’art spirituelles ?
S’il s’agit
d’ouvrir davantage son cœur avec ces pratiques, comment expliquer que leurs
pratiquants ne songent pas à les partager avec tous ?
On peut envisager
que certaines pratiques soient vues comme des biens exigibles de l’Etat pour
accomplir notre droit à l’éducation, pour répondre au droit à l’égalité des
chances. Cependant, vouloir un droit à la spiritualité nous paraît un
piège : un droit implique de définir précisément les contours de son
objet. Si l’élan évolutif de la vie universelle fait surgir de nouvelles
mentalités et de nouvelles manières d’être, il ne peut être question de
simplement institutionnaliser un droit à la spiritualité. Pour nous, il y a
danger à codifier ce qu’est la spiritualité. Les sciences humaines ou les
sciences de la nature qui sont au centre de nos cultures ne sont d’ailleurs pas
codifiées dans le droit. Ceci risquerait d’étouffer des démarches par
définition innovantes. Pour ce qui concerne l’aventure des sciences de l’art
spirituelles, il y a aussi des dimensions individuelles dans leurs singularités
qui sont en jeu. De telles sciences ne devraient pas les négliger.
A vrai dire,
l’inclusion de spiritualités dans nos programmes éducatifs peut se retourner
contre l’individuation de la vie universelle. Un risque est de rigidifier, dans
des pédagogies stéréotypées au sein de classes surchargées, le partage de
certains outils de développement spirituel. Surtout, il y a aussi le danger de
privilégier l’enseignement de certaines pratiques par rapport à d’autres, en en
faisant un programme. Un système éducatif public qui ferait cela pourrait
nourrir une nouvelle forme d’idéologie dogmatique à l’encontre des singularités
de l’aventure spirituelle. Il faudrait s’assurer de préserver ces dernières
pour vraiment mettre la spiritualité au centre de l’éducation. Face à ces
dérives possibles d’un droit à la spiritualité pour tous, notre pari est
d’œuvrer pour que la vie universelle puisse se manifester plus harmonieusement
et aisément dans sa diversité spirituelle. Le véritable enjeu est avant tout de
développer des biens communs qui favorisent un droit de chacun à
l’individuation spirituelle. Une organisation éducative qui tendra à servir de
mieux en mieux en chaque personne l’individuation de la vie
universelle sera, sans aucun doute, une des premières concrétisations
marquantes d’une mentalité surmoderne[13].
Le pluralisme de notre espace public reste ainsi, aujourd’hui, le meilleur
terreau possible pour qu’un tel idéal éducatif prenne forme, libre des
pressions sociales et des intérêts économiques.
Pour l’aventure spirituelle à laquelle
nous invitons, le pluralisme moderne et postmoderne actuel, malgré ses
faiblesses, est donc une opportunité. Il est, par excellence, le milieu de
croissance de l’« Un innombrable ». De nouvelles voies peuvent y être
tracées, dont nous ignorons d’ailleurs nous-mêmes les conséquences évolutives. À côté de nous, d’autres aventuriers cheminent dans le
secret, comme les ermites d’autrefois. Ils vivent dans nos villes ou nos
campagnes, on ne les remarque pas ou à peine, ils ne portent plus forcément de
costumes et de signes religieux distinctifs. Mais qui nous dit qu’ils ne cristallisent pas en eux des réalisations qui
deviendront accessibles au plus grand nombre demain ?
Nous sommes à l'heure d'une nouvelle ère.
Notre pari spirituel socioculturel a clairement des implications politiques.
Une vie qui trouvera à se vivre dans un horizon surmoderne commencera par
s’ouvrir un espace socioculturel. Par sa présence, il aplanira les obstacles à
l’« Un innombrable », dont certains ont été
précisés précédemment. Il permettra de mieux faire face aux dangers
anti-pluralistes de la spiritualité religieuse prémoderne[14]. Il clarifiera les flous de la postmodernité qui, critiquant à juste
titre une (hyper)modernité antispirituelle, rouvre souvent des portes aux
dangers anti-pluralistes de la prémodernité. S’incarnant socioculturellement,
son éthique dialogale, ses sciences de l’art spirituelles, sa vision éducative,
etc. impulseront inévitablement un renouvellement de la vie politique. Celle-ci
ne pourra qu’être radicalement plus démocratique. Elle sera, par exemple, de
moins en moins soumise à des systèmes de représentations cristallisant des luttes
d’intérêts partisans qui sont toujours, de fait, éhontément ego-centriques.
Nous avons suggéré une évolution ascendante des mentalités et donc de la
conscience mentale. Nous n’avons pas pris en compte une limite de toutes ces
mentalités : jusqu’à présent, aucune ne nous a vraiment libéré des dangers
de l’arrogance de la conscience mentale.
