Chaudron aux hortensias de Maurice Denis
Pour être un trouveur et un explorateur surmoderne de l’intériorité, il
faut cultiver le sens de sa dignité personnelle. Il y a là un prérequis de
toute science psychospirituelle.
La dignité personnelle est une valeur et un
droit essentiels à notre idéal de fraternité ouverte. La modernité l’a mise en
avant. L’égale dignité devant la loi est aujourd’hui reconnue. Toutefois le sentiment ou, mieux
encore, la perception de la dignité égale des personnes, quelles qu’elles
soient, sont loin d’être usuels. Notre pari consiste à réaliser la vie
universelle en plénitude, mais aussi, en même temps, à passer d’une vie
ego-centrique au développement conscient du fait d’être une individuation de la
vie. C’est sur ce fait spirituel que, du point de vue de notre pari, se fonde
l’égale dignité. Il y a aujourd’hui une méconnaissance de la transformation de
la vie ego-centrique en développement d’une individuation personnelle de la
vie. Elle peut expliquer, selon nous, en partie pourquoi le projet moderne
d’éducation au sens de la dignité reste inachevé. Par ailleurs, peut-on
vraiment être notre propre autorité alors que le sens de notre dignité est
défaillant ? Les propositions sociales, y compris celles qui se prétendent
spirituelles, peuvent enrichir notre individualisation. Si elles contribuent au
sens d’être notre propre autorité, elles peuvent nous amener à percevoir la vie
universelle. Mais faute du sens profond de notre dignité, serviront-elles
l’émergence consciente d’une individuation personnelle de la vie en nous ?
Notre pari pour un pluralisme spirituel
surmoderne requiert de cultiver une plus juste perception
d’être notre propre autorité. Il requiert de préciser le sens de notre dignité.
Nous voudrions ici y contribuer, au moins modestement. Cet apport peut servir à l’édification de sciences
psychospirituelles qui seraient aussi des psychologies avec une âme.
La spiritualité veut découvrir
et explorer une vie consciente non ego-centrique.
Reconnaître cette activité de sélection et de hiérarchisation
inhérente à l’ego et à sa construction mentale amène à reconnaître que l’ego
n’échappe jamais à des préférences. Or là où il y a de la préférence
personnelle, il y a de l’indisponibilité, de l’absence d’ouverture. L’amour
produit par l’ego induit en effet des comparaisons : j’ai le sentiment
d’aimer plus mes proches que les inconnus, j’aime plus ceux qui m’aiment que
ceux qui ne m’aiment pas... Certains trouveront même qu’il est normal de
préférer ses enfants à ses cousins, ses cousins à ses voisins, ses voisins aux
étrangers, et en déduiront des thèses plus ou moins xénophobes. D’autres
affirmeront le contraire, mais dans leurs actes, perpétueront des injustices.
Ils donnent l’avantage à leurs proches. S’ils luttent contre une injustice,
ceux pour qui ils s’engagent auront leur préférence. Peut-être que ces extrêmes
de la préférence égoïste ne nous concernent pas, mais qui n’a pas vu ses
préférences le conduire à mal aimer ? Parce que tel amour nous a semblé
préférable à tel moment, n’avons-nous pas négligé d’autres amours préférés
pourtant à tels autres moments ? Nos manques d’attention sont, à
l’évidence, liés aux fluctuations de nos préférences.
Ainsi, là où il y a de la préférence, l’amour se mélange avec du
rejet, de la haine ou de la négligence. Un amour vrai, s’il ne préfère plus,
ferait, lui, des différences. Quand je préfère le soleil, je déteste la pluie.
Or ces différences météorologiques sont nécessaires. Quand je préfère la
sveltesse, je déteste grossir. Si j’attache énormément de valeur à ma sveltesse
en me sacrifiant pour elle, devant quelqu’un de forte corpulence, je peux
ressentir un malaise. Ayant pris moi-même du poids, malgré des efforts, je me
sens honteux, je m'aime moins. J’oublie d’accueillir, du point de vue
spirituel, les différences d’évolutions psychocorporelles. Dans toute
préférence, il y a des germes d’émotions qui perturbent l’amour de l’autre
comme de soi-même. Accueillir les différences et servir l’individuation, seuls,
nous prédisposent à nous ouvrir à ce que le fond du cœur commande. Par exemple,
un parent apprend à aimer son enfant sans le comparer avec un autre, sans
projeter une autre relation sur cette relation ; il apprend à lui donner
ce dont il a besoin, lui et lui seul. Aimer ses enfants avec un souci d’égalité
matérielle entre eux, ce n’est pas servir forcément au mieux leur individuation.
Avec ses problèmes de préférences personnelles, l’amour de l’ego ordinaire ne
peut pas vraiment accueillir la différence et servir l’individuation
authentique de la vie. Il ignore ce qu’est le pur amour[1]. Pour servir l’individuation
harmonieusement, il ne s’agit pas d’abord de nourrir des désirs mimétiques de
possession, d’échanges ou de magnification de soi, il s’agit de servir le
besoin d’être en nous. Autrement dit, il s’agit de suivre l’appel du fond de
notre cœur et non de satisfaire un quelconque désir.
Mais lutter contre ces tendances à la séparation et à la préférence,
ne suffit pas, semble-t-il, pour donner à la conscience ordinaire la capacité
de produire une bonté authentique. Une conscience ordinaire peut s'efforcer d'être non égoïste. Mais quels que soient ses efforts, elle restera
ego-centrique. Dès lors, pour ne vraiment plus être ego-centrique, l’activité
de la conscience devrait se rapporter à un autre processus que l’ego lui-seul.
Si ce processus est une réalité, il ne peut pas dépendre du seul bon vouloir de
l’ego. Or tant que l’ego est au centre, on a facilement le sentiment d’être le
diable et le bon Dieu. L’ego ordinaire se croit toujours l'ultime auteur du bien et du mal. Certes, son potentiel diabolique est
incontestable. « Diabolos » en grec signifie « le
Séparateur ». Comme nous l’avons vu précédemment, au niveau même de ses
représentations corporelles, l’ego ordinaire se vit séparé des autres humains,
des autres êtres vivants et du monde. Il ne s’agit pas de condamner ceci unilatéralement.
L'ego ne peut se développer et grandir qu’à
travers un certain nombre de cercles d’identifications et de préférences. Ce
qui crée des frontières et des séparations dramatiques est sa crispation sur
ses préférences et son refus de s’élargir à un cercle d’identification plus
vaste : ma famille ou ceux de ma chair, mon réseau ou mon clan, ma communauté
ou mon ethnie, ma religion, mon pays ou ma patrie. Trop rares encore sont ceux
qui envisagent et agissent d'abord pour le destin de l'humanité ou même le destin
de l'évolution du vivant dans sa globalité. Si le potentiel diabolique de l’ego
ordinairement séparé des autres et du monde ne fait pas de doute, comment l'ego ordinaire pourrait-il être, par ailleurs, le bon Dieu ? La présence d’une
bonté infinie parait fort peu probable tant que soi-même on demeure au centre
de sa conscience et que les autres se tiennent plus ou moins éloignés. Dans la
conscience ordinaire, parler de l’amour du « prochain » reste
imaginaire. La volonté d’accroître la séparation en faisant des autres des
instruments, des objets manipulables de nos désirs, nous traverse bien souvent,
si on est honnête. Par contre, l’idéal de bonté est, lui, beaucoup plus
étranger à la nature immédiate de la conscience ordinaire ego-centrique. Si
l’idéal de notre ego est l’amour, on observera un balancement incessant entre autovalorisation et dévalorisation de soi, orgueil et
humiliation de soi par soi. Quand notre amour de soi se pervertit et place les
autres sur un autre plan que nous-mêmes, il ne nous reste plus que de
l’amour-propre incapable de compassion profonde même à notre égard[2]. L’amour-propre se vit dans la
comparaison et le jugement. L’humiliation de soi surgit dès que la comparaison
à autrui ou la pensée de son jugement nous amènent à nous dévaloriser. Plus
grave encore, notre dévalorisation peut sembler nécessaire à notre amour pour
autrui. Un ego chevaleresque luttant contre l’amour-propre parviendra à
restreindre ses tendances égoïstes ; il réduira les balancements de son
amour-propre entre défense d’une bonne image de soi et humiliation de soi par
soi. Mais sans un basculement dans la conscience de la vie universelle,
il ne pourra jamais déraciner son ego-centrisme structurel dont son
amour-propre n’est qu’une manifestation. Cet ego-centrisme structurel de la
conscience ordinaire pourra toujours offrir un terrain favorable aux regains
intempestifs de germes égoïstes. Un tel ego peut être soudain emporté par le
jaillissement d’une pulsion souterraine indifférente à
l'autre. Le regrettant ensuite, il risque de se haïr au point de perdre toute
énergie pour aimer. Les remords et la culpabilité ne rachètent jamais pourtant
le manque d’amour ; seule la reprise en main de notre sens des
responsabilités le peut. Être responsable consiste à trouver des réponses pour
réparer au mieux. Mais là encore, se sentir responsable, plus que tout autre,
amène aussi à de subtiles perversions de l’amour. Par exemple, on aime les
pauvres, les étrangers, on les secourt. Mais on croule sous le poids de la
tâche ; on reste ambigu face à la reconnaissance des hommes ou des dieux ;
on demeure mal à l’aise avec un sens subtil de
notre supériorité sur des personnes manifestement moins indépendantes. Cet amour-là n’est pas une communion dans
l’égalité et la liberté. L’amour produit par la conscience ego-centrique reste
ambivalent et au-delà d'un certain seuil, il s'épuise. L'ego chevaleresque véritablement sincère parvient à reconnaître cette
limite intrinsèque : il n'est pas libre d'aimer purement ni soi, ni les autres.
L’amour
d’une conscience ego-centrique n’est jamais inépuisable et inconditionnel[3]. Avoir des moments d’élan de bonté n’est
pas l’ouverture à la réalité spirituelle de l’amour et de la compassion.
Luc Ferry fait une apologie de l’amour, mais au fond, celle d’un amour
ordinaire avec ses préférences et ses conditions. Il n’entrevoit pas
l’inaptitude de la conscience ordinaire à aimer vraiment[4]. Finalement, cette incapacité à
distinguer spiritualité et développement personnel devient particulièrement
nette quand Luc Ferry critique assez naïvement la conception bouddhiste de
l’ego. Il interroge : « Cette sagesse oublieuse du moi est-elle, tout
simplement, plausible ? »[5] ou « Comment un moi pourrait-il
déconstruire les illusions du moi ? »[6] Ces interrogations sont
symptomatiques : Luc Ferry, comme bien d’autres, ne ressent pas le besoin d’un dépassement de la conscience
ego-centrique ordinaire en vue d’aimer vraiment. Certes, beaucoup de discours
spirituels évoquent une destruction ou une dissolution de l’ego : ces discours
peuvent faire craindre une dépersonnalisation pathologique[7]. Pour éviter ce danger, la notion de
« dépassement de l’ego-centrisme » semble plus juste. Elle évite une
confusion possible avec une dépersonnalisation pathologique et elle redit la
nécessité spirituelle de détrôner l’ego du centre de l’esprit.
