NE CEDONS PAS SUR LE SENS
D’ETRE NOTRE PROPRE AUTORITE FACE AUX VISIONS DU MONDE
ANTISPIRITUELLES ! DES SCIENCES
SPIRITUELLES SONT POSSIBLES !
Nous invitons à une aventure, pour mettre au
cœur de nos cultures l’expérience de la vie en plénitude. Certains observateurs
donnent à penser qu’un tournant « spirituel » se produit aujourd’hui,
en France et ailleurs. Il concerne une certaine frange sociale des classes moyennes
et touche aussi les classes sociales supérieures[1],
[2].
Cependant, de notre point de vue, il demeure fragile
et naissant : il y a une masse de plus en plus impressionnante de
chercheurs, mais peu de trouveurs parmi elle et encore moins d’authentiques
explorateurs. Ce tournant pourrait n’être qu’une « mode » passagère et non
un tournant culturel et évolutif. A ce stade, il ne s’agit pas de l’émergence
d’un monde surmoderne éclairé fraternellement par de nombreux trouveurs et
explorateurs spirituels, reconnus culturellement et socialement. Cette émergence reste encore l’objet
d’un pari. Notre société demeure globalement un peu déboussolée, malgré la soif de spiritualité qui s’y
manifeste. Une aventure spirituelle reste un saut dans l’inconnu.
Celui-ci paraîtra plus rationnel et souhaitable
si nous comprenons que vivre une spiritualité authentique signifie, aussi,
développer le sens de notre propre autorité. Nous ne pouvons ignorer que notre
société reste imprégnée de culture antispirituelle. Le sens de notre propre
autorité devra croître en discernement face à un mélange de préjugés
antispirituels tenaces et de critiques légitimes de la spiritualité actuelle.
Nous allons donc d’abord chercher à mieux cerner
cette culture antispirituelle. En France, ses racines procèdent de la
disqualification de la science mystique au cours du XVIIIème siècle et du
XIXème siècle. Celle-ci a été menée, à la fois de l’extérieur par les
anticléricaux matérialistes et athées, et de l’intérieur même de la religion
chrétienne par des clercs. Ces mouvements antispirituels sont encore actifs,
mais celui qui, aujourd’hui, s’engagerait dans une aventure spirituelle aujourd'hui aura affaire à de nouveaux succédanés.
S’intéresser à la spiritualité et s’engager
authentiquement dans une pratique pour vivre intérieurement en plénitude se
heurteront à une série d’objections, de suspicions, quand ce n’est pas à une
forme d’ironie. On moquera notre déraison New Age qui va à l’encontre du
bon sens rationnel et scientifique. On accusera nos lubies de contribuer un peu
plus à la ruine des valeurs des traditions religieuses séculaires auxquelles
nos appartenances familiales nous rattachent parfois encore. Si votre relation
à la vie évolue en vérité, cela dérangera forcément une partie de votre
entourage, même s’il joue l’affabilité tolérante. Car, même si contrairement au
sectaire ou au religieux, vous ne voulez pas imposer votre soi-disant vérité,
votre authenticité risquera de froisser l’inauthenticité et le conformisme. Dès
lors face à vous, même si on n’y adhère que par opportunisme, on vous opposera
les armes séculaires de la religion et de la science fourbies contre les
velléités spirituelles et mystiques.
L’inquisition religieuse n’est plus.