Nous avons, de nombreuses fois, pointé
des carcans mentaux limitant l’ouverture à l’élan évolutif de la vie
universelle. La conscience mentale peut être relativisée par une paix
intérieure due à la lumière spirituelle. Cependant, même modifiée par une
lumière qui la transcende, la conscience mentale peut continuer à manifester
des activités et des présupposés non questionnés. Une forme d’arrogance serait
de prétendre que la réalisation de la présence de la lumière spirituelle se
suffit à elle-même et que toute autre aspiration spirituelle reviendrait à la
dénaturer. Entrer dans l’aventure spirituelle ne nous garantit pas
immédiatement contre le danger de nourrir des carcans mentaux.
Nous avons vu qu’il y a un développement
des mentalités à travers lequel la conscience mentale s’élargit. L’arrogance
spirituelle que nous venons d’évoquer est souvent le produit de l’arrogance
mentale propre à une mentalité.
Aujourd’hui, il y a une (hyper)modernité
qui, par essence, est tentée de surévaluer ses réalisations matérielles
actuelles ou à venir. Nous voulons vraiment la distinguer de l’horizon
surmoderne. Certains hypermodernes espèrent qu’on produira technologiquement l’évolution
de la conscience humaine. Ils rêvent de machines capables de produire de façon
systématique des états de conscience améliorés. Cette vision méprise
l’individuation de la vie que des sciences spirituelles de l’art, selon nous,
devraient servir. Les projets totalitaires communistes ou eugénistes voulaient
déjà rationaliser instrumentalement l’évolution humaine… On dira que ces
projets se fondaient sur des pseudosciences et que les sciences sont efficaces
quand elles avancent en dehors de pressions idéologiques. Selon nous, tous ces
projets de produire technologiquement l’évolution biologique perdent de vue la
multidimensionnalité de l’intériorité du vivant. L’indépendance de l’esprit,
c’est-à-dire sa liberté créatrice, ne passe pas par la dépendance à des
technologies. La gratuité créatrice et individuante de la vie ne peut être
instrumentalisée.
Les sciences surmodernes les plus
authentiques, et donc les sciences de l’art spirituelles, intégreront
spirituellement les limites intrinsèques à toute connaissance mentale :
elles éviteront de passer d'une forteresse mentale à l'autre, au risque de
démultiplier illusions ou catastrophes. Elles viseront plutôt à servir une
transparence à la gratuité créatrice de la vie.
Si telle conception mentale pointe la réalité
intérieure sous tel angle, c’est tel filet de lumière spirituelle qui est
privilégié. Car dès que je pointe la lumière spirituelle au bout d'une ligne
mentale, elle en rétrécit la portée en un filet. Finalement, cette ligne
mentale obscurcit la lumière. Si je passe d’une forteresse mentale à l’autre,
d’un filet de lumière spirituelle à l’autre, je ne sors pas des limites de ma
conscience. Ma conscience de l’« Un innombrable » restera trop
partielle pour en incarner la plénitude[15].
Nous pouvons sortir des mythologies
prémodernes et des illusions (hyper)modernes de toute-puissance
anthropocentrique. Toutes nos technologies sont la mise en œuvre de visions
mentales. Elles ont trop tendance à compter sur l’absence d’erreurs et de
négligences humaines. Elles n’évitent jamais l’imprévu des pannes, elles
minimisent le risque accidentel. Elles n’envisagent pas leurs coûts écologiques
réels de fabrication, de fonctionnement et d’entretien. Leurs effets
catastrophiques ne sont jamais censés se produire[16].
Si nous demeurons un être qui doit se contenter d’agir avec des représentations
mentales, plus de modestie est possible.
Une conscience mentale plus humble aura
de la valeur pour le devenir de la vie. Des sciences spirituelles de l’art
intégrant ce point sont, selon nous, possibles. Elles auront conscience d’être
des échafaudages temporaires au service de l’individuation de la vie. Au fur et
à mesure de l’émergence de celle-ci, ces sciences sauront lui confier toute la
direction du processus de transformation spirituel et évolutif. Suivre la
raison nous évite de suivre nos pulsions les plus obscures. Mais aucune raison
ne peut nous dire précisément comment nous conformer au flux le plus profond de
la vie universelle[17]. Il y a parfois plusieurs logiques et rationalités praticables. Il y
a aussi des éléments singuliers non modélisables mentalement. Le vocabulaire
spirituel tente de pointer, avec l'idée de la volonté de Dieu, cet abandon d’un
fonctionnement au seul niveau des représentations formées par un ego. Mais ce
concept de volonté divine reste anthropomorphique. Favorise-t-il vraiment un
agir fondé sur des élans intuitifs de la vie universelle ? Parler de «
volonté » nous ramène encore à des représentations mentales. Et si les éclairs
intuitifs n’éclairent que nos mouvements affectifs et nos raisonnements, nous
restons attachés à des représentations mentales.