Comme beaucoup
aujourd’hui, Luc Ferry engage à une forme de pari spirituel consistant à
développer l’amour et la compassion. Il entrevoit judicieusement l’impact de ce
« supplément d’âme » sur un vivre-ensemble démocratique. Une
confrontation électorale d’intérêts plus ou moins égoïstes semble, en effet,
peu spirituelle. Mais si notre approche est juste, l’amour et la compassion
supposent d’élargir le point de vue ordinaire de nos consciences. Parce
qu’il rejette toute abolition de l’ego, Luc Ferry ignore la possibilité d’un
dépassement de l’auto-illusion de l’ego-centrisme de la conscience ordinaire.
Ceci va à l’encontre de toutes les spiritualités authentiques qui font de ce
dépassement l’entrée véritable dans l’aventure de la vie vécue en plénitude[8]. La revalorisation sociale actuelle du
spirituel avec des approches comme celles de Luc Ferry risque donc de nourrir
la confusion. Pour éviter ceci, une réinterprétation du développement personnel
à la lumière de l’aventure proprement spirituelle s’impose[9]. L’amour et la compassion se dévoilent
vraiment quand l’ego abandonne le désir de poser ses conditions et quand ses
préférences sont surmontées : l’« amour vrai nous délivre de tout attachement »[10], rappelle Vivekananda. Et qui sait
alors, si une culture de l’amour et de la compassion ne nous fera pas vivre
ensemble, libres des mouvements de conscience qui ramènent à des formes
d’ego-centrisme ?
Cependant, pour dissoudre le
nœud ego-centrique, il y aurait contresens à renier sa dignité en renonçant à
être autonome.
Si l’on nous interroge, nous autres modernes et postmodernes, il y a
un sens auquel nous nous sentons sûr d’être autonome : nous ne nous
soumettons plus aveuglément à une tradition et à ses autorités extérieures
comme des prémodernes. Face aux autorités, il peut nous apparaître juste et
approprié d’affirmer notre point de vue personnel, de le défendre par des mots
et même de le revendiquer par des actes.
Mais notre assurance en ce domaine peut s’avérer, nous devons le
reconnaître, parfois un peu naïve. Qui n’a pas éprouvé l’impression de se faire
manipuler par un autre ? Tel marchand n’a-t-il pas réussi à nous
embobiner ? Devant un supérieur hiérarchique, ne sommes-nous pas redevenu un petit enfant à qui un parent ou un adulte
impose son désir ou ses appartenances ? Par le passé, au lieu de vraiment servir en nous la manifestation de la vie, un proche ne nous a-t-il pas manipulé et
trompé ? Dès lors, nous devons convenir qu’il y a dans notre construction
mentale et émotionnelle des points d’appuis pour obtenir de nous une démission
plus ou moins grande du sens de notre autorité personnelle. Ce défaut
d’autorité personnelle est toujours lié à une défaillance dans l’émergence du
sens de notre dignité. La réaction
consistant à se méfier à tout va n’est qu’une construction mentale et
émotionnelle paranoïde. Elle ne rétablit pas le sens véritable de notre
autorité personnelle et substitue de l’amour-propre au sens véritable de notre
dignité. Nous retenir recroquevillé sur nous-même dans la méfiance revient à
vouloir rester immobile dans le courant de la vie : c’est certainement en
dessous de notre dignité, qui a à voir avec une vie pleinement vécue. Mais même
si nous n’avons encore aucune expérience de la vie en plénitude, il nous arrive
d’avoir une conduite qui nous rabaisse à un niveau d’être que nous pensions
avoir dépassé. Nous savons alors que nous agissons en dessous de notre dignité
et que nous négligeons le sens de notre propre autorité. Par ailleurs, une
manipulation, une tromperie ou une trahison ne seraient pas si blessantes que
cela, si nous n’avions pas le sentiment qu’il aurait été possible de préserver
notre dignité. Si un autre adulte avait subi cela dans les mêmes circonstances,
nous aurions su déceler ce qui outrageait le sens de sa dignité et que nous n’avons pas su
relever pour nous-même. L'enfant battu se sent honteux et coupable, sa
dignité n'a pas été respectée, mais il n'a pas les moyens de ressentir qu’il se
plie à une autorité injuste. Et c'est souvent une part d'enfance blessée, en
nous adulte, qui continue à ne pas préserver le sens de sa propre dignité.
Ne perdons-nous pas parfois le sens de notre propre dignité dans des
relations familières ? Pourquoi accepter d'un proche ce qui montre un
irrespect patent de notre dignité ? Pourquoi accepter des prérequis de perfection pour mériter du respect ?
Le développement du sens véritable de notre autorité personnelle est
donc connecté avec celui de la perception de ce qui est en dessous ou non de
notre dignité.
Notre refus et nos craintes de nous engager avec d’autres sur une voie spirituelle ne se fondent-elles pas sur la crainte excessive d’être déçu ? Au
nom du sacrifice en vue d’obtenir ce qui nous semble l’essentiel de l’essentiel, ne risquons-nous pas de transiger sur le sens de notre propre
autorité personnelle ? Mais quel enfant aurait appris à marcher s’il se méfiait toujours
de tomber. A l’inverse, au travail, pour assurer un peu de bien-être
économique, n'avons-nous pas transigé, au prix d’un certain mal-être, sur nos
convictions, notre dignité et le sens d'être notre propre
autorité ? Pourquoi faire ces compromis et ces sacrifices
pour notre survie économique et se refuser à prendre tout risque pour réussir à
réaliser la présence de la vie universelle ?
Des espérances ou des engagements relationnels liés à la recherche
spirituelle pourraient nous amener aussi à une démission du sens d’être notre
propre autorité. Mais nous resterons libre d'aller aussitôt voir
ailleurs, puisqu'il ne s'agit pas de survie.
Le progrès et les victoires spirituels sont donc intimement liés au
développement du sens d’être sa propre autorité et à celui du sens de sa
dignité personnelle. Toute personne animée par le pari spirituel (sur)moderne les cultivera.
Lorsque nous vivons en dessous d'un certain sens
du respect de notre personne et de notre dignité, une aspiration à un meilleur
amour de soi peut motiver un pari spirituel[11].
Nous sommes loin d'un monde où l'amour de
soi et l'amour des autres seraient un seul et même amour, ouvert à une aventure
créatrice sans préjugé. Le pari spirituel surmoderne auquel nous invitons
affirme pourtant un tel idéal. Nous parions que cet amour créateur existe déjà
dans notre cœur, prêt à nous transformer. Trouver le plus juste amour de soi et devenir
un instrument créatif de l’amour sont une seule et même quête : c’est
œuvrer à libérer notre cœur par l’illumination de la lumière spirituelle et
c’est agir à partir de cette source. Dans un contexte (sur)moderne, il nous
semble impossible de réaliser la présence d’un tel amour de soi, comme des
autres, sans développer notre sens de la dignité personnelle.
Quand nous étions
enfant, il y a eu un âge où le sens de notre dignité personnelle nous a amené à
vouloir nous habiller seul, il y a eu un âge où nous avons souhaité nous laver
seul, un âge où nous avons voulu rencontrer des gens en dehors de la présence
de nos parents. Le sens de notre dignité est étroitement lié à la conscience de
notre liberté intérieure, à notre capacité d'attention à l'égard de nous-mêmes
et donc à notre participation à la vie universelle créatrice. Quand nous sommes
impuissant soudain à nous assumer seul, cette compréhension de notre dignité
comme liberté d’action en souffre. Notre capacité d'attention à l'égard de
nous-mêmes doit donc changer de registre.
La vie spirituelle consiste à dépasser la
vie ordinaire de l’ego. Elle a pour but la libération de la position d'une conscience ego-centrique.
Pour elle, le sens profond de notre dignité n’est
donc pas corrélé à l’impuissance extérieure de notre ego.
Dans une position
ego-centrique, tous les vécus de la conscience, y compris éventuellement celui
de l’impuissance, se rapportent à un ego au centre. L’ego, même impuissant
extérieurement, reste assez puissant psychologiquement pour contribuer à tout
ramener à lui ! Comment un ego peut-il contribuer à
sortir de l’illusion dont il est complice et victime ? On ne peut tout de même pas s'évader d’une prison
avec tous ses murs !
La spiritualité semble annoncer une
destruction nécessaire des « murs » de l'ego[12]. Toute la question spirituelle du sens du respect de sa dignité et du
juste amour de soi va se poser à cet endroit. Il nous faudra participer à une
réforme de notre personnalité. Ce processus se fera à la lumière d’une
conscience où notre ego n’est plus au centre. Se soumettre à cette réforme ne
devrait pas porter atteinte à l'intégrité de notre personne. Toutefois, dans
cet abandon à la lumière spirituelle, il se peut paradoxalement qu’une ou des
formes de mort à soi finissent par être exigées. Par exemple, la spiritualité
chrétienne y insiste[13] :
« Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt,
il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits ». Ainsi, bien
comprise, une telle spiritualité parle de mort à soi et insiste, en même temps,
sur la dignité des personnes[14] sans être contradictoire.
La mort à soi est aussi en même temps un processus de nouvelle naissance à soi
dans la lumière de la vie universelle.
Nous recherchons
donc un équilibre délicat entre développement du sens du respect de notre
dignité et renoncement à notre ego-centrisme. Pour nous en rapprocher, dans
notre culture, il faut aussi nous confronter à un héritage culturel de poids
qui affirme la nature corrompue de l’homme. Des chrétiens affirment que tout
homme est viscéralement contaminé par un péché originel et que nous ne pouvons
pas nous en libérer sans la grâce divine. Mais avant eux, des romains comme
Plaute affirmaient déjà que « l’homme est un loup pour l’homme ». Dans
Les métamorphoses, Ovide décrivait
notre cycle historique comme l’âge de fer, celui qui est le plus éloigné
de l’âge d’or : « La terre, jusque-là commune, comme la
lumière du soleil et l'air, un arpenteur méfiant la borna d'un long sillon. On
ne demandait plus seulement à la riche terre les moissons et les aliments
qu'elle doit produire, mais on pénétra jusqu'à ses entrailles, on se mit à
extraire les ressources qu'elle avait cachées et transportées près des ombres
du Styx, ces trésors qui sont sources de nos maux. […] On vit de rapines ; l'hôte n'est plus en
sécurité chez l'hôte, ni le beau-père chez son gendre ; entre frères également
l'entente est rare. Le mari projette la mort de son épouse, l'épouse, celle de
son mari. » Il nous faut donc
tenir compte de ce contexte culturel dans notre quête d’un équilibre, qui
requiert à la fois le sens de notre dignité et l’abandon de notre
ego-centrisme. Cette quête rencontre, dès lors, deux types de postures qui
s’affrontent : celles qui souscrivent à ces analyses pessimistes sur la
nature humaine et celles qui les contestent. Comme par effet de balancier,
chacune de ces postures aboutit à un type respectif d’écueils que notre quête
devra surmonter.
