L'art de penser intégral pour échapper à la pensée totalisante qui nie l'individualisation et la singularité doit intégrer un grand sens de l'incomplétude mentale. Dire qu'on a intégré un tel sens de l'incomplétude mentale ne peut pas seulement se résumer à pointer la lumière non mentale du champ de conscience. Dans la lumière de ce champ de conscience Un il faut laisser se développer l'amour de l'individualisation et de la singularité en intégrant un certain relativisme sceptique. Il faut l'humilité de reconnaître que le mental n'est pas seulement paradoxalement un obstacle et un marchepied pour que l'Être se réalise consciemment mais aussi et surtout un frein pour que le Devenir se dessine dans son élan créateur.
Avouons que même si nous sommes dans la lumière de l'Être, il est fort difficile à notre humanité de renoncer à considérer les phénomènes dans la seule lumière palote du mental. Or il n'y a de Devenir conscient que si nous acceptons de renoncer à notre intelligence pour la confier à l'élan créateur de l'Être afin qu'elle soit illuminée c'est-à-dire de plus en plus transparente à l'intuition créatrice.
Sri Aurobindo dit fort bien cela dans Le cycle humain :
La vie diffère de l'ordre mécanique du monde physique, et c'est justement parce que celui-ci est mécanique et qu'il avance immuablement dans les sillons d'habitudes cosmiques invariables, que la raison a été capable d'en user victorieusement. La vie au contraire, est une force mouvante, progressive et évolutive, une force qui exprime toujours plus l'âme infinie cachée dans les créatures, et à mesure qu'elle progresse, elle devient de plus en plus consciente de ses propres variations, diversités et besoins subtils. Le progrès de la vie implique l'expansion d'un nombre immense de choses entremêlées qui sont en conflit les unes avec les autres et semblent souvent s'opposer et se contredire irréductiblement. Trouver parmi ces oppositions quelque point d'appui ou principe d'unité, quelque levier de réconciliation dont on puisse se servir, et qui permettra un meilleur et plus vaste épanouissement sur la base d'une harmonie et non de conflits et de luttes, tel doit être de plus en plus le but commun de l'humanité dans l'évolution de sa vie active, si elle cherche tant soit peu à s'élever au-dessus du mouvement confus, douloureux et obscur de la vie, au-dessus des compromis que la Nature fait avec l'ignorance du mental dans la vie et avec la nescience de la matière. Ceci ne peut se faire vraiment et de façon satisfaisante que lorsque l'âme se découvre elle-même dans sa réalité spirituelle la plus haute et la plus complète et qu'elle opère une transformation progressive et ascendante de ses valeurs vitales en celles de l'esprit; car là toutes ces valeurs trouveront leur vérité spirituelle, et dans cette vérité, le point d'appui de leur reconnaissance mutuelle et de leur réconciliation. La vérité spirituelle est la vérité unique dont toutes les autres sont des aspects voilés, de brillants déguisements ou d'obscures défigurations, et c'est en elle que toutes ces vérités partielles peuvent trouver les formes justes qui leur sont propres et découvrir leurs véritables relations réciproques. Ce travail, la raison ne peut pas le faire. La tâche de la raison est intermédiaire; c'est d'observer et de comprendre cette vie avec l'intelligence, de lui montrer dans quelle direction elle se dirige et les lois de son propre développement sur le chemin. Afin de pouvoir remplir cet office, la raison est obligée d'adopter temporairement des points de vue fixes dont aucun n'est totalement vrai, et de créer des systèmes dont aucun ne peut réellement apporter le dernier mot de la vérité intégrale des choses. La vérité intégrale des choses n'est pas vérité de la raison mais vérité de l'esprit.
ANNEXE :
Sur ce thème d'un art de penser intégral qui s'ouvre aux domaines de l'intuition voire au-delà, Les Entretiens de Mère sont éclairants. A vrai dire mon post précédent complique un peu les choses pour s'adresser au mouvement intégral large. Donc pour plus de clarté pratique, lisons, par exemple, l'entretien du 23 juillet 1958:
"Mère, comment peut-on développer la faculté d’intuition ?
Il y a différents genres d’intuition, et on porte ces capacités en soi. Elles sont toujours un peu actives, mais nous ne les discernons pas parce que nous ne faisons pas suffisamment attention à ce qui se passe en nous.
il y a, derrière les émotions, profondément dans l’être, dans une conscience qui se trouve à peu près au niveau du plexus solaire, une sorte de prescience, comme une capacité de prévision, mais pas sous forme d’idées : sous une forme de sentiments plutôt, une perception presque de sensations. Par exemple, quand on va décider de faire quelque chose, quelquefois il y a une sorte de malaise ou de refus intérieur, et généralement si l’on écoute cette indication plus profonde, on s’aperçoit qu’elle était légitime.
Il y a, dans d’autres cas, comme une chose qui pousse, qui indique, qui insiste (je ne parle pas d’impulsions, n’est-ce pas, de tous les mouvements qui viennent du vital et de beaucoup plus bas), des indications qui sont derrière les sentiments, qui viennent du côté affectif de l’être ; là aussi on peut recevoir une indication assez sûre de la chose qu’il faut faire. Ce sont des formes d’intuition ou d’un instinct supérieur qui se cultivent par l’observation et aussi par l’étude des résultats. naturellement, il faut le faire d’une façon tout à fait sincère, objective, sans parti pris. si l’on veut voir les choses d’une certaine manière et en même temps faire cette observation, tout est inutile. il faut le faire comme si l’on regardait ce qui se passait en dehors de soi, chez quelqu’un d’autre.