Pour nous unir en être et en devenir à la
vie universelle, il nous faudra vraiment sortir des limitations de la seule
conscience mentale[18].
Dans le cœur, le sens
intérieur de la beauté, lui, peut ne pas se limiter à une quelconque vue
mentale. Il paraît un guide sûr de notre participation de plus en plus
consciente à l’être de la vie et à son devenir. Favoriser son développement,
c’est vraiment parier sur l’aventure de la vie et son individuation à travers
nous.
On nous dira qu'un tel pari risque de
détruire toutes les vues socioculturelles, toute pratique institutionnelle, et
qu'il est donc improbable et impossible… La descente dans le cœur laisse comme
un murmure de l’âme vraie souffler le contraire… Car elle invite à une modestie
de l'intelligence mentale, à l’encontre de ses tendances arrogantes. Comment la
vie universelle, en s’individuant à travers nous, pourrait-elle surmonter la
crise évolutive en cours sinon ? Dans le cœur, il y a déjà comme une forme
silencieuse et non mentale de poésie vivante, ouverte à toute nouvelle
manifestation de l'« Un innombrable ».
[1].
De nombreux enseignants spirituels, qui ont pourtant quelque chose à
transmettre, associent la modernité à une vision du monde antispirituelle. Pour
eux, le monde moderne court à sa perte. Ils n'ont guère à l’esprit que la
plupart de leurs enseignements et de leurs comportements auraient été interdits
dans les temps prémodernes des sociétés et religions pyramidales. C'est, en
effet, le meilleur de l’ouverture d'esprit moderne et postmoderne qui a permis
d'extraire de manière pluraliste des chemins spirituels des divers mondes
prémodernes.
[2]. Certains nous invitent à remonter encore davantage
dans le temps. Dans son livre La chute, Steve Taylor défend le
fait qu’avant la période néolithique, il y a eu des cultures humaines non
affectées par l'ego-centrisme de l'ego, ses tendances égoïstes, ses systèmes
sociaux et politiques de dominations. Des historiens comme Marylène
Patou-Mathis vont en ce sens, en faisant remarquer que les violences
meurtrières restent rarissimes avant le néolithique (Cf. http://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/PATOU_MATHIS/53204).
L’hypothèse anthropologique selon laquelle l’homme serait par nature un loup
pour l'homme est donc fort discutable. Dans Plaidoyer pour l’altruisme,
Matthieu Ricard offre une somme essentielle sur les recherches
anthropologiques, sociologiques, biologiques qui aboutissent à contester cette
croyance. Elle produit le propre vice qu’elle suppose. Si on sape la
bienveillance, on met en place un cercle vicieux de la violence. En effet, si
on présuppose un penchant au mal, en soi et en l’autre, indépassable, on sape l’amour
de soi et de l’autre, on défend la violence éducative et donc on systématise
haines et violences sociales...
[3]. James DeMeo ou Steve Taylor défendent l‘hypothèse
d’une chute civilisationnelle entre la fin du paléolithique et le début du
néolithique due à des bouleversements climatiques produisant une
désertification. Steve Taylor admet lui-même que ces sociétés moins pyramidales
et violentes n’avaient pas une forte capacité évolutive consciente face à des
bouleversements naturels. On peut donc relativiser le plus haut niveau
spirituel et culturel atteint par ces sociétés humaines. Les sciences de la
nature préfigurant nos technosciences sont nées avec les sociétés horticoles.
Certes, il ne s’agit pas des progrès univoques, puisque ces décisions
évolutives aboutissent à produire une société agricole, pyramidale et
guerrière. Nous héritons de ces pratiques patriarcales, hiérarchiques et
oppressives. Elles nous affligent encore aujourd’hui avec des dirigeants
économiques et politiques qui participent d’un piétinement évolutif dommageable
écologiquement. Toutefois, les progrès des sciences et de l’éducation engendrés
font de nous des nains (sur)modernes juchés sur les épaules des géants
prémodernes (pour paraphraser Pascal dans La préface au Traité du vide).
Bien plus, ils font de nous des gens, pour certains, devenus capables de
ressusciter les potentialités des sociétés premières méprisées par ces géants
prémodernes. Le postmodernisme se caractérise d’ailleurs par la découverte des
richesses culturelles des sociétés premières (Malinowski, Lévi-Strauss,
Clastres) qui permettent de relativiser l’orgueil de notre rationalité moderne.
