Quand on aborde la question "Toutes les civilisations se valent-elles ?" du point de vue d'une philosophie intégrale. On a en tête ce schéma de Ken Wilber :
Voici une première interprétation de ce développement des mentalités :
On peut proposer ce schéma un peu différent. Il cherche à réinterpréter le niveau 3 plus positivement.S'inspirant du Cycle humain de Sri Aurobindo, il distingue au niveau 4 des sociétés hiérarchiques quasi-holarchiques et des sociétés de castes traditionalistes. Enfin, il cherche à intégrer le phénomène totalitaire non pas comme un retour au niveau 4 et 3 au sein du niveau 5 (ce qui est la thèse de Steve MacIntosh, cette thèse serait plus vraie pour le fascisme de Franco, de Salazar, etc.) mais comme une déviance du niveau 5 lui-même (la thèse guénonienne du règne de la quantité sans ses conclusions traditionalistes mais aussi la thèse d'Adorno et d'Horkheimer : le caractère moderne du nazisme est nette sur la question eugéniste et le caractère moderne du marxisme ne fait pas de doute) :
En rouge, les flèches indiquent les sens des évolution politiques possibles. |
Aujourd'hui quand on affirme la supériorité du modèle démocratique et quand on veut en faire la promotion du point de vue moderne qui affirme sa supériorité culturelle, il faut se méfier de la dégénérescence de ce modèle qui produit le totalitarisme. La mentalité moderne n'est pas très bien armée pour éviter cette dérive. Une mentalité pluraliste postmoderne est certainement plus sensible à ce qui dans la culture, alliage de multiples mentalités, peut produire ce désastre démocratique. C'est le rapport de cette mentalité et les limites de cette mentalité que nous devons examiner plus en détail. Comment doit-elle évoluer pour assurer de manière cohérente une nouvelle forme d'alliage des mentalités ? Comment peut-elle relever les défis des autres mentalités ?
Nous voyons que les valeurs spirituelles claniques se rapprochent des recherches spirituelles d'un postmoderne devenu sensible à l'écologie, à un néobouddhisme et s'intéressant à son avenir individuel postmortem en dehors des religions prémodernes hiérarchiques. Pour ce postmoderne, il y a un réenchantement possible si on apprend des spiritualités des cultures claniques à reconnaître que tout est vivant (eau, vent, soleil, arbres, etc.), que tout est interdépendant, qu'il y a un monde des esprits qui interagit avec le monde des vivants, etc.
Il est donc difficile pour un pluraliste postmoderne d'affirmer que l'organisation pluraliste démocratique a plus de valeur que l'organisation clanique. En effet conscient des limites des prétentions de la modernité, ce pluraliste postmoderne relativise désormais la notion de progrès liée à la raison. Le succès des spiritualités chamaniques montre à quel point le postmoderne se reconnaît dans la prémodernité clanique. Par contre on doit admettre que ce pluraliste postmoderne a souvent du mal à se reconnaître dans les spiritualités que la prémodernité héroïque ou hiérarchique a produite : il y a une désaffection des religions monothéistes qui en sont issues. Pourtant s'il veut vraiment aller au-delà des compromis avec la modernité qui font dégénérer la démocratie en ploutocratie (pouvoir des riches) et permettent à celle-ci d'ignorer les bornes des ressources terrestres, il faudra qu'elle trouve des points d'accroche avec elles.
Contre les pulsions majoritaires qui font errer la démocratie, nous avons peut-être grâce à cette réflexion sur le développement des mentalités des points d'éclairage pour repenser un alliage des mentalités au-delà de la modernité et des illusions de postmodernité pluraliste usuelles.
Dans notre schéma où nous proposons de traduire les fondamentaux des cultures spirituelles chamaniques, nous esquissons pourquoi l'ego narcissique qui souhaite être ouvert trouve dans les pratiques chamaniques une paix intérieure sans toujours voir comment reproduire cela dans son quotidien relationnel. Nous suggérons dans un schéma sur la mentalité postmoderne pluraliste qu'une réponse spirituelle spécifique existe qui n'aura pas la même pédagogie que celle du chamanisme même si au final on voit clairement que cela renvoie à la même façon d'être ouvert au monde et aux autres en première personne.
La mentalité prémoderne héroïque ne laisse en effet aucune place au pluralisme : il y a la loi du plus fort, de celui qui a la troupe la mieux organisée pour soumettre les autres. Le postmoderne pluraliste est en général sensible à des approches non violentes et même s'il consent à la violence face à certaines situations, il ne place certainement les valeurs guerrières au plus haut. Son refus de l'ethnocentrisme le met paradoxalement en porte à faux avec une mentalité qui nie la sienne : il ne saurait ni la condamner, ni la célébrer.
Le postmoderne est souvent assez embarrassé de reconnaître qu'une telle mentalité puisse exister dans sa brutalité : elle va symboliser pour lui le résultat d'une histoire tragique, l'homme violent serait au fond une victime de la violence. Même les penseurs du mouvement intégral comme Don Beck ou Ken Wilber sont embarrassés pour pointer la dimension positive de cette mentalité que souvent ils appellent égocentrique. La dimension héroïque guerrière pourtant suppose une relativisation de l'ego pour affronter le risque de la mort et donc la peur au combat. Les arts martiaux qui mettent en jeu une intelligence de l'harmonie dans leur pratique peuvent donner les moyens au postmoderne de comprendre la positivité des valeurs de la mentalité héroïque. Ils permettent sans doute de conduire ceux qui sont fixés sur cette mentalité héroïque d'entrevoir un ordre hiérarchique nécessaire pour vivre en paix.
