Chouette par Albrecht Dürer |
Y a-t-il un tournant culturel spirituel ?
Dans son livre Le
capitalisme est-il moral ?, André Comte-Sponville, l’un des
précurseurs d’un retour de la sagesse philosophique en France, repère trois générations de cultures
philosophiques différentes. Il parle d’une génération soucieuse de l’utopie
politique, entre les années 60 et 70, d’une autre préoccupée de morale, entre
les années 80 et 90, et enfin d’une dernière génération plus centrée sur des
questions spirituelles, à partir des années 90.
Certains observateurs donnent ainsi à penser
qu’un tournant « spirituel » se produit aujourd’hui, en France et
ailleurs. Il concerne une certaine frange sociale des classes moyennes et
touche aussi les classes sociales supérieures[1],
[2].
Cependant, de notre point de vue, il demeure
fragile et naissant : il y a une masse de plus en plus impressionnante de
chercheurs, mais combien y a-t-il de de trouveurs parmi elle ? et surtout
combien y a-t-il d’authentiques explorateurs ? Ce tournant pourrait n’être
qu’une « mode » passagère et non un tournant culturel et évolutif.
Se réjouir de l’émergence assurée d’une culture spirituelle peut paraître
chimérique, quand on regarde de plus près les propositions actuelles.
Ce moment « spirituel », à beaucoup
d’égards, ne demeure souvent qu’un business comme un autre. On fait un
packaging de développement personnel, de psychologie et de quelques techniques
orientales qu’on nomme spiritualité et on le vend en stages ou en coaching avec
copyright et clauses de confidentialité[3]. Du tout, on fait un produit bien inoffensif pour le côté
ego-centrique de la conscience individuelle. Même si on s’y confronte, on prend
rarement à bras le corps le chaos sociétal dû au narcissisme malsain, dont le
monde commercial use et abuse. La culture spirituelle est une marchandise
commerciale et la culture du business reste alors la seule culture dominante.
N’est-ce pas le business qui a prévalu sur la politique, qui prévaut sur la
morale ? Prévaudra-t-il sur ce surgeon[4] spirituel ? Soyons zen, dit le business. Publicité. Slogan. Le
spirituel a le charme de l’invisible, de la promesse sans objet. La publicité
s’y célèbre elle-même. Tout est ludique, tout est un jeu. En somme, tout est
spirituel.
Et pourtant, doit-on faire payer la
redécouverte du pur et simple plaisir d’exister ? Peut-on tirer profit de
la joie de redécouvrir en nous l’intériorité plus vaste que notre
subjectivité ? Conférence gracieuse en croisière sur mer
Méditerranée : l’amour et la mort en régime de solitude sur fond d’embrun
et d’alizée. La question du profit est bien contournée : c’est juste la
croisière du conférencier qui est tout frais payé. Et puis, Socrate,
décidément, n’aurait eu qu’à se faire rémunérer[5]. Un coaching maïeutique intensif, lui, vous promet de n’être plus
jamais sous-payé. Eveillez-vous à votre vraie nature spirituelle en trois
week-ends payables en cinq mensualités, tarifs négociables. Tarifs étudiants et
chômeurs spécifiés. Aucune promesse, mais si vous n’êtes pas prêt à mourir à vous-mêmes,
payez, vous aurez toutes les lumières que vous voulez. Il y a « le prix à
payer » pour faire l’expérience de l’esprit. Mais pourquoi confondre la
nécessité d’un engagement total de soi avec un prix sonnant et
trébuchant ? La valeur d’un engagement ne peut pas se résumer à un
sacrifice financier proportionné à des revenus. Payer avec de l’argent perpétue
souvent l’infantile désir d’obtenir quelque chose sans le goût de la
connaissance entière du réel impliquée par cette chose.
Un business spirituel sous garantie
d’appropriation sonnante et trébuchante paraît fort illusoire. Tout aussi
illusoire est un business de la reconnaissance de votre présence essentielle,
un business de l’énergie sexuelle cosmique, etc.
Faut-il se résigner à ce que dans une
société de services l’enseignement spirituel se paie ? Sous prétexte de
mœurs laïques et sécularisées, le vocabulaire spirituel contemporain croise, le
plus rarement possible, le vocabulaire de la pauvreté mystique et de la
gratuité comme qualité intérieure. Après tout, ce serait revenir au vocabulaire
ringardisé de la religion indigène, qui hypocritement a toujours tiré
subsistance de ses fidèles. Mais peut-on renier à ce point ce grand récit[6] spirituel occidental qui somme de choisir entre Dieu et le business ?
Désillusions sur désillusions. Ce
renouveau spirituel n’est pas à la portée des classes populaires. Dans les
classes les plus pauvres, il y a retour au religieux et non au spirituel. Tant
que le religieux respecte l’ordre social, chacun n’est-il pas libre de sa
conscience ? C’est là la ritournelle d’une tolérance irresponsable.
Accepter l’ignorance de toute science du développement psychocorporel et le
rejet des spiritualités revient à laisser une porte ouverte à tous les
obscurantismes sociaux et politiques. Nos spiritualités sans cœur sont les
complices des religions sans amour de la vie. Beaucoup de ceux qui croient en
l’âme aux USA ne font plus attention à leur corps[7]. Ceux qui croient à une dimension spirituelle religieuse sombrent
plus bas lorsque la déprime les touche[8].
Ai-je du cœur quand je pense qu’ils paient leur bêtise ?
Et quand l’heure de la décroissance
économique sera venue, le vernis de spiritualité des classes moyennes
occidentales ne sera-t-il pas l’idéologie idéale pour expliquer aux déclassés
de la terre que le temps du consumérisme doit cesser ? Vive la
spiritualité gauchisante du philosophe matérialiste bourgeois-bohème !!
Halte au matérialisme spirituel qu’est le consumérisme. Voici un discours qui
justifie la pauvreté des classes sociales les plus défavorisées, sans passer
par la case politique de la redistribution. Des politiques cyniques ne
tarderont pas à diffuser et instrumentaliser l’idée.
Vivre sans stress est la proposition
méditative par excellence. Certes, ce tournant spirituel de la psychologie est
louable : il a une base scientifique. Mais s’agit-il de vivre sans stress
pour bâtir une société sans stress ou s’agit-il de vivre sans stress pour mieux
s’en sortir dans une société stressée ?
Les techniques spirituelles font légitimement
peur. On fait désormais des loups de Wall Street sans stress, enfin libres des addictions et des compensations
pulsionnelles, mais plus que jamais concentrés sur leurs « affaires ». Cultivés spirituellement, sang-froid, détachement et intelligence plus intuitive sont de très bonnes qualités pour un prédateur en chasse. On
peut craindre que ce ne soit l’état d’esprit « spiritualisé » de nos
traders appâtés par le gain. Spiritualité pour requins de la finance, pour
manager totalitaire : ainsi vont l’avoir et l’être à toutes les sauces. Où
est l'humanité du business de l’Être, quand tout passe aux profits et pertes ?
Que vaut l’amour spirituel s’il s’arrête au pied du quartier d'affaires ou du
centre-ville bourgeois bohême ?
Le grand flou s’installe. Il paraît
difficile de parler de toutes les spiritualités à l’affiche sans perdre le fil
de la spiritualité véridique.
Les paroles sont souvent de la fausse-monnaie et
particulièrement s’agissant des questions qui nous semblent les plus vraies.
Et d’ailleurs nos questions elles-mêmes sont souvent
mal posées.
Alors qu’est-ce qui reste quand notre
questionnement n’a même plus de mots sûrs pour se dire ? il y a un fort besoin
d’autre chose.
Quand on va avec ce besoin d’autres choses après avoir
épuisé beaucoup de changements supposés, on finit souvent par croiser les
réponses spirituelles.
Aujourd’hui, la plus commune et la plus immédiatement
sensée consiste à être, simplement être et apprécier d’être. La paix, le calme
et la tranquillité sont ainsi l’offre spirituelle la plus courante.
Il y a là pour beaucoup d’entre nous tout un continent
inaborbé que notre besoin d’autre chose aurait grand tort de négliger.
Mais qu’en serait-il d’un feu de besoin d’autre chose
calme et tranquille ?
L’Être n’a jamais empêché le Devenir. Découper la vie
en Être et en Devenir n’est-il pas une opération mentale déjà
critiquable ? Distinguer et discerner est souhaitable, mais faut-il
séparer et diviser ce qui en son fond forme l’unité et l’harmonie de la
vie ? Comprendre et servir cette unité et cette harmonie, ne serait-ce pas
ce qui manque tant à notre feu de besoin ? Ou bien n’est-ce pas encore un
nouvel objet d’illusion ?
Il ne faudrait cependant pas jeter le bébé avec l’eau du bain !
Les utopies révolutionnaires estimaient
qu’il faut changer les conditions sociales pour changer les esprits ? Faut-il
en revenir à une telle idée ?
Certes il nous faut envisager une
articulation entre libération spirituelle et libération socioculturelle.
Mais comme Raoul Vaneigem, nous ne croyons
plus au romantisme d’aucune forme de violence[9] :
« Détruire au lieu de créer participe d’une logique financière
sacrifiant la valeur d’usage à la valeur d’échange. N’avoir rien à opposer à
ceux qui vendent à l’encan les services publics, concentrent les populations
scolaires, galvaudent la santé et l’enseignement, mènent une politique de
ghetto et d’appauvrissement, si ce n’est l’incendie d’une banque ou d’une
mangeoire d’alimentation rapide, c’est associer l’inutile, le ridicule et
l’odieux. Inutile le bris de vitres, en regard de la rentabilité sauvage qui
dévaste et stérilise ! »
Ce texte que vous lisez ne serait pas là sans quelques échanges commerciaux et quelques publicités.
Maintenant qu’il est là, vous seul pouvez déterminer s’il a quelque chose à
vous apprendre qui échappe au seul commercial, à la reproduction d'un système
social qui n’offre aucune perspective d’aventure spirituelle à ses classes
populaires…
Le commerce veut vendre des produits
calibrés pour procurer de l’agréable. Il crée un désir et propose de le
satisfaire. La beauté, le ravissement esthétique, comme n’importe quelle
expérience spirituelle authentique, ne sont pas calibrables. Quand on reproduit une
œuvre majeure de peinture, l’aura de celle-ci se perd : une peinture reste avant tout un
exemplaire unique. Partager la beauté de cette peinture par une reproduction
photographique sera toujours insatisfaisant. La dimension invisible que le
tableau rend visible sera toujours absente dans sa plénitude, sauf par un
contact direct avec le tableau. Quelque chose échappe ici au commerce.
L’expérience de beauté ou du ravissement esthétique devant une œuvre majeure de
peinture, comme toute expérience spirituelle, est non évaluable et non
reproductible industriellement : ces expériences se partagent. Si
l’expérience spirituelle est un partage de perception de dimensions invisibles
de l’esprit, alors à un niveau authentique, elle ne peut pas s’enfermer dans
les limites d’un échange commercial.
Celui qui possède le tableau peut
demander une participation à son entretien. S’il peut louer le tableau pour une
exposition, il ne peut en aucun cas vendre l’expérience de beauté en tant que
telle. Par analogie, nous pouvons donc commencer à préciser quelles dimensions
économiques un enseignement spirituel authentique peut justifier. Mais au-delà,
nous pouvons reconsidérer la nécessité de défendre le partage spirituel comme
un idéal collectif.
Il y a plus qu’une simple analogie entre
les expériences esthétiques et les expérimentations intérieures spirituelles,
puisqu’elles se croisent intimement. On peut remarquer qu’un tableau a une plus
ou moins grande force pour générer une expérience, en élevant la mentalité du
spectateur. Cependant, cette force esthétique d’élévation de la mentalité du
spectateur qui rend une œuvre populaire n’est jamais totalement corrélée à sa
portée spirituelle. Cette nuance peut se saisir si, par exemple, on met en
regard un des tableaux de Dali avec l’un de ceux de Magritte : l’un et
l’autre nous ouvrent à la réalité des symboles oniriques, mais l’un popularise
un art de sublimer son subconscient, l’autre des clés de son inspiration
surconsciente.
Revenons, ensuite, du côté du public
d’une œuvre picturale ou d’une pratique psychocorporelle intérieure. Ce sont bien
nos qualités d’ouverture, à un moment de notre existence, qui nous permettront
d’être réceptif, plus ou moins intégralement, à l’expérience proposée.
Les rapports entre ces diverses réalités
intérieures et matérielles seraient à clarifier pour lever le flou que nous
avons diagnostiqué dans la culture spirituelle actuelle. Et, à l’évidence, cela
concerne aussi notre culture esthétique contemporaine.
Tentons de préciser alors ce
que serait la spiritualité : en un mot, c’est tout ce qui aide la vie à se
vivre en plénitude[10].
Le mot « vie » ne se réduit pas
ici à un ressenti appartenant à notre seule vie personnelle. La spiritualité
met en jeu l'intimité de notre personne. Cependant,
elle concerne d’abord la vie au sens le
plus large et profond, elle n'est pas qu’une affaire privée. La vie en
plénitude embrasse à la fois notre vie personnelle et la vie qui anime toute
chose. Vivre en plénitude ne signifie pas non plus ici vivre notre vie
personnelle avec plus d’intensité. En parlant de plénitude, nous avons en vue
la vie qui nous anime intérieurement et qui anime tout l’univers. Le mot «
vie » ne se réduit pas non plus à un ballet de corpuscules matériels
inertes. Il renvoie aussi à un vécu intérieur[11]. Et sans dénigrer les explications matérielles, ce vécu intérieur est
aussi le vécu d'une vie universelle. L’expérience spirituelle[12] serait la prise de conscience que cette vie intérieure universelle
englobe et transcende nos vécus étroitement personnels.
La spiritualité consiste en
des procédés pour concentrer et intensifier notre participation au grand
processus de la vie[13].
Rien de pire que d’être entraîné malgré soi par un
courant. Or il suffit d’être à contre-courant de la vie, pour qu’elle devienne
très difficile.
La psychologie peut nous aider à couper les amarres du
passé qui nous retiennent en arrière et nous empêchent de vivre. Une
transformation spirituelle liée à une vie vécue en plénitude mettrait davantage
en harmonie avec soi-même, les autres, le monde et son devenir. Notre
perception de la vie ne se réduirait plus à celle de notre vie personnelle.
Cette seconde représentation
recoupe notre première définition de la spiritualité comme vie vécue en
plénitude. Elle y joint l’idée d’une participation à son évolution vers plus
d’harmonie.
Cependant notre définition de
la spiritualité présuppose que la vie vaut d’être vécue. Or toute cette
douleur, ces souffrances et la mort semblent bien le
revers inéluctable de la médaille qu’est cette vie terrestre. Ne rendent-elles
pas discutable notre définition de la spiritualité[14] ?
On peut, d'ailleurs, opposer
à notre approche des spiritualités philosophiques ou religieuses qui
ont promu un renoncement à la vie. Le vrai sens de la spiritualité, selon
elles, serait plutôt d’échapper à cette vallée de larmes qu’est cette vie.
Parmi ces spiritualités, les plus religieuses
proposent d’agir en priorité pour notre salut. Celui-ci peut alors consister à
gagner des cieux paradisiaques en dehors de ce monde. Pour commencer, sur ces
chemins religieux, il faudra se conformer le mieux possible aux règles
prescrites. Pour d’autres spiritualités plus philosophiques, le salut consiste
en l’extinction du désir. Des pratiques ascétiques seront alors recommandées en
priorité.
Notre définition engage autant notre relation à l’intimité de notre
être que notre relation à l'ensemble de l’évolution du vivant. Elle induit non
seulement des façons renouvelées d’envisager les relations avec les autres mais
aussi avec tous les vivants.
Le Devenir, quelle valeur lui accorder ?
L’avenir n’est-il pas bien sombre ? Le présent
déjà ne contient-il pas une liste d’indices alarmants ? Réchauffement
climatique, épuisement des ressources, pollutions, égoïsmes nationaux, tensions
internationales, égoïsmes des possédants, criminalités galopantes, cynisme des
multinationales, généralisations des conduites destructrices, violences
gratuites contre les autres ou soi-même à tous les étages. La liste peut
s’allonger et l’annonce d’un effondrement civilisationnel imminent n’a plus
rien de déplacé.
Et dès lors notre besoin d’autre chose, que vaut-il
s’il ne veut pas se contenter d’Être ?
Les ascètes du passé ont tranché. Ils avaient de quoi
douter d’un quelconque progrès dans l’avenir. La mort et la fragilité de la vie
humaine étaient leur lot. La mort au fond ne signe-t-elle pas la limite de la
confiance à accorder au Devenir. Tout ne finit-il pas par mourir ?
La science médicale et les progrès matériels ont fait
reculer la mort. Sauf catastrophe majeure, la mort ces dernières années ne
semblait concerner dans nos contrées privilégiées que les personnes du
troisième âge. Et plus récemment, on y a parlé d’un quatrième âge. Même avec le
registre du vocabulaire, on a fait reculer la mort, il est désormais indécent
d’utiliser tout ce qui a trait au fait de devenir « vieux ».
Mais un vieillard sensé ne disait-il pas à des témoins
de Jéhovah venus lui parler de la fin du monde : « vous savez, pour
moi, la fin du monde, elle est pour bientôt ! »
Il faut bien voir l’ancrage de la plupart des
spiritualités de l’Être qui promettent la paix, le calme et la tranquillité
quelles que soient les circonstances. Pour elles, le devenir était la malédiction,
la vallée de larmes à quitter. Heureux ceux qui meurent au monde alors qu’ils
sont encore en vie. Plus courus sur nos marchés de la spiritualité, d’autres,
plus nuancés, il est vrai, affirment que le Devenir est une illusion. On le
vivra bien mieux si on le vit comme un jeu avec quelques plaisirs à gagner et
quelques frustrations inévitables à surmonter. Ces dispensateurs du bien-Être
montrent, à l’évidence, tout le « bénéfice » qu’il y a à jouer sans
lui accorder plus qu’il ne faudrait, puisqu’à la fin la partie finit par cesser
et qu’on peut à tout moment devoir la quitter.
Pour Être, il s’agit donc soit de renoncer au monde, soit
de s’en détacher.
Renoncer, c’est quitter le monde, c’est devenir un
moine, un ascète, un ermite. L’alliance de notre besoin d’autre chose et de nos
attaches à la vie sociale préférera l’Être par détachement. Le renonçant verra
là une faiblesse, le détaché ne serait pas sans attache au Devenir…
Accordons, cependant, aux renonçants, que si on trouve
l’œil d’un cyclone, on est
dans un havre de paix alors que, tout autour, ce n’est que furies et
destructions. Trouvons l’œil du cyclone de la vie afin d’échapper au chaos des
courants qui l’agitent et la rendent difficilement vivable. Les renonçants à la
vie ont pu jouir d’un tel endroit intérieur de calme, de tranquillité, de
sérénité et de joie : ils ont bien quelque chose à nous apprendre.
Si les eaux
calmes et profondes sont les mêmes que celles agitées en surface, alors il n’y a qu’une vie ; toutes les existences existent d’un seul Être, il n’y a que Cela. Les renonçants ne prouvent pas que
la vie soit une hallucination. Ils ne prouvent pas que les dimensions humaines et terrestres de la vie
soient un processus inéluctable d'autodestruction. Ils
montrent qu’il y a une illusion à s’en tenir à la seule surface agitée de nos vies, en ignorant la vie des profondeurs.
Quant à nous, nous affirmons qu'il est au moins possible
de vivre simultanément en profondeur et en surface, à la fois dans la paix des
eaux profondes et dans le mouvement des vagues.
L’Être peut-il à lui seul satisfaire pas notre feu de
besoin ? Petite vague après petite vague, l’univers et la vie semblent
bien esquisser un enchaînement de tableaux où on ne peut nier une individuation
de la conscience.
La fureur du renoncement a proclamé le mythe de la
grande déflagration cyclique qui réduirait tout Devenir à néant. L’aigreur de
la petite vague vouée à la disparition n’a-t-elle pas évaluée la Vie à l’aune
de son individualité anthropocentrique encore vivace ? Car vivre telle et
telle vague tout en se ressentant eaux profondes, c’est ne pas voir le paysage
complet de l’océan, ce n’est pas avoir une vue complète de l’Être et du
Devenir.
La
diffusion actuelle de spiritualités sous la bannière de la seule libération de la
souffrance, ne nous semble pas entièrement fausse. Elle nous
paraît juste fort incomplète. Ces spiritualités soulagent l’ego en lui révélant
la relativité de son monde et le vrai poids de l’absolu. Mais elles
n’embrassent pas la beauté du grand processus qui unit la dimension immuable de
la vie, L’Être à son Devenir évolutif[15]. Elles ne
proposent pas une transformation du monde relatif de l’individu en une
participation à l’évolution de la vie universelle. Ces spiritualités nous ne
paraissent pas embrasser la plénitude de la vie.
Mais comment une vague qui n'a pas conscience de
l'océan pourrait-elle se faire une idée juste de la vie ? Elle verrait le
rivage, elle y verrait les traces de cet océan, elle baserait sa confiance sur
son interprétation de ces traces. Comme pour cette vague inconsciente de
l'océan, notre jugement sur la vie est basé sur des événements, leur
interprétation et non sur la conscience de la vie, ici et maintenant. Comme
cette vague ignorante de l'océan face au rivage, nous pouvons parfois
pressentir, face aux événements, la puissance de la vie. Mais la plupart du
temps, comme cette vague, nous ne voyons souvent autour de nous qu'un désert
sans vie. Comme elle, nous sommes inconscients de la grande rumeur océanique de
la vie ; nous sommes inconscient de cette toute-puissance vivante dont
nous ne sommes que l'onde. Nous ne voyons autour de nous que des vagues, s'écrasant
sur ce rivage du temps et n’y laissant qu'une trace insignifiante. Et, pour
beaucoup, nous nous laissons aller à dire que c'est là tout ce que la vie peut
offrir. Nous proclamons l'absurdité de la vie, en oubliant que l'essentiel de
son paysage nous fait défaut. Bien sûr, il y a des vagues qui ont marqué le
rivage de leur empreinte. Certaines ont même changé durablement le sens de ce
paysage. Mais il y a tant de vagues qui disparaissent avant même d'atteindre ce
rivage. Tant que, comme cette vague,
nous ne serons pas conscient directement de l'océan de la vie, nous ne
ressentirons pas cette force capable de refaçonner entièrement le rivage, d'en
redessiner entièrement les contours dans une configuration qui échappe à toute
spéculation. Autrement dit, tant que nous ne vivrons pas consciemment à partir
de la vie universelle, nous passerons à côté de sa force évolutive, nos petits
doutes limiteront l’étendue de ses possibles. Immanquablement, la confiance et
la défiance en la vie se coloreront d'abord de ce qui nous arrive, à nous, tout
particulièrement. Notre jugement sur la vie varie au fil de nos vécus, mais la
vie ne se réduit à aucun de nos vécus, comme l’océan ne se réduit à aucune de
ses vagues ou aucune de ses traces sur le rivage… Limitée à une conscience
ego-centrique, notre confiance en la vie sera inévitablement teintée de
défiance. Une confiance authentique en la vie doit être relative à une
conscience directe de la vie universelle et non à ses manifestations, à
commencer par celles qui nous concernent. La seule considération ego-centrique
des manifestations de la vie nous donnera toujours autant de raisons d'avoir
confiance en la vie que de nous en défier. Pour vraiment jouer authentiquement
le jeu de la confiance ou non, nous devons voir tout le paysage de
l’existence, et particulièrement la vie universelle qui l’englobe, et non plus
y penser.
Il s’agit d’éviter de vénérer des vérités ou de
ne plus seulement penser des idées sur la vérité ; l’objet de notre
pari est de voir, dans un esprit d’authenticité, la réalité vivante[16].
Une expérience d'ouverture spirituelle à la vie
universelle est nécessaire pour rompre avec une confiance et une défiance
fondées sur des croyances et des interprétations propres à une conscience
ego-centrique.
Jaugeons le pari
spirituel d’une vie en plénitude et tentons-le !
Et donc si, malgré tout, quelque chose
dans le secret de la vie de l’esprit permettait enfin de répondre à la question
de l’attention à soi, aux autres et au monde ? Et si une telle réponse
existait sans promouvoir une quelconque forteresse mentale, qui rendrait
insensible à l’exigence du devenir ? Si, au milieu de tout le fatras de
« la spiritualité, c’est uniquement ici et c’est seulement ceci », il
y avait une authentique spiritualité, la nôtre, qu’il nous
appartenait d’incarner individuellement et collectivement, ne faudrait-il pas
parier ?
Dans le flou métaphysique de la modernité
naissante, Pascal pariait sur la foi catholique[17]. Si le pari « pas de Dieu de Jésus-Christ selon la foi
catholique » était gagné, on aurait eu une vie humaine de plaisirs ;
s’il était perdu, selon la croyance de Pascal, ce serait l’enfer et ses
souffrances infinies. Si le pari « Dieu de Jésus-Christ selon la foi
catholique » était perdu, on aurait eu une vie honnête ; s’il était
gagné, on jouirait, selon la croyance de Pascal, d’une béatitude infinie.
Qu’il nous semble ridicule, aujourd’hui,
le pari de Pascal quand il promet l’enfer à tous ceux qui choisiraient d’être
athées, agnostiques[18] ou d’un autre culte religieux. Pascal ne sent pas son incohérence en disant tout cela au nom d’un Dieu d’amour charité. N’est guère charitable l’amour qui
pourrait se restreindre à faire de la foi catholique la condition sine qua
non du don de la béatitude infinie[19]. Heureusement, beaucoup de chrétiens sont désormais plus au fait de
la cohérence de l’amour charité.
Si nous mettons tous les dieux et les non
dieux de nos sociétés multiculturelles sur la table, il n’y aura nulle
difficulté à percevoir que le pari pascalien est un pari religieux insensé. Son
propos qui oppose un dieu aux autres conduit à une guerre des dieux.
Mais revenons à l’enjeu d’une vie vécue
en plénitude pour participer de plus en plus consciemment à son évolution. Le
pari pascalien peut se réécrire autrement. Dans le flou spirituel de notre
postmodernité ou de notre modernité inachevée, parions.
Nous parions, d’une part, que la recherche spirituelle consiste simplement à trouver
comment vivre en la vie universelle. Nous parions, d’autre part, que l’aventure
qui suit sera simplement d’y évoluer, le plus consciemment possible, afin d’en
rayonner la plénitude[20].
En
amont, le chemin spirituel commence donc quand il devient de plus en plus clair
qu’il nous faut découvrir le vaste monde de la vie intérieure. La découverte de
cette vastitude passe par la prise de conscience que notre vie subjective n’est
qu’une petite bourgade de la vie intérieure[21].
Même si cette distinction entre vie intérieure et vie subjective ne suffit pas
pour que l’ouverture du cœur puisse être découverte, elle n’en est pas moins un
point de départ précieux. Nous sommes du point de vue culturel à ce tournant
décisif. L’enjeu est de considérer, ou non, la spiritualité à partir d’une
telle distinction. Parier sur une vie vécue en plénitude revient à chercher à sortir
de l’étroitesse de notre bourgade subjective pour entrer dans la vastitude de
la vie universelle.
La
psychologie et le développement personnel sont des composantes certainement
utiles à l’aventure spirituelle. En effet, nous nous plaçons dans une optique
où la vie est, avant tout, la vie vécue infiniment plus harmonieusement. Mais
réduire ces pratiques les unes aux autres revient à les limiter et à manquer le
continent de l’intériorité universelle, au-delà de la vie subjective ordinaire.
Répétons-nous
afin de mieux pénétrer dans ce qui fait la spécificité du spirituel. Un certain
développement psychologique est nécessaire au développement de l’aventure de la
vie vécue en plénitude. Mais pour vraiment faire le pari d’un chemin qui rend
possible l’ouverture du cœur, il faut aspirer à distinguer la vie subjective
psychologique de la vie intérieure[22].
- [en cliquant ici vous trouverez un article sur une mise en perspective de notre approche expérimentale de la vie universelle comme lumière intérieure spirituelle au sein des diverses spiritualités et la nécessité de prolonger celle-ci par une descente dans le cœur puis la découverte d'une individuation de notre âme] ;
NOTES :
[1]. Le GERPSE (Groupe
d’étude sur les recherches et les pratiques spirituelles émergentes)
(http://dres.misha.cnrs.fr/spip.php?article365)
a mené une enquête sur plus de 6000 questionnaires qui le démontre. Le
compte rendu de cette enquête se lit dans l’ouvrage de Jean-François
Barbier-Bouvet, Les nouveaux aventuriers de la spiritualité. Enquête sur une
soif d’aujourd’hui, Paris, Médiaspaul, 2015.
[2].
Dans les pays anglo-saxons comme la Grande-Bretagne ou les USA, certaines enquêtes
suggèrent aussi un recul du religieux au profit du spirituel. Dans l’article Trends
in Church Life : The Spiritual Revolution, Linda Woodhead rend compte de
l’enquête sociologique menée avec Paul Heelas : « Pendant deux ans,
nous avons exploré chaque forme de religion et de spiritualité que nous
pouvions trouver à [Kendal] cette ville de 28000 habitants. Nous avons observé
leurs activités caractéristiques et nous avons interrogé ceux qui étaient
impliqués. Nous avons observé que les activités associatives religieuses et
spirituelles de Kendal pouvaient être divisées en deux catégories : celle qu’on
a fini par appeler « le domaine congrégationnel » et l’autre, « le milieu
holistique ». […] En comptant le nombre impliqué dans le domaine congrégationnel
et holistique, en entreprenant quelques recherches longitudinales, nous avons
trouvé qu’en dépit du fait que son nombre dépassait le deuxième avec une
proportion de 4 pour 1 à l'époque de notre recherche (7,9% de la population de
Kendal était actif dans le domaine congrégationnel, 1% dans le milieu
holistique), le domaine congrégationnel était en train de décroître et que le
milieu holistique se répandait rapidement. Si la tendance actuelle se
maintenait, le milieu holistique commencerait à dépasser le domaine
congrégationnel dans environ 40 ans. Avec cette découverte en tête, nous avons
nommé le livre qu’on avait écrit sur le projet : La révolution spirituelle :
pourquoi la religion laisse sa place à la spiritualité [The Spiritual
Revolution: Why Religion is Giving Way to Spirituality] (Paul Heelas and
Linda Woodhead, 2005). [Pour davantage d’informations et de données, voyez
notre site www.kendalproject.org.uk.] » [Nous traduisons].
Ce même
ouvrage de sociologie présente p.55-60 des discussions sur des données qui
rendent compte d’un déclin similaire des églises et congrégations religieuses
aux USA, depuis les années 1970.
[3]. Dans Pour une spiritualité sans dieux,
p.30, Philippe Corcuff écrit : « Les dérèglements sociaux, écologiques,
politiques et/ou éthiques des sociétés capitalistes contemporaines comme leurs
transformations individualistes tendent à stimuler les demandes de sens. Le
sociologue Raphaël Liogier parle à ce propos d'un « individuo-globalisme »,
associant individualisme et globalisation, favorisant « le nomadisme religieux,
spirituel, culturel » [in Souci de soi, conscience du monde. Vers une
religion globale ?]. Un marché s'est alors constitué pour répondre, dans
une logique commerciale, à ces attentes. […] [Voir Valérie Brunel, Les
managers de l'âme. Le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique
de pouvoir ?] »
[4].
Le surgeon est ici métaphorique. Au sens propre, il s’agit soit d’un petit jet
d'eau qui jaillit du sol, d'une roche, ou à la surface de la mer, d'une
rivière, soit d’une jeune pousse qui naît au collet ou à la souche d'un arbre
et qui, séparée avec une partie de la racine et replantée, peut donner un
nouvel individu.
[5].
En grec, la maïeutique est l’art de la sage-femme. Socrate se veut accoucheur
des âmes. Il oppose l’être juste au
pouvoir rhétorique et à l’avoir financier. Il oppose le philosophe aux
sophistes.
[6].
Nous nous référons à La Bible. Dans le second testament (Evangile selon
Matthieu 6,24 ; Evangile selon Luc 16,13), Jésus rappelle qu'on ne peut
pas servir deux maîtres. Entre Dieu et l'argent, il faut faire un choix. Cette
décision n’est pas irrationnelle. Epicure donne des arguments pour la prendre.
Il suggère que le désir de richesses est un désir vain. Un désir est vain dans
la mesure où sa satisfaction ne libère pas du trouble qu'il suscite et empêche
de prendre conscience du simple plaisir d'être. Un désir vain est insatiable et
pourvoyeur de peurs. L'enrichissement démesuré produit, au moins par
différence, des gens plus pauvres qui éprouveront souvent du ressentiment
envers cette inégalité jugée injustifiée. La pauvreté, qui va de pair avec
l’enrichissement, constitue un vivier de menaces pour les plus riches. D'autre
part, la concurrence pour l'enrichissement est inévitable et beaucoup échouent
même après avoir beaucoup gagné. La sécurité procurée par la richesse est donc
illusoire. Selon Epicure, seule l'autarcie psychique et spirituelle la procure.
Le désir du bonheur met ici en jeu une décision entre désir de spiritualité et
désir de richesse.
Cependant Epicure n’envisage pas un développement économique et
matériel : si on suit sa logique, il prône une autarcie économique. Par
ailleurs, il y a des riches et des puissants qui ont su être capables de
spiritualité. Ils ont su se détacher du désir vain de la richesse pour agir
conformément à une sagesse libératrice des troubles de l’âme. L’empereur
Marc-Aurèle en est un bon exemple. Enfin, dans une vie économique moderne,
certains créateurs de richesse participent vraiment à l’amélioration de la vie de
tous. A vrai dire, sans des richesses, comment faire croître un quelconque bien
commun et, réciproquement, sans bien commun, qui pourrait s’enrichir de
façon sûre ? Certaines richesses peuvent servir la vie spirituelle, même si on
doit servir d’abord et avant tout la vie spirituelle. Notre pari est d’inclure
la richesse infinie des sciences spirituelles dans une conscience élargie de
nos biens communs.
[7].
« D’après une étude parue dans Psychological Science, et
intitulée « L’esprit est prompt, mais la chair est faible : les effets du
dualisme sur nos comportements », un individu a moins de chances d’adopter
des comportements sains s’il croit à la séparation de l’âme et du corps.
D’après les auteurs, si le dualisme correspond à un mécanisme cognitif universel,
les individus répriment plus ou moins cette croyance naturelle. Or, plus une
personne est persuadée que sa pensée se distingue de son corps, moins elle
accorde de l’importance à sa santé. À l’inverse, un « physiciste »,
pour qui la conscience n’est qu’un ensemble de mécanismes physiques et
chimiques, se rendra plus souvent chez le médecin, mangera plus équilibré et
fera plus d’exercice physique. Réduire les croyances dualistes d’une personne
améliore « immédiatement » ses habitudes sanitaires, d’après les
résultats de l’une des expériences de l’étude. Selon les auteurs, ces
observations pourraient avoir de « profondes implications » dans
la vie de tous les jours. La métaphysique va-t-elle devenir un problème de
santé publique ?», Source : Philosophie Magazine – Avril 2013 No 65 /15.
On ne peut qu’approuver le rejet du dualisme qui oppose une dimension de la vie
à une autre. Mais, malgré son rejet du dualisme, cette recherche manifeste
aussi l’oubli de la plénitude de la vie.
[8].
« On a longtemps voulu penser que la croyance protège des maladies
psychiatriques et favorise l'épanouissement des gens. Une étude récente
invalide cependant le postulat que la croyance est un rempart contre la
dépression. Une équipe de chercheurs dirigée par Michael King, de l'University
College de Londres, et publiée en septembre dans Psychological Medicine a
analysé une cohorte de 8 318 personnes suivies par des médecins généralistes à
travers sept pays. Les individus ayant les convictions spirituelles les plus
fortes avaient deux fois plus de risques de connaître une dépression majeure
dans l'année.», extrait d'un article du
site internet http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/11/11/dieu-adn-et-depression_3511843_1650684.html.
On peut
toutefois ici questionner le mélange entre croyances religieuses et foi
spirituelle ou, plus globalement, entre pratiques religieuses et pratiques
spirituelles à proprement parler. Notre chapitre V
creusera la différence entre croyance religieuse et foi spirituelle.
[9].
Raoul Vaneigem, Pour l’abolition de la société marchande. Pour une société
vivante, Rivages poche, p.86-87.
[10].
Dans Spirituality : A very short introduction, Oxford press, 2012,
p.5, après avoir rappelé l’émergence historique du terme spiritualité, Philip
Sheldrake propose une définition assez similaire : « Comment
définir la « spiritualité » aujourd’hui ? La réponse n’est pas
simple, parce que le mot est utilisé dans de nombreux contextes différents.
Cependant, la littérature contemporaine sur la « spiritualité »
inclut régulièrement ce qui suit. La spiritualité concerne ce qui est
holistique – ce qui signifie, une approche de la vie complètement intégrée.
Ceci concorde avec le fait que, historiquement, « le spirituel » est
en relation avec le mot anglais « holy », saint ou sacré, qui vient
du grec « holos », « le tout ». Ainsi, plutôt que d’être
simplement un élément parmi d’autres dans l’existence humaine, le spirituel est
mieux compris comme un facteur d’intégration – « la vie comme un
tout ». » [Nous traduisons]
[11].
L’œuvre du philosophe Michel Henry insiste sur ce risque de confusion entre la
vie vécue et ce qui revient à une vie objectivée, une vie biologique. Voici ce
qu’il dit, par exemple, de notre corps : « Les descriptions du
corps constitué n’ont rien d’originaire […] elles sont aveugles à l’égard de
l’essence originaire de la révélation, c’est-à-dire de la vie. […] Ma
chair n'est donc pas seulement le principe de la constitution de mon corps
objectif, elle cache en elle sa substance invisible. Telle est l'étrange
condition de cet objet que nous appelons un corps : il ne consiste nullement en
ces espèces visibles auxquelles on le réduit depuis toujours ; en sa réalité
précisément il est invisible. Personne n'a jamais vu un homme, mais personne
n'a jamais vu non plus son corps, si du moins par corps on entend son corps
réel. », Incarnation. Une philosophie de la chair, Michel
Henry, Editions du Seuil, 2000, p. 221.
[12]. Nous utilisons ici la notion d'expérience
spirituelle par opposition à une croyance spirituelle. Nous n’ignorons pas que
la notion d'expérience spirituelle pose problème, car elle peut induire trop
vite l'idée d'une accumulation temporelle de sagesse ou de perfection par une
personne. Or comme nous le montrerons, si la présence de la vie universelle est
expérimentée, notre histoire et toutes nos qualités qui composent notre vie
personnelle ne seront plus centrales. En ce qui concerne la vie vécue spirituellement
comme vie universelle, le terme d'expérience ne vaut que comme condition de
possibilité de toute expérience vécue : en philosophie, on qualifierait
cette expérience de transcendantale. Dans une expérience transcendantale de la
vie, ce n'est plus moi qui vis une expérience qui arrive et qui passe ;
c'est la vie qui me fait vivre qui s’expérimente aussi à travers moi. Ma vie
n'est plus alors seulement une expérience que j'ai. La vie universelle qui me
fait être n’est pas un objet que je peux me représenter et donc connaître comme
une chose. L'expérience transcendantale dont il s’agit ne fonctionne pas comme
les expériences usuelles où il y a moi, sujet personnel, en relation avec un
objet. Cette discussion a aussi un autre intérêt. Elle précise quelle forme
peut avoir la participation expérimentale de notre personne à la reconnaissance
de cette expérience transcendantale. L'expérience spirituelle commence par un
individu qui expérimente par le biais d'un geste intérieur. Puis, lorsqu’elle
réussit, elle bascule dans le vécu de la vie universelle se vivant entre autres
à travers cet individu. Quand nous parlons de « l’expérience spirituelle de
la vie universelle », le « de » (ici surligné) devra être lu en un double
sens : nous signifions qu'il s'agit non seulement de l'expérience qu'un
individu réalise en prenant conscience de la vie universelle, mais aussi et
surtout de l’expérience transcendantale faite par la vie universelle à travers
cet individu.
[13].
Dans La Flûte de l’Infini, nrf poésie Gallimard, p.95, Kabîr dit :
« Si tu te plonges dans l’Océan de Vie, tu vivras dans le Pays de la Suprême
Félicité. » Kabîr est un de nos modèles pour spécifier ce qu’est
la spiritualité. Vivant à Bénarès en Inde, du XVème siècle au début du XVIème
siècle, il fut suivi aussi bien par des hindous que des musulmans, dépassant
tout dogmatisme religieux. Enfin, il montre un chemin spirituel fort différent
du renoncement à la vie.
[14].
Dans Spirituality : A very short introduction, p.4-5, Philip
Sheldrake trace un rapide portrait de l’histoire du terme de spiritualité. Il
montre son évolution parfois ambiguë et il précise sa définition comme
approfondissement de notre participation au tout de la vie : « Le mot
« spiritualité » a son origine dans le christianisme avec l’adjectif
latin spiritualis, ou spirituel, qui traduit l’adjectif grec pneumatikos
tel qu’il apparaît dans le Nouveau Testament. Ceci est important : le
spirituel n’était pas à l’origine opposé au corporel ou au physique. Il était
plutôt utilisé en opposition au charnel, qui signifie ce qui relève du monde ou
ce qui est contraire à l’esprit de Dieu. Donc la distinction était à la base
entre deux approches de la vie. Une personne spirituelle (par exemple dans La
première lettre aux Corinthiens, 2, 14-15) était simplement quelqu’un qui
envisageait la vie sous l’influence de Dieu, pendant qu’une personne charnelle
ou mondaine s’intéressait d’abord à la satisfaction personnelle, au confort ou
au succès. […] Le nom « spiritualité » au Moyen Âge voulait dire simplement
le clergé. Par la suite, il apparut pour la première fois en référence à la
« vie spirituelle » pendant le 17ème siècle. Il disparut
pour un temps, mais se rétablit de soi-même à la fin du 19ème siècle
en France, le mot anglais moderne « spirituality » en est une
traduction. » [Nous traduisons]
[15].
Nous suivons ici Mirra Alfassa, la Mère de l’ashram de Sri Aurobindo. Dans ses Entretiens, 1957-1958,
p.161, elle dit : « l’ancienne spiritualité était une évasion hors
de la vie, vers la Réalité divine, laissant le monde là où il était, comme il
était, tandis que notre vision nouvelle est au contraire une divinisation de la
vie, une transformation du monde matériel en un monde divin. »
[16].
Dans ABC d’une sagesse, Swami Prajnanpad, le maître d’Arnaud Desjardins,
affirme : « La grandeur de l’Inde c’est d’avoir mis en valeur le fait
de voir (drsti) et non pas croire, non pas imaginer, non pas spéculer, mais
voir directement ce qui est. » Et ailleurs dans les Entretiens
rapportés par Srinivasan, Accarias L’Originel, p.67-68, il précise :
« La différence entre Voir et Penser est énorme. On pense avec le
mental tandis qu’on voit avec la faculté de perception. Le mental est le moyen
à travers lequel le petit moi est projeté sur tout le reste. Au lieu de voir
l'objet comme il est, le « je » se projette dessus et l’objet est
comme supprimé par la pensée. […] quand une chose est vue dans sa vraie
lumière, il n'y a ni attirance, ni répulsion. […] Alors ce que vous voyez est
en vous. […] [F]inalement, tout est en vous et vous devenez tout. C'est cela
l'Infini. »
[17].
Blaise Pascal, Pensées, Edition Michel Le Guern, Folio Classique, §397,
Infini Rien, p.247 sq.
[18].
L’athée nie l’existence de Dieu ou refuse la religion. L’agnostique n’a pas de
réponse à la question religieuse. S’il envisage une spiritualité, c’est en
dehors des religions, aucune interprétation d’une même expérience spirituelle
ne lui semble plus crédible qu’une autre. La spiritualité sceptique issue de
Pyrrhon est souvent celle qui convient à l’agnostique. Notre
introduction à l’expérimentation intérieure 3 et la note 215 permettront de
mieux approfondir cette voie spirituelle agnostique par excellence.
[19].
Rappelons que, sur ce point, l’église catholique n’affirme plus qu’hors de son
église, il n’y a pas de salut. Désormais, elle affirme que tous les hommes de
bonne volonté, qu’ils soient d’autres religions, athées ou agnostiques,
participent d’une église invisible autour de Jésus-Christ. Mais elle continue
d'affirmer après Justin ou Clément d'Alexandrie que tous les autres ont des
germes de vérités, tandis qu'elle a accès à toute la vérité.
[20].
Nous donnons au mot « spiritualité » un sens qui pourrait sembler
inhabituel. Mais nous espérons ainsi éviter diverses critiques légitimes à son
égard. Par exemple, Pierre de Béthune, un acteur du dialogue interreligieux, se
méfie du mot : « Le mot « spiritualité » est piégé. Je
préfère chercher l’unité. Pour devenir plus humain, il ne s’agit pas de
privilégier une partie de notre être, l’esprit. On a trop souvent présenté la
« vie spirituelle » comme un développement exclusif de l’esprit au
détriment du corps. » [Cité par Sandra Huygen-Dols et Frans
Goetghebeur, dans Petit cahier d’exercices de spiritualité, Editions
Jouvence]. Dans Les Tisserands, Réparer ensemble le tissu déchiré du monde,
p.25, Abdennour Bidar, un philosophe contemporain, dont la quête s’est nourrie
de sa rencontre avec le soufisme et les sagesses de l’Inde, pose lui aussi la
question de la valeur de la notion de spiritualité : « Bien que la
notion de « spiritualité » soit devenue une sorte de fourre-tout, il me semble
donc qu’elle peut encore servir quelque temps. Mais dans mon esprit il n’est
pas question de l’imposer. […] Que les uns parlent de « vie spirituelle » là où
les autres parlent de « vie qui a du sens », peu importe. Que les uns parlent
de « présence de Dieu » lorsqu’ils font l’expérience de quelque chose qui les
appelle et les dépasse, que d’autres parlent de vie universelle, et d’autres
encore de grande fraternité humaine, quelle différence au fond ? L’important
est de se retrouver tous ensemble dans quelques convictions fondamentales :
chacun d’entre nous est relié à plus vaste que lui, qui le fait grandir ; le
petit moi n’est rien tout seul ; seule une nouvelle culture des liens nous fera
sortir de toutes nos fractures – intérieures, sociales, écologiques. »
Un autre point de vue critique utile nous est proposé dans Sagesse pour le
XXIème siècle par Douglas Harding, un philosophe et mystique anglais :
« La spiritualité souffre d’une abondance d’abstractions et de mots
ambitieux, nébuleux, dépourvus de sens. Voir qui vous êtes, c’est revenir sur
terre et regarder. » Ainsi, à l’évidence, le terme
« spiritualité » est critiquable dans la mesure où son usage
s’éloigne précisément de la vie vécue en plénitude.
[21].
Dans La bienheureuse solitude de l'âme, Editions Accarias L’Originel, p.
25, Stephen Jourdain dit : « Toute respectable qu'elle soit, la
subjectivité n'est qu'une minuscule bourgade dans le territoire sans fin de
l'intériorité ! Si l'on se « plante » si souvent, c'est précisément
parce que l'on réduit l'intériorité à la subjectivité. »
[22].
Dans Puissance de la joie, p. 152, Frédéric Lenoir écrit clairement en
ce sens : « Et plus nous progressons dans ce travail de lucidité,
d’individuation, de consentement à la vie, plus nous découvrons que nous ne
sommes pas uniquement cet ego auquel nous nous sommes identifiés. J’accepte
ainsi de ne plus seulement me résumer au personnage de Frédéric construit par
ses émotions, ses croyances, ses pensées, son mental. Mais je ne cesse pas
d'exister pour autant, car en moi subsiste quelque chose de plus radical que
Frédéric : c'est le Soi, une identité très profonde, qui relève de mon
esprit. »
Destin oiseau par Niranjan Guha Roy |
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