Cette découverte fait écho à l’humanisme et aux Lumières, dont le développement
s’explique aussi respectivement par les rencontres bouleversantes des indiens
d’Amérique (Montaigne) et des polynésiens (Bougainville). L’apogée des sociétés
guerrières et hiérarchiques est peut-être derrière nous. Certaines personnes
sont encore fascinées par un certain romantisme guerrier, leurs actes
terroristes et leurs crimes sont terrifiants. La simple surveillance policière
et militaire n’y suffit pas. Nous devons investir notre société de nouvelles
formes d’attention collective pour contrer ce qui peut réactiver la part
obscure de ces mentalités prémodernes.
[4].
On ne peut pas nier les compromissions politiques et économiques des églises
chrétiennes. Toutefois, les acteurs des spiritualités chrétiennes les plus
authentiques ont toujours poursuivi un idéal de communion humaine et divine et
n’ont jamais cru reconnaître cet idéal dans une société existante. Certains
parlent de civilisation judéo-chrétienne pour qualifier notre civilisation, ou
de chrétienté à propos du Moyen Âge occidental. Ces appellations risquent
d'être des raccourcis qui ignorent la profondeur de la spiritualité chrétienne
authentique. Celle-ci n'a jamais trahi l'idée que le royaume de Dieu n'est pas
encore de ce monde tant que Dieu ne s’y dévoile pas en tout et en tous. Il y a
et il y a eu des mouvements apocalyptiques d'inspiration chrétienne, affirmant
incarner ce royaume de Dieu sur terre. Mais ils ont toujours été marginalisés
et se sont épuisés. Leurs faiblesses spirituelles sont saillantes. Parler,
comme Michel Onfray, d'une décadence de la civilisation judéo-chrétienne risque
de manquer cette spécificité spirituelle que l’Occident a su promouvoir. Dans
l’évangile de Luc 20, 25, le fameux « Rendez
à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » prononcé par
Jésus-Christ fonde bien une telle séparation du pouvoir temporel et de la vie
spirituelle. Avec cette parole de Jésus-Christ, nous sommes invités à tolérer,
au niveau relatif, ce qui relève de nos désaccords politiques et à mieux
connaître, au niveau absolu, ce qui relève de la vie universelle. Car seule
cette connaissance pourrait nous rendre plus fraternel. Ce point de vue
explique pourquoi la sortie de la religion dans la civilisation occidentale ne
doit pas être confondue avec un effondrement des spiritualités chrétiennes et
postchrétiennes. En fait, ces spiritualités n'ont peut-être jamais été aussi
actives même si elles ne sont guère présentes dans les grands médias. Certaines
de ces spiritualités chrétiennes et postchrétiennes nous font réaliser
qu’aucune société humaine n’incarne encore la perfection d’une communion
divine, mais que cette aventure en vaut toujours la peine. En outre, les plus
authentiques développent les bases d’une science psychospirituelle de
l’intelligence collective. A ce sujet, nous avons déjà évoqué ici la
sociocratie inspirée par les chrétiens Quakers.
[5].
Une gangue est au sens propre la partie externe d'un filon métallifère, d'une
nature différente de celle du gisement qu'elle enferme ; en particulier, ce
peut être l’enveloppe terreuse ou pierreuse d'un métal natif ou d'une gemme. Au
sens figuré, la religion est donc, pour nous, cette couche culturelle grossière
qui masque ou emprisonne un joyau spirituel.
[6].
Avec Jaurès ou Ferdinand Buisson, des républicains fondateurs de notre laïcité,
une quête spirituelle peut s’enraciner dans les ressources de la spiritualité
chrétienne, sans plus se sentir religieusement contrainte. La laïcité nous
libère d’une fidélité dogmatique à une église chrétienne, à une tradition
dogmatique donnée ou à des énoncés qui mettraient la religion chrétienne au
rang de seule vérité religieuse ultime. Ainsi, après eux, on peut se sentir ni
athée, ni agnostique, ni religieux, mais expérimentateur et explorateur
spirituel. Ces démarches spirituelles au fondement de la laïcité font écho à
l’aventure spirituelle d’Abdennour Bidar. Celui-ci est parti d’une pratique
religieuse de l’islam soufi jusqu’à son ouverture aux philosophies spirituelles
de l’Inde : si elle est enracinée, sa démarche spirituelle est désormais
libre du communautarisme religieux et de ses dogmes qui servent un
« nous » et « eux ». Comme la laïcité a permis d’émanciper
les spiritualités chrétiennes de la religion, elle peut et doit permettre
d’émanciper la spiritualité musulmane de tout traditionalisme religieux
prémoderne. La laïcité questionne les personnes attirées par les traditions
bouddhistes qui endossent les costumes et les institutions religieuses de ces
voies. Suivre une voie bouddhiste ne devrait pas rendre moins capable de saisir
la profondeur des autres traditions spirituelles, qu’elles soient, par exemple,
monothéistes ou indiennes. La laïcité se veut une mise en question du nous/eux.
