N’IGNORONS PLUS NOS INSTANTS
D’ECLAIRCIES SPIRITUELLES : ILS SONT LA BASE DE NOTRE QUETE.
PREAMBULE
A vrai dire, dans la recherche spirituelle, nous ne naviguons jamais dans l’inconnu le plus total. Si l’essence de nos vies met en jeu une dimension spirituelle, alors naturellement nous avons déjà eu affaire à des instants spirituels un peu comme Monsieur Jourdain découvrit qu’il faisait de la prose sans le savoir[1].
« Chacun a vécu une expérience, un moment privilégié au cours duquel il s’est senti proche, comme jamais encore, de la vérité de la vie. Ce sont ces moments où nous avons senti ce qu’on pourrait appeler la profondeur de l’être. Moment au cours duquel nous glissons, sans bien savoir ni pourquoi ni comment, à un niveau d’être où règne […] : la plénitude, la sérénité, la paix intérieure.»[2]
Retrouver et reconnaître dans sa mémoire ce genre de moments nous donnera
davantage l’occasion d’être notre propre autorité spirituelle. Par ailleurs au
lieu de simplement adhérer à des croyances, nous partirons vraiment de
l’expérience suivant par là une véritable déontologie scientifique moderne.
Si nous sommes déjà attachés à un
enseignement spirituel religieux ou non ou si nous entreprenons de nous
aventurer à suivre un enseignement spirituel, il sera d’autant plus agissant
sur nous qu’il sera authentiquement un écho de cet ordre d’éclaircies
spirituelles auquel nous sommes personnellement sensibles[3].
Il se peut même que recouvrant ces
souvenirs, la lumière intérieure dont nous avons parlé dans un de nos articles précédents (qu'on trouvera en cliquant ici) se révèle clairement au cœur d’une réminiscence comme toujours déjà là.
Cette lumière n’avait peut-être
pas été complétement saillante et discernable alors et si elle s’y était
révélée, nous ne disposions pas encore du geste intérieur permettant de nous y
abandonner consciemment et volontairement. Comme une odeur fait qu’une portion
du passé se produise maintenant, en retrouvant ces souvenirs il se peut que la
lumière intérieure qui en était la clé s’y révèle maintenant. Ces souvenirs en tant que réminiscences peuvent
opérer comme des madeleines de Proust[4]
puisque selon nous la présence absence qui donnait à ce moment toute sa force
est ici et maintenant. Les instants vécus dans une éclaircie spirituelle sont
comme éternisés. Ce
ne sont pas des données enregistrées permettant de reconstituer par volonté et
imagination réglée une scène passée[5]. Il s'agit de tout un vécu qui semble surnager vivant et
frais comme une note entendue l’instant d’avant et en laquelle prend sens la
note présente.
Admettons que cette auto-reconnaissance de la lumière intérieure
en nous n’est peut-être pas encore pour maintenant. L'amour lorsqu'il est naissant connaît parfois
des moments extraordinaires et les amants sont parfois secrètement insatisfaits
de ne pas les retrouver lors d'une nouvelle rencontre. Ils doivent comprendre
que ces moments ne sont pas liés à des circonstances mais à des prédispositions
intérieures. Comme pour nos histoires d'amour nous risquons de nous perdre dans
des nostalgies au lieu de retrouver cette prédisposition intérieure ce
toujours-déjà-là source d'émerveillements sans cesse nouveaux. La merveille
n'est pas la munificence de ce qui s'éclaire là devant mais l'attention
favorisant l'humble lumière transparente de notre esprit partout ici dedans qui
y prédispose y compris dans sa réminiscence.
L’œil éternel ouvert au
cœur de ces instants d’éclaircies ne sautera donc pas aux yeux forcément ici et maintenant car il a beau touché à l'éternité il est
simple, modeste voire pauvre aux yeux de celui qui garde en tête la merveille.
Mais au lieu de sombrer
dans la nostalgie, celui qui s’est engagé encore timidement dans un pari
spirituel sera certainement déjà content de pressentir que sa propre existence porte les traces concrètes de ce qu’il
convoite. Devant de telles traces d’une vie intense et profonde, même si cette
vie elle-même est encore maintenant insaisissable, le pari spirituel peut
gagner en crédibilité et donc en vigueur. Ces éclaircies recueillies à notre
bon souvenir cristalliseront peut-être en nous le désir intense de cette autre
manière de vivre plus que désirable dont ces éclaircies auront été les premiers
affleurements.
Dans L’expérience de la transcendance, Karlfried Graf Dûrkheim écrit[6] :
« Les
expériences par lesquelles l’Être essentiel pénètre dans la conscience de
l’homme sont de natures très diverses : entre l’imperceptible Toucher de
l’Être, léger comme un souffle et plein de cette qualité du Numineux qui
échappe généralement à celui qui n’est pas averti, et la puissance de l’irruption
de la transcendance qui libère instantanément l’homme de la captivité de son
moi existentiel, il existe des contacts et des expériences de l’Être sous des
formes et des degrés infinis de profondeurs. »
Nous allons donc considérer plus
en détails quelques-unes de ces expériences et nous espérons que tout un chacun
y retrouvera en écho ses instants d’éclaircies spirituelles même s’il ne
reconnaît pas précisément ici l’air de famille de ses éclaircies. Nous
espérerons que le pari d’un engagement spirituel s’en trouvera fortifié et
nourri. Nous associerons des
pratiques spirituelles à ces éclaircies pour donner plus de consistance à ce
pari. Ceci vous donnera, nous l'espérons, des indices pour s'approcher d'un
enseignement spirituel élaboré vous convenant.
Pour essayer d’orienter cette reconnaissance, nous partirons d’une distinction entre deux grandes familles d’éclaircies spirituelles. D’une part, il y a les heures étoilées de la vie où une grande jouissance de la vie elle-même (mahabhoga) transcende les toutes petites jouissances habituelles de notre petite personne (bhoga). D’autre part, il y a ces basculements inattendus, ces libérations intérieures au beau milieu des heures les plus sombres pour notre petite personne. Enfin, quand la boucle est bouclée entre les heures étoilées et ces basculements au cœur des heures sombres, quand un fil relie ce qui semble ces deux extrêmes dans la vallée du quotidien, alors très certainement le fil invulnérable le plus secret et le plus profond de la vie devient saillant. Imaginons une même présence en un moment de beauté et celle se maintenant lors d'une explosion d’inhumanité !
INSTANTS ETOILES.
Nous allons donc décrire
quelques-uns de ces instants étoilés en espérant que chacun pourra y
reconnaître les siens propres. Nous cherchons bien sûr à dresser un portrait le
plus ample de ces moments d’éclaircie. Votre moment le plus crucial sera donc
peut-être à peine esquissé. Notre
typologie est sans doute encore loin d'être exhaustive et infaillible[7].
Nous avons distingué ici trois
grands types d’instants étoilés porteur d’ouvertures spirituelles :
-
Ceux liés à des ravissements esthétiques ;
-
Ceux liés aux entre-deux de l’éveil, du sommeil
et des rêves ;
-
Ceux mettant en jeu la prise de conscience d’une
conscience cosmique.
Pour découvrir comme en écho votre
propre sensibilité en ce domaine, la lecture de ce descriptif devra donc
surmonter la coloration parfois subjective que nous assumons puisqu’elle est
liée à nos propres expériences personnelles d’ouverture.
Nous proposerons des éléments de
discernements permettant de sonder l’authenticité de ces instants de rupture
dans le fil de nos vies quotidiennes. Nous proposerons aussi des éléments en
vue d’écarter les illusions les plus courantes s’agissant de l’accueil de ces
instants étoilés. En passant d’un type d’instant étoilé d’ouverture spirituelle
à une pratique visant à le faciliter, à l’incarner, nous espérons vous aider
davantage encore à découvrir votre propre sensibilité.
+ DES EXPERIENCES DE RAVISSEMENT ESTHETIQUE A LA VIE DE SPECTATEUR ARTISTE.
TYPOLOGIE DES EXPERIENCES DE RAVISSEMENT ESTHETIQUE
Parmi les heures étoilées de la
vie où d’un plaisir et d’une joie personnelle on se voit projeter dans une joie
plus vaste et une forme de plaisir désintéressé (un plaisir d’être et non
d’avoir), il y a en premier lieu les moments de beauté. Le chercheur spirituel
qui entend fonder sa quête sur le sens de sa propre autorité en trouvant la
qualité spirituelle de ces moments trouvera là un des fondements les plus
inébranlables. S’il souhaite s’engager sur un chemin spirituel particulier ou
une tradition spirituelle donnée, cette reconnaissance de la beauté lui
épargnera des déconvenues. Le sens de la beauté affinera un assurément en lui
un critère subtil de ce qui a ou non une portée spirituelle véritable.
Une expérience où il y a irruption authentique de la beauté revient en
effet à faire une embardée dans une expérience spirituelle même si on ne le
sait pas. Les amoureux du beau qui mettent ces expériences au centre de leur
vie sont souvent d’ailleurs des chercheurs spirituels qui s’ignorent. A vrai
dire il y a un fatras spirituel qui aboutit malheureusement souvent à un
encombrement mental qui fait obstacle à l’expérience véritable y compris et
surtout à celle de la beauté. L’amoureux de la beauté trouve rarement
satisfaction dans les discours spirituels qu’il peut côtoyer. Selon nous, une
spiritualité qui est trop étrangère au sens de la beauté ne peut être une
spiritualité profonde. L’amoureux du beau, lui, cherche non pas un discours
mental envoutant mais une expérience du beau et de la beauté ineffable. S’il
cherche à affiner sa disponibilité à l’expérience et non seulement à la répéter
alors sa démarche est vraiment pure et authentique car elle s’étendra
inévitablement à toutes les dimensions de sa vie. Non seulement il recherchera
la rencontre du beau mais il cherchera l’embellissement et l’authenticité
favorisant le surgissement de la beauté y compris dans les petites choses
apparemment banales du quotidien. La rencontre et la pratique de la beauté
l’emportant en lui, l’amoureux de la beauté songe rarement à défendre et à
imposer une quelconque conception mentale de la beauté. Rares sont les
théologiens de la beauté qui au nom de leur dogme n’entendent pas une beauté
qui n’entre pas dans leurs catégories. Aucune dogmatique ne sied d’ailleurs à
la beauté car l’expérience de la beauté à l’inverse est surtout une expérience
de l’Ouvert[8].
La qualité et la fréquence de l’irruption de la beauté est corrélative de
l’émergence d’une ouverture intérieure. L’amoureux du beau ressent plus qu’un
autre l’imprécision de tout effort pour
exprimer mentalement une telle famille d’expériences ; il reconnaîtra et
admirera d’autant plus la force d’une expression authentique qui n’en trahit
pas l’ouverture. L’amoureux du beau a dès lors pour compagnons des philosophes
et des poètes qui ont su plus que d’autres préciser ce chemin sans pour autant
trahir le caractère indicible de la beauté[9].
Nous ne sommes peut-être pas présentement un amoureux de la beauté.
Quoi qu’il en soit il y a peut-être des expériences de beauté qui dorment en
nous attendant de susciter un amoureux de la beauté. Nous ne pouvons pas dire
et définir la beauté, nous pouvons en donner des indices pour en retrouver la
trace et en vivre plus pleinement la teneur.
Reconnaître une authentique expérience de beauté nous amènera
peut-être à reconnaître cette expérience qui peut faire naître en nous cette
authenticité spirituelle.
Comme on l’aura compris de ce qui précède, la beauté ne doit pas se
confondre avec un jugement où on dit qu’une chose est belle, magnifique, etc.
parce qu’elle coïncide avec des clichés usuels de ce qui est jugé beau.
L’expérience authentique de beauté n’est donc pas du tout ce qui se passe quand
nous reconnaissons une chose correspond aux critères de perfection que la
culture, qui la concerne, lui assigne. D’ailleurs si la beauté se résumait à
cela, la publicité en serait l’apogée. La publicité suscite en effet l’intérêt
de notre désir de telle voiture ou de tel yaourt en utilisant un « bel »
homme, une « belle » femme, un « beau » paysage, etc. La
rencontre avec un visage, un corps ou un paysage qui obéissent aux canons de la
beauté en vigueur ne sont pas la plupart du temps une rencontre avec
l’expérience de la beauté à portée spirituelle. Le sex appeal d’un visage ou
d’un corps correspondant aux canons esthétiques en vigueur ne doit pas être
confondu avec le rayonnement spirituel de la beauté. L’éclat du beau ne tient
pas non plus dans une simple proportion idéale[10].
La beauté véritable ne réduit pas à une attirance, à une promesse de bonheur
personnel liée à sa possession éventuelle.
Dans l’expérience de beauté, il y a une activité de la conscience qui
déborde l’activité mentale et émotionnelle usuelle. La beauté met en jeu le
désir mais un désir élargi au-delà des appétits de la conscience ordinaire
ego-centrique. Le désir ordinaire d’avoir met forcément les activités mentales
et émotionnelles en état d’excitation ego-centrique. A l’inverse, l’expérience
de beauté conduit les activités mentales et émotionnelles à faire émerger calme
et repos intérieurs. Bien sûr, par exemple, certains chefs d’œuvre conduisent
au paroxysme de la plus grande intensité mentale et émotionnelle. Mais
infailliblement éveillé par la beauté, il s’y dévoile comme l’œil d’un cyclone
intérieur à la vie de la conscience qui rend ces pensées et ces émotions
elles-mêmes objets de contemplation. Au faîte du sentiment de beauté, il n’y a
alors plus de jugement de l’ego. L’expérience de la beauté la plus intense rend
en arrière-plan un silence intérieur de plus en plus palpable.
A une moindre intensité sans doute, chacun d’entre nous peut tout de
même approcher d’une expérience de ce rayonnement spécifique de la beauté. Nous
sommes, par exemple, certainement sensibles à la beauté de telles ou telles
musiques. Dans l’écoute d’une musique qui éveille ma sensibilité, soudain ce
n’est plus moi qui écoute subjectivement et, comme par magie, le morceau de
musique s’écoute dans mon esprit silencieux. Souvent lorsque nous nous mettons à écouter
de la musique, nous ne sommes pas complétement à la musique, il y a des
bavardages mentaux. Le beau passage musical a le pouvoir d’interrompre ces
bavardages pendant au moins un très bref moment. Dans ce bref moment de silence
qu’il suscite, nous ne sommes plus celui qui écoute, nous sommes devenus le témoin
de l’écoute que ce moment musical s’est donné par le biais d’un silence
intérieur.
Notre subjectivité est alors ravie par ce bref moment de beauté. Le
terme ravir renvoie aussi bien à la joie qu’au fait d’être comme emporté malgré
soi, enlevé de la position intérieure qu’on occupait d’ordinaire de la
conscience.
Résumons et regroupons ces indices pour reconnaître les moments
étoilés de beauté authentique.
Premièrement il y a une
spécificité de la joie ou du plaisir inhérents à la beauté. Il y a une
plénitude du ressenti, une joie intérieure qui comble notre subjectivité même
si la musique évoque parfois de la tristesse ou de la nostalgie. Un désir
ordinaire contient en effet une promesse de bonheur pour notre seule personne. Le moment agréable ordinaire
tient à la satisfaction, au moins partiel, d’un désir d’avoir. Ici rien à voir
avec une quelconque préférence personnelle. Le beau induit en nous un plaisir
désintéressé, un sentiment qu’on ne sent pas relatif à soi-même, à sa seule personne. Ceci conduit
souvent à vouloir partager avec d’autres la contemplation de ce qui suscite en
nous ce sentiment car nous sommes certains que n’importe qui pourrait éprouver
ce qui est ressenti lorsqu’on s’ouvre à cet objet de contemplation.
Et, deuxièmement la vie
subjective qui occupe habituellement le centre de l’esprit et juge tout à
partir de là est enlevée de là : parfois elle s’oublie elle-même et ses
préoccupations, quelque fois elle
devient témoin de l’œuvre d’art qui prend vie dans son esprit au lieu de rester
un objet de sa perception, etc.