Notre société se veut pluraliste et promeut la liberté d’expression et de
conscience. Cependant, parler, aujourd’hui, librement de mystique en dehors des
religions instituées est encore vite assimilé à des troubles psychologiques. Parler
de sagesses en dehors d’une perspective philosophique académique ou parler de
spiritualités en dehors d’une lignée traditionnelle est, souvent, soupçonné
d’errances sectaires. Parmi ceux qui promeuvent la méditation de pleine
conscience comme pratique thérapeutique et méliorative, pointer une réalité
« spirituelle » reste souvent mal vu[3]. Notre pluralisme démocratique devrait aussi promouvoir l’aventure
spirituelle comme expression de la liberté de conscience. Malheureusement, les membres des associations
antisectes s’avèrent, encore trop souvent, des garants d’une tiédeur religieuse
traditionnelle[4] ou des héritiers du matérialisme athée[5] antispirituel. Ils prétendent protéger les gens contre leurs
« errances spirituelles ». Ils ne voient pas qu’ils risquent de
rejeter l’expression la plus haute de leur liberté de conscience :
l’aventure d'une transformation spirituelle. Pour eux, les suspects sont d'abord ceux qui
invitent à mener une quête intérieure en dehors des grandes religions. Certes,
leurs critiques affutées des nouveaux mouvements spirituels hors religion sont
souvent justes. Elles pointent des comportements où la perte du sens d'être sa
propre autorité est manifeste. Mais ils n’ont pas su prévenir le sectarisme
liberticide de trop nombreux croyants religieux chrétiens[6]. On peut aussi constater qu'ils n'ont pas su
prévenir la réelle dangerosité des sectarismes là où elle finirait par produire
le plus de violences. A aucun moment, leurs rapports critiques ne montrent
qu’ils auraient pressenti la montée du sectarisme barbare de certains croyants
musulmans[7].
A vrai dire, aucune culture spirituelle
n’a jamais dominé l’intégralité de la culture humaine. Au cours de ces quatre
derniers siècles, en Occident, les lumières de la science et les progrès
technoscientifiques semblent davantage avoir modelé nos plus grandes
transformations culturelles. Les lumières de l’expérience de la vie en
plénitude sont restées marginales. Certes, des figures religieuses et
spirituelles ont parfois occupé le premier plan social au Moyen Âge en Europe.
Ou encore de nos jours, en Inde, des politiques se rendent dans des ashrams
animés par des enseignants spirituels reconnus. Ces visites témoignent, au
moins, de l’importance que leurs électeurs accordent à cette dimension. Mais
jusqu’à récemment, ce ne sont que des formes culturelles de nature religieuse
qui ont prolongé le rayonnement des grandes figures spirituelles. Or, à un
moment ou à un autre, toute forme culturelle de religiosité contredit
socialement et mentalement l’ouverture et la liberté qu’exige la vie
universelle. Les croyances véhiculées par les organisations religieuses et
spirituelles produisent des carcans mentaux, qui s’opposent à un authentique
abandon[8] à la créativité de la vie universelle[9].
En Inde, la culture religieuse possède
des lumières spirituelles indéniables. Mais on doit admettre que cette culture
religieuse justifie, le plus souvent encore, un système machiste de castes à l’aide
de catégories discutables, comme le pur et l’impur. Au Moyen Âge, un Bernard de
Clairvaux ou, auparavant, un Augustin d’Hippone étaient indéniablement habités
par une expérience de la lumière spirituelle : leurs écrits nous en offrent de
précieuses indications[10]. Ils avaient les oreilles des puissants, mais l’un et l’autre
n’ont-ils pas cautionné une culture religieuse intolérante[11] ?
On peut relier ceci, peut-être, aux
mentalités prémodernes. Au XXème siècle, le catholicisme, une des plus grandes
religions organisées mondialement, commence à affirmer la nécessité de la
tolérance religieuse moderne et d’un véritable dialogue interreligieux. Ainsi,
aujourd’hui, de nombreux chrétiens postmodernes dialoguent ou même pratiquent
des éléments spirituels des autres grandes religions. Cela ne les condamne plus
à être excommuniés, c’est-à-dire exclus de leur église[12].