La modernité apparente du bouddhisme est due à la rationalité de son propos.
Mais des rites, des costumes, la prétention à circonscrire l’aventure
spirituelle et quelques légendes suffisent à maintenir un fond obscur de
communautarisme exclusiviste prémoderne. La dimension spirituelle surmoderne
n’est décidément inscrite dans aucune tradition religieuse. C’est en s’élevant
à une démarche de dialogue personnel authentique avec les spiritualités
les plus diverses que naît cette mentalité spirituelle intégrative surmoderne,
que nous appelons de nos vœux. Et elle ne prendra vraiment corps socialement
qu’avec une laïcité renouvelée par l’émergence de sciences spirituelles.
[7]. Les volontés
politiques de rétablir les bases sociales de la prémodernité hiérarchique se
sont révélé des projets antihumanistes. En s'appuyant sur les technosciences de
la raison moderne, elles ont produit des organisations totalitaires qui ont
industrialisé l’oppression. Dans les années 1920-1940, de nombreux pays
européens ont eu de telles évolutions. La poussée actuelle des partis d'extrême
droite en Occident est d’abord anti-libertaire et anti-postmoderne. Elle est
nourrie de haine et de ressentiment à l’égard de ceux dont la mondialisation
n’entame pas les positions sociales solides et qui vantent la tolérance, la différence
ou le métissage. Selon les sympathisants d’extrême-droite, leurs bons
sentiments justifieraient l’immigration massive et un multiculturalisme. Et,
pour finir, cela conduirait à toujours déclasser davantage socialement les
autochtones perdants de la mondialisation économiques. En France, au nom de ses
bons sentiments, l’élite a encouragé des mesures limitant la liberté
d’expression de l’extrême-droite ethnocentrique, raciste et nationaliste. Pour
les militants et sympathisants de l’extrême droite, il y a là un comble de
l’hypocrisie. Ces limitations, d’ailleurs, n’enrayent pas le succès de ces
positions politiques. Cependant, malgré un goût pour le chef, l'identité
nationale comme communautarisme, l’extrême-droite occidentale, pour conquérir
le pouvoir, ne semble pas pouvoir s'affirmer aussi viscéralement antimoderne et
antidémocrate qu’autrefois. Les tentatives majeures en cours de pur retour
décomplexé à la prémodernité hiérarchique nous paraissent celles de
l'islamofascisme. Mais on doit aussi admettre que l’adhésion des musulmans à
l’islamofascisme est loin d’être massif et que, dans la globalité des sociétés
musulmanes, la sécularisation progresse, même si c’est de façon souterraine.
Quoi qu’il en soit, la crise écologique mondiale nécessite urgemment des
mentalités (post-)postmodernes capables de favoriser un développement
harmonieux des mentalités et non la pure et simple condamnation de celles qui
ne nous conviennent pas.
[8].
Notre enquête sur la spiritualité en France et aux frontières francophones,
menée à l’occasion de l’écriture du Guide Almora de la spiritualité, le
suggère. L’enquête du GERPSE (Groupe d’étude sur les recherches et les
pratiques spirituelles émergentes) l’établit.
[9].
Précisément, nous parlons de ceux dont les mentalités sont d’abord prémodernes
autoritaires hiérarchiques.
[10]. La critique postmoderne, qui a souvent
puisé ses éléments chez les nostalgiques de la prémodernité, coupe trop souvent
la branche de la modernité sur laquelle elle est assise. Les critiques
postmodernes légitimes du progrès des modernes se font, certes, en s’appuyant
sur la raison critique moderne. Mais la fascination des postmodernes pour les
héritages spirituels prémodernes n’évite pas parfois des compromissions
malheureuses avec des attitudes problématiques : l’authenticité d’une
spiritualité prémoderne peut aller à l’encontre d‘une véritable autonomie
rationnelle. Dans une mentalité surmoderne, par exemple, il serait évident
qu’une orientation sexuelle homosexuelle n’empêche pas de pratiquer une
spiritualité chrétienne post-religieuse. Notre genre et notre orientation
sexuelle ne nous empêchent pas de nous appuyer sur la voie de la mystique
rhénane et une pratique de l'oraison pour atteindre l’union à la lumière
spirituelle. Pourtant, beaucoup de postmodernes qui pratiquent une spiritualité
chrétienne osent à peine clamer cette évidence face à des institutions
ecclésiales homophobes. Nous autres postmodernes renonçons trop souvent à
l’autonomie pour lui préférer l’authenticité. Changer de tradition spirituelle
pour une autre ne produit qu’un déplacement du problème. L’authenticité la plus
vraie ne peut pas faire l’impasse de l’autonomie.