Ceci dit il y a plusieurs intensités de l’expérience de beauté,
plusieurs niveaux où elle s’exprime.
A un niveau, soudain nous ne regardons plus le tableau ; une
conscience du tableau s’éveille faisant disparaître toute intention esthétique
d’en saisir le sens. De même nous n’écoutons plus la musique ; elle semble
s’écouter ou être écoutée dans ce silence où la beauté existe pour elle-même
gratuitement.
A un autre niveau des expériences de beauté, l’œuvre ou le moment qui
les occasionnent nous amènent à accueillir en plénitude ce qu’ils mettent en
scène. Cet accueil inconditionnel et
au-delà de nos préférences personnelles a, pour qui sait voir, un air de
famille avec l’amour le plus authentique. A ce niveau une relation étroite
entre beauté et bonté se tisse[11].
Si l’expérience de la beauté s’affine encore, elle semble tirer sa
grâce de sa capacité à rendre visible la lumière spirituelle invisible[12]
même si le spectateur saisi par elle ou le créateur par qui elle s’est
manifestée n’en sont pas toujours pleinement conscients.
Ce dernier point appelle quelques précisions. Il y aurait un danger à
ne voir dans les arts religieux que le sommet de l’art. Certaines œuvres de
culture religieuse obéissent aux critères de perfection de cette culture
religieuse mais ne sont pas vraiment habitées par le sacré. Certains experts
différencient les statuettes africaines ayant servi à des rituels des
statuettes apparemment identiques mais d’abord fabriquées pour les touristes.
Cependant le sentiment du sacré lui-même dont l’aura échappe à la lumière
sensible et intellectuelle nous semble encore trop étroit pour dire le propre
de la beauté.
L’enfance qui n’est pas encore encombrée mentalement est un moment
propice pour l’expérience de beauté. Allongés dans le foin du grenier,
caressant et piquant, parmi les poutres centenaires, ils sont encore là ces
grains de poussières dans la lumière de l’été qui tournoient cendres et grains
d’or d’un ballet insaisissable. L’enfant qui se laisse émerveiller par cette
beauté n’est pas saisi par l’effroi et la crainte du beau attaché au sacré. Il
peut plonger sa main dans ce ballet de poussière et puis quand il la retire, il
voit l’agitation totalement désordonnée de la poussière et il la voit obéir de
nouveau petit à petit à un ordre caché. L’enfant tutoie la beauté, elle est en
lui et non hors de lui.
Pour n’importe qui d’entre nous dont la profondeur de l’enfance n’a pas été
brisée trop tôt jusqu’à mettre en danger la base de son développement physique,
émotionnel et mental, il y a forcément des souvenirs d’enfance lumineux. La
beauté expérimentée ne se limitait pas juste à un bref moment où telle musique
s’écoute au lieu d’être écoutée. La beauté nous connectait alors avec toute la
profondeur de la vie, c’était la coloration même du fait de vivre à ce
moment-là. La beauté n’était pas un petit moment de vacance par rapport à nos
responsabilités ou nos préoccupations.
QUELQUES ELEMENTS D’UNE VOIE SPIRITUELLE D’UN SPECTATEUR ARTISTE
L’enfance offre souvent des souvenirs de ravissements plus forts
encore que ceux communs à l’âge adulte car alors nous n’étions pas seulement
ravis et absorbés dans ce qui était vu. Dans ces moments de ravissements, nous
étions alors aussi en train de devenir parfaitement existentiellement
nous-mêmes dans le grand corps essentiel du cosmos. Le ravissement esthétique était donc intimement
lié à notre créativité d'enfant : l'enfance est alors une voie de spectateur
artiste.
Un enfant est intérieurement grand ouvert. Il laisse tout entrer en
lui et d’ailleurs cela le rend parfois fragile. Comment se protéger des choses laides ?
Dans le ventre de la mère le fœtus est en symbiose avec l’univers émotionnel de
la mère. Même une fois né, la frontière entre moi et les autres n’existe pas
encore vraiment. Quand les premières
distinctions mentales se développent, elles ne conduisent pas encore à
des ressentis de séparation. Les parents semblent mieux faire que ces mains
imprécises du bébé. Les parents sont le corps agissant des désirs de l’enfant. Le génie de l'enfance est ainsi
extrêmement dépendant de conditions éducatives. Outre des adultes blessant
outrageusement l'enfant, ce qui se présente comme des impératifs de
socialisations s'avère malheureusement des atteintes graves au génie de
l'enfance. Éduquer revient encore trop souvent à conduire (ducere) en dehors
(e-) du génie inhérent à l'enfance.
La beauté nous saisit parfois quand l’idée résolvant une énigme
survient dans sa toute nouveauté. Quand un geste atteint sa perfection après de
nombreux exercices, le geste semble s’effectuer de lui-même. Pour qu’il prenne
place, il fallait lui laissait la place mais le moment magique de beauté de sa
perfection n’en était que plus fort et intense. Quand nous sommes enfants, les
nombreux apprentissages auxquels nous aspirons pour devenir grands nous
procurent l’expérience de la beauté de la perfection qui, en aucun cas, n’est le
fruit de la conscience égocentrique ordinaire.
L’enfant a ces expériences qui touchent sa personne mais parfois elles peuvent toucher plus loin au cœur du devenir de sa personne :
Alors un enfant de
7 ans, un livre à la main, une bibliothèque rose, Oui-oui, l’odeur de rangs de foin, mon grand-père, ma grand-mère en train de les
réaménager à la fourche. Partout
l'arborescence de grands arbres. Les pages du livre,
les mots se révélant, lettre après lettre, dans la lumière d’été, sous les jeux d'ombre d'un
chêne. Toute cette vie,
la mienne, les leurs, la nature tout en place harmonieusement. Mon sens
contemplatif intégrant mon
activité intellectuelle commençante…
Cette expérience de beauté disait quelque chose de la vocation de cet
enfant.
Au-delà d’elle-même, cette expérience a une portée plus universelle.
Elle montre que l’activité mentale peut donc ne pas être un obstacle à
l’expérience de beauté. Pour
avancer sur la voie de la beauté, il nous faut devenir sensible
davantage à des activités
mentales comme celles apparentées au bricolage, au dessin, à la poésie.
Immanquablement, pour retrouver cette ouverture intérieure d’enfant, même au plan mental le plus complexe, nous devrons nous déséduquer. Si notre
enfance n’est pas totalement perdue, nous pouvons toujours revivifier cette
capacité d’émerveillement qui fait les riches heures spirituelles de l’enfance.
Ici nous passons d’une expérience d’ouverture sans préalable faisant une trouée
dans le cours linéaire de la conscience usuelle à une pratique spirituelle.
Avec l’art et le ravissement esthétique, nous sommes souvent au seuil de l’extraordinaire. Le sublime sature à ce point notre volonté personnelle qu'elle se trouve dessaisies de sa position ego-centrique. Le sublime nous soulève vers l'extraordinaire : nous sommes confrontés à une conscience infinie. Mais l'expérience du sublime reste bien rare qui laisse entrevoir un vécu de conscience où l'ego n'est plus au centre, car mis à la périphérie par la présence de l'infini. Par ailleurs, le sublime reste une expérience seulement contemplative et il n'offre pas encore, à lui seul, une voie de spectateur artiste. Le ravissement esthétique où le moi jugeant est mis momentanément au silence pour laisser être la beauté est, lui, bien que moins marquant, beaucoup plus susceptible d'offrir un chemin. On pressent qu’une certaine attitude intérieure peut créer des conditions plus favorables. On aperçoit que le ravissement esthétique demande, pour s'instaurer comme une manière d'être, le développement en nous d'un spectateur artiste qui participe de tout son cœur par sa fibre créatrice à la vie. La voie de la beauté nécessite donc de redonner à l’émerveillement et au génie inhérent à l'enfance la place première. Le plus souvent, celui-ci demande pour resurgir un travail psychospirituel énorme : nos velléités de spectateur artiste ne sont souvent qu'une compensation à une recherche de reconnaissance que nous n'avons pas eu durant notre enfance. L'ignorance éducative régnante est telle qu'elle ne permet guère de préserver l'ouverture de l'enfance à l'Être et qu'elle nourrit les confusions typiques de l'infantilisme. De fait, même dans les milieux artistiques, la voie du ravissement esthétique et la participation consciente à un élan créateur mettant en jeu une transparence à soi reste relativement peu exercée en profondeur. Il faut admettre que le génie est souvent atteint dans un grand déséquilibre psychologique. Cependant la fascination pour le mythe du poète maudit, l'idée faustienne d'un prix exorbitant à payer, etc. vont à l'encontre de la voie spirituelle du spectateur artiste que nous avons commencé d'esquisser.
+ DES EXPERIENCES D’OUVERTURE DANS LES ENTRE-DEUX DU SOMMEIL, DU RÊVE ET DE L’EVEIL AUX
PRATIQUES D’ATTENTION AU CHAMP DE CONSCIENCE INFINI ANTEPERSONNEL :
EXPERIENCES D’OUVERTURE DANS LES ENTRE-DEUX DU SOMMEIL PROFOND, DES
RÊVES ET DE L’EVEIL
Bien d’autres
domaines offrent aussi des
percées de la prise de conscience de notre essence, sans exiger pour autant beaucoup de
préalables.
Dans les transitions quotidiennes entre le rêve, le sommeil et
l’éveil, de telles percées prennent
souvent place. Et pour
en saisir toute la portée, il faut parfois qu'un autre nous en souligne la
valeur. À ces percées s'adjoindront aussi des pratiques pour peu à peu passer à
une autre manière d'être reliée plus en profondeur à la vie suressentielle.
Certaines personnes disent ne pas
se souvenir de leurs rêves. Les
cauchemars dont on se souvient en général sont rarement vécus comme des moments
d'ouverture à une dimension spirituelle. Sinon pour les quelques souvenirs de
rêves glanés au réveil, on pourrait n'y voir que des enchaînements
d’images chaotiques sans véritable intérêt. En occident, la science spirituelle des rêves dont la Bible fait écho
s'est peu à peu trouvée complètement réduite à quelques rares chemins isolés
d'investigation. Il a fallu l'émergence de la psychanalyse, quelles que soient ses
limites théoriques, pour reprendre au sérieux, au moins existentiellement, cette
dimension de notre vie. Celle-ci a montré qu’une bonne part de notre vie
psychique se jouait durant les rêves. Freud nous suggère pertinemment que
nombre de nos rêves sont le lieu de réalisation plus ou moins masquée de nos
désirs personnels. Jung, qui fut d’abord l’un des principaux collaborateurs de
Freud, et celui sur qui Freud
lui-même comptait pour assurer l'avenir de la science thérapeutique attachée à
son nom, a assez vite ressenti les dangers d’un possible réductionnisme
dans l’interprétation freudienne des rêves. Pour Freud, le rêve, pour l'essentiel, est donc la réalisation plus ou
moins masquée d'un désir refoulé.
Avec Jung, le rêve doit aussi s’interpréter, plus largement, comme une compensation des dimensions écartées et
refoulées de notre individualité. Les
rêves dévoilent donc de façon plus ou moins masquée des potentialités exclues
de notre devenir. Ils nous relient
au grand Soi de la vie où toutes les potentialités sont déployées. Ainsi
pour Jung, le rêve est
une porte ouverte vers une vie vécue plus en profondeur, ce que nous défendons
ici comme l’essence même de la spiritualité.
Si le rêve met en jeu la spiritualité,
l’inconscient qui se révèle dans le monde du rêve n’est pas seulement
subconscient, car il n’est pas seulement l’exutoire de nos pulsions les plus
obscures ou la tentative de donner droit à des désirs censurés par des
refoulements discutables. A côté de ces rêves émanant du subconscient, nous
avons eu peut-être affaire à des rêves pointant un chemin vers plus de
conscience que la simple conscience ego-centrique. Peut-être sommes-nous d'ailleurs passés à côté
de cet appel intérieur, faute de détenir les clés pour entendre le message
sibyllin du rêve.
Si vivre la vie plus en profondeur
a un rapport avec vivre plus en conscience, l’inconscient n’est certainement
pas réductible à la « subconscience
» des neurobiologistes
ou des psychanalystes freudiens
se réclamant plutôt du
matérialisme du désir. Le monde des rêves si notre hypothèse est juste
peut nous ouvrir à une dimension « supraconsciente »
de ce qui nous est inconscient.
Voici donc quelques types de rêves
qui nous font expérimenter la dimension supraconsciente de l’inconscient.
Tout d’abord, pour beaucoup
d’entre nous, le rêve a été au moins
quelques fois un lieu de cristallisation d’idées. Une solution à un problème a
été trouvée, une décision s’est cristallisée, etc. En effet, quand on porte
sincèrement un problème à résoudre, on peut se réveiller avec la solution. Les
découvreurs et les créateurs reçoivent souvent des indications essentielles
dans leur rêve. Les pères
jésuites accordaient à Descartes un temps supplémentaire au lit, car cet
entre-deux, entre le sommeil et l'éveil, favorisait son génie mathématique. Après
avoir eu en rêve la révélation des éléments fondamentaux de sa science et de sa
métaphysique, d'après Adrien Baillet, l'un de ses premiers biographes,
Descartes a fait un ex-voto à la vierge Marie dans une église.
On peut bien sûr objecter à une interprétation
suggérant là un accès à une supraconscience que le rêve, par la libre
association des images, bricole une idée que la raison ou l’exigence technique
devra ensuite peaufiner, amender. Cependant comme y insistait Albert Einstein,
certaines idées sont trouvées à un niveau de conscience plus haut, plus large
et plus profond qu’au niveau où le problème se posait pour le créateur ou le
découvreur.
D’autres expériences de rêve
s’imposent davantage encore comme témoins d’une supraconscience usuellement
inconsciente. Des rêveurs plus rares encore, il est vrai, ont même vu en rêve
des situations qu’ils rencontreraient dans le futur : le rêve leur
permettant d’y apporter une issue nouvelle ou de mieux l’accepter.
Avouons toutefois que si ces types
d’ouvertures disent un plus de conscience en rêve que la conscience ordinaire,
ils ne permettent pas toujours d’établir un lien avec un élargissement de
conscience praticable au niveau de la conscience de veille ordinaire.
Pour quelques-uns d’entre nous,
certains de ces rêves énoncent nettement un chemin de spiritualisation. Il
serait dommage de ne pas les prendre au sérieux ou du moins de ne pas en tirer
profit même si parfois un discernement n’en reste pas moins nécessaire comme toujours. Il y a, en
effet, des mélanges possibles entre appétits pulsionnels et élan spirituel, qui
dans le rêve aussi provoquent des égarements et, malheureusement, prépare des égarements à l'état de veille.
PRATIQUES D’ATTENTION AU CHAMP DE CONSCIENCE INFINI ANTEPERSONNEL
Tchouang-Tseu (translittéré aussi
en Zhuangzi) dans son livre au chapitre II, « Discours sur l'identité des
choses » rapporte un de ces rêves :
« Zhuangzi
rêva une fois qu'il était un papillon, un papillon qui voletait et voltigeait
alentour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui plaisait. Il ne savait pas
qu'il était Zhuangzi. Soudain, il se réveilla, et il se tenait là, un Zhuangzi
indiscutable et massif. Mais il ne savait pas s'il était Zhuangzi qui avait
rêvé qu'il était un papillon, ou un papillon qui rêvait qu'il était Zhuangzi.