Examinons la
première posture et le premier type d’écueils qui s’ensuit. Cette première
posture conteste l’attribution d’intentions mauvaises à tout être humain.
Attribuer, par exemple, des caprices à des nouveau-nés qui n’ont même pas de
réflexion mentale est déraisonnable. Une culture de la culpabilité justifie le
châtiment éducatif et nourrit une pratique de la violence physique et
psychologique qui ne peut que confirmer le verdict d’une nature mauvaise en
l’humain : il y a là un cercle vicieux dont nous devons effectivement nous
libérer. Mais qu’en est-il, quand certaines offres spirituelles postmodernes déculpabilisantes font seulement des promesses d'épanouissement et de bien-être ?
Prenons d’abord le temps de montrer
l’intérêt de cette posture avant de considérer de nouveau cette question. Un
certain bien-être de notre personne n'est pas, loin de là, contraire à
l'expérience spirituelle : quelqu'un de crispé sur sa douleur existentielle ou
prisonnier de ses traumatismes passés peut-il s'abandonner sans retenue à la
vie universelle ? Peut-être
aura-t-il un aperçu fugitif de la lumière spirituelle, mais il sera bien loin
de vivre continument dans cette perspective. Une
stabilisation dans une conscience au-delà de la conscience ego-centrique est
peu probable si nous ne parvenons pas à un relatif équilibre de notre personnalité.
Parmi les critères de santé psychologique requis, il y a la capacité de prendre
du recul sur soi, de ralentir suffisamment pour y voir plus clair au lieu de
s'agiter perpétuellement. Le mal-être psychologique personnel ne favorise pas
du tout un dépassement de la conscience centrée sur l'ego. Il doit être
combattu d’urgence si son intensité m’interdit de regarder en moi-même. Plus
discret, il n’en est pas moins un obstacle. Si, par exemple, en pensant à l’une
des pires choses que j'estime m'être arrivée, je plonge dans une agitation
émotionnelle empêchant tout recul, alors j'ai un certain chemin d'individuation
personnelle à mener. Ce chemin d’apaisement seul permettra de voir s'approfondir la
présence spirituelle au niveau du cœur.
Venons-en maintenant aux écueils qui
peuvent accompagner cette posture lorsqu’elle réduit la spiritualité à du
bien-être. Tout d’abord, une angoisse ou une peur irraisonnée peuvent être les
signes avant-coureurs de la fin de la position illusoire de l'ego dans la conscience.
Un écueil serait de fuir ce processus au nom du bien-être. Ensuite, les
propositions insistant sur le bien-être et l’épanouissement personnel omettent
de rendre compte de l’obstacle spirituel qu’est l’amour-propre. Or une démarche
authentique de vie intérieure parlera de l’exigence de passer de l'amour-propre
à l'amour de soi[15].
L’amour-propre procède essentiellement par autovalorisation de l’ego. Même
blessé, il s’attachera à nourrir ce qui enferme
dans une conscience ego-centrique.
L’amour de soi procède d’une dynamique contraire d’ouverture. Par exemple, il
se développe par une compassion qui vaut autant pour soi que pour les autres[16].
Ce premier type de posture spirituelle qui se veut, avant tout,
déculpabilisante est donc souvent oublieux de l’obstacle spirituel qu’est
l’amour-propre. De là, il peut passer à côté de notre besoin d’examen de
conscience. Il n’y voit qu’un reliquat éculé de la tradition chrétienne. Cela
revient à ignorer que cette pratique spirituelle a d’abord été recommandée par
des philosophies, telles celles des stoïciens et des néoplatoniciens. Certes,
au sein du christianisme, cette pratique de l’examen de conscience est
malheureusement devenue, le plus souvent, une énumération de fautes morales et
religieuses. Et une fois cette liste dressée, l’issue est une litanie creuse ou
des vœux pieux de perfectionnement. L’examen de conscience authentique, auquel
nous invitons ici, s’inscrit d’abord au sein du développement d’un discernement
pour que puisse se voir en nous ce
qui sert ou non l’individuation personnelle de la vie. Les philosophies
stoïciennes l’évoquent : cet examen vise à rendre à l’âme, la présence
individuée de la vie universelle en nous, son unité, sa simplicité et son
hégémonie que diverses humeurs et erreurs de jugement entament. Les
néoplatoniciens, comme Plotin et son disciple Porphyre, y voient une technique
de sculpture de l’âme : on retire tout ce qui recouvre et fait
dysfonctionner la perfection de l’âme, qui originellement est un rayon du
divin. Authentique, l’examen de conscience chrétien accompagne la garde du cœur
où se tient l’étincelle divine qui donne vie à notre âme. Ainsi entendu, il est
d’abord au service de l’individuation de la vie, ici qualifiée de divine. A
vrai dire, la spiritualité chrétienne la plus profonde n’ignore jamais
l’héritage antique. Ces fondements de l’examen de conscience restent ici encore
théoriques. En demeurer-là, ce serait s’en tenir à des croyances. Puisque la
dimension expérimentale est toujours plus convaincante pour édifier des sciences
psychospirituelles, par la suite, nous reviendrons sur ce sujet en
l’envisageant sous un angle expérimental.
Passons
maintenant au second type de posture promue pour trouver un respect de notre
dignité et, en même temps, se libérer de notre ego-centrisme. Sans forcément
affirmer que nous sommes foncièrement mauvais, cette posture ne manque pas de
pointer l’obstacle spirituel constitué par l’amour-propre. Mais vouloir
surmonter l’amour-propre aboutit souvent à l’idée de remporter une lutte contre
soi-même. Cette posture avec son idée d’une dignité dans la lutte contre
soi-même est source de nombreux écueils. On a alors affaire à bien des
caricatures de spiritualité. Voulant surmonter notre amour-propre, on
peut être tenté de suivre des enseignants spirituels qui produisent une
situation de mal-être psychologiquement déstructurant. Mal nous en prend,
pauvres de nous ! Ces enseignants ne connaissent peut-être que ce chemin
de l’ego brisé. Des circonstances douloureuses ou humiliantes ont pu les ouvrir
à une expérience de la vie universelle. Mais appliqué volontairement à un
autre, un tel chemin atrophie le mental, au lieu de le dépasser. Il peut
accentuer les pièges du sentiment de culpabilité. Briser l’ego d’un autre ne peut pas honorer l’amour de la dignité des
personnes. Ce n’est jamais servir en l’autre l’individuation personnelle de la
vie. Même quand les enseignants ont à cœur d’éviter la
crainte et la culpabilité, les procédés proposés pour contrer l’amour-propre peuvent être très critiquables. Méfions-nous d'enseignements qui ne
nous donnent pas des indications
pratiques précises afin de permettre un calme et une
tranquillité intérieurs, accroissant notre intelligence émotionnelle. Cette
intelligence ne se résume pas seulement à un développement personnel. Elle est
développement d’un sens du cœur qui seul ouvre à une vraie réforme de notre
individualité. Notre pari est que, dans le cœur, se découvre cette dimension
par laquelle la vie universelle nous fait évoluer, nous, les autres et le
monde. Eviter la confusion de l’amour-propre et du sens de sa propre dignité en
se détachant du jugement d’autrui est un procédé usuel. Mais si, pour ce faire,
un enseignant exige de se ridiculiser en public, la frontière avec
l’humiliation devient ténue. Soumettre à des humiliations celui qui se veut son
disciple, en lui expliquant qu'il doit détruire et sacrifier son ego, n’est
guère défendable. Bien sûr, « perdre la face » brise parfois
l'ego ; le chercheur se détache des apparences et trouve en soi la source
d’une noblesse indéfectible. Cependant, une humiliation planifiée sert toujours
immanquablement une fascination ego-centrique collective pour le pouvoir du
chef. Le disciple admire le pouvoir de son guide spirituel, il admire sa propre
capacité d’encaisser l’humiliation[17]. Ce guide et ses disciples se félicitent de la rudesse de
l’enseignement qu’ils suivent. Nous avons affaire ici à un système prémoderne
de soumission de notre personne, et non à l’élargissement de l’ego dans un
idéal surmoderne de fraternité ouverte. Il est clair que toute forme de haine
de soi ne transcende pas non plus l’amour-propre, car elle n’est qu’une forme
d'amour-propre dévoyé. Par exemple, dans l’autoaccusation, je garde une part de
contrôle ; je ressens l’attention de ceux qui jouissent de mon
autocritique, puisque je réponds à leurs attentes en m’humiliant.
Ces deux postures avec leurs écueils
doivent être dépassées. Un enseignement spirituel authentique permet une
expérience intérieure qui va abolir le mal-être inhérent à la survie d'une
conscience ego-centrique. Notre amour-propre prétend faire de notre mal-être un
emblème de notre dignité. A vrai dire, toutes les formes de l'amour du drame
sont des modes de survie de la conscience ego-centrique. Ils sont mêmes parmi
les plus efficaces[18]. Se culpabiliser de son amour du drame en serait peut-être le comble.
Face à la peur, l'angoisse ou la tristesse de la désillusion, la conscience
ego-centrique s’affecte inévitablement d’amertume, de colère ou de nostalgie.
Avec ces écheveaux d’émotions s’entremêlent des scénarios récurrents, le tout
consolidant l’emmurement de l’ego dans ses forteresses mentales.