Nos difficultés spirituelles postmodernes à libérer les traditions
spirituelles de leurs conservatismes prémodernes concernent les mentalités
postmodernes dans leur globalité. Même quand elles n’ont pas encore une
dimension spirituelle développée, elles ont des difficultés à dénoncer certains
conservatismes prémodernes. Sur un plan politique, être postmoderne a longtemps
signifié promouvoir la défense a priori des identités minoritaires.
Notre rejet postmoderne de toute domination coloniale des autres cultures nous
a amené souvent à devenir complice de groupes immigrés communautaristes qui
véhiculent les pires conservatismes. Nous avons alors oublié la défense des
libertés individuelles et l’exigence des devoirs qui s’ensuivent au profit de
passe-droits culturels. Certains groupes déracinés durcissent jusqu’à l’absurde
les traits de leur religiosité prémoderne en la recomposant face à notre
modernité. Faut-il le rappeler ? Les opprimés peuvent être inconsciemment
aussi des oppresseurs. D’ailleurs, ces distinctions, elles-mêmes, sont là
encore des catégories postmodernes et modernes de jugement. Au fond,
l’oppresseur et l’opprimé ne sont pas vraiment conscients de l’être, faute d’un
développement mental et émotionnel le leur révélant. Ce fait d’un développement
mental et émotionnel ne peut pas être bien traduit dans les catégories modernes
en termes de progrès. En effet, toute notion de progrès manque les changements
de paradigmes que les postmodernes ont pressenti : il y a des perspectives
qui nous échappent, car en fort écart avec les nôtres. Ceci dit, ce fait d’un
développement mental et émotionnel est tout aussi difficile à reconnaître pour
les postmodernes. Tout d’abord, ce fait se fonde sur l’évidence qu’il y a des
mentalités moins larges et moins inclusives que les nôtres. Certes, dans une
rencontre interculturelle, dans un premier temps, l’écart paradigmatique sera
peut-être indéniable. Mais, en l’intégrant grâce à un dialogue, nous serons
confrontés, dans un deuxième temps, à l’écart éventuel d’inclusivité entre nos
mentalités. Même pour un postmoderne, il peut être difficile d’admettre que ce
développement aboutit à la possibilité qu’il y aura ou qu’il y a des
consciences plus larges et inclusives que les nôtres. De telles consciences
pourraient comprendre et inclure nos perspectives, tandis que nous ne les
comprendrions pas forcément. Nos mentalités postmodernes affirment avec
justesse la nécessaire présomption d’égale dignité des cultures, mais elles
ignorent un peu vite l’inégale profondeur et inclusivité des mentalités au sein
d’une culture. Elles envisagent rarement des consciences plus conscientes que
la leur. Nous autres modernes et postmodernes ne pourront vraiment intérioriser
le fait d’un développement des mentalités et des consciences qu’en entrant dans
un stade de développement plus large et inclusif.
En devenant surmoderne, nous aurons un usage décomplexé des traditions
comme ressources spirituelles. Nous cultiverons la tradition critique moderne
et la convivialité postmoderne. Nous reconnaîtrons l’existence de développement
des mentalités exprimant la vie individuelle et collective de façon toujours
plus large et ouverte. Nous saurons qu’il ne s’agit pas d’une inflation de nos
capacités comme l’est un progrès : nous participerons de plus en plus
consciemment à une évolution psychocorporelle imprévisible.
[11].
Par exemple, les
neurosciences, aujourd’hui, sont peut-être les sciences les plus à même de nous
renseigner sur les effets psychocorporels de certaines pratiques et
représentations sociales, culturelles et spirituelles.
[12].
Un tel droit ne doit pas être confondu avec un devoir citoyen édicté par l'Etat
et qui imposerait une manière d'être : ce type de dérives est totalitaire ou
caractéristique d'un communautarisme religieux à grande échelle. Par ailleurs,
il y a aujourd'hui d'innombrables personnes ayant une vraie expérience
spirituelle et dont beaucoup sont dans le secret !! Aller politiquement à l’encontre de cette
liberté individuelle ou du secret spirituel serait aller à l'encontre de
l’« Un innombrable ».
[13]. Sur une telle conception de l’éducation, les travaux
de Kireet Joshi méritent d’être davantage discutés et étudiés en pays
francophones. On citera parmi ses ouvrages consacrés à ce sujet : Child,
Teacher and Teacher Education ; Education at Crossroads ; A
Philosophy of The Role of The Contemporary Teacher. Il a occupé des fonctions à l’UNESCO et au sein de
l’éducation nationale indienne. Mais il a été d’abord l’un des professeurs
fondateurs de l’école du progrès impulsée par Mirra Alfassa, la compagne de Sri
Aurobindo, à Pondichéry en Inde.