Entre Zhuangzi et un papillon, il doit bien exister une différence ! C'est ce
qu'on appelle la Transformation des choses. »
Zhuangzi (Tchouang-Tseu) témoigne
ici non seulement d’une conscience personnelle s’ouvrant durant le rêve à une
supraconscience mais aussi d’une expérience où se découvre irréversiblement son
essence véritable : la dynamique de transformation des choses. Une vérité
simple peut alors se faire jour dans le rêve : nous sommes tout le rêve et
non seulement le personnage qui vit ce rêve. Il n’y a cauchemar qu’à cause de
l’oubli ou de l’ignorance de ce fait fondamental. Le personnage central du rêve
s'il est conscient d'être
lui-même une manifestation du tout du rêve ne peut plus craindre une quelconque manifestation
de la conscience/inconscience qu’il est en profondeur et qui produit la
totalité du rêve.
Il nous suffit de rechercher, pendant notre sommeil, le point de vue du tout du rêve pour y entendre un meilleur chemin
d’harmonie. La pratique automatique
ou presque du rêve lucide[13]
qui consiste à se donner les moyens de rêver en se sachant rêver est d’ailleurs
un indice d’une vie vécue avec plus de profondeur.
Dans la voie spirituelle de l'advaïta vedanta, un critère de réalisation
spirituelle, voire un axe de pratique pour que cette réalisation se cristallise, concerne cet au-delà du rêve, du sommeil profond et de l'éveil. D'après cette
voie, quand est réalisée la nature essentielle de notre vie, une continuité
consciente demeure en amont de la discontinuité des états de conscience de la
personnalité que sont l'état d'éveil, de rêves et de sommeil profond.
On peut être rétif à une interprétation insistant sur une
désidentification en la soupçonnant de conduire à une spiritualité
dépersonnalisante. Affirmer que notre essence spirituelle n'est pas relative à
notre personnalité n'est pourtant pas étranger à la spiritualité occidentale. Puisqu'en effet, selon elle, au plus intime de nous-mêmes, dans l'interprétation et le
discours qui lui sont propres, le divin nous crée instant après instant. La
Bible évoque d'ailleurs cet état spirituel où par la prière et l'oraison la
présence de Dieu devient constante qu'on soit éveillé, en train de rêver ou
même dans le sommeil profond. Selon des interprétations mystiques du livre
biblique Cantique des cantiques[14], l’Epouse amoureuse de son Seigneur
l'évoquerait clairement en affirmant : « Je dors mais mon cœur veille ».
+ EXPERIENCES D’OUVERTURE A UNE CONSCIENCE COSMIQUE.
Ce qui précède sur l’investigation des états de la conscience en vue d’y
trouver la continuité secrète fait aussi écho à l’insistance de Plotin qui
ramenait la « vie divine » (ce que nous appelons ici spiritualité) à
n’être qu’« une escapade du seul au seul »[15].
Cependant cette traversée, chez Plotin et chez ses héritiers de la
Renaissance, est d’abord celle de ce que par quoi ce « seul » se
manifeste : la vie cosmique et le devenir de l’âme. Les philosophies
indiennes sont souvent ambigües sur les questions de l’âme et du cosmos. Ce que
les néoplatoniciens héritiers des sagesses antiques puis leurs continuateurs désignent comme l’âme du monde est désigné en sanscrit comme « maya ». En sanscrit, ce terme peut aussi bien évoquer une réalité dont la magie enchante qu’une pure
illusion. L’âme personnelle pour les néoplatoniciens est un intermédiaire entre
la pure atemporalité immuable du divin absolu et la temporalité à jamais
impermanente des corps matériels. Pour eux réaliser son âme vraie implique de se voir comme manifestation du divin. On peut dès lors associer une réalisation de son âme vraie, car purifiée, et celle de l'absolu. Dans une autre perspective, la sortie du cycle des vies de l’âme reste le
but spirituel ultime de nombreux védantins. L'âme est atman et relève de maya comme auto-illusion de Brahman, l'absolu, même si par sa substance l'atman libre de ses formes est Brahman.[16].
Souligner l’importance d’instants étoilés liées à l’irruption de la vie
cosmique revient donc à un positionnement interprétatif de la vie et de sa
manifestation.
Or à l’évidence, le cosmos que se représentaient les grecs et les romains
n’est plus le nôtre du point de vue des faits objectifs tels qu’ils ont été découverts à partir de la révolution copernicienne des XVIème et XVIIème siècles
et, plus encore, suite aux découvertes ayant eu lieu au cours du XXème siècle.
Plotin ignorait l’existence d’autres systèmes stellaires avec des exoplanètes
et, vraisemblablement, de la vie extraterrestre. Il ignorait la myriade de galaxies. Plus près de
nous, il ignorait les microbes, les cellules qui sont les briques élémentaires
du vivant. La microphysique telle que nous en avons aujourd’hui un aperçu lui
était aussi méconnue.
Quoi qu’il en soit des faits objectifs et de leur représentation, faut-il les abstraire de leur manière d’être pour l’esprit intérieur ? Dans le monde des faits objectifs, les chaînes de causes sont multiples et peuvent ébranler la notion même de monde à une échelle comme celle d’une vie humaine égocentrique.
Si tout procède d’une source unique, la notion d’Unus mundus[17] sera-t-elle hors de propos ? Unus mundus vient du latin « Monde un ». Ceci renvoie à la notion d'une réalité unifiée sous-jacente, de laquelle tout émerge et à laquelle tout retourne. Ainsi sans connaître les composantes objectives de cet « unus mundus », n'en avons pas une expérience possible ?
Ecoutons un premier témoignage de l'écrivain américain Henri David
Thoreau :
« Soir délicieux, où le corps entier n’est plus qu’un sens, et par
tous les pores absorbe le délice. Je vais et viens avec une étrange liberté
dans la Nature, devenu partie d’elle-même. Tandis que je promène le long de la
rive pierreuse de l’étang, en manches de chemise malgré la fraîcheur, le ciel
nuageux et le vent, et que je ne vois rien de spécial pour m’attirer, tous les
éléments me sont étonnamment homogènes. Les grenouilles géantes donnent de la
trompe, en avant-coureurs de la nuit, et le chant du whip-pour-will s’en vient
de l’autre côté de l’eau sur l’aile frissonnante de la brise. La sympathie avec
les feuilles agitées de l’aune et du peuplier me fait presque perdre la
respiration ; toutefois, comme le lac, ma sérénité se ride sans se
troubler. », Thoreau, Walden.
Le « unus mundus » en jeu dans les expériences d'ouverture spirituelle au
cœur des rêves et des transitions entre sommeil, rêve et éveil se retrouverait
dans d'autres expériences d'ouverture telles des expériences de correspondances
cosmiques échappant à tout ordre de causalité simplement spatial et temporel[18]. Ce sens de l’unité de tout le
manifesté et l’abolition d’un existentiel mode d’être-jeté-au-monde est typique
d'expériences spirituelles cosmiques.
Bien entendu, ce genre
d'expériences se heurte au fond en quelque sorte « existentialiste » attaché à
notre culture moderne. Pascal, avant de poser la question du pari, a proposé le
premier une description de ce ballottement « existentialiste »
proprement moderne : un va-et-vient entre la misère et la grandeur indéchiffrables
du moi. Le moi que nous sommes dans la position ego-centrique moderne est un
point isolé sur un îlot perdu dans l'univers, ce que Pascal affirme dans sa
citation bien connue : « Le silence de ces espaces infinis m’effraient ».
Ce moi moderne, quand il tourne son regard sur son propre monde, est saisi
tout autant de vertige devant la grandeur que devant l’impénétrabilité de la petitesse qui, elle aussi, se prolonge infiniment. Le moi moderne apparaît bien incapable de se tenir en
équilibre stable au centre entre infiniment petit et grand. Il se fait sans
arrêt ou trop petit ou trop grand. Nous sommes donc usuellement ballotés dans
notre position ego-centrique, position d'un ego confronté aux autres et séparé
d'eux. Usuellement, nous nous représentons comme jeté au monde, confronté à un
univers indifférent et donc à une existence absurde vue qu'elle n'a pas de sens
en soi.
Toute la question est de savoir, si par exemple, nos expériences d'harmonie cosmique de l'enfance ont une valeur ou non. Notre pari spirituel se rejoue ici peut-être au cœur même de nos expériences d'ouverture, au moment où elles se retirent et où nous les interprétons. Nous avons déjà évoqué ces expériences comme les expériences de beauté les plus aiguës et les plus décisives. Mais une expérience de beauté sublime, et en apparence cosmique, relève-t-elle ou non de ces moments où la participation à la grande vie cosmique se révèle ? Ces expériences relèvent-elles de l'évidence cosmique ou sont-elles illusoires ? Au fond, leur force apparente n’est-elle rien que relative à une vie transcendante qui seule importe ?
Le soupçon le plus
vif quant à ces expériences d'ouverture cosmique de l'enfance est de les
considérer relatives au fait d'une vie encore prérationnelle voire
irrationnelle ? Romain Rolland jugeait la critique athée de Freud un peu
expéditive, du fait de son ignorance des expériences de sentiment océanique, où nous
nous ressentons comme une vague au milieu de vagues du même océan. Freud
rétorqua en nourrissant un soupçon nouveau contre toute forme de religiosité
fondée sur des expériences d'ouverture cosmique : elle chercherait à satisfaire
une nostalgie de l’état fusionnel psychique fœtale. En effet, le fœtus a une vie
psychique pré-égotique et irrationnelle en parfaite fusion avec son
environnement maternel. Cette harmonie avec l’univers caractéristique des expériences
d'ouverture cosmique serait donc obtenue par des pratiques extatiques visant à
affaiblir le sens de la séparation entre soi, les autres et le monde
caractéristique de l’ego et de la rationalité sujet-objet.
Paradoxe de la
postmodernité, l’individualisation la plus radicale de la spiritualité
religieuse dont la démarche semble la plus contraire à tout communautarisme
aboutirait à chercher la dissolution la plus exacerbée de notre personnalité.
Un certain succès du
néo-chamanisme, particulièrement auprès des jeunes adultes, s’expliquerait assez
bien de ce point de vue. En effet, le pratiquant néo-chamane use des rythmes
musicaux proches du rythme cardiaque, de rythmes respiratoires proches de ceux
du bébé, de drogues hallucinogènes ou du milieu chaud et humide d’une tente de
sudation, toutes conditions évoquant l’état fœtal et favorisant
l’infantilisation nécessaire à une expérience d'ouverture cosmique.
Freud, de nombreux
psychiatres et tous les défenseurs d’une religiosité basée sur un Tout-autre
inexpérimentable et seulement objet de croyance, s’agglomèrent. Ils soupçonnent
donc que ces états de conscience cosmique chamaniques ne soient dus qu'à des
régressions psychiques à des états de conscience pré-rationnels et
pré-égoïques.
Cependant les
conclusions sont hâtives, car il ne faudrait pas confondre une rave où musiques
à rythme cardiaques, danses, sudation et drogues créent la transe avec une
cérémonie chamanique ! Écoutons les chamanes ! pour eux, le voyage chamanique
vise à restaurer l'âme ou à la développer en usant des esprits forces alliés
adéquats pour l'harmonie avec le tout de la vie, l'ensemble du voyage reposant
sur grande la vie du tout.
Toute spiritualité
insistant sur des expériences cosmiques ou sur la disparition de l'ego sera
soupçonnée de nier l’altérité et la relation en recourant à des procédés
fusionnels infantilisants. Si le soupçon porte sur une méthodologie consistant
dans un comptage hallucinant de répétition d'une prière ou d'un mantra ou
encore sur des prosternations devant une statut ou pire un humain acceptant de
se dire spirituellement réalisé, avouons que le soupçon mérite d'être entendu
et pris en compte.
Mais si cet art du
soupçon commence à adjoindre systématiquement l’accusation de panthéisme à
celle de régression psychique, qu'en penser ? Quand l'argument de la fusion au
Même comme irrespect de l’altérité et négation de l’Autre se répète trop, ne
réalise-t-on pas que le discours pompeux sur l'Autre revient toujours au Même !
Autrement dit, si on peut soupçonner de vision infantilisante et totalitaire toute expérience d’une totalité englobante, rien ne garantit pratiquement qu'on participe pas d'un dogmatisme étouffant. On oublie que la représentation systématisée d’une totalité n’est pas réductible à une expérience d’ouverture à une réalité englobante indicible. Se faire une idée d'une expérience ne revient jamais à vivre une expérience. Ceci, cependant, ne revient pas à exclure, que quelqu'un d'autre aura vécu une expérience similaire d'ouverture avant de s'en libérer dans une ouverture plus approfondie et plus claire encore. Au final, en s’arrogeant le droit de juger moralement sacrilège telle terminologie spirituelle, on s’ingénie à rejeter dogmatiquement toute authenticité d’une expérience d'une grande vie cosmique. Cette arrogance, si elle renonçait à elle-même, renoncerait à ses valeurs dogmatiques. Cela exigerait sans aucun doute un bouleversement de mœurs engoncées dans une morale close[19].
Ce mode de pensée, cependant, tombe heureusement vite dans l'impasse face à certains faits. Si en
amont des idées avancées demeurent malgré tout sincérité et authenticité, un changement de regard demeure possible.
Par exemple, on trouve dans ces idées de quoi attaquer toutes les méthodes psychologiques et spirituelles de relaxation : ne sont-elles pas fondées sur l’abolition momentanée des frontières psychocorporelles de notre individualité ?
Ainsi ces techniques associées aux Thérapies Comportementales Cognitives (TCC) seront sommairement condamnées comme infantilisantes, manipulatrices ou encore dangereusement panthéistiques et fermées à toute transcendance relationnelle.
Or ces critiques toutes issues en leur fond de l'argument freudien de la régression infantile rencontrent des faits objectifs validés scientifiquement qui pointent leur propre relativité : la relaxation et la méditation de pleine conscience, loin de dépersonnaliser, apportent à la personne une immunité contre le retour à la dépression, une capacité de faire face à l'absurde ou à l'angoisse. Ces techniques, loin de réduire la liberté personnelle, semblent alors lui ouvrir de nouveaux champs ! Ainsi, parmi ces soupçons, il nous faut les entendre quand ils sont justes ; mais aussi admettre que beaucoup, sinon la plupart, s'avèrent justifier des positionnements dogmatiques qui sont des contre-vérités scientifiques. Apprécions un peu ce que cette science nouvelle de l'esprit ébranle : statut de la psychanalyse freudienne et lacanienne dans la médecine psychiatrique, affirmations du matérialisme athée antispirituel, prétentions des monothéismes religieux traditionalistes à tendance fidéistes dogmatiques[20].
Cependant, sans que l'ego produise un délire interprétatif faisant de lui un centre de prédilection de la vie cosmique, sans qu'il tombe dans les délires religieux d'élection divine pour réaliser telle ou telle action, soyons ouverts à des coïncidences désarmantes, des rencontres révélatrices voire cristallisatrices d'un saut existentiel à portée essentielle.
Jung a lui parfaitement saisi, y compris dans
une analyse thérapeutique, l'usage positif de ces coïncidences significatives. Il y voit un chemin d'harmonisation entre une petite vie personnelle avec ses
volontés et ses désirs bien humains et le Devenir de nos civilisations, de nos
écosystèmes, voire de l'impulsion universelle de la grande vie.
Au final, ces
nombreuses questions s’avèreront légitimes, si elles occasionnent de déterminer plus précisément une distinction entre des expériences régressives avec celles d’une ouverture à une vie
cosmique. A côté d'expériences impersonnelles, il y a des expériences individualisantes d’ouverture à la grande vie qui
rayonne à travers tout le cosmos.
Nous conclurons ce
préambule défendant l’authenticité de certaines expériences d’ouverture à une
grande vie cosmique sur des propos d’une interview du penseur américain Ken
Wilber. Il pointe clairement les confusions qui risquent d’entourer ce type
d’expériences plus que toute autre.
« EZ : Cela est relié à ce que vous appelez l’erreur
« pré/trans ».
Ken Wilber : Oui. Les étapes précoces de développement sont en grande
partie prépersonnelles, dans la mesure où un ego individué personnel séparé
n’est pas encore apparu. Les étapes intermédiaires de croissance sont
personnelles ou égotiques. Et les étapes les plus élevées sont
transpersonnelles ou trans-égotiques.