Un horizon surmoderne implique de promouvoir une culture favorisant le pluralisme
spirituel. Promouvoir la
coexistence religieuse pacifique est un premier pas appréciable. Nous voulons aller plus loin en favorisant l’incarnation d’un pluralisme surmoderne. Il se
réaliserait à travers la vie de nombreux trouveurs et explorateurs de la vie en
plénitude. Ils seraient habités par l’aspiration à une manifestation exigeante
de leur singularité spirituelle, tout en œuvrant, en commun, à une conscience
fraternelle. Le cœur de cette culture surmoderne, que nous
appelons de nos vœux, s’avèrerait le fait même de notre participation consciente à
l’« Un innombrable ».
Un pluralisme
spirituel surmoderne pourrait aller bien au-delà de la
simple promotion de la tolérance religieuse moderne ou d’un dialogue
interreligieux postmoderne. Tolérance et dialogues n’excluent nullement de
penser qu’au final nos croyances sont plus justes que celles du voisin. Un
pluralisme spirituel de l’« Un innombrable » encouragerait, lui, d’abord
des pratiques multiples. Il favoriserait une individuation par-delà les
représentations sociales et familiales dans lesquelles nos personnalités se
sont tissées dans un premier temps. Ce serait une culture voulant manifester
« innombrablement » l’Un[13].
Une pratique spirituelle est censée
découvrir un fait intérieur, sous un certain angle et à un certain degré de
plénitude. Une croyance religieuse est au mieux une interprétation sacralisée
de faits intérieurs. Nos pratiques spirituelles sont partageables. Elles
permettent des espaces publics de discussions et d’expérimentations. Nos
opinions religieuses nous séparent, car elles nous identifient toujours à des
espaces communautaristes sacralisés, où le non-croyant n’est jamais accueilli
sans des restrictions.
Une culture spirituelle authentique
privilégiera l’exploration des faits intérieurs. Elle veillera à diffuser
toutes les interprétations pertinentes pour la partager expérimentalement. Mais
elle résistera à toutes les tentations de les fixer métaphysiquement ou
théologiquement. Ces interprétations ne doivent ni empêcher de nouvelles
expressions de la vie universelle, ni rejeter des réalisations spirituelles
inédites de son exploration. Cette mise en avant de l'expérimentation
intérieure lui permettra de surmonter plus aisément les difficultés inévitables
d’un dialogue. Au fond, celles-ci tournent toujours autour d’approximations ou
de rigidités, propres aux interprétations de ce qui nous tient à cœur. Enfin et
surtout, une telle culture nourrira l’aspiration à s’ouvrir à des dimensions du
fait intérieur jusque-là ignorées.
Contrairement aux religions stagnant aux
stades prémodernes, ces cultures spirituelles ne rejetteront pas les cultures
scientifiques. Elles s’enrichiront d’apports des sciences de la
nature ou des sciences psychologiques. Avec
elles, ces cultures sauront de mieux en mieux être libres des croyances et des interprétations.
Nous vous invitons à voir que les faits intérieurs authentiques ne sont
pas invalidés par des faits objectifs observables de l’extérieur. Il y a des
faits intérieurs vérifiables, si on mène telle ou telle pratique. Mais leurs
interprétations traditionnelles, ou certaines croyances religieuses qu’ils
justifient, peuvent être discutées. Il y a des faits que les sciences pointent
par des protocoles expérimentaux qui ne sont pas sans rapport avec ces
interprétations et ces croyances. Toute représentation des faits peut, elle,
être invalidée, qu’elle soit scientifique ou liée à une tradition spirituelle
éprouvée. Il suffit qu’un fait intérieur ou objectif, ignoré, négligé ou rejeté
jusque-là, le montre. Des cultures surmodernes ne s’empresseraient pas de
déclarer impossibles telles ou telles dimensions spirituelles. Elles auraient
toujours un usage pragmatique de leurs représentations. Elles sauraient évoluer
aisément si des faits nouveaux, qu'ils soient extérieurs ou intérieurs, y
invitent.