Le postmoderne pluraliste ignore encore cette possibilité éducative. Il est aussi en général peu à l'aise avec une vision du monde ethnocentrique et hiérarchique fondée au sens spirituel sur l'initiation et la qualité de la naissance. Certes on peut douter d'une qualité héréditaire mais les rites initiatiques ne sont-ils pas utiles? Le postmoderne pluraliste ne sait pas trop comment agir contre cette mentalité quand elle utilise le pluralisme pour poser ses revendications : inégalité homme/femme revendiquée comme droit à des activités séparées, exigences sur la nourriture présentée comme droit au respect, volonté de faire condamner les blasphèmes au nom de la tolérance. Mais il peut s'appuyer sur elle pour remettre vraiment les intérêts collectifs au centre contre les pulsions ploutocratiques modernes.
Au nom du pluralisme, le postmoderne pluraliste défend l'idée que toutes les cultures se valent mais il sent bien qu'être pluraliste induit une certaine culture qui rejette hiérarchie et violence d'origine communautariste.
Dans cette première option, en jouant la modernité contre ce qui refuse le progrès, le danger (en Europe) est souvent de rejouer le colonialisme vis-à-vis de la plupart des communautés immigrées installées sur son sol et qui sont fascinées par la prémodernité héroïque et hiérarchique. Cette option est convaincante si il y a un enrichissement économique mais dès que la croissance faiblit, il y a retour en force du traditionalisme. L'ombre fasciste plane toujours au sein des crises économiques. En fait la modernité n'empêche pas une crispation identitaire : le romantisme est une adaptation de la subjectivité égocentrique et nationaliste au triomphe de la raison. Les catastrophes fascistes et nazies sont dues à ce dérapage de la subjectivité identitaire adaptée à la raison plus particulièrement dans des pays qui n'avaient pas pu en jouir à travers la colonisation. Fascisme et nazisme ne sont pas simplement dus à une nostalgie pour la prémodernité : ils marquent un retour de la subjectivité ethnocentrique au sein de la modernité : la raison n'est plus l'instrument d'une personne égocentrique mais d'un peuple égocentrique. Il faut bien voir qu'un des premiers actes politiques de l'Italie fasciste est de se donner des colonies et que l'Allemagne nazie a commencé par se donner des colonies à l'Est si on peut dire.
Là où la dégénérescence du pouvoir politique ethnique aboutit à un despotisme ou une oligarchie, la dégénérescence politique de la modernité aboutit au totalitarisme. Quand la raison veut faire système elle est totalitaire. Elle est utile et ouvre au pluralisme postmoderne dès lors qu'elle est une activité critique qui sait voir autant le positif que le négatif.
Ce relativisme n'est pas le relativisme faible qui au fond permet au danger communautariste lié à la subjectivité romantique moderne de prospérer dans des partis d'extrême droite ultranationalistes ou dans des groupes religieux anti-occidentaux qui cherchent à imposer par exemple l'interdiction du blasphème comme une conséquence de la tolérance. Il s'agit d'un relativisme fort parvenu à sa maturité extrême qui estime que toute identité culturelle n'est qu'un moment d'une évolution de la conscience et de la Vie. Il comprend que toute forme culturelle qui refuse l'évolution de la conscience commet un péché contre l'esprit, contre le divin que parfois elle prétend révérer. Nietzsche refusait précisément de parler de divin à propos de cette Vie parce que ce mot et ceux qui s'y rattachent tendent à exclure des perspectives qui les dérangent.
Le pouvoir démocratique aujourd'hui s'exerce par la seule représentation qui tient souvent du spectacle publicitaire, du slogan cherchant à recueillir les voix de tels groupes. Un barrage direct serait dans notre démocratie d'accorder le pouvoir de citoyen qu'à ceux qui participeraient à des actions citoyennes incluant un dialogue avec d'autres citoyens sans considération communautariste, partisane, etc. Il faudrait instituer un niveau de démocratie directe et seuls ceux qui participeraient à ce niveau de démocratie pourraient voter et se présenter à des élections. C'est une démocratie fondée sur la délégation qui pourrait nous sauver d'une démocratie de la représentation qui ignore tout du relativisme fort qui libère de tout attachement identitaire et de la sagesse qui développe le sens de la rencontre et du dialogue.
Ce schéma reprend toutes les mentalités que nous avons identifiée et leur adjoint leurs dimensions spirituelles. |
Le schéma de développement des mentalités pointe dans sa fine pointe spirituelle le mystère de l'Être du Devenir |
Par exemple si l'état non duel de la mentalité chamanique clanique ouvre à un grand esprit qui embrasse tout, on comprend la démarche héroïque qui cherche à unir les clans. Si l'état non duel de la mentalité héroïque découvre la paix alors on comprend le passage à la mentalité ethnique hiérarchique. Mais de même celui qui se tient au sommet de la vie spirituelle dans ce type de mentalité découvre au fond l'égale dignité de tous qui ouvre à une mentalité moderne. Ensuite le moderne découvrant la beauté où la différence sujet objet est dépassée va relativiser l'objectivité et la rationalité. Cette modernité qui redécouvre la subjectivité peut se fourvoyer en totalitarisme ethnocentrique. Face à cette impasse, la postmodernité pluraliste se déploie dans la rencontre qui met en jeu la subversion de la différence sujet-objet. Une postmodernité systémique propose une synthèse entre raison moderne et le sens de la qualité de subjectivité ou l'intériorité. Mais au final c'est l'évolution consciente de la conscience culturelle voire humaine qui s'avère en jeu dans le Devenir de l'Être.