Echapper aux écueils des postures
précédentes passe par une découverte du véritable amour de soi. Celui-ci n'est
ni surestime ni sous-estime de soi, c’est un amour indépendant du regard
d’autrui, contrairement à l’amour-propre. L'amour de soi n'est pas réductible à
l'amour le plus juste dont je suis capable pour moi-même. Je peux peut-être me
consoler et prendre soin de moi, ceci peut être une étape d’un développement
personnel, mais l’amour de soi véritable n’est pas le fruit d’un complexe jeu
de rôles psychologique : il a sa source dans ce qui me donne vie
personnellement, instant après instant. Pour ceux en qui sa présence se réalise
assez profondément, l’amour qui comprend l’amour de soi est d’abord,
semble-t-il, une perception. L’amour active certaines émotions qui peuvent lui
être utiles, mais ce n’est pas une émotion qui vient et qui va. L’amour
engendre certains sentiments, mais il n’est pas réductible à un sentiment qui
colorerait nos pensées. Sa présence fait grandir en nous un feu d’aspiration,
qui rendra notre volonté de le servir plus persévérante et pacifiera nos désirs
sans porter atteinte à leur énergie. On va dans le sens d’une telle découverte
quand le meilleur de la spiritualité chrétienne sait éviter la dérive de
l'humiliation. Pour cette spiritualité, l'amour de soi authentique en rapport
au sens de sa propre dignité est alors lié à l’humilité véritable[19]. Cette humilité comprend le fait de se tenir intérieurement à la
juste place pour se laisser illuminer, soi et les autres, simultanément de la
même lumière spirituelle intérieure. L'humilité véritable n’est pas la modestie
extérieure, même si elle abolit l’orgueil de se croire plus digne d’amour qu’un
autre. Elle n’a donc rien à voir avec l’humiliation qui consiste à se rabaisser
et se laisser rabaisser dans les sentiments de honte et de culpabilité. Elle
consiste plutôt à percevoir sa personne, instant après instant, comme résultat
d’une manifestation ou d’une création, dans le même mouvement que les autres et
le monde. Cette vision approfondie qu’offre la véritable humilité intérieure
revient ainsi à se voir souhaité et aimé comme tout autre. Cette
perception peut s’affiner : il deviendra possible de ressentir que toute
l’énergie personnelle pour aimer les autres et nous-mêmes vient de la
générosité créatrice de la vie universelle. Les sciences spirituelles sont
aussi des sciences du cœur. Une dimension allégorique peut affiner
ce que pourrait être le cœur pour un
surmoderne : en ce cœur, la vie se réjouit de nos existences telles qu’elles sont, comme l’artiste se réjouit des matériaux qu’il vient de
recevoir pour les transformer. Tout créateur aime ses matériaux et son œuvre.
L’élan créateur de la vie universelle nous veut tel quel et nous transforme
continument. A ses yeux, tels que nous sommes, nous sommes parfaits pour être
aimés ici et maintenant, sans que cela contredise notre nature de matériaux
perfectibles au service de son œuvre.
Cette allégorie de l’artiste, de ses
matériaux et de son œuvre propose un juste milieu entre les deux types de
postures dont nous avons décrit les écueils précédemment. Dans la ligne de la
posture du bien-être et de la déculpabilisation, la contestation de toute
imperfection de notre nature amène trop souvent à minorer la perfectibilité
humaine. La libération de la conscience ego-centrique est rarement, pour les
promoteurs de cette posture, l’entrée dans une dynamique évolutive. A
l’inverse, il y a la ligne de la posture qui fustige notre amour-propre et
insiste sur l’appel à la perfection. En son sein, on trouve des continuateurs
de l’héritage gréco-romain et judéo-chrétien. Mais l’exigence radicale de cette
posture et sa dénonciation de l’amour-propre se font, parfois, au détriment
d’une prise de conscience du regard d’amour absolu, pour qui chaque moment de
son œuvre est parfait.
Ces postures, en négligeant leurs
écueils, peuvent faire obstacle à la reconnaissance que notre ego n’est pas à
la source de notre action spirituelle. Pour participer, pleinement, au
perfectionnement de ce qui est, nous devons apprendre à devenir un pur
instrument de la vie universelle. Celle-ci s’avère, seule, l’unique auteure de
la transformation et de l’évolution de la conscience individuelle et
collective.
Ce sens spirituel de la dignité conjugue
le fait de notre noblesse et l’humilité vraie. Le sentiment de notre noblesse
croît avec la conscience de plus en plus nette d’être une individuation
personnelle de la vie. Mais une telle prise de conscience n’aurait pas lieu
sans la croissance d’un pouvoir d’humilité. Celle-ci est nécessaire pour
nourrir davantage ce processus évolutif de la vie, qu’est son individuation en
nous, et le faire émerger consciemment. Cette noblesse et cette humilité
conjuguées mènent donc à l’abandon de tout projet spirituel d’une « autodestruction de
l’ego » ou, pire, d'une «
destruction » de l'ego confiée à un quelconque (pseudo)maître spirituel. Plutôt qu’un ego (auto)détruit, envisageons nos nœuds ego-centriques
dissouts un à un dans des amplifications de notre conscience. Envisageons leur dissolution dans une harmonie de
plus en plus parfaite entre la découverte de la vie en tout et au-delà de tout,
d’une part, et celle de son processus d’individuation en nous, d’autre part.
Envisageons une
dissolution de notre infantilisme dans un « grandir ».
Ne rejetons pas les spiritualités qui nous
invitent aussi à relier la croissance de la conscience de notre individualité
et l’expérience de l'absolu !
L’ego-centrisme de notre conscience
ordinaire est une illusion ; ceci n'implique pas que toute notre personne
soit illusoire.
Revenons au survol sommaire, déjà
effectué, des traditions philosophiques stoïciennes ou néoplatoniciennes et des
traditions spirituelles chrétiennes ayant promu l’examen de conscience. Il nous
a appris corrélativement que le sens de notre dignité personnelle prend ses
racines au plus profond de nos traditions spirituelles occidentales. Elles sont
une source discrète, mais essentielle, au cœur de notre modernité. De façon
récurrente, par l’entremise de ceux qui les réactualisent, ces sagesses et ces
mystiques ont relaté l'expérience d'être un rayon de conscience individuelle
agissant depuis la conscience infinie[20]. Nous avons vu qu’elles se réfèrent à une étincelle
divine ou à un feu divin individué, qui soutiendrait la transformation de notre
personne en pur instrument de la vie universelle[21].
Un risque, avons-nous dit, est de
confondre une brisure de l'ego et un geste intérieur volontaire d’ouverture à
une vie non ego-centrique. L’ego brisé, n’ayant plus d’appui dans son monde,
s’ouvre parfois à une éclaircie spirituelle involontaire. Mais toute autre est
la découverte d’un geste intérieur permettant de s’ouvrir à une vie non ego-centrique.
Seule une telle découverte est un saut vers la vie en plénitude : le
soleil qui se cachait au-delà de la grisaille quotidienne est enfin accessible
d’un geste, à chaque instant, quelles que soient les circonstances. Connaître
un tel geste est le préalable de l'aventure spirituelle. Il rend possible
l’expérience de plus en plus consciente de la vie universelle elle-même à
travers notre personne.
Il s’agit donc de
percer un trou dans la prison de l'ego, ou mieux, d’exploiter une faille de son
enfermement sur lui-même. L'équation consiste à le faire tout en découvrant le
sens profond de notre dignité personnelle. Comme nous l’avons déjà compris,
l’équation est parfois d'autant plus délicate que des blessures de la vie, des
défenses habituelles de notre ego-centrisme, de mauvais penchants pourraient
nous rendre incapables de notre plein potentiel physique et psychique[22].
Grandir dans l’amour de soi nécessite de reconnaître nos blessures et nos
manques. Cela revient aussi à reconnaître nos manquements aux autres, aussi
bien qu'à nous-même, et aspirer à y pallier.
Notre pari
intègre un double rapport à la perfection : tout est parfait en son être
et tout est perfectible en devenir. Notre pari propose d’allier une prise de
conscience de la perfection de l’être et une participation de plus en plus
intégrale au perfectionnement qu’offre le devenir. Pour aller en ce sens,
lucidité morale et travail de libération psychologique sont une étape. Joints
judicieusement ensemble, ils prépareront et serviront la découverte de notre
être et notre participation au devenir.
D’une part, quoi qu’il en
soit de nos blessures psychologiques et de nos manques éthiques, il nous faut
devenir conscient qu’ils n’entament jamais notre noblesse d’être le lieu d’une
individuation de la vie universelle. Celle-ci constitue notre perfection
absolue immédiate, inspirant le sentiment authentique de notre dignité et
faisant de nous des êtres aimables et aimés. Mais, d’autre part, il ne faudra
pas oublier que nous sommes perfectibles ; l’humilité est le pouvoir
spirituel de se rendre disponible à une évolution de notre conscience
individuelle et collective.
La morale n'est pas à confondre avec la spiritualité. La morale
n’affranchit pas d’une vie ego-centrique, c’est-à-dire d’une vie centrée sur
l’ego. Mais c’est une propédeutique, un premier pas préparatoire, à une
spiritualisation de nos vies. La vie ordinaire, avec une morale aussi simple que de ne pas faire à
autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'on nous fasse, nous évite
d’être seulement égoïste. Servir les intérêts de son ego aux dépens de
l’intérêt d’un autre est, sous n’importe quelle forme, une attitude totalement
antispirituelle. Une réflexion sur le rapport entre morale et spiritualité est
aussi essentielle pour développer un
sens authentique de la dignité. Pour développer le sens de ma propre dignité,
il me faut aussi développer un sens du respect de la dignité des autres qui
sont la vie universelle en personnes. Ma négativité faite de suspicion et de
ressentiment peut créer momentanément une zone de confort pour mon amour-propre
blessé, surtout quand il y a le risque qu’une souffrance psychologique soit
ravivée[23].
Mais elle m’éloigne inéluctablement de l’amour de soi.
La phrase « Personne n'a
à me dire ce que j'ai à faire ! » n'est par exemple qu'en apparence une défense
de l'importance de ma personne[24]. Elle est d'abord un refus manifeste du point
de vue contrariant de l'autre. Ce refus dénote un subtil glissement de ce qui
ressort du sens de notre dignité personnelle vers ce qui ressort des troubles
narcissiques de notre personnalité. Ce refus du point de vue contrariant de
l’autre est lié à l’incapacité d’un juste amour de soi. Le rappel d'une
exigence morale par un autre ne devrait pas me porter à cette humeur agressive.
Si vraiment je veux de toutes mes forces lutter contre mes tendances égoïstes
et ego-centriques, le point de vue moral de l’autre est opportun. Certes,
l'autre peut prendre un plaisir suspect à me faire la morale, il peut nettement
exagérer ma noirceur. Pourquoi est-ce que je ne mets pas tout ceci de
côté pour l’entendre ? L’autre n’a pas besoin de mon sentiment de
culpabilité. Au fond, la contrition de mon cœur illuminé par la compassion et
l’amour l’apaiserait. Reconnaître froidement ma faute serait un bon début. Si
ma faute est liée à des faits avérés, le plus important est d'abord et avant tout de rassurer cet autre, ici
et maintenant, sur mon attrition. L’attrition est une reconnaissance de ma
faute. Même si cette reconnaissance est loin d’incarner authentiquement
l’amour, elle est un premier geste de compassion par lequel je renonce à me
refuser davantage à l’amour. Par attrition, j’assume la responsabilité des
faits que l’autre me reproche à juste titre[25].