[14].
Tant au niveau de la liberté spirituelle que dans la vision de la transmission
d'une prise de conscience spirituelle.
[15].
Dans un tel horizon surmoderne, toute pensée intégrale vaut moins qu’une
aventure enrichissant l’apport des spiritualités intégrales.
[16].
Panne, incident, accident, catastrophe peuvent être des événements locaux et
isolés, mais aussi prendre une ampleur systémique. Dans Comment tout peut
s'effondrer : Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations
présentes, 2015, Pablo Servigne et Raphaël Stevens l’envisagent comme très
probable : « « Une surpopulation mondiale, une surconsommation par les
riches, et de piètres choix technologiques », ont mis notre civilisation
industrielle sur une trajectoire d’effondrement. Des chocs systémiques majeurs
et irréversibles peuvent très bien avoir lieu demain, et l'échéance d'un
effondrement de grande ampleur apparaît bien plus proche qu'on ne l'imagine
habituellement, vers 2050 ou 2100. Personne ne peut connaître le calendrier
exact des enchaînements qui transformeront (aux yeux des archéologues) un
ensemble de catastrophes en effondrement, mais il est plausible que cet
enchaînement soit réservé aux générations présentes. Telle est l'intuition, que
nous partageons avec bon nombre d'observateurs, qu'ils soient experts
scientifiques ou activistes. » Satprem (1923-2007), qui a évolué dans les
pas de Sri Aurobindo et Mirra Alfassa, la Mère de l’ashram de Sri Aurobindo,
nous a inspiré cet argument montrant les limites de notre pouvoir
technologique. En 1997, dans La clé des contes, il envisageait
spirituellement l’effondrement systémique probable de notre civilisation.
Satprem n’annonce pas une catastrophe entraînant d’abord famines, violences et
morts en masse. Pour lui, ce serait avant tout une fenêtre ouverte par la vie
universelle pour vraiment donner une opportunité à notre humanité d’entrer dans
le processus d’évolution de la conscience : « Soudain la nouvelle s'est
répandue : il n'y avait plus de nouvelles ! LA GRANDE PANNE. Plus de
communications. Plus rien ne fonctionnait... C’était une stupéfaction, presque
une panique. Mais alors ? mais alors ?... quoi ? Les gens s'arrêtaient dans la
rue, se regardaient, regardaient ce rien subit, c'était plus stupéfiant qu'une
guerre, une révolution. C'était la révolution du Rien - un zéro béant. Plus
rien, mais alors plus rien ne fonctionnait : pas de nouvelles, plus de radio,
plus de journaux, plus de trains ni d'avions vrombissants avec leur palpitation
du monde... un grand silence nul.
Les Chefs d'état ne pouvaient plus annoncer leur dernière
amélioration du prochain siècle, ni l'amélioration des sous-développés et de la
baisse des prix - plus rien ne valait rien - Les grandes Mafias de la Paix ne
pouvaient plus annoncer leurs pourparlers de guerre, les "droits de
l'homme violés" ne pouvaient plus rien violer ni voler - les affaires ne
marchaient plus. […] Il n'y avait plus d'assassinats ici, d'explosions là, plus
de Bulletins de meurtres et des grands vilains d'à côté, enfin on ne palpitait
plus, on ne se désolait plus, on ne se dégoûtait plus. La grande dégoûtation
s'était tue.
C'était le GRAND SILENCE EFFARANT.
On ne pouvait plus trafiquer de rien, c'était la baisse des prix
instantanée... -il n'y avait plus de capitales du monde nulle part, plus de
slogans hypnotiques, chacun était sa capitale, plus de cours du franc ni du
dollar ni de rien... Et pour les messages urgents, on pouvait toujours se
servir des pigeons voyageurs - mais il n'y avait plus rien d'urgent, sauf de se
regarder dans les yeux avec effarement. […] Ce n'était pas la fin du monde
pourtant, mais c’était un cataclysme épouvantable et silencieux, comme si plus
rien n'existait sauf le cri du milan qui décrivait des cercles dans les airs.
Il n'y avait même plus de stéthoscope pour observer les battements
de son cœur - pourtant, Ça battait tout seul encore. Mais c'était très seul
encore, subitement. Et il n'y avait plus de chômage tout d'un coup, chacun
devait faire marcher ses deux pattes et ses bras, il n'y avait plus de
frontière nulle part.
Les crustacés pensants ne savaient plus quoi penser.
Alors TOUT ALLAIT MIEUX SUBITEMENT
Il n'y avait plus de théorie à faire - chacun devait faire la
sienne, sur le vif. - C'était épouvantable.