Ces quelques indications suggèrent que
les cultures religieuses ne suffiront plus pour traduire l’expérience
spirituelle, contrairement à ce qui a eu lieu par le passé. Les tendances
intégristes des traditions religieuses s'opposent aux tendances intégrales des
spiritualités surmodernes. L'intégrisme consiste à sacraliser une tradition
dans le moindre de ses détails et à juger profanatrice ou hérétique toute
tentative de réforme. L’aventure surmoderne intègrera tout ce qui amplifie
l’éclairage de sa lumière spirituelle.
Le bouddhisme véhicule une culture
spirituelle très pragmatique. En Asie et en Occident, il a cependant bien le
visage d’une religion[14]. La majorité des fidèles participent à des cérémonies, des rituels.
Certains fidèles pratiquent des mœurs sans en percevoir l’intérêt spirituel.
Des récits légendaires ou miraculeux sont perpétués. Face à la modernité,
certains courants bouddhistes ont pu représenter des forces de stagnation, de
déclin. Et pire, en l’adoptant, d’autres, tout particulièrement au Japon, ont
nourri un impérialisme[15]. Cette attitude religieuse ressemble alors en tout point à celle d’islamistes
promouvant l’expansion de l’Islam par la guerre. Elle ressemble à celle de
missionnaires chrétiens occidentaux approuvant les colonisations ou une
déculturation économique. En Occident, la spiritualité du bouddhisme reste
portée par des figures en apparence moins marquées par le religieux[16]. De ce fait, sa science expérimentale de l’intériorité est davantage
perceptible[17]. Ces dernières années, les sciences de la nature et de la psychologie
ont confirmé les effets bénéfiques de certaines pratiques bouddhiques sur les
plans biologiques ou au niveau du bien-être psychique[18]. Dans le bouddhisme, pour s’assurer que les mots, les pratiques et
les expériences soient entendus et vécus de manière juste, une initiation
s’avère nécessaire. Malheureusement, comme dans les autres religions, il arrive
trop souvent encore que les autorités spirituelles les plus authentiques légitiment
institutionnellement des pratiques, des autorités et des croyances peu
éclairantes[19]. C’est d’ailleurs fréquemment en marge des institutions religieuses
qu’a lieu la diffusion d’une culture philosophique et spirituelle bouddhique
réellement libératrice.
Cela ne choque personne que les sciences
de la nature et de la matière puissent être vulgarisées. Nous admettons que
seuls ceux qui la font vraiment peuvent nous éviter les mésinterprétations
qu’engendrent les vulgarisations.
Il est clair que les mésinterprétations
d’une culture spirituelle sont plus nombreuses encore que celles d’une culture
scientifique. A première vue, les mots d’un discours spirituel semblent souvent
plus accessibles qu’une formule mathématique dont l’énoncé a un sens que pour
celui qui a été suffisamment initié. En fait, cette première impression est
fausse, car un discours spirituel authentique use de concepts, qu’il faut
entendre dans leur juste sens pour une mise en pratique efficace. Un même mot
peut avoir un sens différent d’une culture spirituelle à l’autre. Un usage
fossilisé et rigide d’un concept spirituel le ramène déjà à n’être plus qu’une
croyance : il n’est plus uniquement au service d’un fait intérieur, il
devient un énoncé qui s’oppose à d’autres jugés sacrilèges, il devient un dogme.
Le chercheur spirituel doit croître dans le sens d’être à soi-même sa propre
autorité pour le discerner. Mais la maîtrise de la cohérence mentale d’un
ensemble de concepts spirituels n’est pas l’équivalent d’une perception intérieure
claire. Le sens d’être sa propre autorité doit donc gagner en acuité ; il
s’agit de bien entendre des concepts qui décrivent des gestes intérieurs pour
vivre et percevoir sa vie plus en plénitude[20].
Entre 1694 et 1696, se joue le destin de
la « mystique »[21] en France. La Justification de Madame de La Motte Guyon, à
laquelle contribue Fénelon, défend en note les termes de « science
mystique » :
«
[C]ar enfin qu’un Docteur en théologie, parce
qu’il est habile Docteur se croit médecin, il se tromperait ; parce que c’est
une science particulière jointe à l’expérience […]. La science mystique est de
même. Elle a convenance avec les autres sciences, mais elle a en même temps des
différences infinies. Et de même qu’un médecin savant, sans aucune expérience
de son art, ne fera jamais un bon Médecin, quoiqu’il soit très savant ; aussi
dans la science de l’intérieur, l’expérience est la véritable science, et même
l’unique ; parce que la science de l’intérieur est une sagesse infuse par
dedans, dont l’expérience est lumineuse, et enseigne elle-même sans
raisonnement successif ; ce qui ne se trouve en nulle autre science, dont
l’étude précède l’expérience. »
Fénelon et Madame de Guyon considèrent la
spiritualité comme une science de l’art à l’image de la médecine. Leurs propos
nous inspirent notre pari d'une culture éclairée par des sciences spirituelles.
En leur temps, Fénelon et Madame de Guyon s’étaient heurtés à l’hostilité religieuse
de ceux qui détenaient socialement et politiquement le pouvoir. Ils furent
accusés de quiétisme[22] ou de semi-quiétisme. Ces accusations soupçonnent (peut-être
pertinemment) que cette « science mystique » puisse venir à se passer
de ce qui constitue le religieux : rituels, cérémonies sacramentelles et
donc respect d’une hiérarchie ecclésiastique[23], [24]. Bossuet, le leader de l'opposition à Fénelon et Madame de Guyon, aura été
un des artisans du retour de la « science mystique » au plus secret
des monastères. Selon
nous, cette volonté du religieux de soumettre la « science mystique »
révèle déjà la crainte d’une spiritualité laïque libre de toute autorité
sociale extérieure[26], [27].
En ce sens, il y a effectivement le fait
que l’entourage de Fénelon et Madame de Guyon était composé de nombreuses personnes
laïques. On y comptait des protestants ou un des futurs acteurs majeurs de la
Franc-maçonnerie comme le chevalier de Ramsay. La conversion spirituelle
intérieure prévalait sur la conversion religieuse, même si certaines de ces
personnes se sont converties au catholicisme de Fénelon et de Madame de Guyon. Une
spiritualité laïque peut être liée à une conversion intérieure, mais elle n’exige plus de conversion religieuse. Elle n’impose plus
des rites et des règles d’appartenances communautaires religieuses qui
définissent un « nous » par rapport à un « eux ».
Par ailleurs, notre passage de la
Justification précise bien, en effet, que c'est la lumière intérieure de la
vie, en tout et au-delà de tout, qui enrichit, elle-même, les connaissances de
la science de l'art spirituelle. Ainsi, cette science se renouvelle dans
l’approfondissement de l’illumination intérieure elle-même. Une telle science
ne peut se réduire à une fidélité doctrinale à un ensemble de concepts, même
s’il a permis une perception de la lumière spirituelle. Une organisation
ecclésiastique, qui tire autorité de concepts et de symboles sans en avoir la
perception, ne peut que se sentir menacée, dans ses prérogatives, par une telle
Justification de Madame de La Motte Guyon.
Plus tard, le rejet de la mystique par
les athées matérialistes antispirituels sera plus radical que son confinement
en dehors de la vie publique. L'offensive athée contre la « science
mystique » consistera à l’assimiler à l’hystérie ou aux prétentions
fumeuses occultistes et ésotériques. À la fin du XIXème siècle, la médecine
psychiatrique naissante associera, presque unanimement, la mystique à la folie.
Pour les athées matérialistes antispirituels, les symboles religieux n’ont donc
pas de signification intérieure authentique ; c’est un monde imaginaire
enchantant illusoirement le réel de superstitions et d’obscurantisme. Au cours
du XIXème siècle et au début du XXème siècle, le rationalisme entendait expliquer
tout le réel et lui ôter tout mystère. En réaction sont apparus des mouvements
comme le spiritisme ou la théosophie[29]. Une parapsychologie a voulu prouver des phénomènes occultes. La
pseudo-rationalité de ces mouvements a été régulièrement démystifiée. Dans le
domaine religieux, on a aussi valorisé les phénomènes extraordinaires comme les
miracles et les apparitions[30]. Mais des supercheries récurrentes dues à ce goût pour l'extraordinaire
ont été révélées. La « science mystique » occidentale est restée loin
des consciences : le goût des miracles ou le désir de communications avec
des esprits ne sont que rarement soif d'éveil à la vie universelle. Un occultisme
nébuleux peut même renforcer parfois dramatiquement l’illusion de la conscience
ego-centrique.
Tous ces mouvements auront ainsi mis fin
à la curiosité pour la véritable « science mystique », en la
disqualifiant pour longtemps. La spiritualité « mystique » et, plus
encore, une « science mystique » restent aujourd’hui inadmissibles
pour le grand public. Plus stupéfiant, elles le restent pour nombre de
chrétiens. Comme nous l’avons vu, ils s’agrippent, avant tout, à leur morale
religieuse. Ils en attendent vainement un amour désintéressé.
Cependant, l’expansion actuelle de la
méditation de pleine conscience est un signe avant-coureur de changement. Selon
nous, certaines spiritualités (sur)modernes germent déjà. Pour Fénelon et
Madame de Guyon, la spiritualité chrétienne peut se développer comme une
science de l’art à l’image de la médecine. Aujourd’hui encore, la médecine reste
une science de l’art. Elle intègre des ressources de diverses branches des
sciences de la vie. Elle recourt à des médecines traditionnelles à l’efficacité
reconnue. Elle peut aussi intégrer des éléments de psychologie et même de
spiritualité. C’est alors un art de combiner diverses techniques au service
d’un patient : comme par le passé, mais en un autre sens, elle demeure donc une
science de l’art. Nous parions que ce statut de sciences de l'art sera
également reconnu pour des « thérapeutiques » spirituelles qui défont
efficacement le nœud mental et émotionnel ego-centrique. La spiritualité comme la médecine doit intégrer la
spécificité de son « patient » en le soignant, car chaque être a ses
singularités. En effet, il y a des soins généralement appropriés à tous, mais
il se peut exceptionnellement qu'ils ne le soient pas. Notre enfermement dans
une manière d'être de notre personne a des particularités qui font obstacle,
spirituellement, à une expérimentation ou à une réalisation. Prolongeons
l’analogie. D’après certains médecins, pour améliorer la prévention, la
singularité des prescriptions médicales serait plus grande encore. Du côté
spirituel, si la vie universelle s’est réalisée, son ouverture se manifestera
aussi à travers notre individualité donnant à toutes
nos évolutions de conscience une dimension
singulière. Se développant en sciences de l’art, les sciences surmodernes de
l’intériorité intégreront cet aspect singulier de la transformation
spirituelle. Celle-ci sera promue autant en amont qu’en aval de la réalisation
de la vie universelle.
Le scientisme matérialiste considère que seules les
sciences de la nature apportent des savoirs objectifs ; l’idée d’une
science mystique de l’intériorité lui est intolérable. Et, bien sûr, les
religions refusent de n’être que de simples matrices de sciences spirituelles
qui les rendraient ensuite inutiles. En vue d’édifier une culture spirituelle
et surtout une « science spirituelle expérimentale », il faut donc pointer précisément les dangers antispirituels du religieux et du
scientisme matérialiste.
. Par exemple, Jon Kabat-Zinn est un des principaux acteurs anglophones de la
méditation de pleine conscience. Dans un premier temps, certains passages d’un
de ses livres plus axés sur la spiritualité et la nécessité de développer une
culture spirituelle sur les plans sociaux et politiques n’ont pas été traduits
en français. Dans une conversation rapportée par Thierry Janssen dans Ecouter le silence à l’intérieur,
L’iconoclaste, 2018, p.221-222, Jon Kabat-Zinn reconnaît lui-même ses efforts
pour « éviter ce mot, car il faisait encore peur à beaucoup de
gens. ». Pour pénétrer notre culture, il fallait valoriser le caractère
scientifique de cette pratique, quitte à taire sa dimension spirituelle. Dans
les pays francophones, la méditation de pleine conscience reste donc d’abord
considérée comme une des thérapies cognitives de troisième génération (cf.
Docteur Yasmine Liénard, Pour une sagesse moderne, Les psychothérapies de 3e
génération).
. On se reportera au chapitre V portant sur la foi, la confiance, le
doute et la croyance pour clarifier cet apparent paradoxe.
. Dans sa lettre
93 à Vincent, Saint Augustin écrit : « Tous ceux qui nous épargnent ne
sont pas nos amis, ni tous ceux qui nous frappent, nos ennemis. Les blessures
d'un ami sont meilleures que les baisers d'un ennemi. Mieux vaut aimer avec
sévérité que tromper avec douceur. […] Qui peut plus nous aimer que Dieu ? Et
cependant il ne cesse de mêler à la douceur de ses instructions la terreur de
ses menaces. Les adoucissements, par lesquels il nous console, sont souvent
accompagnés du cuisant remède de la tribulation ; il éprouve par la faim les
patriarches même pieux et religieux ; il poursuit par de sévères châtiments la
rébellion de son peuple et ne délivre pas l'Apôtre de l'aiguillon de la chair,
malgré sa prière trois fois renouvelée, pour achever la vertu dans la
faiblesse. […] Vous pensez que nul ne doit être forcé à la justice, et vous
lisez pourtant que le père de famille a dit à son serviteur : « Et tous ceux
que tu trouves, contrains-les d'entrer [Evangile de Luc, 14,23] ». Saint
Bernard lance son appel à la croisade dans sa lettre 363 : « Eh quoi,
généreux guerriers, serviteurs de la croix, abandonnerez-vous le Saint des
saints aux chiens et des perles aussi précieuses aux pourceaux ? […] C'est à
vous maintenant, peuple riche et fécond en jeunes et valeureux guerriers, à
vous dont le monde entier connaît la gloire et célèbre le courage, c'est à
vous, dis-je, de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des
armes bénies des chrétiens. Renoncez à ce genre de milice, pour ne pas dire de
malice invétérée parmi vous, qui vous arme si souvent et vous précipite les uns
contre les autres pour vous exterminer de vos propres mains. Quelle fureur et
quelle cruauté, malheureux que vous êtes, de plonger votre glaive dans le sein
de votre semblable et de lui faire perdre peut-être la vie de l'âme en même
temps que celle du corps ! Hélas ! Le vainqueur, dans ces luttes, n'a pas lieu
de se glorifier d'une victoire […] il a frappé son âme à mort du même glaive
dont il a tué son ennemi. Ce n'est point un acte de bravoure, mais un véritable
accès de folie qui vous jette dans les hasards de pareils combats. Je vous
offre aujourd'hui, peuple aussi belliqueux que brave, une belle occasion de
vous battre sans vous exposer à aucun danger, de vaincre avec une véritable
gloire et de mourir avec avantage. » On le voit : une certaine
lecture de la Bible fait que le terrorisme djihadiste n’est pas loin !
Mais l’argumentation nous instruit : il y a une connivence entre la
violence éducative et l’usage des violences religieuses et politiques. L’idéal
postmoderne de la non-violence nous semble aussi un projet inachevé que notre
pari spirituel surmoderne veut intégrer. Par exemple, dans une éducation
surmoderne, on peut s’inspirer de Prajnanpad qui encourageait les parents à la
bienveillance, mais aussi à une fermeté qui ne soit plus confondue avec la
sévérité.
. Ces progrès révisent en profondeur la croyance en l'enfer pour les
hérétiques, les mécréants et les non monothéistes. Questionnent-ils assez le
principe d'élection divine ?