Cette propédeutique
à la démarche spirituelle met bien en jeu une forme morale de l’examen de
conscience. Toutefois, le piège serait de le réduire à énumérer nos fautes
morales, de faire le vœu pieux de ne plus les répéter et, pire, de commencer à
s’harnacher de vertus dévitalisantes. Ce type d’examen de conscience ne mène
nulle part, comme nous l’avons déjà suggéré. Il nous faut voir que nos fautes
morales envers autrui sont d’abord le fruit d’incohérences actuelles entre les
divers éléments de personnalités qui nous composent. Nous partons tous
d’inconstances dans nos volontés et nos désirs : la bonne volonté morale
ne suffira pas à susciter plus de constance. Il nous faut voir que les bons
côtés de nous-même vont souvent avec un envers sombre qui attend son heure pour
s’emparer des commandes de notre personne. Cette investigation de nous-même, si
elle est bien menée, nous fera renoncer à la robe de vertus de l’ego pour enfin
confier notre perfectionnement à l’individuation de la vie cachée dans notre
cœur. L’examen de conscience s’amplifie ici en un travail psychologique. Une
nécessaire reconnaissance de nos ombres[26] accompagne le développement d'un sens
spirituel authentique de notre dignité personnelle. La moralité consiste
souvent à s’asseoir sur nos pulsions et désirs qui y contreviennent. D’où les
vœux pieux ! Refouler quoi que ce soit n’est pas une démarche spirituelle
où se vit la vie en plénitude. Servir l’individuation de la vie consiste à
amener en lumière nos ombres, nos défauts de construction. Nos ombres ne nous
condamnent pas et ne nous enferment jamais si nous nous voyons dans la lumière
de la vie universelle. Elles portent en elles une énergie émanée de la vie. Et
puisque pour la vie, rien ne se perd et que tout se transforme, faisons le pari
d’offrir nos incohérences, nos inconstances intentionnelles et nos ombres à ce
processus d’individuation personnelle de la vie. Quand nous sommes sincère,
aperçues, ces incohérences, ces inconstances et ces ombres, qui sont
caractéristiques de notre humanité, nourrissent dans notre cœur l’aspiration à
une harmonie plus ample. Puisque c’est la même vie qui s’individue en moi et en
l’autre, servir cette dignité personnelle ne peut pas être étranger à l’amour
de la dignité véritable de toutes les personnes, de tous les êtres vivants et,
certainement aussi, de la Mère nature.
La soif de
reconnaissance de la lumière spirituelle peut s’unir à la soif de me libérer
des faiblesses de ma volonté, de mes incohérences et de mes ombres[27], qui nourrissent mes accès de négativité.
Nous serions alors vraiment bien positionné pour constater que notre moralité veut éviter la vie égoïste, mais que notre ego, même agent
moral,
même abandonnant son ego-centrisme reste infiniment perfectible. Il deviendra
au mieux un instrument de
l’individuation personnelle de la vie. Et, en fin de compte, on peut espérer
qu’il s’avère une formation transitoire de cette individuation. C’est peut-être
là un pari encore loin de notre portée. Mais dès maintenant, nous pouvons voir de mieux en mieux que le moralisme est une forme d’ego-centrisme nuisible spirituellement.
Nous pouvons nous prendre nous-même en flagrant délit de moralisme, nous
commencerons alors à voir qu’il nous a rendu inévitablement incapable, à un
moment, d'aimer dignement celui que nous réprimandions, même si c'était à juste
titre et soi-disant pour son bien. Nous pouvons aussi, dès maintenant, repérer
notre utilisation narcissique de la morale. Lorsque nous affirmons « moi, je
suis honnête et franc. », nous nous comparons avec des gens plus immoraux et
nous prenons garde à ne pas remarquer les petites taches sur notre habit de
vertus. Avec compassion pour nous-même, nous pouvons apprendre à voir que notre ego centré sur soi-même ne peut jamais accomplir parfaitement son devoir : la moralité de notre ego ne nous donne pas
accès à la bonté, à sa bienveillance et sa douceur, sinon de façon factice. Car
celle-ci nous inspire seulement lorsque l’individuation de la vie émerge en
nous. La compagnie bienveillante d’un aventurier spirituel aguerri peut aussi
nous aider. Le rayonnement de sa lumière intérieure où manque moins bonté et
unité, facilite le fait de voir des petites taches qui ternissent notre
personne. En prendre conscience nous libère peu à peu de l’insensibilité de
notre moralité ego-centrique.
Là encore, il ne s'agit pas de s’humilier
avec ses imperfections[28] et de nourrir le sentiment de sa culpabilité, mais de voir
avec le pouvoir de l’humilité véritable. L’ego ne peut pas créer autour de lui l’unité
harmonieuse mentale, émotionnelle, pulsionnelle et physique dont
l’individuation de la vie en nous a seule le pouvoir.
Le pouvoir de l’humilité s'acquiert en
explorant l'amour inhérent à la vie universelle. La vie, instant après instant,
nous donne d’exister personnellement et nous aime tel que nous sommes dans nos
perfectionnements possibles. L'humilité est donc le pouvoir de prendre une
position intérieure où nous pouvons apprendre à participer à l'amour de[29] la vie universelle. Dépassons la poursuite d’une vie morale dont on
se croit orgueilleusement l'auteur et qui ne peut être qu'insatisfaisante dès
lors. Rappelons, cependant, que pour dépasser quelque chose, il faut vraiment
le connaître.
Le sens de notre dignité renforce notre autonomie dans la recherche
spirituelle. Et finalement, elle rend possible l’authenticité qui permettra la
dissolution du nœud ego-centrique.
Mon autonomie, ma
capacité à discerner par moi-même ce qui est vrai, juste et beau, fonctionne
avec un sens de la dignité participant de l’amour de soi comme de tout autre.
Nos troubles
narcissiques du genre « Personne n'a à me dire ce que j’ai à faire ! » et la
résignation à supporter le manque de respect de notre dignité ont fort à voir
ensemble. Ce sont bien sûr des marqueurs du balancement de notre amour-propre
entre survalorisation et dévalorisation de soi. Mais ce sont aussi des
marqueurs d’une faiblesse de notre autonomie.
Le sens de mon
autonomie se dévoie en affirmant que « Personne n’a à me dire ce que j’ai
à faire ! ». J’entends défendre ma dignité avec mon autorité
personnelle et je perds mes capacités de questionnement. Et qu’est-ce que je
défends alors, sinon mon amour-propre blessé ?
Inversement,
quand je me résigne à accepter un manque de respect de la part de l’autre, j’ai
en vue une satisfaction qu’il peut m’apporter. Je sais que si je donne
satisfaction à son amour-propre au dépend de ma dignité, mon amour-propre, même
blessé, aura la satisfaction d’obtenir de lui ce que je désire, à commencer par
son attention.
L’autonomie
comprise comme capacité à une autarcie psychologique est ici, à chaque fois,
étouffée par des dépendances affectives.
Ces complexes de
l’amour-propre, avec leurs lots de blessures, résultent, à n'en pas douter, des
aléas de l'attention parentale et éducative à notre égard ainsi que des modèles
relationnels alentour. En effet, beaucoup de ces relations alternent phase
d'agressivité envers l'autre et compromissions manipulatrices réciproques. Dans
ces relations, ce qui nous rend à la fois digne d’être aimé et capable d’aimer
reste alors repoussé loin au fond de notre cœur. Encore trop peu d'entre nous
ont grandi dans un milieu où on cherchait à s'arracher aux ombres. Notre
jeunesse a été baignée, pour certains, dans des comportements complaisants ou
résignés face à l'indignité. Très tôt, enfant, nous avons été soumis, sauf
exception, à des croyances et des illusions qui ont sapé pour longtemps le sens
d’être à nous-même notre propre autorité. Autrement dit, enfant, notre
autonomie a été, sauf exception, négligée et affaiblie.
Pour honorer
sincèrement ce développement du sens de sa dignité personnelle et de son
autonomie, il est utile de questionner un enseignement spirituel par lequel on
se sent attiré ou qu'on a l'occasion de croiser. Il paraît nécessaire d’être
prudent à la fois à l’égard de nous-même et de l'instructeur ou de
l'instructrice spirituels. Il faut le courage de tester l'enseignant, en
particulier s'il prend une position de gourou incarnant l’absolu. Cette prudence a
surtout sa raison d’être quand ces instructeurs excellent au jeu de se
présenter respectivement à nous comme un bon père ou comme une mère divine pour
leurs enfants. Aurons-nous vraiment, avec eux, l’aspiration à grandir ? Et
auront-ils vraiment la volonté de nous faire grandir jusqu’à ce que nous soyons
psychiquement autonome ?
Il nous faut aussi l'audace de développer sincèrement le
sens de notre dignité personnelle, quand cet enseignant entend, en retour, nous
mettre au défi de nous confronter à nos défaillances.
A ce sujet,
méfions-nous d'un instructeur spirituel qui ne mettrait pas le doigt sur la
confusion où nous sommes concernant le sens de notre dignité. Le sens de
notre propre dignité est certainement à cultiver tant que nous ignorons la
présence de la vie universelle ainsi que son processus d’individuation
personnelle en nous ! Pourquoi tel instructeur spirituel ne propose-t-il rien
pour traiter la mésestime de nous-mêmes avec son ballet de sous-estimations et
de surestimations de soi ? Et, bien sûr, que vaut un instructeur qui ne
pointerait pas nos confusions entre une méfiance due à la peur et le sens
d'être à nous-mêmes notre propre autorité ?
Il y a peut-être
pire : que vaut un instructeur qui nous suggère que nous sommes d’une
nature spéciale, que nous aussi nous ferons bientôt partie des élus[30] ? C'est un recruteur, non un instructeur
! Et si bientôt, il est question d’une façon ou l’autre de la perdition des
âmes[31], fuyons !
Dans une
perspective moderne, notre dignité intrinsèque, comme celle des autres, n'est
relative ni à des qualités réelles ou imaginaires, ni à des imperfections ou
des défauts. Bien plus, notre dignité, comme celle des autres, tient à cette
profondeur de la vie où chacun est donné à soi-même, aux autres et au monde
avec un trésor de vie créatrice à y trouver. C’est là notre perspective
(sur)moderne de la dignité.
Un jeune enfant y
incarne la dignité humaine à respecter avec une attention bienveillante et non
violente. En effet, il ne peut prendre soin de sa propre dignité quand les
autres la blessent. Mais cela ne suffit pas ! Adulte, même assez
équilibré, pour la plupart d’entre nous, il faudra se consacrer à en prendre
soin. L’ouverture à l’individuation de la vie en nous qui lui donne tout son
sens reste rare. Il y a là une lutte à mener en nous-même contre une des
racines principales du flou spirituel actuel, dont nous nous plaignons.
D’ailleurs, même si certains enseignants expriment la présence de la vie
universelle avec bonté ou compassion, bien peu encore ont une claire
conscience du processus d’individuation personnelle de la vie en eux. Comment
pourrait-il alors pleinement servir ce processus créateur au sein des
autres ?