Ce que je dis est que les gens ont tendance à confondre les états
« pré » avec les états « trans » parce qu’ils sont
superficiellement semblables. Une fois que vous avez identifié l’état de fusion
infantile — qui est pré-personnel — avec l’union mystique — qui est transpersonnel
— alors l’une des deux choses suivantes se produit. Soit vous élevez cet état
infantile à une union mystique qu’il ne possède pas, soit vous niez tout
véritable mysticisme en revendiquant que ce n’est rien d’autre qu’une
régression au narcissisme infantile et à l’a-dualisme océanique. Jung et le
mouvement Romantique font souvent le premier — ils ont tendance à élever les
états pré-égotiques et pré-rationnels à une gloire trans-égotique et
tran-srationnelle. Ils sont « élévationnistes ». Et Freud et ses
disciples font juste l’opposé : ils réduisent tout le tran-srationnel,
trans-égotique, des états authentiquement mystiques au pré-rationnel,
pré-égotique, des états infantiles. Ils sont «des réductionnistes». Les deux
camps ont à moitié raison, à moitié tort. Le mysticisme véritable existe
vraiment, et il n’a strictement rien d’infantile. Dire le contraire revient à
confondre l’école primaire et secondaire ; c’est un peu fou et rend la
situation totalement confuse [...].
Restons-en à une indétermination utile pour empêcher toute fixation
mentale inappropriée dans la mesure où elle réduit d’ores-et-déjà notre
connexion à la grande vie suressentielle non mentale : admettons une absence de
causalité lisible matériellement mais admettons simplement qu'il y a percée
d'un sens indéniable de plongée dans la vérité de soi-même pour celui qui vit
cette rencontre entre son vécu intérieur et un déroulement événementiel
imprévisible traduisant la présence d'une vie cosmique. Il s’agit là de
synchronicité révélant que la frontière entre soi, les autres et l'ensemble des
apparences est une construction mentale souvent réductrice. Nous sommes partie
vivante inséparable d'un tout d'une vie cosmique même si cet ordre cosmique
selon nous ne peut guère qu'être trahi par nos interprétations. »
EXPERIENCES DE SYNCHRONICITE ET SON DISCERNEMENT :
Revenons-en à des expériences d'ouverture spirituelle ne nécessitant apparemment aucun préalable, sinon une vie préservée des grands traumatismes. Portons d'abord notre attention aux ouvertures les plus courantes à une grande vie cosmique que sont les avènements de synchronicité.
Ce concept dû à Jung veut pointer ces rencontres troublantes et
souvent déterminantes dans nos chemins de vie qui ont lieu entre le déroulé de
nos vies intérieures personnelles
et les événements extérieurs rencontrés.
Carl Gustav Jung définit ainsi la
synchronicité : « J’entends par synchronicité les coïncidences, qui
ne sont pas rares, d’états de fait subjectifs et objectifs, qui ne peuvent être
expliquées de façon causale, tout au moins à l’aide de nos moyens
actuels »[21].
Insistons-y la
synchronicité ne paraît pas dépersonnalisante ; au contraire, elle semble résonner
comme un appel à un développement personnel dans la direction d'une ouverture à
une dimension transpersonnelle. Nous évoquions cette percée d'une unité de la
vie de l'univers avec la vie de nos personnes en signalant l'expérience de rêves
prémonitoires. Certains renvoient à une ligne de faits plus ou moins évitables selon nos choix. Ou
tout au contraire, d'autres concernent des faits souhaitables à condition d’y contribuer. Sur de
nombreux chemins spirituels, il y a ainsi des témoignages de rêves émanant
comme d'une guidance intérieure. Plus troublantes encores sont les rencontres
de notre aventure intérieure avec des événements ou des relations qui semblent la
précipiter. Comme si la guidance intérieure se rencontrait dans le jeu extérieur.
Dans cette coïncidence significative spirituellement, soudain, une seule et même
vie s'écoule de ce que nous nous représentions jusqu'alors comme un intérieur subjectif et un
extérieur objectif.
C.G. Jung dans La synchronicité, principe de relations
acausales écrit :
« Une jeune patiente eut à un
moment décisif du traitement un rêve dans lequel elle recevait en cadeau un
scarabée doré. Pendant qu’elle me rapportait le rêve, j’étais assis le dos à la
fenêtre fermée. Tout à coup j’entendis derrière moi un bruit, comme si l’on frappait
légèrement à la fenêtre. Je me retournais et vis qu’un insecte, en volant,
heurtait la fenêtre à l’extérieur. J’ouvris la fenêtre et capturai l’insecte au
vol. Il offrait la plus étroite analogie que l’on puisse trouver à notre
latitude avec le scarabée doré. C’était un hanneton scarabéide, Cetonia aurata,
« le hanneton des rosiers commun », qui s’était manifestement amené, contre
toutes ses habitudes, à pénétrer dans une pièce obscure juste à ce moment. Je
dois dire tout de suite qu’un tel cas ne s’est jamais produit pour moi, ni
avant ni après, de même que le rêve de ma patiente est demeuré unique dans mon
expérience. »
Dans cet exemple, une
synchronicité est venue se surajouter à la guidance de Jung vis-à-vis de sa
patiente pour donner à son chemin onirique et analytique d’évolution vers le
soi suressentiel toute sa portée.
Synchronicité ?
N’est-ce pas un habillage nouveau pour une chose ancienne ? N'en
revenons-nous pas un peu vite à une
intentionnalité cachée dans le Devenir de l'univers derrière l'anonymat
apparent du hasard ? Ne revenons-nous pas aux vieilles lunes du finalisme où
nos choix déjà écrits pour un regard éternel ont été implémentés dans une
conception de l'univers la meilleure possible pour tous ?
« Quelqu'un disait que
la Providence était le nom de baptême du hasard ; quelque dévot dira que le
hasard est un sobriquet de la Providence. », nous dit Chamfort dans ses Maximes et pensées,
caractères et anecdotes.
Pour ne pas en
revenir automatiquement à la notion religieuse irrationnelle voire
superstitieuse de la providence divine[22], il y a une antienne qui chez de
multiples chercheurs spirituels contemporains revient sans cesse : la science
et plus particulièrement la mécanique quantique nous permettrait de penser la
spiritualité et la synchronicité dans la perspective d'une rationalité d'un
nouveau type. La logique cartésienne du tiers exclus (non non A = A) de la
mécanique newtonienne implique des chaînes de causalité aveugles à
leurs effets contingents à leur point de rencontre. A une telle logique, il nous faut substituer une
vision quantique du monde. Elle est une logique du tiers inclus (non non A ≠ A) où des phénomènes
d’intrication à distance entre deux corps expliquent dès lors des coïncidences
autrement inexplicables. Dans cet esprit, Jung lui-même n'a-t-il pas collaboré
avec le physicien nobelisé Pauli pour mieux rendre compte précisément de ces
avènements de synchronicité ?
Le discours quantique
spiritualiste devrait d'abord admettre que les étrangetés de la mécanique
quantique restent au bout de nos microscopes. Et la vie cosmique y compris dans
ses percées synchronicistiques nous est seulement accessible à l'échelle de
l'âme humaine, tout près de celui qui regarde. Une intrication de deux
corpuscules observée en laboratoire n’est guère la coïncidence significative
d'une unité vivante d'entités psychiques qui, se rencontrant, voit se proposer à
eux de réaliser une vie d’une toute autre qualité dans la perception de sa
propre profondeur[23].
Quand nous naissons
vraiment à l'esprit de la vie suressentielle, alors la pensée ne nous embarque
plus aussi facilement dans ses circonvolutions[24]. Nous tenir tourné vers la vie
cosmique de l'esprit purifie la pensée de sa perpétuelle tentation de confondre
représentations de la vérité et vécus de la vérité : la mécanique de la
représentation ne nous emporte plus. Ici nous sommes en amont même du choix
d'une quelconque logique ou de l'expression mentale d'une quelconque idée. La
pensée est transformée de plus en plus en un instrument de l'esprit : celui-ci
l'éclaire de rayons lumineux plus hauts, plus intimes à la lumière spirituelle
; l'esprit apprend à la pensée à en devenir une meilleure expression.
Quand notre naissance
à la vie cosmique gagne en clarté alors la mécanique des émotions, des désirs, de même, se purifie. Nos émotions deviennent l'expression des sentiments qui
nous relient à l'esprit. Notre désir de devenir l'instrument de l'esprit
l'emporte de plus en plus sur tous les désirs égocentriques. Les sympathies de
l'esprit l'emportent de plus en plus sur nos préférences et nos répulsions.
Les représentations
scientifiques du monde peuvent sembler étrangère à la vie intérieure et servir
des arguments contre elle : l'évidence demeure. La science peut au contraire
fournir des arguments qui donnent à la vie intérieure de la légitimité, mais
reconnaissons encore qu'une idée de l'expérience ne sera jamais l'expérience
vécue. Il y aura certainement d'autres idées plus justes, plus expressives,
plus adéquates. Et enfin, quand la science s'exprime sur le réel, elle se
positionne toujours ou presque en dehors des vécus en première personne, puisqu'elle approche le monde de l'extérieur et non de l'intérieur.
Se gargariser de ce
qui rapproche la science et la spiritualité peut certes renforcer la foi
chancelante en l'esprit qui nous tient relié à la vie suressentielle. Cependant, que valent des interprétations des vulgarisations scientifiques pour valider
une expérience d'ouverture à la vie
cosmique de l'esprit ? N'est-ce pas plutôt une démarche expérimentale de
l'esprit qui est souhaitable pour vraiment y naître ? La foi spirituelle[25] n'est-elle pas d'autant plus forte
qu'elle se libère des convictions mentales pour reconnaître et s'abandonner
directement à la lumière suressentielle de l'esprit qui l'habite ?
Les sciences de la
matière dans leur démarche même mettent entre parenthèse la naissance à la vie
de l'esprit, elle agit sur la matière sans avoir la nécessité de remettre son
action pleinement entre les mains de la vie de l'esprit[26]. Si vraiment on a une démarche
scientifique, ce sera comme mettre en ordre des pensées en utilisant d'autres
pensées. Du point de vue spirituel, utiliser des pensées pour chercher à
remettre en ordre nos émotions et nos désirs n'a rien à voir avec remettre la
transformation de sa personne entre les mains de la vie suressentielle de
l'esprit. La science appartient certes à nos changements utiles de
représentations mentales. Un tel changement n'est cependant qu'un
assouplissement momentané de notre rigidité mentale, ce n'est pas encore la
pleine démarche scientifique qui tient toute théorie comme une conjecture et, encore moins, une conversion, un
retournement intérieur à la vie suressentielle de l'esprit.
Dans l'Antiquité, les
stoïciens et les néoplatoniciens ont pointé eux aussi la réalité spirituelle
des synchronicités. Reconnaissons que les représentations du cosmos, la science
et la métaphysique qu'ils utilisent pour l'interpréter sont maintenant dépassées.
Les grands scientifiques du XXème siècle avaient donc assez de connaissances de
l'histoire de la pensée et assez de culture philosophique pour comprendre que
les sciences de la nature évoluent sans cesse croisant des faits nouveaux qui
exigent de la repenser complètement y compris dans ses méthodes expérimentales[27] tandis que la sagesse mystique
accède à des dimensions pérennes du réel. Et, en effet, les méthodes les plus
ancestrales de la spiritualité demeurent valides quand de nouvelles émergent ;
seules les synthèses de ces méthodes que composent, par exemple, les religions et
les sagesses philosophiques évoluent[28].
Reconnaître la valeur des coïncidences
significatives spirituellement est capital. On doit cependant rester sobre à
leur sujet et s'en tenir à la sobriété de « l'unus mundus » qui reste un
paradigme spiritualiste testable et expérimentable. Cette sobriété évitera de
« mélanger les torchons et les serviettes ». Nous ne voulons pas ici
insister sur les différences de noblesse du torchon et de la serviette. Dans le
monde de la cuisine, un torchon n’est pas tout à fait étranger à une
serviette : sciences et spiritualités sont de même deux cheminements vers
la vérité. Le chemin de la science est celui qui consiste à développer nos
pouvoirs instrumentaux : les théories scientifiques sont les torchons
qu’on doit souvent purifier et changer pour mieux servir à manipuler la
matière et pour surtout mieux la comprendre. Le chemin spirituel, par ses éclaircies et ses pratiques, met en jeu la
jouissance de la vie suressentielle : les chemins spirituels sont donc les
serviettes, même si seul compte le repas. Mais nos serviettes sont souvent
tâchées. On ne peut certes échapper à des interprétations métaphysiques et
scientifiques, même si elles sont fort discutables. Mais il est dommage de s’y
engluer au point de nuire à son propre cheminement spirituel en en faisant des
croyances constituant une nouvelle forteresse mentale.
Enfin, au regard de
nombreuses coïncidences qui confinent, elles, à l'absurdité que valent nos
spéculations sur un univers soi-disant taillé à la mesure de notre petite
personne ? Combien de vies personnelles, par exemple, auxquelles les
circonstances n'ont donné aucune chance de se déployer dans la plénitude
humaine et spirituelle ? Combien de vies humaines broyées et brisées sans
aucune nécessité ? D'ailleurs, notre enthousiasme et notre intérêt pour ces
instants étoilés de synchronicité, que nous avons pu avoir ou aurons,
n'éviteront pas les heures sombres. Elles n'éviteront pas ces heures où, loin d'être relié, nous nous sentirons
exclu, isolé, etc., où nous aurons nous-mêmes un sentiment d'absurdité, où
notre anéantissement personnel semblera inévitable.
Ainsi d’un côté, quoiqu'attaché à une ouverture à la synchronicité, restons attentif à ne
pas aboutir à ce qui semble un simple « biais de confirmation »[29] de nos croyances ou pire un délire interprétatif fondé sur des « idées de référence »[30]. Il y a, terrée chez nombre d'entre
nous, la possibilité d'un sujet manifestant de tels symptômes. Il peut se manifester en éprouvant les impressions suivantes :
·
les
émissions de télévision, de radio parlent de lui ou s'adressent directement à
lui ;
·
les
titres des journaux ou leurs articles lui sont destinés ;
·
des
personnes étrangères à son entourage lui laissent des signes ou parlent de lui
derrière son dos ;
·
les
événements (même de portée mondiale) revêtent un sens particulier pour
lui ;
·
des
objets ou situations ont été conçus délibérément pour lui envoyer un message.
Peut-être devrons-nous faire face à certains de
ces symptômes des « idées de référence » ou certains « biais de confirmation » pour
aller au-delà.
De l’autre, tâchons dans un avènement de
synchronicité de ne pas résister à un dessaisissement de soi. Accueillons quand il se présente le choc
de l’événement qui nous oblige à plus d’authenticité, à plus de transparence à la vie suressentielle. Tenons-nous en à la
relativisation de toutes les représentations mentales qu’on s’en fait, afin
d'éviter de la réduire à un hypothétique mode d’accès qui l’aurait occasionné.
Accueillons le mystère de la vie, le «sans pourquoi»[31].
DE L’EXPERIENCE DU CORPS QU’ON A À L’EXPERIENCE DU CORPS
COSMIQUE QU’ON EST.
La plupart du temps, notre corps n’est pas le corps qu’on est, le corps qui se vit dans la grande vie où tout vit. Il est le corps qu’on a, le corps qu’on se représente, un corps qui a plus ou moins les qualités requises selon les valorisations sociales, un corps qui nous complexe plus ou moins, un corps plus ou moins avantageux, un corps négligé parce qu'on a renoncé à se conformer à la demande sociale ou idolâtré, au contraire, car pas loin d'obéir aux performances exigées.
À vrai dire, le corps qu'on a est comparable avec celui des autres, car
c'est un corps représenté d'un point de vue extérieur : il est donc plus,
moins, mieux, pire... Le corps qu'on est est lui, par essence, incomparable. En
effet, il s'agit d'abord d'un corps vécu de l'intérieur avant d'être représenté.