C’est une forme d’intuition, et peut-être la première forme qui se manifeste généralement.
Il existe une autre forme, mais celle-là est beaucoup plus difficile à observer parce que, pour ceux qui sont habitués à penser, à agir par la raison — pas par les impulsions mais par la raison —, à réfléchir avant de faire quelque chose, il y a un processus extrêmement rapide de cause à effet dans la pensée semi-consciente qui fait que l’on ne voit pas la ligne, toute la ligne du raisonnement et que par conséquent on ne pense pas que c’est un raisonnement, et cela, c’est assez trompeur. Vous avez l’impression d’une intuition, mais ce n’est pas une intuition, c’est un raisonnement extrêmement rapide, subconscient, qui prend un problème et qui va droit aux conséquences. Il ne faut pas confondre cela avec l’intuition.
L’intuition, dans le fonctionnement cérébral ordinaire, est quelque chose qui tombe tout d’un coup, comme une goutte de lumière. si on a la capacité, un commencement de capacité de vision mentale, cela donne l’impression de quelque chose qui vient du dehors, ou d’au-dessus, et qui est comme le petit choc dans le cerveau, d’une goutte de lumière, absolument indépendant de tout raisonnement.
Ça se perçoit plus facilement quand on arrive à faire taire son mental, à le tenir immobile et attentif avec un arrêt dans son fonctionnement ordinaire, comme si le mental se transformait en une sorte de miroir, qui se tourne vers une faculté supérieure dans une attention soutenue et silencieuse. Ça aussi, on peut apprendre à le faire. Il faut apprendre à le faire, c’est une discipline nécessaire.
Quand on a une question à résoudre, quelle qu’elle soit, généralement on concentre son attention ici (geste entre les sourcils), dans le centre juste au-dessus des yeux, qui est le centre de la volonté consciente. Mais là, si vous faites cela, vous ne pouvez pas être en relation avec l’intuition. Vous pouvez être en relation avec la source de la volonté, de l’effort, même d’un certain genre de connaissance, mais dans le domaine extérieur, presque matériel; tandis que si vous voulez avoir un rapport avec l’intuition, il faut que ça (Mère désigne le front), ce soit tenu tout à fait immobile. La pensée active doit s’arrêter autant que possible et toute la faculté mentale former comme... au sommet du crâne et un petit peu au-dessus si l’on peut, une sorte de miroir, très tranquille, très immobile, tourné vers le haut, dans une attention silencieuse très concentrée. si l’on réussit, alors on peut — peut-être pas immédiatement — mais on peut avoir la perception de ces gouttes de lumière qui tombent d’une région encore inconnue, sur le miroir, et qui se traduisent par une pensée consciente qui n’a aucun rapport avec tout le reste de sa pensée puisque l’on est arrivé à la garder silencieuse. Ça, c’est le vrai commencement de l’intuition intellectuelle. C’est une discipline à suivre. Pendant longtemps, on peut essayer et ne pas réussir, mais dès que l’on réussit à « faire le miroir » immobile et attentif, on a toujours un résultat, pas nécessairement avec une forme de pensée précise, mais toujours avec la sensation d’une lumière qui vient d’en haut. Et alors, cette lumière qui vient d’en haut, quand on peut la recevoir sans immédiatement entrer dans une activité tourbillonnante, la recevoir dans le calme et le silence et la laisser entrer profondément dans l’être, alors, quelque temps après, elle se traduit ou par une pensée lumineuse ou par une indication très précise ici (Mère désigne le cœur), dans cet autre centre.
Naturellement, d’abord il faut arriver à développer ces deux capacités ; ensuite, dès que l’on a un résultat, il faut observer le résultat comme je l’ai dit et voir le rapport avec ce qui se passe, les conséquences : voir, observer très attentivement ce qui s’est introduit, ce qui a pu déformer, ce que l’on a ajouté de raisonnement plus ou moins conscient, d’intervention d’une volonté inférieure plus ou moins consciente aussi; et c’est par une étude approfondie (au fond presque de chaque instant, en tout cas quotidienne et très fréquente) que l’on arrive à développer son intuition. C’est long. C’est long et il y a des embûches : on peut se tromper soi-même, on peut prendre pour des intuitions des volontés subconscientes qui essayent de se manifester, des indications données par des impulsions que l’on a refusé de recevoir ouvertement, enfin toutes sortes de difficultés. il faut s’attendre à cela. Mais si l’on persiste, on est sûr de réussir.
Et il y a un moment où l’on sent comme une direction intérieure, quelque chose qui vous conduit très perceptiblement dans tout ce que vous faites. Mais alors, pour que la direction ait son maximum de pouvoir, il faut y ajouter, naturellement, la soumission consciente : il faut être sincèrement décidé à suivre l’indication donnée par la force supérieure. Si l’on fait cela, alors... on saute des années d’études, on peut se saisir du résultat extrêmement rapidement. Si l’on ajoute cela, le résultat vient très rapidement. Mais là, il faut le faire avec sincérité et... une sorte de spontanéité intérieure. si l’on veut le faire sans cette soumission, on réussit — comme on réussit aussi à développer sa volonté personnelle et à en faire un pouvoir très considérable —, mais cela prend beaucoup de temps et on rencontre beaucoup d’obstacles, et le résultat est très précaire ; il faut être extrêmement persistant, obstiné, persévérant, et on est sûr de réussir, mais après un grand labeur.
Faites votre soumission dans un don de soi sincère, complet, et vous brûlerez les étapes, vous irez beaucoup plus vite ; mais il ne faut pas le faire avec calcul parce que ça gâte tout !
(silence)"