Ne pas oublier d’aider les enfants à
garder vivant le trésor de vie créatrice qui fait le cœur de leur dignité
personnelle, c’est pour un adulte lutter pour développer aussi le sens de sa
propre dignité. Donner corps à notre dignité passe, pour nous comme pour
l’enfant, par la découverte de la façon la plus authentique d’incarner cette
vie créatrice à travers soi. Même si nous ne sommes pas pleinement conscient du
processus d’individuation en nous, faire grandir la vie créatrice ne peut que
nous en rapprocher.
Considérons ceci sous un autre angle.
Notre dignité ne sera jamais palpable si nous demeurons perpétuellement un
chercheur spirituel ; nous devons avoir l’audace de devenir un trouveur,
un explorateur et un créateur. Ce sens de l’authenticité est dépeint de manière
provocante par Picasso lorsqu’il dit : « On me prend d'habitude pour
un chercheur. Je ne cherche pas, je trouve. »[32]. Devenir un trouveur et un explorateur spirituel revient forcément à
s’autoriser soi-même à cheminer vers le plus intime et le plus proche de soi
que soi[33]. Ce n’est pas seulement de notre dignité, comme être capable
d’autonomie, dont il est ici question. Devenir plus sincère, plus authentique,
permet, par excellence, de vivre davantage au plus proche de soi.
Il y a des liens
étroits entre sincérité ou authenticité et autonomie. Les préciser clarifiera
notre pari. Il nous semble que la sincérité ou l’authenticité véritable englobe
l’autonomie, la capacité d’être à soi-même sa propre autorité. L’étymologie du
mot authenticité proposée dans le Littré le montre clairement : « Authenticus, de αὐθεντιϰὸς, de αὐθέντης, qui agit par
soi-même, maître, pour αὐτοέντης, de αὐτὸς, même (voy. AUTO…), et ἐντὸς,
au dedans : qui est apud se, qui est maître
de soi. Ἐντὸς est le latin intus, qui a donné intérieur […]. » Dans une posture davantage
postmoderne, on pourrait nuancer cette étymologie et insister sur le fait
d’être l’auteur (αὐτὸς) de soi-même, plutôt que simplement maître de soi par
une volonté rationnelle. Du point de vue de l’évolution des mentalités,
l’autonomie semble caractéristique de notre modernité : elle prend racine
avec la valorisation d’un usage personnel de la raison critique à l’encontre de
la soumission à des croyances dogmatiques. L’authenticité semble davantage caractéristique
de notre postmodernité qui promeut des organisations conviviales ouvertes à des
individualités créatrices. Mais que vaut notre authenticité postmoderne quand
elle néglige l’autonomie moderne que donne la rationalité ? Affirmer être
l’auteur de soi-même présente le risque d’oublier que notre puissance créatrice
individuelle émane et participe, comme la faculté rationnelle, de la vie
universelle elle-même. L’authenticité véritable consiste en une profonde
sincérité quant à ce qui fait notre dignité et notre autonomie.
L’authenticité, comprise ainsi à l’aune
de l’autonomie et de la sincérité, ce n’est pas un retour à la communauté, à la
tradition ou à la nature, comme certains discours voudraient le faire croire.
Spirituelle et surmoderne, l’authenticité vise une prise de conscience de la
vie universelle s’individuant évolutivement en nous. Il y a là un paradoxe de
l’authenticité. D’un côté, elle prend sa source au-delà de notre individualité.
De l’autre, elle n’existera pas non plus sans une collaboration de notre
personne à la transformation de ce qui la compose. Notre personne a des
appartenances communautaires, des affinités avec des traditions et s’inscrit
dans un rapport particulier à la nature. Elle est le fruit d’une
individualisation biologique et psychologique qui a des sources familiales,
sociales, culturelles et naturelles. Mais ultimement, elle s’accomplira comme
individuation consciente de la vie universelle. Dans un contexte surmoderne, ce
sera en toute dignité que notre personne s’abandonnera à une conscience non
ego-centrique de la vie créatrice qui se découvrira en elle. La vie
universelle, par définition non ego-centrique, se reconnaîtra donc en nous à
partir de notre propre autorité. Plus avant, par un pouvoir de sincérité plus
grand, la vie universelle se découvrira elle-même au fondement de notre
personne[34] et de notre dignité comme individuation personnelle. Et son
authenticité, ce pouvoir de sincérité, pourra bouleverser toutes nos
appartenances, toutes nos relations, toutes nos manières d’être en réorientant
l’énergie créatrice de notre personne.
NOTES :
[1].
Notre analyse de la préférence personnelle part d’une rencontre avec un énoncé
énigmatique, parmi d’autres cités par Taisen Deshimaru dans La Pratique du
Zen, Albin Michel Spiritualités, p.109 : « La haine seule
fait des choix. Sépare. ». Elle s’inspire aussi de
Prajnanpad : « Comment le fait de voir la différence permet-il
l’unité ? Tout simplement parce qu’il ne peut y avoir d’unité sur le plan
physique, car le plan physique est celui des formes et toutes les formes sont
différentes. L’unité est dans le cœur seulement. C’est un sentiment :
l’amour. Et dans l’amour, le moi disparaît : seul l’autre reste. »,
ABC d’une sagesse, p.48.
[2].
Dans De l’ego au Moi unique, p.62-63, Marc Gafni nuance
heureusement :
« Le
narcissisme, c’est être amoureux de son moi séparé, de son masque. […] tôt ou
tard les masques tombent, et on se retrouve alors sans amour. L’amour de soi,
c’est aimer son intériorité unique : son Saint des Saints. […] L’égoïsme
est un rétrécissement de votre identité. L’amour de soi, par opposition, n’est
pas du tout égocentrique ; c’est l’expansion ultime. […] Penser que
l’on ne peut pas être aimé est la forme ultime d’arrogance […]. »
[3]. Dans L'Agenda
de Mère, 1964, Paris, Institut de Recherches Évolutives, 1979, la Mère de
l’ashram de Sri Aurobindo dit : « L'amour humain, ce que les hommes
appellent 'amour', même au mieux, même en le prenant dans son essence la plus
pure, c'est quelque chose qui va à l'un mais pas à l'autre : on aime DES
personnes (on aime même quelque fois seulement des qualités en des
personnes) ; on aime DES personnes, et cela veut dire que c'est partiel et
limité. Et même chez ceux qui sont incapables de haïr, il y a tout un nombre de
gens et de choses qui leurs sont indifférents : il n’y a pas d'amour (le
plus grand nombre). L'amour est limité, partiel et déterminé. En plus, il est
instable : l'homme n'est pas capable (je veux dire l'être humain), n'est
pas capable de sentir l'amour d'une façon continue et toujours avec la même
intensité – certaines fois, par moments, ça devient très intense, très
puissant, et il y a des moments où ça s'atténue ; parfois ça s'endort tout
à fait. Et ça, dans les meilleures conditions – je ne parle pas de toutes les
dégradations, je parle du sentiment que les hommes appellent 'amour' et qui est
le sentiment le plus proche de l'amour vrai, et c'est comme cela : il est
partiel, limité, instable et fluctuant. »
[4].
Dans Philosophie ou faire l’amour, Grasset, 2014, p.205-206, Ruwen
Ogien, étranger au décentrement spirituel de l’ego, démontre
judicieusement en quoi l’amour-charité en tant que valeur qui relève d’un
ego est
impraticable : « Il n’est pas impossible toutefois d’éviter ces dilemmes
si on considère que l’amour peut être impartial. Dans ce cas, il n’y aura pas
de conflit entre l’amour et la morale même la plus universaliste, la plus
impartialiste. C’est le sens de l’amour de charité, l’amour de bienveillance,
celui qui est censé pouvoir être distribué équitablement à tous les êtres
humains. Mais cette conception impartialiste de l’amour (l’amour de charité ou
bienveillance) pose des problèmes conceptuels qui semblent insurmontables. Dans
la mesure où l’amour est une valeur, il présente des degrés comme toute
valeur. » [Nous
soulignons]. Par la suite, nous envisagerons la valeur infinie d’une conscience
non ego-centrique de la vie. La notion de degré, attachée aux valeurs de l’ego
et qui en limite la portée, sera donc contournée par une participation à une
valeur suscitée par la vie en plénitude. L’aspiration à l’amour pur trouvera
alors un chemin pour être satisfaite.
[5]. La
révolution de l’amour, Plon, 2010, p.382.
[6].
Ibid., p.383.
[7].
Certains enseignants spirituels utilisent cette thématique de la destruction de
l’ego pour imposer leur volonté personnelle à leurs disciples. Le dépassement
spirituel de la conscience ordinaire ego-centrique n’implique pas d’abandonner
le sens de notre autorité personnelle. Au contraire, c’est au cœur de
l’exercice de notre autorité personnelle que nous pourrons dépasser la
conscience ordinaire ego-centrique. Nous reviendrons sur ce point dans nos
chapitres suivants. On peut envisager le dépassement et la dissolution de toute
tendance ego-centrique sans envisager d’abolir le sens de la personne.
[8].
Dans Puissance de la Joie, Frédéric Lenoir nous permet de mieux cerner
l’enjeu de ce débat avec Luc Ferry. Il prend l’axe de la joie ultime comme
réalisation d’un pur amour : « Certains affirment que lorsque le mal
est trop fort, lorsqu’il prend par exemple le visage des camps d’extermination,
plus aucun bonheur, plus aucune joie n’est possible sur terre. Je pense
exactement l’inverse. Non seulement le bonheur et la joie sont encore
possibles, mais ils constituent même un devoir pour que de telles tragédies,
issues des passions tristes de l’homme, ne se reproduisent plus. Mieux encore,
la joie a pu exister au cœur de l’horreur. Plusieurs témoignages bouleversants
de rescapés des camps en font état. Dans l’épilogue de mon livre sur le bonheur,
j’ai cité les lettres d’Etty Hillesum qui, après ce qu’elle appelle « un grand
ménage intérieur » pour dépasser ses angoisses et sa fragilité, témoigne de la
joie qui l’habite lorsqu’elle est dans le camp de transit nazi de Westerbork,
aux Pays-Bas. « Le grand obstacle, dit-elle, c’est toujours la représentation
et non la réalité […] Cette représentation de la souffrance, il faut la briser.
» Et elle est même capable de s’exclamer, alors qu’elle pressent ce qui
l’attend après Westerbork, Auschwitz, où elle mourra le 30 novembre 1943 : «
Comme la vie est belle pourtant. » Pour mon ami Luc Ferry, qui ne croit
pas à l’existence d’un bonheur ou d’une joie profonde et permanente, Etty
Hillesum est une « psychotique ». À l’inverse, je pense
qu’elle a atteint, comme bien d’autres avec elle, un degré élevé de sagesse et
que celle-ci, si difficile et exigeante fût-elle, est encore possible, même à
Auschwitz, même après Auschwitz. » [Nous soulignons]
L’enjeu ici est le passage d’une recherche de bonheur ego-centrique à une
aventure vers une conscience élargie au-delà de notre ego-centrisme ordinaire.
La joie et l’amour se montrent quand nous nous libérons radicalement des
représentations ego-centriques qui nous enferment dans la souffrance. Il ne
s’agit pas de devenir insensible. Il ne s’agit pas de nier l’injustice ou de
s’y résigner. Il s’agit de s’ouvrir à une dimension du réel où règnent joie et
amour.
[9]. Dans la philosophie contemporaine faisant
retour à la spiritualité, nous suivrons donc plutôt André Comte-Sponville
qui voit l’enjeu d’un dépassement de la conscience ordinaire de l’ego. Dans son
Petit traité des grandes vertus, Puf, p.378-379, il écrit : « La charité, si elle
n’est pas incompatible avec l’amour de soi (qu’elle inclut au contraire en le
purifiant : « s’aimer soi-même comme un étranger »), s’oppose évidemment à cet
égoïsme, à cette injustice – à cet esclavage tyrannique du moi. C’est peut-être
ce qui la définit le mieux : c’est un amour libéré de l’ego, et qui en libère. »
[10].
Vivekananda, Les yogas pratiques, Albin Michel Spiritualités vivantes,
p.50. Ce principe dit aussi pourquoi Vivekananda a aussi bien œuvré au dialogue
interreligieux.
[11].
Fabrice Midal a publié récemment Sauvez
votre peau ! Devenez narcissique, Flammarion, 2018. Son but est d’y
réhabiliter l’amour de soi. Déjà dans Frappe le ciel, écoute le bruit,
Pocket Evolution, p.140, il soulignait que « Nous ne nous aimons
pas » : « Un jour, […] le Dalaï-Lama avait invité les
principaux enseignants de méditation occidentaux à Dharamsala, en Inde. Il leur
avait alors posé une simple question : « Quel est l’obstacle
majeur que vous rencontrez dans votre présentation de la
méditation ? » Après concertation, tous étaient tombés
d’accord : la principale difficulté résidait dans le fait que les
étudiants occidentaux ne s’aiment pas eux-mêmes. Chez nous en Occident, la
pratique est même utilisée pour s’en vouloir de ne pas être assez présent, pas
assez ouvert, pas assez bon. S’ensuivit un long conciliabule entre les
traducteurs. Une situation cocasse s’installa, car le Dalaï-Lama se trouvait
dans l’impossibilité de comprendre ce qu’on lui disait. Puis il se rendit
compte du problème et s’écria : « Mais comment est-ce possible ?
Chacun est digne d’être aimé. » Oui, c’est pourtant là une des difficultés
de la transmission de la méditation en Occident. Matthieu Ricard raconte avec
beaucoup d’honnêteté dans son Plaidoyer pour l’altruisme, qu’il lui a
fallu du temps pour comprendre que cette bienveillance envers soi – dont il est
peu fait mention dans les textes bouddhiques – est essentielle pour l’Occident
et radicalement distincte de toute forme de narcissisme et d’égocentrisme comme
il en eut un moment la crainte. » En résonnance, Dans Vivre sa
spiritualité au quotidien, Jouvence Editions, 2002, p.114-115, Pierre
Pradervand, nourri de spiritualité chrétienne, écrit : « Un amour
intelligent de soi, un respect authentique de soi sont un des besoins les plus
pressants de nos sociétés aujourd’hui. Il est fort difficile de bénir les
autres du fond du cœur si nous ne nous aimons pas et ne nous bénissons pas en
premier lieu – car comment donner aux autres ce qu’on se refuse à
soi-même ? Il nous faut accepter à un niveau profond la personne
merveilleuse, belle, infiniment digne d’amour que nous sommes. Chacun de nous a
la même valeur que tous les êtres sur cette planète. Chacun de nous est
absolument unique dans le temps, l’espace et l’éternité. L’Amour infini a
besoin de vous pour être complet, parfait, infini – car un Infini auquel il
manquerait ne serait-ce qu’une parcelle, un atome, ne serait ni infini, ni
parfait ; laissez cette vérité prendre lentement racine en vous :
« Je suis absolument unique. Le principe d’amour qui dirige l’univers
(Ram, Allah, Dieu.) me chérit totalement. Je suis à ses yeux infiniment
précieuse/précieux. Et même si je ne le ressens pas encore, je suis totalement
un avec Elle, cette Source infinie de bonté illimitée. » » Il est
clair ici que l’amour de soi (le narcissisme sain qu’il faut réhabiliter) dont
il est question n’est pas de l’amour-propre (le narcissisme malsain dénoncé par
la spiritualité chrétienne).
[12].
Dans La spiritualité, à quoi ça sert ?, p.54, fidèle au sens franc-maçon
du questionnement, Louis Trébuchet donne une précision utile : « Le plus
long et le plus difficile dans la quête de la liberté de pensée n’est pas la
libération des tutelles extérieures, mais la prise de conscience des tutelles
intérieures. »
[13].
Evangile de Jean, 12, 24.
[14].
Dans Au centre de soi-même, p.138-139, Bernadette Roberts, une mystique
catholique contemporaine, éclaire en partie ce paradoxe en relisant Jean
de la Croix : « La meilleure façon de clore dignement ce chapitre
serait de nous tourner vers Saint Jean de la croix pour voir ce qu’il dit […]
l’un de ses poèmes traduit cet ardent désir de voir le moi disparaître.
En
moi, je ne vis plus,
Et
sans mon Dieu, vivre je ne puis
Car
sans Lui et sans moi,
Que
serait cette vie ?
Mille
morts elle serait :
Je
languis pour ma vie véritable
Et
meurs de ne point mourir.
[…] On
pourrait dire aussi : je meurs parce que je vis, je meurs à moi-même parce
que je vis avec Dieu. Et vivre avec Dieu signifie qu’Il consume tout ce que
nous avons à donner jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. »
[15].
Nous avons déjà présenté cette distinction dans notre chapitre II. Dans De l’âme, Aubier Montaigne, p.62, Louis
Lavelle donne une description de l’amour-propre : « L’essence du moi réside dans l’amour-propre : et c’est le caractère
distinctif de l’amour-propre d’être non seulement toujours insatisfait, mais
toujours blessé. On a parlé de la conscience malheureuse : mais dans la
conscience, c’est le moi qui ne cesse de faire son propre malheur, ce moi dont
on a dit qu’il était haïssable précisément en tant qu’il est un principe de
séparation et toujours prêt à se convertir en jalousie et en haine à l’égard de
toute forme de participation qui le dépasse et qui le limite. » Pour
ouvrir la réflexion, on peut aussi lire Prendre soin de soi, Almora
Spiritualités pratiques, de Françoise Bonardel et plus particulièrement p.126 sq.
[16].
Notre propos sur l’autocompassion et le jeu de valorisation/dévalorisation de
soi s’inspire du livre de Christopher K. Gelmer, L’autocompassion, Odile Jacob, préfacé par Christophe André.
[17].
On entend ainsi des disciples fiers d’avoir fait un lot impressionnant de
prosternations. Ceux qui sont capables d’exercices sportifs intensifs méritent
infiniment plus d’admiration : on voit la beauté de ce qui a été ainsi sculpté.
[18].
Sri Aurobindo relie la dimension vitale de l’ego à l’amour du drame. Dans Le
guide du yoga, chapitre 3, Albin Michel Spiritualités, il écrit : « Dans
une lettre précédente, j'élevais des objections non contre l'aspiration, mais
contre une certaine exigence qui fait de la paix, de la joie ou de l'Ânanda une
condition pour pratiquer le yoga. […] Quand c'est le vital qui mène,
l'agitation, le découragement, la tristesse peuvent toujours venir, puisqu'ils
sont la nature même du vital ; le vital est tout à fait incapable de
demeurer en permanence dans la joie et la paix, car il a besoin de ce sentiment
du drame de la vie qu'apportent leurs contraires. Et pourtant, quand
apparaissent l'agitation et la tristesse, le vital s'écrie aussitôt : "Je
ne reçois pas mon dû, à quoi bon faire le yoga ?" Ou bien il fait de cette
tristesse un évangile et déclare que le sentier qui mène à l'accomplissement
doit être une route tragique à travers le désert. Et pourtant c'est précisément
cette prédominance du vital en nous qui rend inévitable la traversée du désert.
» [Nous soulignons]
[19].
Dans l’Evangile selon Mathieu, 18,4, Jésus dit : « celui qui se
fera humble comme un petit enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux. »
L’enfant est celui qui, par excellence, a l’humilité d’être seulement en
position d’apprendre de ceux qui l’élèvent et l’aiment. Aimer être aimé ou
apprendre à aimer, de façon humble, est pour beaucoup difficile : nos
parents souvent eux-mêmes n’avaient pas ce savoir et n’ont pas pu nous le
transmettre. « Gardez-vous
bien […] de ces gens qui font des manières en pensant que c’est humilité !
car l’humilité n’est pas de refuser la faveur que le roi vous ferait, mais au
contraire de l’accepter et d’en apprécier la libéralité, et de vous en
réjouir !... Curieuse humilité, que d’avoir chez soi l’empereur du ciel et
de la terre, et de ne pas vouloir rester avec lui ! »,
écrit d’ailleurs Thérèse d’Avila dans Le chemin de la perfection.
L’humilité de l’enfance est rarement nourrie pour reconnaître que la vie nous
aime. De notre enfance, demeurent plutôt nos demandes infantiles ; pour la
plupart, nous avons décidément trop peu appris à aimer être aimé.
[20]. Dans De l’ego au Moi unique, p.220,
Marc Gafni écrit : « Vous n’êtes pas moins que votre moi séparé.
Vous êtes davantage. La peur de la mort de l’ego découle de sa croyance que sa
mort mène à la non-existence. L’ego détecte à juste titre la dignité infinie de
son expression divine unique. Mais il identifie la nature éternelle de son
étincelle divine unique au moi séparé égocentrique. Il ne se rend pas compte
qu’il peut laisser mourir le moi séparé et pourtant être pleinement vivant,
devenir un fil magnifique et unique dans l’étoffe sans couture de l’univers. Le
moi séparé ne meurt que pour dévoiler le Soi Véritable qui, après s’être
pleinement éveillé à son unicité, s’avère être le Moi Unique. »
Toutefois, l’insistance légitime sur un « Moi unique » comme prise de
conscience d’être une individuation de la vie universelle ne devrait pas
occulter son intrication avec les dimensions impersonnelles de l’absolu.
L'absence de jugement, par exemple, ne règne vraiment que dans le fond sans
fond du « lac impersonnel » de notre esprit. Paradoxalement, ce n’est
qu’à partir de cette dimension impersonnelle que toute personne, l'autre comme
moi, peut être accueillie vraiment inconditionnellement.
[21].
Pour creuser le lien entre lumière spirituelle et âme en tant qu’individuation
personnelle de la vie universelle, voici quelques pistes. En Occident, pour les
stoïciens, il y a « deux sortes de
feu : l’un dépourvu d’art et consumant en lui-même ce dont il se nourrit,
l’autre artisan favorisant la croissance et observateur, tel qu’il se trouve
dans les plantes et les animaux ; celui-ci est la nature ; et l’âme, comme
la substance des astres, est composée d’un tel feu », Stobée, Extraits, I, 25, 3, PUF, p.55. Dans son
Sermon 20a, Maître Eckhart décrit peut-être une expérience proche de celle des
stoïciens : « L’âme entre
davantage en Dieu qu’aucune nourriture en nous, plutôt : cela transforme l’âme
en Dieu. Et une puissance est dans l’âme qui sépare le plus grossier et se
trouve unie à Dieu : c’est la petite étincelle de l’âme. Encore plus une avec
Dieu devient mon âme que la nourriture avec mon corps. » En Inde, la
Katha Upanishad donne des indications étonnamment similaires : « 2-I-7. Il connaît en vérité Brahman
celui qui connaît Aditi, l'âme de toutes les divinités, qui naquit sous la
forme du souffle vital (prana), qui fut manifesté en même temps que les
éléments, et qui, pénétrant dans la grotte du cœur, y trône assis. C'est en
vérité Cela (Tat) que tu cherches.
2-I-10. Ce qu'on trouve ici-bas, on le trouve au-delà ; ce qu'on
trouve au-delà, se trouve déjà ici-bas. Pour quiconque voit l'ici-bas comme
fondamentalement différent de l'au-delà, vivre n'est que le passage d'une mort
à la prochaine mort.
2-I-11. Seule la conscience peut atteindre à Cela ; il n'y a ici
aucune différence quelle qu'elle soit. Quiconque voit ici une différence, passe
d'une mort à une mort. […]
2-I-12. Le Purusha (cf.1-III-11), de la taille d'un pouce, réside
à l'intérieur du corps. Le réalisant comme Seigneur du passé et du futur, on ne
cherche plus dès lors à se protéger. C'est en vérité Cela (Tat) que tu
cherches.
2-I-13. Le Purusha, haut d'un pouce, est semblable à une flamme
sans fumée, et Il est le Seigneur du passé et du futur. Tel qu'Il existe en cet
instant, tel Il existera demain. C'est en vérité Cela (Tat) que tu cherches.
[…]
2-I-15. L'eau pure qui coule dans l'eau pure, se fond en elle et
en devient indiscernable ; ainsi le Soi du sage qui sait se fond, ô Gautama,
dans le Soi suprême. », Traduite et annotée par M. Buttex
d'après la version anglaise de Vidyavachaspati V. Panoli, et celle de Swami
Nikhilananda, dans The Upanishads - A New
Translation.
[22]. Aucune pathologie psychique ne peut empêcher absolument la moindre
démarche spirituelle.
[23].
Pour creuser les dessous de la négativité, on consultera le livre de Christophe
Massin, Souffrir ou aimer. Transformer l’émotion, Odile Jacob.
Christophe Massin est un psychiatre qui est aussi un disciple d’Arnaud
Desjardins. Dans cet enseignement spirituel fondé par Swami Prajnanpad, une
place importante est donnée à une investigation psychologique inspirée de la
psychanalyse et la philosophie de l’Inde.
[24]. Dans Une théorie de tout, Almora, p.50, Ken Wilber caractérise
le narcissisme contemporain postmoderne par une expression de ce type.
[25]. Nous nous proposons donc ici, en leur
redonnant un sens plus large, d’importer dans nos vies relationnelles des
recommandations de la spiritualité religieuse catholique à propos du sacrement
du pardon. Dans L’aveu et le pardon, Le Livre de Poche, p.52, Jean
Delumeau rappelle que pour la théologie catholique, « la
« contrition [est] définie comme « une détestation des péchés
que l’on a commis avec une volonté sincère de n’en plus commettre dans la
suite, accompagnée de l’espérance d’en avoir le pardon ». » Plus
loin p.70, il cite le saint chrétien catholique Alphonse de Liguori dans
sa Theologia moralis : « Nous ne nions pas que pour la
justification [dans le sacrement de pénitence] un début d’amour de Dieu soit
nécessaire. » Mais l’attrition normale comporte « premièrement la
crainte […], deuxièmement […] l’espoir du pardon […], troisièmement l’espoir du
bonheur éternel […]. Ces trois éléments […] sont nécessairement inclus dans
l’attrition ; dès lors que quelqu’un se présente au sacrement avec elle et
avec l’espérance du pardon, il commence à aimer Dieu comme celui qui le
libérera, le justifiera et le glorifiera. [Car] personne n’est assez lourdaud [plumbeus]
pour ne pas commencer à aimer celui dont, sans aucun mérite de sa part, il
espère le bien suprême, c’est-à-dire la béatitude éternelle. »
[26]. Dans Dialogue sur le chemin initiatique,
Cerf, p.64, Alphonse Goettmann converse avec Karlfried Graf Dürckheim sur
l’intégration de nos ombres : « Alphonse Goettmann : Toujours l'ombre et la
lumière vont de pair. La Mère, compagne d'Aurobindo, insiste auprès de ses
disciples pour dire : « Si vous découvrez une ombre très épaisse et très
profonde, soyez sûr, quelque part en vous, d'une grande lumière, à vous de
savoir utiliser l'une pour réaliser l’autre. » « C'est la moitié obscure de la
Vérité », précise Aurobindo. En Extrême-Orient, ce thème est bien connu : au
centre de toutes nos ténèbres il y a un soleil ; au cœur de nos maux, il est un
mystère inverse, pour chaque élément aussi obscur qu'il soit. Même l'erreur la
plus grotesque, contient des « abîmes de vérité ». Le tout c'est de « passer »
de l'un à l'autre ... et tous les yogas s'y évertuent. »
[27].
Par exemple, dans Apprivoiser son ombre, Points Vivre, 2015, Jean Monbourquette
nous livre sur l’ombre des clés très claires issues de son expérience
psychanalytique jungienne.
[28].
« Après nos imperfections commises qui interrompent notre union à Dieu,
il faut retourner à l’union, plutôt que de s’occuper à regretter ses fautes
avec inquiétude. L’union contient en soi l’amour, et l’amour efface les fautes,
et réduit l’âme à son centre, qui est Dieu. », écrit justement Jean de
Bernières-Louvigny dans Le chrétien intérieur [Nous prenons la citation
dans La prière à l’école des saints du père Max Huot de Longchamp]. Le
propos garde toute sa valeur si, au lieu de parler de Dieu, on parle de lumière
spirituelle et de vie universelle.
[29].
Ici « de » est
à entendre en plusieurs sens : on peut donc comprendre
« l’amour de la
vie universelle » en même temps comme « l’amour pour la vie
universelle » et « l’amour qu’est la vie universelle par nature ».
[30]. Ce sentiment d'être un élu (choisi par Dieu) est une base du sentiment
religieux. L’idée d’avoir la meilleure doctrine spirituelle est-elle moins
pernicieuse ? Elle compromet aussi l’ouverture aux autres. Ces croyances tracent un «
nous » séparé d'un « eux » : elles participent d’une religiosité
antispirituelle. Un athée ou un agnostique peut être dogmatique, prolongeant
ainsi l’antispiritualité du religieux. Dans l’annexe au chapitre V situé en fin
d’ouvrage, nous préciserons les dangers des croyances en l’élection divine.
[31]. Si un dieu pense de cette façon, préférons l'enfer à sa compagnie ! Certes, la possibilité démoniaque de refuser la lumière spirituelle
n’est pas à exclure : le choix sempiternel de l'enfer est peut-être
possible. Mais avec Origène et d’autres gnostiques, on peut imaginer que même
les démons, s’étant définis ainsi par leur décision, puissent changer d'avis, si
vraiment le divin crée par amour. Enfin, qu'on puisse se retrouver coincé dans
un monde émotionnel insupportable véritablement infernal, par on ne sait quel
jeu de circonstances, n’est pas à exclure. Certains d'entre nous vivent ici en
enfer. Aspirons à aider tous les êtres à se libérer de leur enfer.
[32].
En 1926 dans une lettre ouverte pour le magazine moscovite Ogoniok qu’on
trouvera dans Picasso, Propos sur l’art, Ed. Gallimard, 1998.
[33].
Ceci s’inspire une nouvelle fois de Saint Augustin dans ses Confessions,
Livre III, VI : « Tu autem eras interior intimo meo et superior
summo meo » ; « Mais Toi, tu
étais plus intérieur que l’intime de moi-même et plus élevé que le plus élevé
de moi-même. »
[34].
Le néo-advaita insistera sur le fait que « personne » ne s'éveille, que
mêler notre personne à la recherche de l'éveil impersonnel est l'erreur de base
à éviter pour que la lumière impersonnelle de la conscience se réalise
elle-même. Notre propos semble à première vue totalement inconciliable avec
cette perspective. Cependant, des représentants notoires de la non-dualité,
comme Arnaud Desjardins et Sri Aurobindo, insistent sur un chemin
d'élargissement de l'ego comme voie où pourra se cristalliser la présence d'une
conscience sans ego. D'autre part, à fréquenter, beaucoup d’« éveillés » nous
révèlent que, s'il n'y a effectivement rien de nos personnes au centre de la
conscience, il y a encore bien des complications personnelles en périphérie
(dont eux-mêmes ne sont pas toujours exempts). Arnaud Desjardins et Sri
Aurobindo nous proposent une non-dualité inclusive : l'absolu, avec eux,
n’est ni seulement impersonnel, ni seulement personnel. Malgré leurs efforts de
radicalisme non duel, certains enseignants de la non-dualité excluent trop vite
de leur horizon des dimensions problématiques de leur vie personnelle et
sociale. Ils sont loin de vraiment faire fondre en leur cœur toutes leurs
forteresses mentales. Persona en latin désignait le masque de l'acteur.
Toute personne est un masque de la liberté. Elle peut vivre son personnage sans
jamais s’y réduire. Cette liberté est capable de se voir aussi derrière
le masque de l'autre personne. L'amour des personnes pris en ce sens passe par
la découverte de l'unité masquée de toute chose. Enlevons au masque sa
connotation trompeuse. La liberté de l’amour est de n'appartenir à personne
même s’il se partage à travers nos personnes. Sans le jeu des personnes, ce jeu
des masques vivants que nous sommes, l’amour ne s’éprouverait pas lui-même. Il
y a à l'évidence plusieurs langages non duels : certains nous décollent du
masque de notre petite personne, et c'est heureux ; d'autres peuvent
inclure, dans leur portrait de l'Un sans second, l’individuation de la vie
universelle en nos personnes, c'est une précaution charitable pour nous inviter
à descendre vraiment profondément dans le feu du cœur.
La visitation - Tableau de Maurice Denis
Article développé entre 2017 et 2020.
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