Rappelons que je peux me représenter le corps d'un autre en train de manger du
chocolat ou danser, je peux me représenter moi-même mangeant ou dansant. Mais ceci ne sera jamais le vécu du corps
que je suis en train de manger ou en train de danser. On peut tenter des
analogies entre un corps observé de l'extérieur et un corps vécu de l'intérieur, mais il y a un saut entre deux perspectives irréductibles : « l'autre mange »
n'est évidemment pas équivalent à « je mange ». Découvrir le corps qu'on est
nécessite de percer à jour en quoi « le corps de l'autre danse » ou « je me
représente le corps que j'ai dansant » n'est pas « Le corps que je suis danse ».
D'ailleurs, goûter une chose sans représentation produira plus de
satisfaction : nous nous vivrons momentanément totalement prolongé à ce que
nous goûtons. Sans représentation, il y a moins d'excitation et moins
d'anticipation de la fin du plaisir, il n'y a plus que le plaisir dû aux
mouvements gustatifs. Cette attention vigilante au plaisir donne un avant-goût
du simple plaisir d'exister. Pour beaucoup de gens, une petite ouverture au
plaisir d'exister, c'est-à-dire comme fait d'être simplement attentif au
courant de la vie, commence par un apprentissage du plaisir au moment présent.
La relation sexuelle ou une toute autre relation, comme la tendresse parentale, sont, pour beaucoup, des domaines où peut se produire comme une ouverture momentanée à une conscience cosmique.
Dans une caresse sensuelle, la représentation du corps que j'ai, ne rend pas compte de
cette étrange continuité entre « mon » corps et le corps de l'aimé(e). Dans la
confiance mutuelle, dans le dépassement de l'excitation et dans la mise entre
parenthèse de la représentation du temps,
soudain la perception de la caresse s'affine dans une concentration
ouverte au sein de tout l'espace de perception : les chairs ne font qu'une,
leurs courants vitaux ne font qu'un, un plaisir d'exister au-delà du plaisir de
la caresse et de son sens relationnel résonne de la vie de tout l'espace sensible transpersonnel.
Si on a connu certaines de ces ouvertures, on peut comprendre à partir
de là que le corps qu'on a est plus ou moins rayonnant de jeunesse, de beauté
physique et de santé organique tandis que le corps qu'on est, est lui plus ou
moins transparent à la vie suressentielle. Un être humain au corps vieilli,
usé, malade ou à l'approche de la mort peut être rayonnant de cette
transparence à l'essence de la vie et sa simple vision ou contact peut
nous-mêmes nous précipiter en ce sens.
On peut donc avoir sans préalable des expériences d'ouverture au corps
qu'on est. Mais il existe des pratiques pour approfondir la transparence du
corps à l'être, à la vie en profondeur :
les yogas psychocorporels, les arts martiaux, certaines gymnastiques ou
massages orientés en ce sens.
Avant de nouveau illustrer une telle ouverture, certains auront déjà
émis une objection venue de la tradition védantique et reprise dans certains
aspects du bouddhisme : pour accéder à la vie suressentielle, le Soi ou la
vacuité selon ces traditions, ne faut-il pas plutôt réaliser que « Je » ne suis
pas ce corps, que l'identification à ce corps-esprit est illusoire ?
Cette objection peut selon nous recevoir deux types de réponses.
Le premier type de réponses nous est fourni par Nisargadatta Maharaj, un
représentant très connu de cette tradition védantique insistant sur la
désidentification du corps :
Quand je vois que je ne suis rien, c'est la
sagesse.
Quand je vois que je suis tout, c'est
l'amour.
Et entre les deux ma vie s'écoule...
Bien entendu, une telle citation demande quelques éclaircissements.
Elle fait écho à la notion bouddhiste d’une identité à réaliser
au-delà de la seule vacuité entre la forme et le vide. Ces approches de la
spiritualité partent toutes deux d’une réalisation de la vacuité ou d'une réalité de conscience impersonnelle, mais
envisagent un accomplissement quand elles se couplent
à ce que nous considérons ici comme une expérience spirituelle de conscience
cosmique. Il serait donc dommage d’opposer des réalisations spirituelles qui
sont certainement complémentaires. Il s'agit bien de se désidentifier du corps qu'on a et de découvrir le
corps qu'on est, à moins bien sûr, de ne refuser l'idée que la vraie vie n'est en
rien la vie qui anime nos corps-esprits.
Mais si ce monde est
foncièrement mauvais ou illusoire, dès lors, ceci revient à nier certaines
dimensions de la compassion ou de l'amour pur qui exigent par exemple plus de
justice sociale en ce monde.
Le second type de réponses est que les éclaircies que véhiculent nos
instants étoilés à travers le corps sont le plus souvent de plénitude.
« Le corps n’est pas, pour le
hathayogin, une simple masse de matière vivante, mais un pont mystique entre
l’être spirituel et l’être physique », nous rappelle Sri Aurobindo[32].
Ce seront des heures sombres où l’absurdité du monde, l’anéantissement et
l’isolement insoutenable du moi, à travers la douleur, la maladie, le handicap,
qui peuvent conduire paradoxalement à des éclaircies où se dévoilent au-delà du
corps, mais aussi de notre personne, la paix de la conscience intangible et
immuable de la vie voire la joie de n’être rien…
Il appartient à
chacun de découvrir la vallée où se rejoignent les pentes de la plénitude illuminant
le cosmos et les pentes de la pauvreté de l'esprit, de son presque rien d'être.
EXEMPLES D’INSTANTS ETOILES OUVRANT AU CORPS COSMIQUE QU’ON EST.
Le goût ou la caresse
peuvent nous amener à l'orée du corps qu'on est, mais le plus souvent ces expériences
d'ouverture ne semblent guère nous ouvrir à une dimension proprement cosmique.
Cependant, nous
affirmons que toute ouverture au corps qu'on est favorisera le surgissement
d'une expérience d'ouverture à la conscience du corps cosmique.
Parfois une telle
expérience peut surgir d'elle-même, seul au milieu d'un espace où la grande
nature règne encore.
Dans un centre ville piéton, une grande gare, un
aéroport ou un quelconque rassemblement humain où des gens circulent en tout sens,
on peut se sentir oppressé, perdu dans la foule humaine, tâchant que notre
corps évite de heurter ou de se faire heurter par un autre ou du moins tâchant
de maintenir des distances avec tous les corps autour.
Et puis, à un autre
moment, un autre jour, cela peut basculer. Soudain, nous ne sommes plus
ici ou là perdu au milieu des autres. Nous sommes cette fourmilière humaine,
nous grouillons de vie diverses et une. Notre corps individuel est l'instrument de ce grand corps, il est un
membre de ce grand corps qui s'harmonise avec tous ses autres membres. Notre
champ de perception est devenu celui de ce grand corps. Nous avons
basculé dans l’harmonie d’un tout.
Il y a des intuitions intellectuelles, mais il y a aussi comme des
intuitions corporelles. Le propre de nos intuitions spirituelles est de ne jamais avoir
l’ego pour auteur, même s'il
doit y consentir et surtout éviter de la pervertir. Une intuition n'est pas non plus une pensée ou
une impulsion : c'est avant tout une prise de conscience particularisée ou même
singularisée de la profondeur de la vie toujours englobante.
Tel footballeur qui marque un but, tel tennisman qui remporte son
point ou tel golfeur qui atteint directement au trou se laissent parfois
conduire par une intelligence corporelle intuitive. Il ne peut pas dire
honnêtement, j’ai marqué un but, j’ai remporté ce point ou j’ai atteint le trou.
Il sait au fond de lui que cela s’est passé comme si soudain son corps, tous
les corps en jeu, et la balle, ne faisaient qu’un tout parfaitement harmonieux lui faisant accomplir le geste
adéquat. Il sait que son ego a
été mis entre parenthèse un court moment, le corps qu'il a est devenu un court
moment un corps cosmique.
Tout exercice répété, répété avec le plus de conscience possible, peut
soudain amener à cette étrange dépossession du moi par où advient cette
intuition de l’intelligence du corps.
Rien qu’en se rasant ou en s’épilant, on peut passer du « je me rase » ou « je m’épile » « en prêtant attention à tel et tel point » à l’étonnement et la stupéfaction devant le fait que le corps qu’on est se rase ou s’épile. Ce corps qu'on est sait tenir compte de détails importants pour que l’acte de rasage ou d’épilation soient bien faits !
Evidemment, ceci arrive aussi à des musiciens qui admettent que Cela a
joué à travers eux, à travers leur corps. Parfois, ce n'est plus une simple interprétation d'un geste exercé, la
musique peut s'improviser d'autant que la répétition a été intense :
les jazzmen et tous ceux qui sont capables de musique improvisée le savent.
Ainsi une pratique spirituelle de la répétition de gestes techniques facilite
l'inspiration comme expérience d'une réalité suprasensible, la vie englobante
se révélant dans le sensible.
Le corps de l’individu devient comme transparent à une vie
suressentielle et s’inscrit dans un tout où des actes se déploient dans toute
leur perfection.
OUVERTURE AUX ÉNERGIES INTÉRIEURES ET PRATIQUES EN FAVORISANT L’EMERGENCE - PRISE DE CONSCIENCE D’UN SENS SUBTIL DU CORPS COSMIQUE QU’ON EST :
1)
Ouverture aux énergies intérieures.
Nous ne sommes jamais complètement cloisonnés dans notre atmosphère
personnelle. Nous sommes plus ou moins perméables à l'atmosphère d'un lieu,
d'un groupe, d'un objet.
Il y a ainsi des atmosphères qui nous recroquevillent sur nous-mêmes,
d'autres qui nous font fuir. Mais il y a des atmosphères qui nous ouvrent
intérieurement.
Certains lieux et objets semblent des facilitateurs d'intériorisation.
Même si un jour le phénomène religieux et le phénomène du sacré s'estimaient
devant un accès démocratisé et direct au spirituel, ils n'en resteraient pas moins
des lieux et des objets facilitateurs. Les images photographiées ou filmées de
tels sages, saints ou mystiques ont parfois le pouvoir de faire naître ou
renaître en nous des états d'être inconnus ou négligés. Le fait que cet être spirituel
soit vivant ou mort importe peu. Les images sont le visible d'un invisible qui
agit sur nous. Ce n'est pas une pensée, une émotion qui œuvrent principalement, mais une force énergétique intérieure spirituelle qui va nourrir telles
émotions, tels sentiments, telles pensées ou enfin telle qualité de silence.
Les énergies ou forces de conscience en question se déploient par et
dans le cosmos. Ils irriguent la vie cosmique.
Comme on peut le pressentir avec les exemples qui précèdent les énergies en
question ont leurs chemins en nous à travers nos sens, notre champ de perception ; et
donc elles mettent en jeu le corps qu'on est.
2)
Les
centres énergétiques et plus particulièrement en commençant par celui du Hara
La tradition occidentale, depuis Platon et les néoplatoniciens, a repéré trois centres du corps qu'on est au sein du grand corps cosmique[33] :
- Au niveau du bas-ventre, il y a le centre des appétits ou centre végétatif ;
- Au niveau du thorax, il y a le centre ou centre du cœur plus ou moins courageux, plus ou moins doux, pour servir la justice et le bien dans la relation ;
- Au niveau de la
tête et au-dessus, il y a le centre cognitif ou le centre des pensées, plus ou
moins sensible à la présence des idées, plus ou moins attiré vers l'absolu.
Pour les mystiques platoniciens, la connaissance doit s'élever vers sa
source absolue. Pour s'élever elle est invitée à utiliser les énergies vives et
impulsives des appétits en les modérant et en les tempérant par celles du cœur
plus fiables et plus tenaces mais souvent moins vivaces.
Pour les mystiques chrétiens, le centre du cœur semblent plus précieux
que le centre noétique[34]. Mais le cœur dont il s'agit semble
plus en arrière que celui du cœur courage et douceur des mystiques platoniciens. Dans les Evangiles, Jésus, en invitant à être
rusé comme des serpents et doux comme des colombes[35], nous parle d'un cœur en arrière à
la croisée de l'intelligence intellectuelle et de l'intelligence émotionnelle[36]. Là encore le centre du bas ventre
doit être soumis aux centres jugés supérieurs.
Le centre du bas-ventre semble évacué au final. Et l'Occident chrétien
dont la croyance religieuse a toujours mis en avant une résurrection charnelle
semble curieusement faire de notre corps mortel un corps vicié dont il faut se méfier. L'Occident chrétien ascétique appelle dans l'idéal à se détourner des vices charnelles par la continence sexuelle, les jeûnes voire, à l'extrême, par la
souffrance et la maladie.
Cependant, comme toujours, ce jugement à l'emporte pièce risque de
nous faire manquer quelques détails qui ne cadrent pas. La statuaire du Moyen
âge nous propose des Jésus au ventre proéminent[37] qui ne peuvent pas seulement
s'expliquer par une vie de mangeur et de buveur[38]. La Bible elle-même dans le Second
Testament[39] utilise le mot grec splagchnon, entrailles, dans des sens
qui renvoient au cœur. Par exemple en Colossien, 3,12 , on lit :
« Ainsi donc, comme des élus de Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous
d'entrailles (splagchnon) de miséricorde, de bonté, d'humilité, de douceur, de
patience. » .
Il y a un centrage naturel du
corps qu’on est dans les entrailles qui peut rester indemne en partie de la
mainmise ego-centrique et sociale que traduit le corps qu’on a. Même si, comme
toujours, un chemin de pratiques demeure relatif, celui-ci est
accessible à nous tous qui respirons. Ce n’est pas encore se centrer dans le
cœur ou s’élever à l’absolu, mais ce centrage permet certainement plus que nulle
autre de s’ancrer dans la vie cosmique. Même des enseignants spirituels qui ne
l’enseignent pas dans leur transmission semblent le pratiquer par effet second, si on se donne la peine d’observe les postures valorisées.
La respiration, lorsqu’elle est
perçue par le moi usuel troisième personne ignorante de sa relativité, est
ressentie comme une action plus ou moins nette d’inspirer de l’air tandis que
l’expiration sera sentie comme l’automatisme qui suit. Or, du point de vue du corps qu'on est,
l’inspiration aura plutôt le sens d’une action cosmique nourrissant le corps
tandis que l’expiration sera l’action plus ou moins bien, conduite par les habitudes et la volonté liées à la représentation de soi. L'expiration est le moment où se joue dans une pratique le
basculement du corps qu'on a
au corps qu'on est. Dans la respiration, l’action du moi en
troisième personne est abolie sur la fin de l’expiration, le lieu de passage entre la fin
de l’expiration et le début de l’inspiration. Observons la respiration d’un
bébé qui n’a pas encore acquis la représentation du corps qu'il a : sa respiration est
abdominale, l’inspiration est l’effet de l’expiration plus facilement que dans
le cas d’une respiration thoracique ou claviculaire. Cependant, pour se mouvoir et assurer son développement
moteur, le bébé devra apprendre à se représenter son corps. Nous ne pouvons pas
entièrement faire abstraction du corps qu'on a. Mais si le chemin spirituel
implique une relativisation du corps qu'on a vis-à-vis du corps qu'on est,
quelle pratique de respiration peut être la plus favorable ? Pour
inspirer dans le thorax, il faut intervenir quasi-intentionnellement pour élargir les côtes et
plus encore dans le cas d’une respiration claviculaire. Et même si par des
exercices, on peut peut-être avoir un thorax plus ouvert plus élargi diminuant
cet effort, il est à noter que notre centre d’inertie se déplaçant vers le
haut, notre potentiel d'équilibre
moteur se trouve amoindri. C’est au moins la leçon encore des arts
martiaux asiatiques qui incitent à situer consciemment notre centre d’inertie à
deux ou trois doigts sous le nombril à l’aide d’une respiration abdominale
précisément au point où l’expiration met en œuvre les muscles situés là au
moment de l’effort. Le positionnement le plus naturel du corps qu'on a, au regard du corps qu'on est, implique
une action respiratoire abdominale. L’intervention qui s’instaure naturellement
après des interventions volontaires en fin d’expiration sur les muscles situés
là peut en accentuer la conscience et la force. Elle permet de mieux faire
remonter le diaphragme qu’une action musculaire qui consiste à rentrer le
ventre. Mais
le mieux est peut-être de laisser faire naturellement ce mouvement de poussée
qui implique que le volume de l’épigastre soit légèrement concave. Ceci est le
principe de base de ce qu’on appelle au Japon la pratique du Hara .