Mais les cœurs simples, les corps assaillis, sentaient soudain
comme un invisible poids soulevé, une inquiétude de vivre partie dans un autre
RYTHME.
C'était une autre vie, il fallait tout apprendre par d'autres
moyens.
Mais le petit rossignol chantait et la mouette rieuse courait sur
l'écume du monde léger. »
[17].
Chez les chercheurs et les enseignants spirituels, les dénonciations du mental
sont assez courantes. Tout d’abord, il est vrai que la lumière spirituelle de
la vie universelle est non mentale. Ensuite, il y a de justes dénonciations du
mental comme mécanique de représentations aliénantes. Mais d’autres
dénonciations du mental sont moins pertinentes. Certes, des questions
intellectuelles sont parfois un moyen de repousser la confrontation aux faits
extérieurs et intérieurs eux-mêmes. Cependant, ces dénonciations du mental sont
souvent mal distinguées d’un pur et simple rejet global des subtilités de
l’intellect. Rejeter toute démarche intellectuelle ne revient pas à dépasser
l’arrogance mentale : c’est souvent alors une plus grande étroitesse
mentale arrogante qui s’exprime sous couvert de spiritualité. L’épuisement des
constructions mentales nécessite parfois de pousser l’intellect au plus loin,
de le dépasser par le haut. En tout cas, une conscience ne peut pas aspirer authentiquement
à un niveau plus évolué sans maîtriser assez le niveau qui précède et sans en
percevoir vraiment les limites intrinsèques.
[18].
Nous devons cette notion d’arrogance
mentale à Niranjan Guha Roy (1920-2005). Dans le fil de l’aventure
évolutive proposée par Sri Aurobindo et Mirra Alfassa, la Mère de l’ashram de
Sri Aurobindo, il écrit : « Récemment,
j’ai vu très clairement quelle était la plus forte opposition à l’émergence de
l’être spirituel dans l’homme et l’humanité.
Tout ce
que nous avons achevé jusqu’à maintenant, le meilleur, le plus noble et le plus
sublime dans l’art et la culture, le commerce, la science et technologie,
l’éthique et les religions, même en spiritualité, est l’accomplissement du
mental, de l’homme mental ou fondamental. Ce mental a une foi ultime en
lui-même, ses pouvoirs et capacités et ses nombreuses possibilités latentes. En
même temps il a une arrogance sans bornes et un refus absolu de reconnaître et
admettre même la plus petite possibilité qu’il puisse y avoir des états de
conscience supérieurs, inconnus ou peu connus avec une dimension dynamique
complètement différente. Même s’il y a une certaine acceptation restreinte
d’une telle impossible possibilité, c’est-à-dire de l’existence d’une autre
conscience bien au-delà de sa vision et portée, même ainsi, quand l’homme
mental reçoit des intimations de cette source supérieure, il la nie de suite et
refuse absolument d’appliquer ou d’utiliser cette intuition. Il ne lui donne
pas une place supérieure, mais il la met en doute et même si elle se prouve
avérée des centaines de fois, il la rejette comme non digne de confiance et
comme une connaissance ou information qui ne peut être appliquée. Il y a un
autre aspect de l’homme mental sans doute plus dangereux encore dans son attitude
vers tout ce qui prétend lui être supérieur, il adopte alors une agressivité
sans faille et criminelle. L’homme mental non seulement discrédite la
possibilité lointaine qu’il existe un état de conscience et une puissance
supérieure, mais il lui est hostile, hostile aussi aux représentants de cette
conscience supérieure et souvent d’une manière la plus extrême. […]
Mais, cette fois-ci, « Quelque chose » est arrivé. La Conscience
suprême n’est pas venue sur terre pour mendier l’indulgence du condescendant roi
de la terre, l’homme mental. […] C’est le début d’une terrible bataille entre
les forces extrêmement puissantes et toujours victorieuses de la conscience
divine et les seigneurs du mental aveugles, arrogants, surs d’eux-mêmes,
cruels, brutaux et sardoniques.
[…] Bien sûr, cette suprême conscience active n’a pas l’intention de
détruire la race. Etant sûre de sa suprématie absolue elle transformera
graduellement tous les éléments qui voudront, même dans un degré minime,
accepter son action transformatrice. Les éléments qui ne peuvent tolérer son
action disparaîtront peu à peu, car la pression entre les forces de lumière et
les forces d’ignorance grandira toujours. Tout ce qui résiste sera sous une
tension de plus en plus forte au fur et à mesure que la lumière pénétrera. A un
point critique, chaque élément ou bien permettra d’être transformé ou sera
éliminé. Ceci n’est pas une théorie ni une imagination. Il n’est même pas
question de justification, ou de morale ou d’éthique. C’est juste un simple
fait physique très matériel dans son action. »
Article développé entre 2017 et 2020
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire