vendredi 9 août 2024

CULTIVONS UN SENS DE NOTRE DIGNITE D’ETRE UNE ÂME EN DEVENIR

 

Chaudron aux hortensias de Maurice Denis

 

Pour être un trouveur et un explorateur surmoderne de l’intériorité, il faut cultiver le sens de sa dignité personnelle. Il y a là un prérequis de toute science psychospirituelle.

La dignité personnelle est une valeur et un droit essentiels à notre idéal de fraternité ouverte. La modernité l’a mise en avant. L’égale dignité devant la loi est aujourd’hui reconnue. Toutefois le sentiment ou, mieux encore, la perception de la dignité égale des personnes, quelles qu’elles soient, sont loin d’être usuels. Notre pari consiste à réaliser la vie universelle en plénitude, mais aussi, en même temps, à passer d’une vie ego-centrique au développement conscient du fait d’être une individuation de la vie. C’est sur ce fait spirituel que, du point de vue de notre pari, se fonde l’égale dignité. Il y a aujourd’hui une méconnaissance de la transformation de la vie ego-centrique en développement d’une individuation personnelle de la vie. Elle peut expliquer, selon nous, en partie pourquoi le projet moderne d’éducation au sens de la dignité reste inachevé. Par ailleurs, peut-on vraiment être notre propre autorité alors que le sens de notre dignité est défaillant ? Les propositions sociales, y compris celles qui se prétendent spirituelles, peuvent enrichir notre individualisation. Si elles contribuent au sens d’être notre propre autorité, elles peuvent nous amener à percevoir la vie universelle. Mais faute du sens profond de notre dignité, serviront-elles l’émergence consciente d’une individuation personnelle de la vie en nous ?

Notre pari pour un pluralisme spirituel surmoderne requiert de cultiver une plus juste perception d’être notre propre autorité. Il requiert de préciser le sens de notre dignité. Nous voudrions ici y contribuer, au moins modestement. Cet apport peut servir à l’édification de sciences psychospirituelles qui seraient aussi des psychologies avec une âme.  

                                  

La spiritualité veut découvrir et explorer une vie consciente non ego-centrique.

Reconnaître cette activité de sélection et de hiérarchisation inhérente à l’ego et à sa construction mentale amène à reconnaître que l’ego n’échappe jamais à des préférences. Or là où il y a de la préférence personnelle, il y a de l’indisponibilité, de l’absence d’ouverture. L’amour produit par l’ego induit en effet des comparaisons : j’ai le sentiment d’aimer plus mes proches que les inconnus, j’aime plus ceux qui m’aiment que ceux qui ne m’aiment pas... Certains trouveront même qu’il est normal de préférer ses enfants à ses cousins, ses cousins à ses voisins, ses voisins aux étrangers, et en déduiront des thèses plus ou moins xénophobes. D’autres affirmeront le contraire, mais dans leurs actes, perpétueront des injustices. Ils donnent l’avantage à leurs proches. S’ils luttent contre une injustice, ceux pour qui ils s’engagent auront leur préférence. Peut-être que ces extrêmes de la préférence égoïste ne nous concernent pas, mais qui n’a pas vu ses préférences le conduire à mal aimer ? Parce que tel amour nous a semblé préférable à tel moment, n’avons-nous pas négligé d’autres amours préférés pourtant à tels autres moments ? Nos manques d’attention sont, à l’évidence, liés aux fluctuations de nos préférences.

Ainsi, là où il y a de la préférence, l’amour se mélange avec du rejet, de la haine ou de la négligence. Un amour vrai, s’il ne préfère plus, ferait, lui, des différences. Quand je préfère le soleil, je déteste la pluie. Or ces différences météorologiques sont nécessaires. Quand je préfère la sveltesse, je déteste grossir. Si j’attache énormément de valeur à ma sveltesse en me sacrifiant pour elle, devant quelqu’un de forte corpulence, je peux ressentir un malaise. Ayant pris moi-même du poids, malgré des efforts, je me sens honteux, je m'aime moins. J’oublie d’accueillir, du point de vue spirituel, les différences d’évolutions psychocorporelles. Dans toute préférence, il y a des germes d’émotions qui perturbent l’amour de l’autre comme de soi-même. Accueillir les différences et servir l’individuation, seuls, nous prédisposent à nous ouvrir à ce que le fond du cœur commande. Par exemple, un parent apprend à aimer son enfant sans le comparer avec un autre, sans projeter une autre relation sur cette relation ; il apprend à lui donner ce dont il a besoin, lui et lui seul. Aimer ses enfants avec un souci d’égalité matérielle entre eux, ce n’est pas servir forcément au mieux leur individuation. Avec ses problèmes de préférences personnelles, l’amour de l’ego ordinaire ne peut pas vraiment accueillir la différence et servir l’individuation authentique de la vie. Il ignore ce qu’est le pur amour[1]. Pour servir l’individuation harmonieusement, il ne s’agit pas d’abord de nourrir des désirs mimétiques de possession, d’échanges ou de magnification de soi, il s’agit de servir le besoin d’être en nous. Autrement dit, il s’agit de suivre l’appel du fond de notre cœur et non de satisfaire un quelconque désir.

Mais lutter contre ces tendances à la séparation et à la préférence, ne suffit pas, semble-t-il, pour donner à la conscience ordinaire la capacité de produire une bonté authentique. Une conscience ordinaire peut s'efforcer d'être non égoïste. Mais quels que soient ses efforts, elle restera ego-centrique. Dès lors, pour ne vraiment plus être ego-centrique, l’activité de la conscience devrait se rapporter à un autre processus que l’ego lui-seul. Si ce processus est une réalité, il ne peut pas dépendre du seul bon vouloir de l’ego. Or tant que l’ego est au centre, on a facilement le sentiment d’être le diable et le bon Dieu. L’ego ordinaire se croit toujours l'ultime auteur du bien et du mal. Certes, son potentiel diabolique est incontestable. « Diabolos » en grec signifie « le Séparateur ». Comme nous l’avons vu précédemment, au niveau même de ses représentations corporelles, l’ego ordinaire se vit séparé des autres humains, des autres êtres vivants et du monde. Il ne s’agit pas de condamner ceci unilatéralement. L'ego ne peut se développer et grandir qu’à travers un certain nombre de cercles d’identifications et de préférences. Ce qui crée des frontières et des séparations dramatiques est sa crispation sur ses préférences et son refus de s’élargir à un cercle d’identification plus vaste : ma famille ou ceux de ma chair, mon réseau ou mon clan, ma communauté ou mon ethnie, ma religion, mon pays ou ma patrie. Trop rares encore sont ceux qui envisagent et agissent d'abord pour le destin de l'humanité ou même le destin de l'évolution du vivant dans sa globalité. Si le potentiel diabolique de l’ego ordinairement séparé des autres et du monde ne fait pas de doute, comment l'ego ordinaire pourrait-il être, par ailleurs, le bon Dieu ? La présence d’une bonté infinie parait fort peu probable tant que soi-même on demeure au centre de sa conscience et que les autres se tiennent plus ou moins éloignés. Dans la conscience ordinaire, parler de l’amour du « prochain » reste imaginaire. La volonté d’accroître la séparation en faisant des autres des instruments, des objets manipulables de nos désirs, nous traverse bien souvent, si on est honnête. Par contre, l’idéal de bonté est, lui, beaucoup plus étranger à la nature immédiate de la conscience ordinaire ego-centrique. Si l’idéal de notre ego est l’amour, on observera un balancement incessant entre autovalorisation et dévalorisation de soi, orgueil et humiliation de soi par soi. Quand notre amour de soi se pervertit et place les autres sur un autre plan que nous-mêmes, il ne nous reste plus que de l’amour-propre incapable de compassion profonde même à notre égard[2]. L’amour-propre se vit dans la comparaison et le jugement. L’humiliation de soi surgit dès que la comparaison à autrui ou la pensée de son jugement nous amènent à nous dévaloriser. Plus grave encore, notre dévalorisation peut sembler nécessaire à notre amour pour autrui. Un ego chevaleresque luttant contre l’amour-propre parviendra à restreindre ses tendances égoïstes ; il réduira les balancements de son amour-propre entre défense d’une bonne image de soi et humiliation de soi par soi. Mais sans un basculement dans la conscience de la vie universelle, il ne pourra jamais déraciner son ego-centrisme structurel dont son amour-propre n’est qu’une manifestation. Cet ego-centrisme structurel de la conscience ordinaire pourra toujours offrir un terrain favorable aux regains intempestifs de germes égoïstes. Un tel ego peut être soudain emporté par le jaillissement d’une pulsion souterraine indifférente à l'autre. Le regrettant ensuite, il risque de se haïr au point de perdre toute énergie pour aimer. Les remords et la culpabilité ne rachètent jamais pourtant le manque d’amour ; seule la reprise en main de notre sens des responsabilités le peut. Être responsable consiste à trouver des réponses pour réparer au mieux. Mais là encore, se sentir responsable, plus que tout autre, amène aussi à de subtiles perversions de l’amour. Par exemple, on aime les pauvres, les étrangers, on les secourt. Mais on croule sous le poids de la tâche ; on reste ambigu face à la reconnaissance des hommes ou des dieux ; on demeure mal à l’aise avec un sens subtil de notre supériorité sur des personnes manifestement moins indépendantes. Cet amour-là n’est pas une communion dans l’égalité et la liberté. L’amour produit par la conscience ego-centrique reste ambivalent et au-delà d'un certain seuil, il s'épuise. L'ego chevaleresque véritablement sincère parvient à reconnaître cette limite intrinsèque : il n'est pas libre d'aimer purement ni soi, ni les autres. L’amour d’une conscience ego-centrique n’est jamais inépuisable et inconditionnel[3]. Avoir des moments d’élan de bonté n’est pas l’ouverture à la réalité spirituelle de l’amour et de la compassion.

 

Luc Ferry fait une apologie de l’amour, mais au fond, celle d’un amour ordinaire avec ses préférences et ses conditions. Il n’entrevoit pas l’inaptitude de la conscience ordinaire à aimer vraiment[4]. Finalement, cette incapacité à distinguer spiritualité et développement personnel devient particulièrement nette quand Luc Ferry critique assez naïvement la conception bouddhiste de l’ego. Il interroge : « Cette sagesse oublieuse du moi est-elle, tout simplement, plausible ? »[5] ou « Comment un moi pourrait-il déconstruire les illusions du moi ? »[6] Ces interrogations sont symptomatiques : Luc Ferry, comme bien d’autres, ne ressent pas le besoin d’un dépassement de la conscience ego-centrique ordinaire en vue d’aimer vraiment. Certes, beaucoup de discours spirituels évoquent une destruction ou une dissolution de l’ego : ces discours peuvent faire craindre une dépersonnalisation pathologique[7]. Pour éviter ce danger, la notion de « dépassement de l’ego-centrisme » semble plus juste. Elle évite une confusion possible avec une dépersonnalisation pathologique et elle redit la nécessité spirituelle de détrôner l’ego du centre de l’esprit.

 

Comme beaucoup aujourd’hui, Luc Ferry engage à une forme de pari spirituel consistant à développer l’amour et la compassion. Il entrevoit judicieusement l’impact de ce « supplément d’âme » sur un vivre-ensemble démocratique. Une confrontation électorale d’intérêts plus ou moins égoïstes semble, en effet, peu spirituelle. Mais si notre approche est juste, l’amour et la compassion supposent d’élargir le point de vue ordinaire de nos consciences. Parce qu’il rejette toute abolition de l’ego, Luc Ferry ignore la possibilité d’un dépassement de l’auto-illusion de l’ego-centrisme de la conscience ordinaire. Ceci va à l’encontre de toutes les spiritualités authentiques qui font de ce dépassement l’entrée véritable dans l’aventure de la vie vécue en plénitude[8]. La revalorisation sociale actuelle du spirituel avec des approches comme celles de Luc Ferry risque donc de nourrir la confusion. Pour éviter ceci, une réinterprétation du développement personnel à la lumière de l’aventure proprement spirituelle s’impose[9]. L’amour et la compassion se dévoilent vraiment quand l’ego abandonne le désir de poser ses conditions et quand ses préférences sont surmontées : l’« amour vrai nous délivre de tout attachement »[10], rappelle Vivekananda. Et qui sait alors, si une culture de l’amour et de la compassion ne nous fera pas vivre ensemble, libres des mouvements de conscience qui ramènent à des formes d’ego-centrisme ?


Cependant, pour dissoudre le nœud ego-centrique, il y aurait contresens à renier sa dignité en renonçant à être autonome.

Si l’on nous interroge, nous autres modernes et postmodernes, il y a un sens auquel nous nous sentons sûr d’être autonome : nous ne nous soumettons plus aveuglément à une tradition et à ses autorités extérieures comme des prémodernes. Face aux autorités, il peut nous apparaître juste et approprié d’affirmer notre point de vue personnel, de le défendre par des mots et même de le revendiquer par des actes.

Mais notre assurance en ce domaine peut s’avérer, nous devons le reconnaître, parfois un peu naïve. Qui n’a pas éprouvé l’impression de se faire manipuler par un autre ? Tel marchand n’a-t-il pas réussi à nous embobiner ? Devant un supérieur hiérarchique, ne sommes-nous pas redevenu un petit enfant à qui un parent ou un adulte impose son désir ou ses appartenances ? Par le passé, au lieu de vraiment servir en nous la manifestation de la vie, un proche ne nous a-t-il pas manipulé et trompé ? Dès lors, nous devons convenir qu’il y a dans notre construction mentale et émotionnelle des points d’appuis pour obtenir de nous une démission plus ou moins grande du sens de notre autorité personnelle. Ce défaut d’autorité personnelle est toujours lié à une défaillance dans l’émergence du sens de notre dignité.  La réaction consistant à se méfier à tout va n’est qu’une construction mentale et émotionnelle paranoïde. Elle ne rétablit pas le sens véritable de notre autorité personnelle et substitue de l’amour-propre au sens véritable de notre dignité. Nous retenir recroquevillé sur nous-même dans la méfiance revient à vouloir rester immobile dans le courant de la vie : c’est certainement en dessous de notre dignité, qui a à voir avec une vie pleinement vécue. Mais même si nous n’avons encore aucune expérience de la vie en plénitude, il nous arrive d’avoir une conduite qui nous rabaisse à un niveau d’être que nous pensions avoir dépassé. Nous savons alors que nous agissons en dessous de notre dignité et que nous négligeons le sens de notre propre autorité. Par ailleurs, une manipulation, une tromperie ou une trahison ne seraient pas si blessantes que cela, si nous n’avions pas le sentiment qu’il aurait été possible de préserver notre dignité. Si un autre adulte avait subi cela dans les mêmes circonstances, nous aurions su déceler ce qui outrageait le sens de sa dignité et que nous n’avons pas su relever pour nous-même. L'enfant battu se sent honteux et coupable, sa dignité n'a pas été respectée, mais il n'a pas les moyens de ressentir qu’il se plie à une autorité injuste. Et c'est souvent une part d'enfance blessée, en nous adulte, qui continue à ne pas préserver le sens de sa propre dignité.

Ne perdons-nous pas parfois le sens de notre propre dignité dans des relations familières ? Pourquoi accepter d'un proche ce qui montre un irrespect patent de notre dignité ? Pourquoi accepter des prérequis de perfection pour mériter du respect ?

Le développement du sens véritable de notre autorité personnelle est donc connecté avec celui de la perception de ce qui est en dessous ou non de notre dignité.

 

Notre refus et nos craintes de nous engager avec d’autres sur une voie spirituelle ne se fondent-elles pas sur la crainte excessive d’être déçu ? Au nom du sacrifice en vue d’obtenir ce qui nous semble l’essentiel de l’essentiel, ne risquons-nous pas de transiger sur le sens de notre propre autorité personnelle ? Mais quel enfant aurait appris à marcher s’il se méfiait toujours de tomber. A l’inverse, au travail, pour assurer un peu de bien-être économique, n'avons-nous pas transigé, au prix d’un certain mal-être, sur nos convictions, notre dignité et le sens d'être notre propre autorité ? Pourquoi faire ces compromis et ces sacrifices pour notre survie économique et se refuser à prendre tout risque pour réussir à réaliser la présence de la vie universelle ?

Des espérances ou des engagements relationnels liés à la recherche spirituelle pourraient nous amener aussi à une démission du sens d’être notre propre autorité. Mais nous resterons libre d'aller aussitôt voir ailleurs, puisqu'il ne s'agit pas de survie. 

Le progrès et les victoires spirituels sont donc intimement liés au développement du sens d’être sa propre autorité et à celui du sens de sa dignité personnelle. Toute personne animée par le pari spirituel (sur)moderne les cultivera.

 

Lorsque nous vivons en dessous d'un certain sens du respect de notre personne et de notre dignité, une aspiration à un meilleur amour de soi peut motiver un pari spirituel[11].

Nous sommes loin d'un monde où l'amour de soi et l'amour des autres seraient un seul et même amour, ouvert à une aventure créatrice sans préjugé. Le pari spirituel surmoderne auquel nous invitons affirme pourtant un tel idéal. Nous parions que cet amour créateur existe déjà dans notre cœur, prêt à nous transformer. Trouver le plus juste amour de soi et devenir un instrument créatif de l’amour sont une seule et même quête : c’est œuvrer à libérer notre cœur par l’illumination de la lumière spirituelle et c’est agir à partir de cette source. Dans un contexte (sur)moderne, il nous semble impossible de réaliser la présence d’un tel amour de soi, comme des autres, sans développer notre sens de la dignité personnelle.

Quand nous étions enfant, il y a eu un âge où le sens de notre dignité personnelle nous a amené à vouloir nous habiller seul, il y a eu un âge où nous avons souhaité nous laver seul, un âge où nous avons voulu rencontrer des gens en dehors de la présence de nos parents. Le sens de notre dignité est étroitement lié à la conscience de notre liberté intérieure, à notre capacité d'attention à l'égard de nous-mêmes et donc à notre participation à la vie universelle créatrice. Quand nous sommes impuissant soudain à nous assumer seul, cette compréhension de notre dignité comme liberté d’action en souffre. Notre capacité d'attention à l'égard de nous-mêmes doit donc changer de registre.

La vie spirituelle consiste à dépasser la vie ordinaire de l’ego. Elle a pour but la libération de la position d'une conscience ego-centrique. Pour elle, le sens profond de notre dignité n’est donc pas corrélé à l’impuissance extérieure de notre ego.

Dans une position ego-centrique, tous les vécus de la conscience, y compris éventuellement celui de l’impuissance, se rapportent à un ego au centre. L’ego, même impuissant extérieurement, reste assez puissant psychologiquement pour contribuer à tout ramener à lui ! Comment un ego peut-il contribuer à sortir de l’illusion dont il est complice et victime ? On ne peut tout de même pas s'évader d’une prison avec tous ses murs !

La spiritualité semble annoncer une destruction nécessaire des « murs » de l'ego[12]. Toute la question spirituelle du sens du respect de sa dignité et du juste amour de soi va se poser à cet endroit. Il nous faudra participer à une réforme de notre personnalité. Ce processus se fera à la lumière d’une conscience où notre ego n’est plus au centre. Se soumettre à cette réforme ne devrait pas porter atteinte à l'intégrité de notre personne. Toutefois, dans cet abandon à la lumière spirituelle, il se peut paradoxalement qu’une ou des formes de mort à soi finissent par être exigées. Par exemple, la spiritualité chrétienne y insiste[13] : « Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits ». Ainsi, bien comprise, une telle spiritualité parle de mort à soi et insiste, en même temps, sur la dignité des personnes[14] sans être contradictoire. La mort à soi est aussi en même temps un processus de nouvelle naissance à soi dans la lumière de la vie universelle.

Nous recherchons donc un équilibre délicat entre développement du sens du respect de notre dignité et renoncement à notre ego-centrisme. Pour nous en rapprocher, dans notre culture, il faut aussi nous confronter à un héritage culturel de poids qui affirme la nature corrompue de l’homme. Des chrétiens affirment que tout homme est viscéralement contaminé par un péché originel et que nous ne pouvons pas nous en libérer sans la grâce divine. Mais avant eux, des romains comme Plaute affirmaient déjà que « l’homme est un loup pour l’homme ». Dans Les métamorphoses, Ovide décrivait notre cycle historique comme l’âge de fer, celui qui est le plus éloigné de l’âge d’or : « La terre, jusque-là commune, comme la lumière du soleil et l'air, un arpenteur méfiant la borna d'un long sillon. On ne demandait plus seulement à la riche terre les moissons et les aliments qu'elle doit produire, mais on pénétra jusqu'à ses entrailles, on se mit à extraire les ressources qu'elle avait cachées et transportées près des ombres du Styx, ces trésors qui sont sources de nos maux. […]  On vit de rapines ; l'hôte n'est plus en sécurité chez l'hôte, ni le beau-père chez son gendre ; entre frères également l'entente est rare. Le mari projette la mort de son épouse, l'épouse, celle de son mari. » Il nous faut donc tenir compte de ce contexte culturel dans notre quête d’un équilibre, qui requiert à la fois le sens de notre dignité et l’abandon de notre ego-centrisme. Cette quête rencontre, dès lors, deux types de postures qui s’affrontent : celles qui souscrivent à ces analyses pessimistes sur la nature humaine et celles qui les contestent. Comme par effet de balancier, chacune de ces postures aboutit à un type respectif d’écueils que notre quête devra surmonter.

 

Examinons la première posture et le premier type d’écueils qui s’ensuit. Cette première posture conteste l’attribution d’intentions mauvaises à tout être humain. Attribuer, par exemple, des caprices à des nouveau-nés qui n’ont même pas de réflexion mentale est déraisonnable. Une culture de la culpabilité justifie le châtiment éducatif et nourrit une pratique de la violence physique et psychologique qui ne peut que confirmer le verdict d’une nature mauvaise en l’humain : il y a là un cercle vicieux dont nous devons effectivement nous libérer. Mais qu’en est-il, quand certaines offres spirituelles postmodernes déculpabilisantes font seulement des promesses d'épanouissement et de bien-être ?

Prenons d’abord le temps de montrer l’intérêt de cette posture avant de considérer de nouveau cette question. Un certain bien-être de notre personne n'est pas, loin de là, contraire à l'expérience spirituelle : quelqu'un de crispé sur sa douleur existentielle ou prisonnier de ses traumatismes passés peut-il s'abandonner sans retenue à la vie universelle ? Peut-être aura-t-il un aperçu fugitif de la lumière spirituelle, mais il sera bien loin de vivre continument dans cette perspective. Une stabilisation dans une conscience au-delà de la conscience ego-centrique est peu probable si nous ne parvenons pas à un relatif équilibre de notre personnalité. Parmi les critères de santé psychologique requis, il y a la capacité de prendre du recul sur soi, de ralentir suffisamment pour y voir plus clair au lieu de s'agiter perpétuellement. Le mal-être psychologique personnel ne favorise pas du tout un dépassement de la conscience centrée sur l'ego. Il doit être combattu d’urgence si son intensité m’interdit de regarder en moi-même. Plus discret, il n’en est pas moins un obstacle. Si, par exemple, en pensant à l’une des pires choses que j'estime m'être arrivée, je plonge dans une agitation émotionnelle empêchant tout recul, alors j'ai un certain chemin d'individuation personnelle à mener. Ce chemin d’apaisement seul permettra de voir s'approfondir la présence spirituelle au niveau du cœur.

Venons-en maintenant aux écueils qui peuvent accompagner cette posture lorsqu’elle réduit la spiritualité à du bien-être. Tout d’abord, une angoisse ou une peur irraisonnée peuvent être les signes avant-coureurs de la fin de la position illusoire de l'ego dans la conscience. Un écueil serait de fuir ce processus au nom du bien-être. Ensuite, les propositions insistant sur le bien-être et l’épanouissement personnel omettent de rendre compte de l’obstacle spirituel qu’est l’amour-propre. Or une démarche authentique de vie intérieure parlera de l’exigence de passer de l'amour-propre à l'amour de soi[15]. L’amour-propre procède essentiellement par autovalorisation de l’ego. Même blessé, il s’attachera à nourrir ce qui enferme dans une conscience ego-centrique. L’amour de soi procède d’une dynamique contraire d’ouverture. Par exemple, il se développe par une compassion qui vaut autant pour soi que pour les autres[16]. Ce premier type de posture spirituelle qui se veut, avant tout, déculpabilisante est donc souvent oublieux de l’obstacle spirituel qu’est l’amour-propre. De là, il peut passer à côté de notre besoin d’examen de conscience. Il n’y voit qu’un reliquat éculé de la tradition chrétienne. Cela revient à ignorer que cette pratique spirituelle a d’abord été recommandée par des philosophies, telles celles des stoïciens et des néoplatoniciens. Certes, au sein du christianisme, cette pratique de l’examen de conscience est malheureusement devenue, le plus souvent, une énumération de fautes morales et religieuses. Et une fois cette liste dressée, l’issue est une litanie creuse ou des vœux pieux de perfectionnement. L’examen de conscience authentique, auquel nous invitons ici, s’inscrit d’abord au sein du développement d’un discernement pour que puisse se voir en nous ce qui sert ou non l’individuation personnelle de la vie. Les philosophies stoïciennes l’évoquent : cet examen vise à rendre à l’âme, la présence individuée de la vie universelle en nous, son unité, sa simplicité et son hégémonie que diverses humeurs et erreurs de jugement entament. Les néoplatoniciens, comme Plotin et son disciple Porphyre, y voient une technique de sculpture de l’âme : on retire tout ce qui recouvre et fait dysfonctionner la perfection de l’âme, qui originellement est un rayon du divin. Authentique, l’examen de conscience chrétien accompagne la garde du cœur où se tient l’étincelle divine qui donne vie à notre âme. Ainsi entendu, il est d’abord au service de l’individuation de la vie, ici qualifiée de divine. A vrai dire, la spiritualité chrétienne la plus profonde n’ignore jamais l’héritage antique. Ces fondements de l’examen de conscience restent ici encore théoriques. En demeurer-là, ce serait s’en tenir à des croyances. Puisque la dimension expérimentale est toujours plus convaincante pour édifier des sciences psychospirituelles, par la suite, nous reviendrons sur ce sujet en l’envisageant sous un angle expérimental.

 

Passons maintenant au second type de posture promue pour trouver un respect de notre dignité et, en même temps, se libérer de notre ego-centrisme. Sans forcément affirmer que nous sommes foncièrement mauvais, cette posture ne manque pas de pointer l’obstacle spirituel constitué par l’amour-propre. Mais vouloir surmonter l’amour-propre aboutit souvent à l’idée de remporter une lutte contre soi-même. Cette posture avec son idée d’une dignité dans la lutte contre soi-même est source de nombreux écueils. On a alors affaire à bien des caricatures de spiritualité. Voulant surmonter notre amour-propre, on peut être tenté de suivre des enseignants spirituels qui produisent une situation de mal-être psychologiquement déstructurant. Mal nous en prend, pauvres de nous ! Ces enseignants ne connaissent peut-être que ce chemin de l’ego brisé. Des circonstances douloureuses ou humiliantes ont pu les ouvrir à une expérience de la vie universelle. Mais appliqué volontairement à un autre, un tel chemin atrophie le mental, au lieu de le dépasser. Il peut accentuer les pièges du sentiment de culpabilité. Briser l’ego d’un autre ne peut pas honorer l’amour de la dignité des personnes. Ce n’est jamais servir en l’autre l’individuation personnelle de la vie. Même quand les enseignants ont à cœur d’éviter la crainte et la culpabilité, les procédés proposés pour contrer l’amour-propre peuvent être très critiquables. Méfions-nous d'enseignements qui ne nous donnent pas des indications pratiques précises afin de permettre un calme et une tranquillité intérieurs, accroissant notre intelligence émotionnelle. Cette intelligence ne se résume pas seulement à un développement personnel. Elle est développement d’un sens du cœur qui seul ouvre à une vraie réforme de notre individualité. Notre pari est que, dans le cœur, se découvre cette dimension par laquelle la vie universelle nous fait évoluer, nous, les autres et le monde. Eviter la confusion de l’amour-propre et du sens de sa propre dignité en se détachant du jugement d’autrui est un procédé usuel. Mais si, pour ce faire, un enseignant exige de se ridiculiser en public, la frontière avec l’humiliation devient ténue. Soumettre à des humiliations celui qui se veut son disciple, en lui expliquant qu'il doit détruire et sacrifier son ego, n’est guère défendable. Bien sûr, « perdre la face » brise parfois l'ego ; le chercheur se détache des apparences et trouve en soi la source d’une noblesse indéfectible. Cependant, une humiliation planifiée sert toujours immanquablement une fascination ego-centrique collective pour le pouvoir du chef. Le disciple admire le pouvoir de son guide spirituel, il admire sa propre capacité d’encaisser l’humiliation[17]. Ce guide et ses disciples se félicitent de la rudesse de l’enseignement qu’ils suivent. Nous avons affaire ici à un système prémoderne de soumission de notre personne, et non à l’élargissement de l’ego dans un idéal surmoderne de fraternité ouverte. Il est clair que toute forme de haine de soi ne transcende pas non plus l’amour-propre, car elle n’est qu’une forme d'amour-propre dévoyé. Par exemple, dans l’autoaccusation, je garde une part de contrôle ; je ressens l’attention de ceux qui jouissent de mon autocritique, puisque je réponds à leurs attentes en m’humiliant.

 

Ces deux postures avec leurs écueils doivent être dépassées. Un enseignement spirituel authentique permet une expérience intérieure qui va abolir le mal-être inhérent à la survie d'une conscience ego-centrique. Notre amour-propre prétend faire de notre mal-être un emblème de notre dignité. A vrai dire, toutes les formes de l'amour du drame sont des modes de survie de la conscience ego-centrique. Ils sont mêmes parmi les plus efficaces[18]. Se culpabiliser de son amour du drame en serait peut-être le comble. Face à la peur, l'angoisse ou la tristesse de la désillusion, la conscience ego-centrique s’affecte inévitablement d’amertume, de colère ou de nostalgie. Avec ces écheveaux d’émotions s’entremêlent des scénarios récurrents, le tout consolidant l’emmurement de l’ego dans ses forteresses mentales.

Echapper aux écueils des postures précédentes passe par une découverte du véritable amour de soi. Celui-ci n'est ni surestime ni sous-estime de soi, c’est un amour indépendant du regard d’autrui, contrairement à l’amour-propre. L'amour de soi n'est pas réductible à l'amour le plus juste dont je suis capable pour moi-même. Je peux peut-être me consoler et prendre soin de moi, ceci peut être une étape d’un développement personnel, mais l’amour de soi véritable n’est pas le fruit d’un complexe jeu de rôles psychologique : il a sa source dans ce qui me donne vie personnellement, instant après instant. Pour ceux en qui sa présence se réalise assez profondément, l’amour qui comprend l’amour de soi est d’abord, semble-t-il, une perception. L’amour active certaines émotions qui peuvent lui être utiles, mais ce n’est pas une émotion qui vient et qui va. L’amour engendre certains sentiments, mais il n’est pas réductible à un sentiment qui colorerait nos pensées. Sa présence fait grandir en nous un feu d’aspiration, qui rendra notre volonté de le servir plus persévérante et pacifiera nos désirs sans porter atteinte à leur énergie. On va dans le sens d’une telle découverte quand le meilleur de la spiritualité chrétienne sait éviter la dérive de l'humiliation. Pour cette spiritualité, l'amour de soi authentique en rapport au sens de sa propre dignité est alors lié à l’humilité véritable[19]. Cette humilité comprend le fait de se tenir intérieurement à la juste place pour se laisser illuminer, soi et les autres, simultanément de la même lumière spirituelle intérieure. L'humilité véritable n’est pas la modestie extérieure, même si elle abolit l’orgueil de se croire plus digne d’amour qu’un autre. Elle n’a donc rien à voir avec l’humiliation qui consiste à se rabaisser et se laisser rabaisser dans les sentiments de honte et de culpabilité. Elle consiste plutôt à percevoir sa personne, instant après instant, comme résultat d’une manifestation ou d’une création, dans le même mouvement que les autres et le monde. Cette vision approfondie qu’offre la véritable humilité intérieure revient ainsi à se voir souhaité et aimé comme tout autre. Cette perception peut s’affiner : il deviendra possible de ressentir que toute l’énergie personnelle pour aimer les autres et nous-mêmes vient de la générosité créatrice de la vie universelle. Les sciences spirituelles sont aussi des sciences du cœur. Une dimension allégorique peut affiner ce que pourrait être le cœur pour un surmoderne : en ce cœur, la vie se réjouit de nos existences telles quelles sont, comme l’artiste se réjouit des matériaux qu’il vient de recevoir pour les transformer. Tout créateur aime ses matériaux et son œuvre. L’élan créateur de la vie universelle nous veut tel quel et nous transforme continument. A ses yeux, tels que nous sommes, nous sommes parfaits pour être aimés ici et maintenant, sans que cela contredise notre nature de matériaux perfectibles au service de son œuvre.

Cette allégorie de l’artiste, de ses matériaux et de son œuvre propose un juste milieu entre les deux types de postures dont nous avons décrit les écueils précédemment. Dans la ligne de la posture du bien-être et de la déculpabilisation, la contestation de toute imperfection de notre nature amène trop souvent à minorer la perfectibilité humaine. La libération de la conscience ego-centrique est rarement, pour les promoteurs de cette posture, l’entrée dans une dynamique évolutive. A l’inverse, il y a la ligne de la posture qui fustige notre amour-propre et insiste sur l’appel à la perfection. En son sein, on trouve des continuateurs de l’héritage gréco-romain et judéo-chrétien. Mais l’exigence radicale de cette posture et sa dénonciation de l’amour-propre se font, parfois, au détriment d’une prise de conscience du regard d’amour absolu, pour qui chaque moment de son œuvre est parfait.

Ces postures, en négligeant leurs écueils, peuvent faire obstacle à la reconnaissance que notre ego n’est pas à la source de notre action spirituelle. Pour participer, pleinement, au perfectionnement de ce qui est, nous devons apprendre à devenir un pur instrument de la vie universelle. Celle-ci s’avère, seule, l’unique auteure de la transformation et de l’évolution de la conscience individuelle et collective.

Ce sens spirituel de la dignité conjugue le fait de notre noblesse et l’humilité vraie. Le sentiment de notre noblesse croît avec la conscience de plus en plus nette d’être une individuation personnelle de la vie. Mais une telle prise de conscience n’aurait pas lieu sans la croissance d’un pouvoir d’humilité. Celle-ci est nécessaire pour nourrir davantage ce processus évolutif de la vie, qu’est son individuation en nous, et le faire émerger consciemment. Cette noblesse et cette humilité conjuguées mènent donc à l’abandon de tout projet spirituel d’une « autodestruction de l’ego » ou, pire, d'une « destruction » de l'ego confiée à un quelconque (pseudo)maître spirituel. Plutôt qu’un ego (auto)détruit, envisageons nos nœuds ego-centriques dissouts un à un dans des amplifications de notre conscience. Envisageons leur dissolution dans une harmonie de plus en plus parfaite entre la découverte de la vie en tout et au-delà de tout, d’une part, et celle de son processus d’individuation en nous, d’autre part.

Envisageons une dissolution de notre infantilisme dans un « grandir ». Ne rejetons pas les spiritualités qui nous invitent aussi à relier la croissance de la conscience de notre individualité et l’expérience de l'absolu !

L’ego-centrisme de notre conscience ordinaire est une illusion ; ceci n'implique pas que toute notre personne soit illusoire.

Revenons au survol sommaire, déjà effectué, des traditions philosophiques stoïciennes ou néoplatoniciennes et des traditions spirituelles chrétiennes ayant promu l’examen de conscience. Il nous a appris corrélativement que le sens de notre dignité personnelle prend ses racines au plus profond de nos traditions spirituelles occidentales. Elles sont une source discrète, mais essentielle, au cœur de notre modernité. De façon récurrente, par l’entremise de ceux qui les réactualisent, ces sagesses et ces mystiques ont relaté l'expérience d'être un rayon de conscience individuelle agissant depuis la conscience infinie[20]. Nous avons vu qu’elles se réfèrent à une étincelle divine ou à un feu divin individué, qui soutiendrait la transformation de notre personne en pur instrument de la vie universelle[21].

Un risque, avons-nous dit, est de confondre une brisure de l'ego et un geste intérieur volontaire d’ouverture à une vie non ego-centrique. L’ego brisé, n’ayant plus d’appui dans son monde, s’ouvre parfois à une éclaircie spirituelle involontaire. Mais toute autre est la découverte d’un geste intérieur permettant de s’ouvrir à une vie non ego-centrique. Seule une telle découverte est un saut vers la vie en plénitude : le soleil qui se cachait au-delà de la grisaille quotidienne est enfin accessible d’un geste, à chaque instant, quelles que soient les circonstances. Connaître un tel geste est le préalable de l'aventure spirituelle. Il rend possible l’expérience de plus en plus consciente de la vie universelle elle-même à travers notre personne.

Il s’agit donc de percer un trou dans la prison de l'ego, ou mieux, d’exploiter une faille de son enfermement sur lui-même. L'équation consiste à le faire tout en découvrant le sens profond de notre dignité personnelle. Comme nous l’avons déjà compris, l’équation est parfois d'autant plus délicate que des blessures de la vie, des défenses habituelles de notre ego-centrisme, de mauvais penchants pourraient nous rendre incapables de notre plein potentiel physique et psychique[22].

 

Grandir dans l’amour de soi nécessite de reconnaître nos blessures et nos manques. Cela revient aussi à reconnaître nos manquements aux autres, aussi bien qu'à nous-même, et aspirer à y pallier.

Notre pari intègre un double rapport à la perfection : tout est parfait en son être et tout est perfectible en devenir. Notre pari propose d’allier une prise de conscience de la perfection de l’être et une participation de plus en plus intégrale au perfectionnement qu’offre le devenir. Pour aller en ce sens, lucidité morale et travail de libération psychologique sont une étape. Joints judicieusement ensemble, ils prépareront et serviront la découverte de notre être et notre participation au devenir. D’une part, quoi qu’il en soit de nos blessures psychologiques et de nos manques éthiques, il nous faut devenir conscient qu’ils n’entament jamais notre noblesse d’être le lieu d’une individuation de la vie universelle. Celle-ci constitue notre perfection absolue immédiate, inspirant le sentiment authentique de notre dignité et faisant de nous des êtres aimables et aimés. Mais, d’autre part, il ne faudra pas oublier que nous sommes perfectibles ; l’humilité est le pouvoir spirituel de se rendre disponible à une évolution de notre conscience individuelle et collective.

La morale n'est pas à confondre avec la spiritualité. La morale n’affranchit pas d’une vie ego-centrique, c’est-à-dire d’une vie centrée sur l’ego. Mais c’est une propédeutique, un premier pas préparatoire, à une spiritualisation de nos vies. La vie ordinaire, avec une morale aussi simple que de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'on nous fasse, nous évite d’être seulement égoïste. Servir les intérêts de son ego aux dépens de l’intérêt d’un autre est, sous n’importe quelle forme, une attitude totalement antispirituelle. Une réflexion sur le rapport entre morale et spiritualité est aussi essentielle pour développer un sens authentique de la dignité. Pour développer le sens de ma propre dignité, il me faut aussi développer un sens du respect de la dignité des autres qui sont la vie universelle en personnes. Ma négativité faite de suspicion et de ressentiment peut créer momentanément une zone de confort pour mon amour-propre blessé, surtout quand il y a le risque qu’une souffrance psychologique soit ravivée[23]. Mais elle m’éloigne inéluctablement de l’amour de soi. La phrase « Personne n'a à me dire ce que j'ai à faire ! » n'est par exemple qu'en apparence une défense de l'importance de ma personne[24]. Elle est d'abord un refus manifeste du point de vue contrariant de l'autre. Ce refus dénote un subtil glissement de ce qui ressort du sens de notre dignité personnelle vers ce qui ressort des troubles narcissiques de notre personnalité. Ce refus du point de vue contrariant de l’autre est lié à l’incapacité d’un juste amour de soi. Le rappel d'une exigence morale par un autre ne devrait pas me porter à cette humeur agressive. Si vraiment je veux de toutes mes forces lutter contre mes tendances égoïstes et ego-centriques, le point de vue moral de l’autre est opportun. Certes, l'autre peut prendre un plaisir suspect à me faire la morale, il peut nettement exagérer ma noirceur. Pourquoi est-ce que je ne mets pas tout ceci de côté pour l’entendre ? L’autre n’a pas besoin de mon sentiment de culpabilité. Au fond, la contrition de mon cœur illuminé par la compassion et l’amour l’apaiserait. Reconnaître froidement ma faute serait un bon début. Si ma faute est liée à des faits avérés, le plus important est d'abord et avant tout de rassurer cet autre, ici et maintenant, sur mon attrition. L’attrition est une reconnaissance de ma faute. Même si cette reconnaissance est loin d’incarner authentiquement l’amour, elle est un premier geste de compassion par lequel je renonce à me refuser davantage à l’amour. Par attrition, j’assume la responsabilité des faits que l’autre me reproche à juste titre[25].

Cette propédeutique à la démarche spirituelle met bien en jeu une forme morale de l’examen de conscience. Toutefois, le piège serait de le réduire à énumérer nos fautes morales, de faire le vœu pieux de ne plus les répéter et, pire, de commencer à s’harnacher de vertus dévitalisantes. Ce type d’examen de conscience ne mène nulle part, comme nous l’avons déjà suggéré. Il nous faut voir que nos fautes morales envers autrui sont d’abord le fruit d’incohérences actuelles entre les divers éléments de personnalités qui nous composent. Nous partons tous d’inconstances dans nos volontés et nos désirs : la bonne volonté morale ne suffira pas à susciter plus de constance. Il nous faut voir que les bons côtés de nous-même vont souvent avec un envers sombre qui attend son heure pour s’emparer des commandes de notre personne. Cette investigation de nous-même, si elle est bien menée, nous fera renoncer à la robe de vertus de l’ego pour enfin confier notre perfectionnement à l’individuation de la vie cachée dans notre cœur. L’examen de conscience s’amplifie ici en un travail psychologique. Une nécessaire reconnaissance de nos ombres[26] accompagne le développement d'un sens spirituel authentique de notre dignité personnelle. La moralité consiste souvent à s’asseoir sur nos pulsions et désirs qui y contreviennent. D’où les vœux pieux ! Refouler quoi que ce soit n’est pas une démarche spirituelle où se vit la vie en plénitude. Servir l’individuation de la vie consiste à amener en lumière nos ombres, nos défauts de construction. Nos ombres ne nous condamnent pas et ne nous enferment jamais si nous nous voyons dans la lumière de la vie universelle. Elles portent en elles une énergie émanée de la vie. Et puisque pour la vie, rien ne se perd et que tout se transforme, faisons le pari d’offrir nos incohérences, nos inconstances intentionnelles et nos ombres à ce processus d’individuation personnelle de la vie. Quand nous sommes sincère, aperçues, ces incohérences, ces inconstances et ces ombres, qui sont caractéristiques de notre humanité, nourrissent dans notre cœur l’aspiration à une harmonie plus ample. Puisque c’est la même vie qui s’individue en moi et en l’autre, servir cette dignité personnelle ne peut pas être étranger à l’amour de la dignité véritable de toutes les personnes, de tous les êtres vivants et, certainement aussi, de la Mère nature.

La soif de reconnaissance de la lumière spirituelle peut s’unir à la soif de me libérer des faiblesses de ma volonté, de mes incohérences et de mes ombres[27], qui nourrissent mes accès de négativité. Nous serions alors vraiment bien positionné pour constater que notre moralité veut éviter la vie égoïste, mais que notre ego, même agent moral, même abandonnant son ego-centrisme reste infiniment perfectible. Il deviendra au mieux un instrument de l’individuation personnelle de la vie. Et, en fin de compte, on peut espérer qu’il s’avère une formation transitoire de cette individuation. C’est peut-être là un pari encore loin de notre portée. Mais dès maintenant, nous pouvons voir de mieux en mieux que le moralisme est une forme d’ego-centrisme nuisible spirituellement. Nous pouvons nous prendre nous-même en flagrant délit de moralisme, nous commencerons alors à voir qu’il nous a rendu inévitablement incapable, à un moment, d'aimer dignement celui que nous réprimandions, même si c'était à juste titre et soi-disant pour son bien. Nous pouvons aussi, dès maintenant, repérer notre utilisation narcissique de la morale. Lorsque nous affirmons « moi, je suis honnête et franc. », nous nous comparons avec des gens plus immoraux et nous prenons garde à ne pas remarquer les petites taches sur notre habit de vertus. Avec compassion pour nous-même, nous pouvons apprendre à voir que notre ego centré sur soi-même ne peut jamais accomplir parfaitement son devoir : la moralité de notre ego ne nous donne pas accès à la bonté, à sa bienveillance et sa douceur, sinon de façon factice. Car celle-ci nous inspire seulement lorsque l’individuation de la vie émerge en nous. La compagnie bienveillante d’un aventurier spirituel aguerri peut aussi nous aider. Le rayonnement de sa lumière intérieure où manque moins bonté et unité, facilite le fait de voir des petites taches qui ternissent notre personne. En prendre conscience nous libère peu à peu de l’insensibilité de notre moralité ego-centrique.

 

Là encore, il ne s'agit pas de s’humilier avec ses imperfections[28] et de nourrir le sentiment de sa culpabilité, mais de voir avec le pouvoir de l’humilité véritable. L’ego ne peut pas créer autour de lui l’unité harmonieuse mentale, émotionnelle, pulsionnelle et physique dont l’individuation de la vie en nous a seule le pouvoir.

Le pouvoir de l’humilité s'acquiert en explorant l'amour inhérent à la vie universelle. La vie, instant après instant, nous donne d’exister personnellement et nous aime tel que nous sommes dans nos perfectionnements possibles. L'humilité est donc le pouvoir de prendre une position intérieure où nous pouvons apprendre à participer à l'amour de[29] la vie universelle. Dépassons la poursuite d’une vie morale dont on se croit orgueilleusement l'auteur et qui ne peut être qu'insatisfaisante dès lors. Rappelons, cependant, que pour dépasser quelque chose, il faut vraiment le connaître. 

 

Le sens de notre dignité renforce notre autonomie dans la recherche spirituelle. Et finalement, elle rend possible l’authenticité qui permettra la dissolution du nœud ego-centrique.

Mon autonomie, ma capacité à discerner par moi-même ce qui est vrai, juste et beau, fonctionne avec un sens de la dignité participant de l’amour de soi comme de tout autre.

Nos troubles narcissiques du genre « Personne n'a à me dire ce que j’ai à faire ! » et la résignation à supporter le manque de respect de notre dignité ont fort à voir ensemble. Ce sont bien sûr des marqueurs du balancement de notre amour-propre entre survalorisation et dévalorisation de soi. Mais ce sont aussi des marqueurs d’une faiblesse de notre autonomie.

Le sens de mon autonomie se dévoie en affirmant que « Personne n’a à me dire ce que j’ai à faire ! ». J’entends défendre ma dignité avec mon autorité personnelle et je perds mes capacités de questionnement. Et qu’est-ce que je défends alors, sinon mon amour-propre blessé ?

Inversement, quand je me résigne à accepter un manque de respect de la part de l’autre, j’ai en vue une satisfaction qu’il peut m’apporter. Je sais que si je donne satisfaction à son amour-propre au dépend de ma dignité, mon amour-propre, même blessé, aura la satisfaction d’obtenir de lui ce que je désire, à commencer par son attention.

L’autonomie comprise comme capacité à une autarcie psychologique est ici, à chaque fois, étouffée par des dépendances affectives.

Ces complexes de l’amour-propre, avec leurs lots de blessures, résultent, à n'en pas douter, des aléas de l'attention parentale et éducative à notre égard ainsi que des modèles relationnels alentour. En effet, beaucoup de ces relations alternent phase d'agressivité envers l'autre et compromissions manipulatrices réciproques. Dans ces relations, ce qui nous rend à la fois digne d’être aimé et capable d’aimer reste alors repoussé loin au fond de notre cœur. Encore trop peu d'entre nous ont grandi dans un milieu où on cherchait à s'arracher aux ombres. Notre jeunesse a été baignée, pour certains, dans des comportements complaisants ou résignés face à l'indignité. Très tôt, enfant, nous avons été soumis, sauf exception, à des croyances et des illusions qui ont sapé pour longtemps le sens d’être à nous-même notre propre autorité. Autrement dit, enfant, notre autonomie a été, sauf exception, négligée et affaiblie.

 

Pour honorer sincèrement ce développement du sens de sa dignité personnelle et de son autonomie, il est utile de questionner un enseignement spirituel par lequel on se sent attiré ou qu'on a l'occasion de croiser. Il paraît nécessaire d’être prudent à la fois à l’égard de nous-même et de l'instructeur ou de l'instructrice spirituels. Il faut le courage de tester l'enseignant, en particulier s'il prend une position de gourou incarnant l’absolu. Cette prudence a surtout sa raison d’être quand ces instructeurs excellent au jeu de se présenter respectivement à nous comme un bon père ou comme une mère divine pour leurs enfants. Aurons-nous vraiment, avec eux, l’aspiration à grandir ? Et auront-ils vraiment la volonté de nous faire grandir jusqu’à ce que nous soyons psychiquement autonome ?

Il nous faut aussi l'audace de développer sincèrement le sens de notre dignité personnelle, quand cet enseignant entend, en retour, nous mettre au défi de nous confronter à nos défaillances.

A ce sujet, méfions-nous d'un instructeur spirituel qui ne mettrait pas le doigt sur la confusion où nous sommes concernant le sens de notre dignité. Le sens de notre propre dignité est certainement à cultiver tant que nous ignorons la présence de la vie universelle ainsi que son processus d’individuation personnelle en nous ! Pourquoi tel instructeur spirituel ne propose-t-il rien pour traiter la mésestime de nous-mêmes avec son ballet de sous-estimations et de surestimations de soi ? Et, bien sûr, que vaut un instructeur qui ne pointerait pas nos confusions entre une méfiance due à la peur et le sens d'être à nous-mêmes notre propre autorité ?

Il y a peut-être pire : que vaut un instructeur qui nous suggère que nous sommes d’une nature spéciale, que nous aussi nous ferons bientôt partie des élus[30] ? C'est un recruteur, non un instructeur ! Et si bientôt, il est question d’une façon ou l’autre de la perdition des âmes[31], fuyons !

Dans une perspective moderne, notre dignité intrinsèque, comme celle des autres, n'est relative ni à des qualités réelles ou imaginaires, ni à des imperfections ou des défauts. Bien plus, notre dignité, comme celle des autres, tient à cette profondeur de la vie où chacun est donné à soi-même, aux autres et au monde avec un trésor de vie créatrice à y trouver. C’est là notre perspective (sur)moderne de la dignité.

Un jeune enfant y incarne la dignité humaine à respecter avec une attention bienveillante et non violente. En effet, il ne peut prendre soin de sa propre dignité quand les autres la blessent. Mais cela ne suffit pas ! Adulte, même assez équilibré, pour la plupart d’entre nous, il faudra se consacrer à en prendre soin. L’ouverture à l’individuation de la vie en nous qui lui donne tout son sens reste rare. Il y a là une lutte à mener en nous-même contre une des racines principales du flou spirituel actuel, dont nous nous plaignons. D’ailleurs, même si certains enseignants expriment la présence de la vie universelle avec bonté ou compassion, bien peu encore ont une claire conscience du processus d’individuation personnelle de la vie en eux. Comment pourrait-il alors pleinement servir ce processus créateur au sein des autres ? 

Ne pas oublier d’aider les enfants à garder vivant le trésor de vie créatrice qui fait le cœur de leur dignité personnelle, c’est pour un adulte lutter pour développer aussi le sens de sa propre dignité. Donner corps à notre dignité passe, pour nous comme pour l’enfant, par la découverte de la façon la plus authentique d’incarner cette vie créatrice à travers soi. Même si nous ne sommes pas pleinement conscient du processus d’individuation en nous, faire grandir la vie créatrice ne peut que nous en rapprocher.

Considérons ceci sous un autre angle. Notre dignité ne sera jamais palpable si nous demeurons perpétuellement un chercheur spirituel ; nous devons avoir l’audace de devenir un trouveur, un explorateur et un créateur. Ce sens de l’authenticité est dépeint de manière provocante par Picasso lorsqu’il dit : « On me prend d'habitude pour un chercheur. Je ne cherche pas, je trouve. »[32]. Devenir un trouveur et un explorateur spirituel revient forcément à s’autoriser soi-même à cheminer vers le plus intime et le plus proche de soi que soi[33]. Ce n’est pas seulement de notre dignité, comme être capable d’autonomie, dont il est ici question. Devenir plus sincère, plus authentique, permet, par excellence, de vivre davantage au plus proche de soi.

Il y a des liens étroits entre sincérité ou authenticité et autonomie. Les préciser clarifiera notre pari. Il nous semble que la sincérité ou l’authenticité véritable englobe l’autonomie, la capacité d’être à soi-même sa propre autorité. L’étymologie du mot authenticité proposée dans le Littré le montre clairement : « Authenticus, de αὐθεντιϰὸς, de αὐθέντης, qui agit par soi-même, maître, pour αὐτοέντης, de αὐτὸς, même (voy. AUTO…), et ἐντὸς, au dedans : qui est apud se, qui est maître de soi. Ἐντὸς est le latin intus, qui a donné intérieur […]. » Dans une posture davantage postmoderne, on pourrait nuancer cette étymologie et insister sur le fait d’être l’auteur (αὐτὸς) de soi-même, plutôt que simplement maître de soi par une volonté rationnelle. Du point de vue de l’évolution des mentalités, l’autonomie semble caractéristique de notre modernité : elle prend racine avec la valorisation d’un usage personnel de la raison critique à l’encontre de la soumission à des croyances dogmatiques. L’authenticité semble davantage caractéristique de notre postmodernité qui promeut des organisations conviviales ouvertes à des individualités créatrices. Mais que vaut notre authenticité postmoderne quand elle néglige l’autonomie moderne que donne la rationalité ? Affirmer être l’auteur de soi-même présente le risque d’oublier que notre puissance créatrice individuelle émane et participe, comme la faculté rationnelle, de la vie universelle elle-même. L’authenticité véritable consiste en une profonde sincérité quant à ce qui fait notre dignité et notre autonomie.

L’authenticité, comprise ainsi à l’aune de l’autonomie et de la sincérité, ce n’est pas un retour à la communauté, à la tradition ou à la nature, comme certains discours voudraient le faire croire. Spirituelle et surmoderne, l’authenticité vise une prise de conscience de la vie universelle s’individuant évolutivement en nous. Il y a là un paradoxe de l’authenticité. D’un côté, elle prend sa source au-delà de notre individualité. De l’autre, elle n’existera pas non plus sans une collaboration de notre personne à la transformation de ce qui la compose. Notre personne a des appartenances communautaires, des affinités avec des traditions et s’inscrit dans un rapport particulier à la nature. Elle est le fruit d’une individualisation biologique et psychologique qui a des sources familiales, sociales, culturelles et naturelles. Mais ultimement, elle s’accomplira comme individuation consciente de la vie universelle. Dans un contexte surmoderne, ce sera en toute dignité que notre personne s’abandonnera à une conscience non ego-centrique de la vie créatrice qui se découvrira en elle. La vie universelle, par définition non ego-centrique, se reconnaîtra donc en nous à partir de notre propre autorité. Plus avant, par un pouvoir de sincérité plus grand, la vie universelle se découvrira elle-même au fondement de notre personne[34] et de notre dignité comme individuation personnelle. Et son authenticité, ce pouvoir de sincérité, pourra bouleverser toutes nos appartenances, toutes nos relations, toutes nos manières d’être en réorientant l’énergie créatrice de notre personne.





NOTES :

[1]. Notre analyse de la préférence personnelle part d’une rencontre avec un énoncé énigmatique, parmi d’autres cités par Taisen Deshimaru dans La Pratique du Zen, Albin Michel Spiritualités, p.109 : « La haine seule fait des choix. Sépare. ». Elle s’inspire aussi de Prajnanpad : « Comment le fait de voir la différence permet-il l’unité ? Tout simplement parce qu’il ne peut y avoir d’unité sur le plan physique, car le plan physique est celui des formes et toutes les formes sont différentes. L’unité est dans le cœur seulement. C’est un sentiment : l’amour. Et dans l’amour, le moi disparaît : seul l’autre reste. », ABC d’une sagesse, p.48.

[2]. Dans De l’ego au Moi unique, p.62-63, Marc Gafni nuance heureusement :

« Le narcissisme, c’est être amoureux de son moi séparé, de son masque. […] tôt ou tard les masques tombent, et on se retrouve alors sans amour. L’amour de soi, c’est aimer son intériorité unique : son Saint des Saints. […] L’égoïsme est un rétrécissement de votre identité. L’amour de soi, par opposition, n’est pas du tout égocentrique ; c’est l’expansion ultime. […] Penser que l’on ne peut pas être aimé est la forme ultime d’arrogance […]. »

[3]. Dans L'Agenda de Mère, 1964, Paris, Institut de Recherches Évolutives, 1979, la Mère de l’ashram de Sri Aurobindo dit : « L'amour humain, ce que les hommes appellent 'amour', même au mieux, même en le prenant dans son essence la plus pure, c'est quelque chose qui va à l'un mais pas à l'autre : on aime DES personnes (on aime même quelque fois seulement des qualités en des personnes) ; on aime DES personnes, et cela veut dire que c'est partiel et limité. Et même chez ceux qui sont incapables de haïr, il y a tout un nombre de gens et de choses qui leurs sont indifférents : il n’y a pas d'amour (le plus grand nombre). L'amour est limité, partiel et déterminé. En plus, il est instable : l'homme n'est pas capable (je veux dire l'être humain), n'est pas capable de sentir l'amour d'une façon continue et toujours avec la même intensité – certaines fois, par moments, ça devient très intense, très puissant, et il y a des moments où ça s'atténue ; parfois ça s'endort tout à fait. Et ça, dans les meilleures conditions – je ne parle pas de toutes les dégradations, je parle du sentiment que les hommes appellent 'amour' et qui est le sentiment le plus proche de l'amour vrai, et c'est comme cela : il est partiel, limité, instable et fluctuant. »

[4]. Dans Philosophie ou faire l’amour, Grasset, 2014, p.205-206, Ruwen Ogien, étranger au décentrement spirituel de l’ego, démontre judicieusement en quoi l’amour-charité en tant que valeur qui relève d’un ego est impraticable : « Il n’est pas impossible toutefois d’éviter ces dilemmes si on considère que l’amour peut être impartial. Dans ce cas, il n’y aura pas de conflit entre l’amour et la morale même la plus universaliste, la plus impartialiste. C’est le sens de l’amour de charité, l’amour de bienveillance, celui qui est censé pouvoir être distribué équitablement à tous les êtres humains. Mais cette conception impartialiste de l’amour (l’amour de charité ou bienveillance) pose des problèmes conceptuels qui semblent insurmontables. Dans la mesure où l’amour est une valeur, il présente des degrés comme toute valeur. » [Nous soulignons]. Par la suite, nous envisagerons la valeur infinie d’une conscience non ego-centrique de la vie. La notion de degré, attachée aux valeurs de l’ego et qui en limite la portée, sera donc contournée par une participation à une valeur suscitée par la vie en plénitude. L’aspiration à l’amour pur trouvera alors un chemin pour être satisfaite.

[5]. La révolution de l’amour, Plon, 2010, p.382.

[6]. Ibid., p.383.

[7]. Certains enseignants spirituels utilisent cette thématique de la destruction de l’ego pour imposer leur volonté personnelle à leurs disciples. Le dépassement spirituel de la conscience ordinaire ego-centrique n’implique pas d’abandonner le sens de notre autorité personnelle. Au contraire, c’est au cœur de l’exercice de notre autorité personnelle que nous pourrons dépasser la conscience ordinaire ego-centrique. Nous reviendrons sur ce point dans nos chapitres suivants. On peut envisager le dépassement et la dissolution de toute tendance ego-centrique sans envisager d’abolir le sens de la personne.

[8]. Dans Puissance de la Joie, Frédéric Lenoir nous permet de mieux cerner l’enjeu de ce débat avec Luc Ferry. Il prend l’axe de la joie ultime comme réalisation d’un pur amour : « Certains affirment que lorsque le mal est trop fort, lorsqu’il prend par exemple le visage des camps d’extermination, plus aucun bonheur, plus aucune joie n’est possible sur terre. Je pense exactement l’inverse. Non seulement le bonheur et la joie sont encore possibles, mais ils constituent même un devoir pour que de telles tragédies, issues des passions tristes de l’homme, ne se reproduisent plus. Mieux encore, la joie a pu exister au cœur de l’horreur. Plusieurs témoignages bouleversants de rescapés des camps en font état. Dans l’épilogue de mon livre sur le bonheur, j’ai cité les lettres d’Etty Hillesum qui, après ce qu’elle appelle « un grand ménage intérieur » pour dépasser ses angoisses et sa fragilité, témoigne de la joie qui l’habite lorsqu’elle est dans le camp de transit nazi de Westerbork, aux Pays-Bas. « Le grand obstacle, dit-elle, c’est toujours la représentation et non la réalité […] Cette représentation de la souffrance, il faut la briser. » Et elle est même capable de s’exclamer, alors qu’elle pressent ce qui l’attend après Westerbork, Auschwitz, où elle mourra le 30 novembre 1943 : « Comme la vie est belle pourtant. » Pour mon ami Luc Ferry, qui ne croit pas à l’existence d’un bonheur ou d’une joie profonde et permanente, Etty Hillesum est une « psychotique ». À l’inverse, je pense qu’elle a atteint, comme bien d’autres avec elle, un degré élevé de sagesse et que celle-ci, si difficile et exigeante fût-elle, est encore possible, même à Auschwitz, même après Auschwitz. » [Nous soulignons] L’enjeu ici est le passage d’une recherche de bonheur ego-centrique à une aventure vers une conscience élargie au-delà de notre ego-centrisme ordinaire. La joie et l’amour se montrent quand nous nous libérons radicalement des représentations ego-centriques qui nous enferment dans la souffrance. Il ne s’agit pas de devenir insensible. Il ne s’agit pas de nier l’injustice ou de s’y résigner. Il s’agit de s’ouvrir à une dimension du réel où règnent joie et amour.

[9]. Dans la philosophie contemporaine faisant retour à la spiritualité, nous suivrons donc plutôt André Comte-Sponville qui voit l’enjeu d’un dépassement de la conscience ordinaire de l’ego. Dans son Petit traité des grandes vertus, Puf, p.378-379, il écrit : « La charité, si elle n’est pas incompatible avec l’amour de soi (qu’elle inclut au contraire en le purifiant : « s’aimer soi-même comme un étranger »), s’oppose évidemment à cet égoïsme, à cette injustice – à cet esclavage tyrannique du moi. C’est peut-être ce qui la définit le mieux : c’est un amour libéré de l’ego, et qui en libère. »

[10]. Vivekananda, Les yogas pratiques, Albin Michel Spiritualités vivantes, p.50. Ce principe dit aussi pourquoi Vivekananda a aussi bien œuvré au dialogue interreligieux.

[11]. Fabrice Midal a publié récemment Sauvez votre peau ! Devenez narcissique, Flammarion, 2018. Son but est d’y réhabiliter l’amour de soi. Déjà dans Frappe le ciel, écoute le bruit, Pocket Evolution, p.140, il soulignait que « Nous ne nous aimons pas » : « Un jour, […] le Dalaï-Lama avait invité les principaux enseignants de méditation occidentaux à Dharamsala, en Inde. Il leur avait alors posé une simple question : « Quel est l’obstacle majeur que vous rencontrez dans votre présentation de la méditation ? » Après concertation, tous étaient tombés d’accord : la principale difficulté résidait dans le fait que les étudiants occidentaux ne s’aiment pas eux-mêmes. Chez nous en Occident, la pratique est même utilisée pour s’en vouloir de ne pas être assez présent, pas assez ouvert, pas assez bon. S’ensuivit un long conciliabule entre les traducteurs. Une situation cocasse s’installa, car le Dalaï-Lama se trouvait dans l’impossibilité de comprendre ce qu’on lui disait. Puis il se rendit compte du problème et s’écria : « Mais comment est-ce possible ? Chacun est digne d’être aimé. » Oui, c’est pourtant là une des difficultés de la transmission de la méditation en Occident. Matthieu Ricard raconte avec beaucoup d’honnêteté dans son Plaidoyer pour l’altruisme, qu’il lui a fallu du temps pour comprendre que cette bienveillance envers soi – dont il est peu fait mention dans les textes bouddhiques – est essentielle pour l’Occident et radicalement distincte de toute forme de narcissisme et d’égocentrisme comme il en eut un moment la crainte. » En résonnance, Dans Vivre sa spiritualité au quotidien, Jouvence Editions, 2002, p.114-115, Pierre Pradervand, nourri de spiritualité chrétienne, écrit : « Un amour intelligent de soi, un respect authentique de soi sont un des besoins les plus pressants de nos sociétés aujourd’hui. Il est fort difficile de bénir les autres du fond du cœur si nous ne nous aimons pas et ne nous bénissons pas en premier lieu – car comment donner aux autres ce qu’on se refuse à soi-même ? Il nous faut accepter à un niveau profond la personne merveilleuse, belle, infiniment digne d’amour que nous sommes. Chacun de nous a la même valeur que tous les êtres sur cette planète. Chacun de nous est absolument unique dans le temps, l’espace et l’éternité. L’Amour infini a besoin de vous pour être complet, parfait, infini – car un Infini auquel il manquerait ne serait-ce qu’une parcelle, un atome, ne serait ni infini, ni parfait ; laissez cette vérité prendre lentement racine en vous : « Je suis absolument unique. Le principe d’amour qui dirige l’univers (Ram, Allah, Dieu.) me chérit totalement. Je suis à ses yeux infiniment précieuse/précieux. Et même si je ne le ressens pas encore, je suis totalement un avec Elle, cette Source infinie de bonté illimitée. » » Il est clair ici que l’amour de soi (le narcissisme sain qu’il faut réhabiliter) dont il est question n’est pas de l’amour-propre (le narcissisme malsain dénoncé par la spiritualité chrétienne).

 

[12]. Dans La spiritualité, à quoi ça sert ?, p.54, fidèle au sens franc-maçon du questionnement, Louis Trébuchet donne une précision utile : « Le plus long et le plus difficile dans la quête de la liberté de pensée n’est pas la libération des tutelles extérieures, mais la prise de conscience des tutelles intérieures. » 

[13]. Evangile de Jean, 12, 24.

[14]. Dans Au centre de soi-même, p.138-139, Bernadette Roberts, une mystique catholique contemporaine, éclaire en partie ce paradoxe en relisant Jean de la Croix : « La meilleure façon de clore dignement ce chapitre serait de nous tourner vers Saint Jean de la croix pour voir ce qu’il dit […] l’un de ses poèmes traduit cet ardent désir de voir le moi disparaître.

 

En moi, je ne vis plus,

Et sans mon Dieu, vivre je ne puis

Car sans Lui et sans moi,

Que serait cette vie ?

Mille morts elle serait :

Je languis pour ma vie véritable

Et meurs de ne point mourir. 

[…] On pourrait dire aussi : je meurs parce que je vis, je meurs à moi-même parce que je vis avec Dieu. Et vivre avec Dieu signifie qu’Il consume tout ce que nous avons à donner jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. »

[15]. Nous avons déjà présenté cette distinction dans notre chapitre II. Dans De l’âme, Aubier Montaigne, p.62, Louis Lavelle donne une description de l’amour-propre : « L’essence du moi réside dans l’amour-propre : et c’est le caractère distinctif de l’amour-propre d’être non seulement toujours insatisfait, mais toujours blessé. On a parlé de la conscience malheureuse : mais dans la conscience, c’est le moi qui ne cesse de faire son propre malheur, ce moi dont on a dit qu’il était haïssable précisément en tant qu’il est un principe de séparation et toujours prêt à se convertir en jalousie et en haine à l’égard de toute forme de participation qui le dépasse et qui le limite. » Pour ouvrir la réflexion, on peut aussi lire Prendre soin de soi, Almora Spiritualités pratiques, de Françoise Bonardel et plus particulièrement p.126 sq.

[16]. Notre propos sur l’autocompassion et le jeu de valorisation/dévalorisation de soi s’inspire du livre de Christopher K. Gelmer, L’autocompassion, Odile Jacob, préfacé par Christophe André.

[17]. On entend ainsi des disciples fiers d’avoir fait un lot impressionnant de prosternations. Ceux qui sont capables d’exercices sportifs intensifs méritent infiniment plus d’admiration : on voit la beauté de ce qui a été ainsi sculpté.

 

[18]. Sri Aurobindo relie la dimension vitale de l’ego à l’amour du drame. Dans Le guide du yoga, chapitre 3, Albin Michel Spiritualités, il écrit : « Dans une lettre précédente, j'élevais des objections non contre l'aspiration, mais contre une certaine exigence qui fait de la paix, de la joie ou de l'Ânanda une condition pour pratiquer le yoga. […] Quand c'est le vital qui mène, l'agitation, le découragement, la tristesse peuvent toujours venir, puisqu'ils sont la nature même du vital ; le vital est tout à fait incapable de demeurer en permanence dans la joie et la paix, car il a besoin de ce sentiment du drame de la vie qu'apportent leurs contraires. Et pourtant, quand apparaissent l'agitation et la tristesse, le vital s'écrie aussitôt : "Je ne reçois pas mon dû, à quoi bon faire le yoga ?" Ou bien il fait de cette tristesse un évangile et déclare que le sentier qui mène à l'accomplissement doit être une route tragique à travers le désert. Et pourtant c'est précisément cette prédominance du vital en nous qui rend inévitable la traversée du désert. » [Nous soulignons]

 

[19]. Dans l’Evangile selon Mathieu, 18,4, Jésus dit : « celui qui se fera humble comme un petit enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux. » L’enfant est celui qui, par excellence, a l’humilité d’être seulement en position d’apprendre de ceux qui l’élèvent et l’aiment. Aimer être aimé ou apprendre à aimer, de façon humble, est pour beaucoup difficile : nos parents souvent eux-mêmes n’avaient pas ce savoir et n’ont pas pu nous le transmettre. « Gardez-vous bien […] de ces gens qui font des manières en pensant que c’est humilité ! car l’humilité n’est pas de refuser la faveur que le roi vous ferait, mais au contraire de l’accepter et d’en apprécier la libéralité, et de vous en réjouir !... Curieuse humilité, que d’avoir chez soi l’empereur du ciel et de la terre, et de ne pas vouloir rester avec lui ! », écrit d’ailleurs Thérèse d’Avila dans Le chemin de la perfection. L’humilité de l’enfance est rarement nourrie pour reconnaître que la vie nous aime. De notre enfance, demeurent plutôt nos demandes infantiles ; pour la plupart, nous avons décidément trop peu appris à aimer être aimé.

 

[20].  Dans De l’ego au Moi unique, p.220, Marc Gafni écrit : « Vous n’êtes pas moins que votre moi séparé. Vous êtes davantage. La peur de la mort de l’ego découle de sa croyance que sa mort mène à la non-existence. L’ego détecte à juste titre la dignité infinie de son expression divine unique. Mais il identifie la nature éternelle de son étincelle divine unique au moi séparé égocentrique. Il ne se rend pas compte qu’il peut laisser mourir le moi séparé et pourtant être pleinement vivant, devenir un fil magnifique et unique dans l’étoffe sans couture de l’univers. Le moi séparé ne meurt que pour dévoiler le Soi Véritable qui, après s’être pleinement éveillé à son unicité, s’avère être le Moi Unique. » Toutefois, l’insistance légitime sur un « Moi unique » comme prise de conscience d’être une individuation de la vie universelle ne devrait pas occulter son intrication avec les dimensions impersonnelles de l’absolu. L'absence de jugement, par exemple, ne règne vraiment que dans le fond sans fond du « lac impersonnel » de notre esprit. Paradoxalement, ce n’est qu’à partir de cette dimension impersonnelle que toute personne, l'autre comme moi, peut être accueillie vraiment inconditionnellement.

[21]. Pour creuser le lien entre lumière spirituelle et âme en tant qu’individuation personnelle de la vie universelle, voici quelques pistes. En Occident, pour les stoïciens, il y a « deux sortes de feu : l’un dépourvu d’art et consumant en lui-même ce dont il se nourrit, l’autre artisan favorisant la croissance et observateur, tel qu’il se trouve dans les plantes et les animaux ; celui-ci est la nature ; et l’âme, comme la substance des astres, est composée d’un tel feu », Stobée, Extraits, I, 25, 3, PUF, p.55. Dans son Sermon 20a, Maître Eckhart décrit peut-être une expérience proche de celle des stoïciens : « L’âme entre davantage en Dieu qu’aucune nourriture en nous, plutôt : cela transforme l’âme en Dieu. Et une puissance est dans l’âme qui sépare le plus grossier et se trouve unie à Dieu : c’est la petite étincelle de l’âme. Encore plus une avec Dieu devient mon âme que la nourriture avec mon corps. » En Inde, la Katha Upanishad donne des indications étonnamment similaires : « 2-I-7. Il connaît en vérité Brahman celui qui connaît Aditi, l'âme de toutes les divinités, qui naquit sous la forme du souffle vital (prana), qui fut manifesté en même temps que les éléments, et qui, pénétrant dans la grotte du cœur, y trône assis. C'est en vérité Cela (Tat) que tu cherches.

2-I-10. Ce qu'on trouve ici-bas, on le trouve au-delà ; ce qu'on trouve au-delà, se trouve déjà ici-bas. Pour quiconque voit l'ici-bas comme fondamentalement différent de l'au-delà, vivre n'est que le passage d'une mort à la prochaine mort.

2-I-11. Seule la conscience peut atteindre à Cela ; il n'y a ici aucune différence quelle qu'elle soit. Quiconque voit ici une différence, passe d'une mort à une mort. […]

2-I-12. Le Purusha (cf.1-III-11), de la taille d'un pouce, réside à l'intérieur du corps. Le réalisant comme Seigneur du passé et du futur, on ne cherche plus dès lors à se protéger. C'est en vérité Cela (Tat) que tu cherches.

2-I-13. Le Purusha, haut d'un pouce, est semblable à une flamme sans fumée, et Il est le Seigneur du passé et du futur. Tel qu'Il existe en cet instant, tel Il existera demain. C'est en vérité Cela (Tat) que tu cherches. […]

2-I-15. L'eau pure qui coule dans l'eau pure, se fond en elle et en devient indiscernable ; ainsi le Soi du sage qui sait se fond, ô Gautama, dans le Soi suprême. », Traduite et annotée par M. Buttex d'après la version anglaise de Vidyavachaspati V. Panoli, et celle de Swami Nikhilananda, dans The Upanishads - A New Translation.

[22]. Aucune pathologie psychique ne peut empêcher absolument la moindre démarche spirituelle.

[23]. Pour creuser les dessous de la négativité, on consultera le livre de Christophe Massin, Souffrir ou aimer. Transformer l’émotion, Odile Jacob. Christophe Massin est un psychiatre qui est aussi un disciple d’Arnaud Desjardins. Dans cet enseignement spirituel fondé par Swami Prajnanpad, une place importante est donnée à une investigation psychologique inspirée de la psychanalyse et la philosophie de l’Inde.

[24]. Dans Une théorie de tout, Almora, p.50, Ken Wilber caractérise le narcissisme contemporain postmoderne par une expression de ce type.

[25].  Nous nous proposons donc ici, en leur redonnant un sens plus large, d’importer dans nos vies relationnelles des recommandations de la spiritualité religieuse catholique à propos du sacrement du pardon. Dans L’aveu et le pardon, Le Livre de Poche, p.52, Jean Delumeau rappelle que pour la théologie catholique, « la « contrition [est] définie comme « une détestation des péchés que l’on a commis avec une volonté sincère de n’en plus commettre dans la suite, accompagnée de l’espérance d’en avoir le pardon ». » Plus loin p.70, il cite le saint chrétien catholique Alphonse de Liguori dans sa Theologia moralis : « Nous ne nions pas que pour la justification [dans le sacrement de pénitence] un début d’amour de Dieu soit nécessaire. » Mais l’attrition normale comporte « premièrement la crainte […], deuxièmement […] l’espoir du pardon […], troisièmement l’espoir du bonheur éternel […]. Ces trois éléments […] sont nécessairement inclus dans l’attrition ; dès lors que quelqu’un se présente au sacrement avec elle et avec l’espérance du pardon, il commence à aimer Dieu comme celui qui le libérera, le justifiera et le glorifiera. [Car] personne n’est assez lourdaud [plumbeus] pour ne pas commencer à aimer celui dont, sans aucun mérite de sa part, il espère le bien suprême, c’est-à-dire la béatitude éternelle. »

[26].  Dans Dialogue sur le chemin initiatique, Cerf, p.64, Alphonse Goettmann converse avec Karlfried Graf Dürckheim sur l’intégration de nos ombres : « Alphonse Goettmann : Toujours l'ombre et la lumière vont de pair. La Mère, compagne d'Aurobindo, insiste auprès de ses disciples pour dire : « Si vous découvrez une ombre très épaisse et très profonde, soyez sûr, quelque part en vous, d'une grande lumière, à vous de savoir utiliser l'une pour réaliser l’autre. » « C'est la moitié obscure de la Vérité », précise Aurobindo. En Extrême-Orient, ce thème est bien connu : au centre de toutes nos ténèbres il y a un soleil ; au cœur de nos maux, il est un mystère inverse, pour chaque élément aussi obscur qu'il soit. Même l'erreur la plus grotesque, contient des « abîmes de vérité ». Le tout c'est de « passer » de l'un à l'autre ... et tous les yogas s'y évertuent. »

[27]. Par exemple, dans Apprivoiser son ombre, Points Vivre, 2015, Jean Monbourquette nous livre sur l’ombre des clés très claires issues de son expérience psychanalytique jungienne.

[28]. « Après nos imperfections commises qui interrompent notre union à Dieu, il faut retourner à l’union, plutôt que de s’occuper à regretter ses fautes avec inquiétude. L’union contient en soi l’amour, et l’amour efface les fautes, et réduit l’âme à son centre, qui est Dieu. », écrit justement Jean de Bernières-Louvigny dans Le chrétien intérieur [Nous prenons la citation dans La prière à l’école des saints du père Max Huot de Longchamp]. Le propos garde toute sa valeur si, au lieu de parler de Dieu, on parle de lumière spirituelle et de vie universelle.

[29]. Ici « de » est à entendre en plusieurs sens : on peut donc comprendre « l’amour de la vie universelle » en même temps comme « l’amour pour la vie universelle » et « l’amour qu’est la vie universelle par nature ».

[30]. Ce sentiment d'être un élu (choisi par Dieu) est une base du sentiment religieux. L’idée d’avoir la meilleure doctrine spirituelle est-elle moins pernicieuse ? Elle compromet aussi l’ouverture aux autres. Ces croyances tracent un « nous » séparé d'un « eux » : elles participent d’une religiosité antispirituelle. Un athée ou un agnostique peut être dogmatique, prolongeant ainsi l’antispiritualité du religieux. Dans l’annexe au chapitre V situé en fin d’ouvrage, nous préciserons les dangers des croyances en l’élection divine.

[31]. Si un dieu pense de cette façon, préférons l'enfer à sa compagnie ! Certes, la possibilité démoniaque de refuser la lumière spirituelle n’est pas à exclure : le choix sempiternel de l'enfer est peut-être possible. Mais avec Origène et d’autres gnostiques, on peut imaginer que même les démons, s’étant définis ainsi par leur décision, puissent changer d'avis, si vraiment le divin crée par amour. Enfin, qu'on puisse se retrouver coincé dans un monde émotionnel insupportable véritablement infernal, par on ne sait quel jeu de circonstances, n’est pas à exclure. Certains d'entre nous vivent ici en enfer. Aspirons à aider tous les êtres à se libérer de leur enfer.

[32]. En 1926 dans une lettre ouverte pour le magazine moscovite Ogoniok qu’on trouvera dans Picasso, Propos sur l’art, Ed. Gallimard, 1998.

[33]. Ceci s’inspire une nouvelle fois de Saint Augustin dans ses Confessions, Livre III, VI : « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo » ; « Mais Toi, tu étais plus intérieur que l’intime de moi-même et plus élevé que le plus élevé de moi-même. »

[34]. Le néo-advaita insistera sur le fait que « personne » ne s'éveille, que mêler notre personne à la recherche de l'éveil impersonnel est l'erreur de base à éviter pour que la lumière impersonnelle de la conscience se réalise elle-même. Notre propos semble à première vue totalement inconciliable avec cette perspective. Cependant, des représentants notoires de la non-dualité, comme Arnaud Desjardins et Sri Aurobindo, insistent sur un chemin d'élargissement de l'ego comme voie où pourra se cristalliser la présence d'une conscience sans ego. D'autre part, à fréquenter, beaucoup d’« éveillés » nous révèlent que, s'il n'y a effectivement rien de nos personnes au centre de la conscience, il y a encore bien des complications personnelles en périphérie (dont eux-mêmes ne sont pas toujours exempts). Arnaud Desjardins et Sri Aurobindo nous proposent une non-dualité inclusive : l'absolu, avec eux, n’est ni seulement impersonnel, ni seulement personnel. Malgré leurs efforts de radicalisme non duel, certains enseignants de la non-dualité excluent trop vite de leur horizon des dimensions problématiques de leur vie personnelle et sociale. Ils sont loin de vraiment faire fondre en leur cœur toutes leurs forteresses mentales. Persona en latin désignait le masque de l'acteur. Toute personne est un masque de la liberté. Elle peut vivre son personnage sans jamais s’y réduire. Cette liberté est capable de se voir aussi derrière le masque de l'autre personne. L'amour des personnes pris en ce sens passe par la découverte de l'unité masquée de toute chose. Enlevons au masque sa connotation trompeuse. La liberté de l’amour est de n'appartenir à personne même s’il se partage à travers nos personnes. Sans le jeu des personnes, ce jeu des masques vivants que nous sommes, l’amour ne s’éprouverait pas lui-même. Il y a à l'évidence plusieurs langages non duels : certains nous décollent du masque de notre petite personne, et c'est heureux ; d'autres peuvent inclure, dans leur portrait de l'Un sans second, l’individuation de la vie universelle en nos personnes, c'est une précaution charitable pour nous inviter à descendre vraiment profondément dans le feu du cœur.



La visitation - Tableau de Maurice Denis


Article développé entre 2017 et 2020.




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