Si nous prenons au sérieux la vérité du corps qu'on est, nous voyons le
caractère illusoire d'une vie
réduite au corps qu'on a : elle est soit oublieuse de la vie profonde qui
l'anime ou soit elle veut
la saisir ce qui revient à oublier son caractère insaisissable. Une pratique du hara comme toute
pratique spirituelle peut malheureusement être mise au service d'un ego
assoiffé de force vitale.
La science objective matérialiste ne cesse de proclamer
l’appartenance de notre corps matériel auquel nous nous réduirions au monde
matériel formé par l’univers. La science objective matérialiste est bâtie sur
l’idée que les lois du monde matériel s’applique à tous les corps existants
dans ce monde matériel. Notre propos, du point de vue objectif, va dans cette même direction, à ceci prêt qu’il précise du point de vue d'un vécu intérieur comment
le moi qui se pense possesseur
du corps à travers ses représentations peut agir pour se laisser ouvrir à un devenir conscient de son
appartenance cosmique. Cette action
demeure subjective en premier lieu mais il faut l’exécuter pour en tester la valeur infinie. Le Hara
peut être testé même s'il
reste avant tout un engagement intérieur.
L’efficacité objective des arts martiaux asiatiques ne fait pas de doute même
en écartant les récits fantastiques
où tel homme comme Ueshiba le fondateur de l’Aïkido perçoit son ennemi de dos
ou devient capable d’anticiper et d’éviter des balles. Sa visée intérieure consiste à devenir
conscient de l’unité motrice entre l’univers et le corps auquel en tant que
débutant je suis d’abord identifié comme étant mien. Au fond l’efficacité objective d’un centrement
de l’action dans le Hara tant qu’il n’est pas relié au développement de la
conscience du corps qu'on est n’a
guère de chance de produire ce type d’unité entre le corps que j’ai représenté
de l’extérieur comme séparé des autres corps et le corps que je suis qui en
fait n’est pas séparé de l’univers et donc des autres corps. Des victoires, du
point de vue de l’efficacité martiale, sont souvent des défaites de ce point de
vue spirituel. Et des défaites, du point de vue martial, s’avèrent en fait de
fortes prises de conscience spirituelles. C’est pourquoi on trouve dans la
littérature japonaise l’exemple de samouraï ayant été épargné par leur
vainqueur vaincu au fond par leur
évidente qualité spirituelle. Ou bien, comme l’usage du Hara est aussi développé
en dehors des arts martiaux dans l’activité calligraphique ou l’art de
servir le thé, il arrive qu’un samouraï croit avoir à faire à un combattant
hors pair en jugeant l’homme du point de vue de la présence et du développement
de son Hara alors que cet homme n’a aucune expérience martiale[40].
Dans l’appendice de son œuvre
majeure, Hara, centre vital de l’homme, Karlfried Graf Dürkheim cite ce passage à
propos de maître Hakuin qui selon nous permet de lier l’approche du Hara avec un décentrement par rapport à
une position égocentrique de la conscience ordinaire :
«
Alors [Maître Hakuin] dit : « voici mon secret : pour guérir les
maladies, il existe l’acupuncture, les moxas et les médecines. Mais ces trois
moyens thérapeutiques ne sauraient guérir facilement les maladies graves. C’est
là que le secret entre en jeu. Celui qui veut l’essayer doit en premier lieu
cesser toute méditation ainsi que tout koân. Pour commencer, il faut dormir
suffisamment ; ne pas omettre, avant de fermer les yeux, d’étirer à fond et de
la même façon les deux jambes ni de rassembler la force spirituelle de tout le
corps au-dessous du nombril [Dans la région appelée en japonais kikai-tanden]
dans les reins, dans les jambes et au centre des pieds, afin que cette force
remplisse bien toutes ces parties du corps. Il faut alors s’adonner au « regard
intérieur », à l’étrange méditation suivante : « La partie de mon corps
au-dessous du nombril (kikai-tanden), mes reins, mes jambes et le centre de mes
pieds sont le véritable visage de mon Moi. Le visage a-t-il une narine ? Mon
kikai-tanden, mes reins, mes jambes et le centre de mes pieds sont la véritable
patrie de mon âme. Quelles sont les nouvelles qui me viennent de ce pays ? Mon
kikai-tanden, mes reins, mes jambes et le centre de mes pieds sont la véritable
patrie de mon âme. Qu’est-ce qui fait la splendeur et la magnificence de ce
pays ? Mon kikai-tanden, mes reins, mes jambes et le centre de mes pieds sont
mon propre Amida-Bouddha que je me représente pour moi-même, et quels préceptes
ce Bouddha enseigne-t-il ? Que l’on se répète ces questions, qu’on les
considère toujours davantage et que l’on ne cesse de s’interroger soi-même.
Alors, quand se seront accumulés les bienfaits de cette méditation, toutes les
forces spirituelles se rassembleront dans le kikai-tanden, les reins, les jambes
et le centre de mes pieds, jusqu’à ce que la région du corps située au-dessous
du nombril, le Hara, soit aussi fortement tendue qu’un ballon qui ne serait pas
du tout dégonflé. »
La pression en avant sur les
muscles spécifiques du Hara, même si elle doit être exercée, doit l’être ici
encore dans le sens d’un effort vers le non effort propre à la Nature. Un ego
qui ne se cristallise pas sur lui-même tend à devenir sans volonté propre. Sans attachement aux prérogatives de l'ego, le corps
qu'on est tend à croître dans la conscience instrumentale du grand corps
cosmique. Ce qui est en deçà du centre vital du Hara n’est donc pas clos
comme le suggère Hakuin.
Dans Vivre sans tête, Douglas
Harding décrit[41] l'intégration du fait de voir son
absence de tête dans la vision en première personne :
« une progressive descente du centre de gravité (comme si perdant la
tête nous trouvions notre cœur, les entrailles et les pieds, qui sont
maintenant enracinés dans le sol).»
Le centre physique révèlera
peut-être lui-même ses
limites aux lumières évolutives dans
un processus de descente de l'illumination en la vie cosmique. Qui sait si
ce centre vital ne sert pas à construire une carapace où peut survivre une
forme d’obstacle à cette
descente, mais pour nous qui commençons à nous dépositionner d'un thorax bombé,
d'épaules relevées et d'une tête mise en avant, il y a là une pratique au moins
utile pour un moment. Elle laissera dégagés et ouverts les centres
supérieurs à une transparence à
la lumière spirituelle et à son éventuelle prise de conscience.
LA PERCEE PROPREMENT DITE D’UNE CONSCIENCE COSMIQUE :
Les expériences d'ouverture spirituelle au corps qu'on est et les
pratiques qui s'ensuivent peuvent nous mener à ressentir que le corps qu'on est
est en totale communion avec le grand corps cosmique.
Pour certains, un instant étoilé particulièrement intense pourra révélé que le corps qu'on est est le cosmos lui-même.
Ainsi que l’exprime le lama
Govinda dans Les fondements de la
mystique tibétaine, Albin Michel, 1960, p. 318 :
« Pour l’homme éveillé, dont la conscience
embrasse l’Univers, l’Univers devient son propre « corps », tandis
que son corps physique devient une manifestation de l’esprit universel, et sa
vision intérieure une expression de la Réalité suprême… »
On retrouve cet accent spirituel dans la pratique philosophique des stoïciens. Celle-ci nous permet
d’entrevoir le dépassement radical de la seule recherche du développement en
mieux être de la conscience individuelle. En s’appuyant sur un exercice d’une
liberté intérieure, cette philosophie vise en effet à expérimenter
intérieurement notre inscription au sein d’une conscience cosmique, d’une vie
intelligente de l’univers produisant toutes les formes individuelles de vie.
Comme toute spiritualité, cette sagesse n’est pas seulement un art de
s’inventer personnellement, une façon de se sculpter psychiquement comme on
peut se sculpter un corps sportivement[42].
Elle est aussi et avant tout la découverte d’un monde de l’esprit plus vaste
que notre monde subjectif.
Dans ses Pensées pour moi-même
Marc-Aurèle nourrit son engagement spirituel stoïcien. Il se rappelle, livre
VII, 19 que :
« La
substance universelle, comme un torrent entraîne tous les corps : ils font
un avec le tout et ils y collaborent comme entre eux collaborent nos
membres. »
Il ne s’agit pas ici de prendre seulement un point de vue intellectuel
universaliste. Il s’agit de prendre conscience existentiellement
qu’essentiellement, nous sommes une forme individualisée de l’univers. Nous ne
sommes pas simplement un regard sur notre personne, nous sommes un regard de
tout l’univers sur lui-même comprenant
un parfum plus ou moins entêtant de notre personne.
Pour mieux comprendre cette idée selon laquelle nous serions un œil de
l’univers que l’univers porte sur lui-même à travers nous, nous pouvons tenter
une représentation.
La science actuelle conçoit ce qu’elle nomme le principe anthropique :
« Le principe anthropique est un principe selon lequel, puisque
des êtres sapiens tels que l’humain (anthropos en grec) existent, l’Univers est
nécessairement compatible avec leur existence1. L’astrophysicien Brandon Carter
en a donné deux versions :
Principe anthropique faible
Principe anthropique fort
On peut suggérer une représentation de ce principe sur la forme de ce
schéma :
La présence de l’œil scientifique doit se comprendre et donc pouvoir
s’expliquer dans ce qui apparaît de l’univers et donc implique un lien entre le
sujet de l’observation qui théorise et l’objet observé et théorisé. Toute théorie scientifique ne
devrait pas contrevenir à ce principe.
Cependant ce principe
reste une orientation de représentations scientifiques. Le cercle dont le principe anthropique rend
compte n'est pas un cercle vécu au niveau de notre être, précédent par
définition toute représentation. On peut s'en inspirer pour proposer une
représentation plus proche de nos vécus intérieurs :
Dans ce second schéma, l’œil scientifique observe l’univers à travers
son champ perceptif en première personne. Mais nous avons changé déjà
complètement le registre d’interrogation en considérant non l’élaboration
matérielle du sujet, mais le problème de l’émergence de la conscience
individualisée. Quelle est ici et maintenant la prise de conscience
individualisée de l’univers qui est en jeu ?
Ernst Mach, le physicien qui a donné son nom à la vitesse des avions
mettant en jeu le mur du son, a vu se résoudre en lui cette énigme lors
d’une expérience cosmique :
« Par un beau jour d’été en plein air,
le monde m’est soudain apparu comme formant, avec mon propre Moi, une seule
masse complexe de sensations, à la seule différence que cette complexité était
plus grande dans le Moi. »[44]
Pour le physicien philosophe Mach la représentation précédente, qui
représente un œil qui observe un champ de vision, doit être amendée. Il propose cette représentation
beaucoup plus réaliste comme traduisant[45] le mieux l'expérience dont il est
question :
Ici le physicien ferme l’œil droit et donc voit le bord gauche de son
nez, des poils en haut de son sourcil gauche.
Cette conscience élargie seule ouvre la possibilité de voir dépassée
notre incapacité de la conscience ordinaire de l’ego à accueillir l’autre, le
monde et soi-même dans un même espace intérieur d’attention.
On peut reprendre l’expérience spirituelle de participation à la vie
cosmique en reprenant notre approche initiale centrée sur les trois lumières. Il y aura passage de la recherche spirituelle
à une vie spirituelle, redisons-le à titre cette fois d’un objet de pari, quand nous commencerons à distinguer de
plus en plus nettement la lumière de l’esprit de la lumière de l’intellect et
de la lumière sensible. Par la lumière de l’esprit, à travers nous,
l’univers se regardera lui-même (notre individualité y compris) : cette lumière est donc
l'arrière-plan où la vie profonde, qui irrigue le corps qu'on est, se « ressent »
elle-même.
Par la seule lumière de l’intellect, nous regardons le plus souvent à partir d’une représentation
mentale plus ou moins consciente de notre personne : on pense sentir mais on ne sent déjà plus
directement et le monde est recouvert du vernis mental de nos préférences, de
nos indifférences ; le monde et les autres ne sont plus accueillis tels qu'ils
sont.
Ici la conscience
cosmique est entendue comme la prise de conscience que le champ de perception
où ma personne vit est une prise de conscience de l'univers lui-même.
Ceci fait-il face à une objection sérieuse et profonde qui demeure
encore. Quand je suis à Marseille, la tour Eiffel à Paris a-t-elle disparu pour
autant ? Prétendre que cette vision directe en première personne est une
conscience cosmique qui nécessite de relativiser nos représentations mentales,
n'est-ce pas au fond ridicule ? Ceci impliquerait que tout le cosmos se
livrerait seulement sous la forme des sensations accessibles en première
personne. Mais une conscience cosmique
authentique ne consisterait-elle pas dans ce qui nous rapproche d'une conscience
de tout l'univers dans tous ses détails ?
Pour montrer que la portée d'une représentation d'une chose non perçue en terme d'être reste inférieure à une chose perçue en son être, un détour radicalement sceptique est utile.
Un sceptique
conséquent insisterait sur le fait que même dans cette pièce, le dos de
l'ordinateur, de la liseuse ou du livre papier où se lisent ces mots est une
représentation et non une perception directe. Ou, au microscope électronique,
je verrais une autre réalité, une autre apparence, au sujet de ces choses mais
à l'instant n'y ayant pas accès, prétendre quoi que ce soit à leur sujet
n'est-ce pas encore une représentation : cette apparence que je ne perçois pas
maintenant, est-elle là telle que je me la représente ? Bien entendu, habituellement, en retournant une chose, je vois son dos.
En prenant un microscope, je retrouve une structure attendue. Mais une
structure attendue ne signifie pas une réalité telle quelle. Au microscope, de
nombreux détails auront varié sur une surface étudiée, il y a quelques temps.
Un détail au dos des choses que je vois surgira peut-être comme je ne m'y
attendais pas. Ma représentation de la tour Eiffel ne sera jamais telle que la
tour Eiffel apparaît effectivement.
Compliquons encore. Un ami m'appelle au téléphone et me dit ce qu'il
perçoit sans que ces choses apparaissent dans ma
représentation autrement par celles qu'il me transmet. Est-ce que ce dont il me
parle existe tel que je me le représente à partir de ses représentations ? Non,
bien sûr.
La prise de conscience cosmique dont nous parlons ici peut cependant
avoir plus ou moins de profondeur selon si la vision qu'elle induit nous amène
à une plus ou moins grande harmonie de notre volonté avec le devenir même du
cosmos. Nous retrouvons ici le spectateur artiste dont nous parlions
précédemment au sujet du ravissement esthétique. La conscience cosmique ne peut
pas s'affiner en s'enfermant et en se limitant dans des représentations
mentales de l'univers ; elle pourra s'affiner uniquement en ôtant tous les
desiderata personnels qui obstruent plus ou moins subtilement l'harmonie avec
le devenir du tout.
ECLAIRCIES AU CŒUR DES HEURES SOMBRES.
+ L'INSATISFACTION
PROFONDE COMME DESIR D’OUVERTURE A LA VRAIE VIE :
L'insatisfaction quant à notre existence personnelle est
souvent le moteur qui nous pousse vers l'aventure de la Conscience[46] comme chemin de transparence à la vie
suressentielle.
Bien sûr, la plupart de nos
insatisfactions sont précises et ont des objets. Mais il y a un type
d’insatisfaction qui au fond ne rencontre aucun objet satisfaisant, aucun amour
terrestre ne peut la satisfaire véritablement. C’est une béance insatiable, un
désir d’infini… un creux angoissant qui peut rendre la vie insipide. Ce n’est
pas alors une dépression due à des failles psychologiques issues de notre histoire personnelle, mais une souffrance existentielle.
L’homme satisfait de lui-même
songe-t-il à chercher quoi que soit ? L’être humain satisfait de soi est
même dangereux pour un être spirituel car, par-dessus tout, il en voudra
violemment à quiconque bouleverse son agenda existentiel. Certes, la recherche
spirituelle s’avère souvent un serpent de mer qui se mord la queue, pour devenir
une forme étrange de satisfaction de soi-même dans l’insatisfaction. Cependant, avec le vécu d'une insatisfaction existentielle, Il y a une
amorce dont le dénouement peut être une ouverture spirituelle.
Ayant connu dans son enfance, son adolescence, ou il y a quelques temps, une éclaircie de l'être où il n'y avait qu'une harmonie parfaite entre ce que nous étions et le monde, il peut y avoir un besoin impératif de la retrouver. Avoir cette nostalgie capable de se purifier de tout intérêt personnel, c'est être en quête de spiritualité.
Ou bien, outre cette nostalgie parfois inconsciente, on ressentira une insatisfaction profonde
vis-à-vis de l'existence telle qu'elle se donne. Cette insatisfaction pointe
l'état du monde ; mais, si elle
est authentique, elle concernera
tout autant notre conscience
ordinaire : se voir hébété dans des ruminations intérieures, se voir incohérent
avec ses idéaux, se voir emporté par des émotions, etc.
Ce besoin d'être entraîne une
quête. Mais cette
insatisfaction ne doit-elle pas être elle-même interrogée ?
Dans Face à la vie, Krishnamurti écrit :
« Pourquoi devrions-nous obtenir ce que nous désirons?
Pensons-nous, peut-être, que c'est notre droit, lorsque des millions de
personnes n'ont pas même le strict nécessaire? Nous avons tous besoin de
nourriture, de vêtements, de logements ; mais pourquoi désirons-nous beaucoup
plus que cela ? Nous voulons réussir dans la vie, être respectés, aimés,
servis, être puissants, être un poète, un saint, un orateur célèbre, premier
ministre ou président. Pourquoi? Vous l'êtes-vous jamais demandé ?
Je ne dis pas qu'il faut être satisfait de
ce qu'on est. Ce serait affreux et stupide. Mais pourquoi vouloir toujours «
plus »? Cela indique qu'on n'est pas satisfait, c'est entendu, mais de quoi ?
De ce que l'on est ? « Je suis ceci mais je voudrais être cela », « Je serais
plus jolie dans un nouveau sari ». N'étant pas satisfait, on fuit ce
mécontentement en acquérant plus de vêtements, plus de prestige, etc. Mais
l'insatisfaction est toujours là : on n'a fait que la camoufler pour un temps.
Nous devons donc découvrir et comprendre ce
que nous sommes. Nous cacher à nous-mêmes en acquérant des possessions, ou en
devenant une personne importante n'a aucun sens, parce que cela ne nous rendra
pas plus heureux. Si, quand on souffre, on comprend cela, on ne court pas chez
un gourou, on ne se cache pas derrière des possessions. Au contraire, on
cherche à savoir ce que cache la douleur. Si on soulève le voile de la douleur,
on s'aperçoit que l'on souffre parce qu'on est petit, vide, limité et qu'on fait
des efforts pour « parvenir », pour « devenir ». Cette lutte est la cause de la
douleur. Mais si l'on commence à comprendre ce que l'on est, et qu'on s'enfonce
de plus en plus profondément dans cette perception, quelque chose de tout
différent se produit. »
Mais, celui auquel l’accès à
sa véritable nature spirituelle se précise expérimentalement, peut-il enfin être satisfait de
lui-même ? L'océan de la
Vie se suffit à lui-même ; rien ne saurait lui manquer. Mais peut-on laisser
s'écouler indifféremment la vaguelette de corps-esprit et ses désirs propres
jusqu'à son terme mortel dans la jouissance de la vie suressentielle ?
Premièrement, un écoulement indifférent du corps-esprit et de ses désirs écarte trop
vite du champ spirituel le souci moral. Une telle posture ignore le sel
exhausteur de l'amour pur partout au cœur de l'océan de vie. Plus
particulièrement, cette posture se défausse un peu vite de la traversée et de la
lutte pour transcender l'absurdité de notre condition humaine : elle est du
côté des spiritualités du renoncement au monde, tout en en tirant paradoxalement
le maximum de plaisirs ; elle est typique d'un cynisme contemporain du genre
« après moi le déluge ».
+ DE L'INSATISFACTION A
L'ASPIRATION COMME PRATIQUE DE L'EROS PSYCHIQUE
La nostalgie individuelle de l'être peut trouver satisfaction : dans la
fréquentation assidue de la lumière intérieure, il est possible de voir se
réaliser qu'être libre, c'est être libre d'avoir. Le désir égocentrique est
atteint alors à sa racine infantilisante : pour notre infantilisme, ne pas avoir est un drame, avoir
n'est jamais sûr et pleinement satisfaisant.
Ma petite coupe personnelle peut être pleine et comblée par la
perfection de la lumière intérieure. Mon désir personnel ordinairement indéfini
passant d'un objet à l'autre est soudain retourné en une extase d'être où toute
séparation d'avec le désiré s'abolit. Cet amour et cette joie sans objet ne
laissent pas, semble-t-il, d'insatisfaction radicale au niveau du désir
personnel.
Il y aurait cependant un danger à ce que ne soit plus ressenti
d'aspiration.
Pourquoi confondrions-nous les désirs exprimant nos appétits de
reconnaissance, d'appropriation ou de libido avec une spécificité du
besoin spirituel ? La
tradition occidentale depuis Socrate et Platon nous invite à ne pas confondre
nos désirs d'avoir et notre besoin d'Être.
Les platoniciens associent Eros au besoin d'être. Socrate
décrit Eros comme l'enfant
de Penia et de Poros. Certes, les traductions scolaires
font de Penia, la pauvreté et de Poros, la richesse. En termes
spirituels, afin d'éviter les confusions, on devrait dire qu’Eros est
l'enfant paradoxal du besoin d'Être, le Manque, et de la plénitude d'Être, la Ressource. Le daemon érotique de Socrate, le
génie de son âme, en
quelque sorte, s’il correspond non à une projection illusoire mais à une dimension
profonde de la vie, est un authentique chemin qui nous prend plus qu'on ne le prend. Le daemon érotique présente une résolution spirituelle à l'apparente opposition entre l'insatisfaction
existentielle du
chercheur spirituel qui s'ignore encore et la
satisfaction inhérente à toute
forme de réalisation spirituelle.
A vrai dire, le démon de Socrate
ne se caractérise pas tant par la découverte d'une beauté transcendante ou
d'une harmonie cosmique[47]
qu'à la découverte de notre véritable âme, le parfum individuel émanant
consciemment au centre même de l’essence de la vie. Il œuvre à ce que chacun
devienne davantage ce qu'il est, à ce qu'il accouche de sa véritable et
authentique dynamique dans l'aventure de la vie.
La pluralité d'options
spirituelles et philosophiques qu'ont développées ses disciples n'en est-elle
pas la preuve ?
Ce paradoxe érotique tranche avec toute forme de complaisance de
notre petit ego « spirituel » qui demeure.
L'amour du beau que cet Eros
incarne n'est peut-être pas seulement le retour à la source transcendante de ce
qui Est ou la réalisation de son harmonie cosmique, mais il est aussi
l'appel amoureux d'une individualisation de la Conscience à plus de beauté au
cœur même de la manifestation de la vie. C'est comme si la transcendance elle-même s'ancrait
individualisée dans sa manifestation pour y faire grandir le besoin de s'y
manifester en tout point. Ce besoin d'Être est comme le besoin de la vie
suressentielle de se délecter de son amour et de sa joie en tout point de sa
manifestation sans un espace délaissé.
Ce besoin d'Être est le besoin de
beauté, d'harmonie et de diversification individualisée de Cela s'intensifiant
à l'infini. C'est la soif d'évoluer propre à l'autocréation de Cela qui n'a
rien de linéaire puisque ces dimensions se recoupent, se rejettent, se
surmontent, s'intègrent sans cesse dans de nouvelles formes, de nouvelles
harmonies, de nouvelles originalités et des éclats inédits de la
transcendance.
Le besoin d'Être est peut-être autant cause et effet de l'amour créateur
tapi en nous ; il serait dommage de l'occulter dans un dépassement spirituel de
l'insatisfaction liée à nos appétits comme il est occulté par ces petits êtres
satisfaits du monde tel qu'il est.
+ DE L’ANEANTISSEMENT PROBABLE DU MOI A UN « OUI » ABSOLU :
Seulement si la traversée de nos insatisfactions et de nos satisfactions
nous amène à pressentir un besoin d'Être à l'œuvre, cette aspiration
spirituelle lorsqu'elle est loin d'être réalisée comme la présence d'un feu
éternel en nous se heurte aux situations d'anéantissement.
Nombre d'entre nous ont déjà fait face à la maladie, l’accident ou la
mort d'un proche et chacun d'entre nous fera face à plus ou moins longue
échéance à sa propre mort[48].
FACE A LA MORT, LA MORT
D'UN PROCHE, L’ACCIDENT, LA MALADIE ET LA VIEILLESSE COMME ANÉANTISSEMENT.
Face à la mort d'un proche, l'anéantissement est en quelque sorte
double. La vie humaine de la personne de l'autre quelles que soient nos
croyances métaphysiques par ailleurs est bien anéantie. Et en nous tout notre
être lié à cette relation est lui aussi comme anéanti.
Nous-mêmes devrons mourir à cette relation pour renaître autrement. Il y
a là des heures sombres en perspective d'autant plus que la relation aura
laissé des points irrésolus.
Le deuil est un processus d'anéantissement d'une partie de soi. Mais
aussi un processus de renaissance qui souvent peut favoriser des états
d'ouverture spirituelle.
Elisabeth Kübler-Ross repère cinq
étapes du deuil à faire face à
l'imminence de notre propre mort :
1) - Déni. Exemple : « Ce n’est
pas possible, ils ont dû se tromper. »
2) - Colère. Exemple : « Pourquoi
moi et pas un autre ? Ce n’est pas juste ! »
3) - Marchandage. Exemple : « Je
ferai ce que vous voudrez, faites-moi vivre quelques années de plus. »
4) - Dépression. Exemple : « Je
suis si triste, pourquoi se préoccuper de quoi que ce soit ? », « Je vais
mourir… Et alors ? »
5) - Acceptation. Exemple : «
Maintenant, je suis prêt, j’attends mon dernier souffle avec sérénité. »
D'après les accompagnants aux mourants, ceci est un déroulement naturel
face au deuil à faire face à sa propre mort lorsqu'elle s'avère inévitable à
court terme.
À l'évidence, les étapes 1, 2, 3 et 4 mettent en jeu notre ego.
Certaines étapes seront peut-être plus facilement dépassables pour un
chercheur spirituel et plus encore par un aventurier spirituel chevronné.
Ces étapes ont aussi une valeur face à tous les deuils de la vie.
Le processus de deuil le plus commun est celui lié à la disparition
d'une relation personnelle avec un autre. Mais le deuil touche aussi à
l'anéantissement d'une représentation de soi en bonne santé, jeune et disposant
de toutes ses capacités physiques. L'accident, la vieillesse et la maladie
impliquent des formes de deuil qui suivent le processus décrit par Elisabeth
Kübler-Ross.
Comment favoriser une évolution de notre deuil plus aisément au stade 5
de l'acceptation ? Le refus doit être reconnu comme une impasse. Mais la
sérénité de l'acceptation surgira si l'amertume de la résignation de notre
personne est dépassée. Nous pouvons d'abord repérer ce qui fait obstacle à
cette évolution en nous. Il y a une négativité tournée vers soi qui nous laisse
au centre et nous empêche de voir pleinement notre vulnérabilité blessée et de
l'accueillir dans la paix intérieure. Il y a une négativité tournée vers
l'autre, tel(s) autre(s) et tous les autres qui nous empêchent d'accueillir la
tristesse précise liée à une trahison qui nous hante et repousse le deuil à
faire. La négativité peut œuvrer alternativement ou
conjointement contre soi et l'autre ; elle est toujours un art de dramatiser une
émotion jugée insupportable. Souvent, c'est la douceur ferme d'un autre qui sera
le porte-voix de la lumière intérieure pour ne pas demeurer dans l'agitation de
la négativité.
L'ego refuse souvent, sans même le voir, de laisser faire le deuil ou/et
il se complait secrètement dans sa souffrance, car l'ego égocentrique vit de
l'amour du drame. Mais, ensorcelé par le drame, il ne manquerait plus que je me
dise que mon ego déprimé est insupportable ! Ce serait le comble de la
dramatisation. L'ego pour servir son âme, sa profondeur personnelle, doit tout
mettre de son drame au pied de la lumière intérieure et cette paix qui en émane
consumera le drame.
Nous sommes un certain nombre à être passé par là. Et ce processus de
deuil parachevé, certains d'entre nous connaissent comme un processus de
renaissance.
La personne accepte une pauvreté existentielle et cette pauvreté ouvre
au goût d'une vie plus profonde. Le moi brisé et broyé découvre en lui un élan
vital resté à l'arrière plan intègre. Dans l'acceptation de sa vulnérabilité le
moi, qui a perdu le contrôle absolu sur sa vie, découvre une vie comme
invulnérable. « Ce qui ne tue pas rend plus fort », réaffirme Nietzsche. Non pas
tout à fait, l'ego risque une inflation, la personnalité risque de
s'autoreprésenter titanesque. Le deuil ne redonne pas forcément la santé ou
l'intégrité physique perdue après un accident. Mais après s'être comme retirée,
la vie semble revenir avec une nouvelle qualité d'énergie. La personne sent
alors la vie l'habiter, l'énergétiser au sens d'une qualité de communion avec
une dimension « acosmique ». Ce terme indique une dimension de la vie en retrait
des processus physiques, émotionnels et mentaux. Elle permet d'accepter la roue
indifférente du cosmos qui ne cesse de produire des formes qu'elle détruit pour
en susciter d'autres.
EXPERIENCE D’OUVERTURE A LA FOI EN LA PROVIDENCE OU A LA VIE SURESSENTIELLE
PAR UNE ADHESION ABSOLUE AU REEL :
« Par
perfection et réalité, j’entends la même chose », affirmait Spinoza. Les spiritualités monothéistes invitent
à voir tous les événements comme la volonté de Dieu et donc à s’y soumettre par
amour de Dieu ; Spinoza nous invite à tout considérer rationnellement comme le fruit d’une nécessité parfaite avec laquelle il vaut mieux
coïncider consciemment et activement que suivre inconsciemment ou passivement.
Dire « Oui » à ce qui est, ici et maintenant,
revient à accueillir ce qui est comme ce que nous voulons au plus profond sans
encore le savoir et non à s’y résigner. Si le refus est une réponse qui se lève
en nous, accueillons-le dans le geste même d’accueillir ce qui est ici et
maintenant. A force de pratique en vue de parfaire ce geste intérieur de
vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive et non comme moi je le
voudrais[49], notre vision égocentrique illusoire va
se fissurer de plus en plus et il se peut que soudain la vie qui s’écoule en
nous et la vie qui s’écoule dans les autres et tout l’univers ne fassent plus
qu’une à l’évidence. La communion entre notre vie intérieure et le déploiement
de l’univers est telle que le sens même de l’ego semble alors avoir disparu.
Ce type d’expérience spirituelle peut parfois se
produire en l’absence d’une pratique spirituelle. Il y
a une éclaircie soudaine et salutaire au cours d'une heure sombre de notre
existence. Face
à un danger extrême, le refus n’est même plus de mise dans la mesure où il
s’agit juste de produire l’action la plus juste par
rapport à
l’ensemble de la situation et non une réaction mécanique ou une réponse
personnelle à une manifestation de l’existence. Parfois, dans un accident, il y a comme une vitesse interne de l'intelligence qui donne
l'impression d'un ralentissement du temps et qui produit les actes qui nous
épargnent le pire.
POUR FAIRE DES HEURES
SOMBRES, UNE OPPORTUNITÉ DE PRATIQUE DE L’ABANDON A LA PROVIDENCE
L’enfant, et malheureusement
l’adulte, ressemblent presque toujours à des dieux tombés dans l’oubli des
moyens de leur toute-puissance créatrice alors
qu’ils ont encore la pensée de leur toute-puissance. Quand l’enfant se heurte à
la table qu’il n’a pas vu, parce qu’il a manqué d’attention, il ne manquera pas
de s’adresser à la table négativement et, bien sûr, un adulte très souvent
appuiera sa démarche en dénonçant la « méchante table ». Ceci est pourtant caractéristique de l’infantilisme. L'incomplète culture de l'enfermement mental permet à
l'enfant de vivre souvent dans la magie de la lumière intérieure mais son désir
déjà devient de plus en plus rarement authentique, certes le désir d'apprendre
est un désir aligné sur la nature. Mais la nécessité que, pour apprendre, le
désir de l'enfant soit mimétique le conduit tout droit malgré lui vers le
conflit avec l'adulte. Ici l'infantilisme de l'adulte vient heurter l'enfant
qui s'enferre d'autant plus dans le labyrinthe des désirs infantiles.
Tout semble possible à celui qui
s’ouvre au monde de la pensée. Un animisme primaire et grossier induit la
pensée magique que tout devrait se produire comme nous le pensons et nous le
désirons. Quelque chose en nous nie la dureté du réel, sa solidité, son
inertie. Il suffirait de le vouloir mentalement pour le pouvoir, des solutions de contournement des lois de l'univers
existent. L'infantilisme est ici celui
d'un désir créateur non épuré, prisonnier du monde mental et ses réalisations
glorieuses.
A la rigueur, l’illusion de la souveraineté scientifique porte en son sein
son propre correctif, elle valorise le savoir avant tout. Le désir et
l’imagination sont, pour la métaphysique moderne, le plus bas degré de la
connaissance voire ils symbolisent l’ignorance du vulgaire. Car l’infantilisme
revient à se soumettre à la tyrannie du désir irréfléchi.
Si nous voulons une culture qui se
libère de notre infantilisme, commençons par ne jamais dire à l'enfant que la table sur laquelle il vient
de se heurter est méchante, à
l'enfant en nous que les autres et le monde sont méchants, etc. Epousons, pour un moment, une philosophie spirituelle
pour qui la nature n’a aucune intention, aucune finalité morale : s’opposer ainsi à elle revient à s’illusionner, à la
subir au lieu de s’intégrer à sa libre nécessité.
Apprenons de ce gondolier dans la brume qui, lampe à la main, harangue de toute sa force celui dont la
gondole est venue le heurter sans même s'être signalé et qui découvre soudain
que cette gondole était vide.
Cependant, cet abandon
à la providence ou à la nécessité de la vie n'est pas sans poser problème. Nous
avons déjà signalé le danger du fatalisme et son usage idéologique pour
étourdir le sens de la justice sociale.
Voici une histoire que racontait Ramakrishna qui peut nous aider à
mieux faire la part des choses dans les expériences d'abandon à la providence :
« Un certain gourou
enseignait à son disciple que toute chose est Vishnou et que par conséquent
tout ce qui existe au monde a droit à notre adoration. Son disciple prit cet
enseignement à la lettre. Un jour, il rencontra dans la rue un éléphant en
fureur. L'animal s'avançait vers lui et le cornac criait : « Ecarte-toi,
écarte-toi ! L'éléphant est fou ! » Le disciple se dit : « Pourquoi
m'écarterais-je ? Je suis Vishnou, l'éléphant aussi ; quelle crainte Vishnou
peut-il avoir de lui-même ? »
Dans cette pensée, il ne bougea pas, mais
salua bien bas l'éléphant et se mit à chanter les louanges du Seigneur.
Rageusement l'éléphant le souleva avec sa trompe et le jeta au loin. Il fut
grièvement blessé, et quand il retourna chez son maître, il lui raconta toute
l'aventure.
Le gourou lui dit :
« C'est bien, mon fils. Tu es bien Vishnou et l'éléphant aussi. Mais
pourquoi n'avoir pas écouté les avertissements du cornac qui te demandait de
t'écarter ? Il est vrai que l'éléphant était une manifestation de Vishnou,
comme toutes choses, mais le cornac en était une aussi, au moins aussi
parfaite, et même davantage. »
« Entendre par réalité et perfection une seule et
même chose » signifie «ne pas opposer ce qui devrait être à ce qui
est». Cependant, ceci ne consiste nullement renoncer à faire ce qui se doit
pour améliorer ce qui est.
A un
premier niveau, ceci nous invite à clarifier nos intentions en unifiant notre
volonté. Souvent je vais au travail, voir mes parents ou remplis une promesse
faite à un proche à 50,00…0001% de ma volonté, les autres 49,99…9999% de ma
volonté fantasmant un ailleurs. Ma volonté est divisée, mon « oui »
est teinté de regrets, de frustrations, d’espoirs. La résignation est amère.
Dans de telles dispositions, jamais ne se réalisera le « oui » de la vie
suressentielle par delà notre
« oui » existentiel personnel. Pour réduire cette division de la
volonté, un rapide examen de conscience consiste à réévaluer l’action juste
pour faire coïncider, « ce qui se passe » avec « ce qui doit
être » pour que mon « oui soit oui ». Il s’agira par
exemple de se demander si je suis prêt par exemple à changer de travail quelles
que soient les conséquences d’inconfort matériel que cela implique pour mieux
être en mesure de dire « oui » de façon plus unifiée. Je peux
décommander une visite à mes parents en assumant les éventuels reproches que
cela me coûtera. Je peux renégocier ma promesse en avouant que je suis
impuissant à la tenir dans les termes actuels, en risquant le devenir de cette
amitié.
D’un
côté, il y a donc le sacrifice de mes atermoiements pour faire que mon
« oui » soit « oui » mais, à la clé, il y aura moins de souffrances liées à
la division de ma volonté et il y aura davantage le sentiment d’être pour moi-même ma propre
autorité. D'un autre côté, il y a le prix à payer immédiatement, le risque de
l’inconstance apparente, mais aussi et surtout un meilleur sens de ma propre dignité. Il
est, par exemple, dommage de succomber à un syndrome d’épuisement ou à un
harcèlement, de ne pas prendre de distance avec ses parents pour mieux faire le point sur cette relation
et surtout de s’enfermer durablement dans des relations d’amitié et d’amour
d’où rien de constructif ne sort. Et bien sûr, il serait dommage que ces interruptions relationnelles ne soient que la fuite des problématiques propres à notre ego ! Il aura toujours la ressource de trouver là un discours renforçant ses stratégies d'évitement de sa propre réalité.
A un
second niveau, dire « oui » à « ce qui est » favorisera
l’action la plus juste et permet d’éviter autant que possible les réactions
inappropriées à la situation, même la plus dramatique.
Des
pompiers arrivant sur une scène d'accident routier ne peuvent pas faire que
celui-ci n'ait pas eu lieu. Dans l'urgence, ils ne sont pas là pour s'apitoyer
sur eux faisant face à cette vision d'horreur ou sur le sort des victimes. Ils
se doivent de voir aussi lucidement que
possible la situation afin de porter secours au mieux.
Cette
acceptation peut n'être qu'une posture relative, du flegme, le fruit de
l’entraînement qui grâce à une habitude produit l’acte juste dans une attitude
hébétée.
Dans
certains de nos drames relationnels, il est parfois utile de s’entraîner
intérieurement pour affronter la tourmente prévisible. L’amour des autres comme
soi-même et de soi-même comme n’importe quel autre ne devrait pas se complexer
d’être aussi un calcul.
L'abandon
à la providence ou si l'on veut le « oui à ce qui est, ici et maintenant» n'ont
pas seulement pour objectif d'éviter à l'ego les souffrances inutiles de son
refus de ce qui est. Ces pratiques spirituelles visent aussi à libérer de
l'espace intérieur pour mieux accueillir pleinement les autres et la situation
au lieu de se crisper sur sa souffrance ou sur les gestes à accomplir.
Dans
cet espace lumineux de la lumière intérieure,
le « oui » n'est pas un acte de l'ego. Cet espace engendré par
la lumière intérieure est lui-même par essence un espace d'accueil
inconditionnel de ce qui est. La soif du grand « oui » de la vie
elle-même, si elle croît en nous à travers nos petits « oui », est un
chemin vers cette réalisation spirituelle.
Évidemment
si l'ego dit « non » à « ce qui est » parce que « ce
qui est » est contraire à sa survie même, il se coupera de cet espace
intérieur lumineux, son « non » existentiel le séparera de ce
« oui » essentiel. Le « oui » de l'ego est donc une
pratique nécessaire pour que se réalise le « oui » premier et
essentiel. Le « oui » de l'ego se produit dans le temps et prend plus
ou moins de temps pour n'être pas qu'une résignation. Le « oui » de
l'espace lumineux ne prend aucun temps. Il nous précède toujours, il nous faut
juste le retrouver. Notre « oui » personnel et existentiel facilite
cette rencontre.
Dans
cet espace du « oui », dans cette ouverture intérieure où
l'individualité, les autres et le monde prennent naissance, l'intelligence du
tout peut se cristalliser pour mieux dénouer l'impasse de son propre
déploiement évolutif à ce niveau-là. Car désormais son intelligence créatrice
se révèle à elle-même à travers cet œil intérieur enfin devenu conscient d'être
la conscience individualisée humainement du tout.
DE LA CONFRONTATION À
L'ABSURDE À L'OUVERTURE À L'EVOLUTION AUTOCREATRICE.
Jusqu'où pourrions-nous aller dans la confrontation à l'absurde par le
biais d'une pratique comprenant un alignement de la volonté personnelle à celle
de la providence ? Dans d'autres termes, pouvons-nous faire face au pire avec une pratique permettant la réalisation du «oui, ici et
maintenant, de ce qui est» ?
Pour aller au cœur de l'absurdité de l'existence humaine et
éventuellement la transcender, nous pouvons humblement nous mettre à l'écoute
de ceux qui ont été confrontés au pire.
Avouons que la mort semble moins effrayante que l'agonie.
Les catastrophes totalitaires ont
mis fort à mal les philosophies intellectuelles
prétendant que dans cet univers le sens est premier. N’est-ce pas au fond
l’échec massif d’un tel point de vue qui se révèle par exemple à Auschwitz ? Auschwitz n’a
pas vu seulement des innocents disparaître ; Auschwitz a vu tant
d’artistes, de penseurs et même de sages dont la vie rayonnante fût gâchée pour
l’humanité et donc apparemment pour une conscience de la nature créatrice.
Un tel événement ou, plus tard, celui de la première bombe atomique à Hiroshima ne condamnent-ils pas
définitivement l’interprétation de la vie suressentiellle sous la figure d’un
dieu simultanément aimant et tout-puissant, selon nos catégories, comme trop simpliste ?
Auschwitz ou Hiroshima sont des figures de destruction de l'humanité qui rendent infiniment fragile l’idée que
l'univers serait manifesté par
une intelligence divine, qui ferait du monde humain son accomplissement.
Toutefois, Hans Jonas dans Le concept de Dieu après Auschwitz tente de donner une solution
spéculative : Dieu ou la nature n’est pas tout-puissant au niveau de la vie
humaine car c’est là où son évolution se joue.
Citons ce que Hans Jonas appelle
son mythe :
« Au commencement, par un choix insondable,
le fond divin de l’Être décida de se livrer au hasard, au risque, à la
diversité infinie du devenir. Et cela entièrement : la divinité, engagée dans
l’aventure de l’espace et du temps, ne voulut rien retenir de soi ; il ne
subsiste d’elle aucune partie préservée, immunisée, en état de diriger, de
corriger, finalement de garantir depuis l’au-delà l’oblique formation de son
destin au sein de la création. L’esprit moderne repose sur cette immanence
absolue. »
Donnant à sa spéculation une portée pragmatique[50], Hans Jonas en montre l'implication spirituelle.
Il cite Etty Hillesum gazée à Auschwitz en 1943 :
« Oui, mon Dieu, tu ne sembles pas pouvoir
changer beaucoup les circonstances... Je n’exige aucun compte de toi, c’est toi
qui plus tard nous demanderas des comptes. Et presque à chaque battement de
coeur, je vois plus clairement que tu ne peux nous aider, mais que c’est nous
qui devons t’aider, c’est nous qui jusqu’au dernier devons défendre ta demeure
au-dedans de nous. »
Le propos d'Etty Hillesum est fort. Il maintient ce que nous avons
appelé le besoin dÊtre au cœur de l'absurde. D'autant plus que dans Face à l'extrême, Tzetan Todorov a
recueilli au sujet des camps de concentration de nombreux témoignages sur les
bourreaux et les victimes qui suggèrent la rareté d'une telle humanité dans ces
circonstances. Ceux-ci nous montrent bien qu'être une victime n'a jamais
garanti quiconque des comportements les plus discutables.
Face à l'extrême, deux excès peuvent menacer notre humanité. D'un côté, une soumission à la situation qui loin d'être un abandon à la vie profonde est
une reddition de tout besoin d'Être devant les forces destructrices. De l'autre, une volonté de survivre au mépris des autres conduit à justifier
l'injustifiable du fait d'être soi-même une victime. Il y a un chemin étroit du
besoin d'Être entre une résignation qui n'est qu'une fuite suicidaire et la
préservation de sa personne à commencer par son importance en écrasant plus ou
moins les autres.
Bernard Enginger, devenu
après 1945, sous le nom de Satprem, un disciple du philosophe et Guru indien Sri Aurobindo, a connu lui aussi
l’expérience des camps de concentration. Dans Sept jours en Inde, il explique à Frédéric
de Towarnicki ce que cette « expérience » fut pour lui :
« Mais enfin, tout cela a brisé... m’a
brisé, m’a nettoyé merveilleusement - affreusement, mais merveilleusement.
Parce que j’aurais mis combein d’années à me dépouiller de tout ce revêtement
social, familial, intellectuel, culturel, tout ce qu’on m’avait mis sur le dos
pendant vingt ans ? Vingt ans d’éducation occidentale.
Eh bien, tout ce qu’on m’avait mis sur le
dos a été brisé, moi y compris (ce que je croyais être moi).
C’était une espèce de néant.
Surtout ça : ce que je croyais être moi.
Je croyais que c’était beaucoup de musique,
de la poésie, de ceci de cela, et puis tout cela, c’était cassé. Cassé devant
une espèce de substance humaine qui tout d’un coup découvrait la mort, la peur,
l’horrible chose humaine, et qui se disait : mais quoi, quoi, quoi,
qu’est-ce... ? N’est-ce pas, à ce moment de l’existence, il n’y a plus de
barrières entre l’homme qui fait mal et celui qui le subit. Il n’y a pas l’homme
de la Gestapo et la victime de la Gestapo, ou les SS et le prisonnier : il y a
une espèce d’horreur dans laquelle on est. Il n’y a pas d’AUTRES, n’est-ce pas.
On est totalement dans l’horreur. L’horreur, ce ne sont pas les autres : on est
dedans.
Alors, ça a été... ça a brisé d’une façon
si... si radicale tout ce que je pouvais être, ou tout ce que je croyais être,
que tout d’un coup j’ai été précipité dans... mais dans la seule chose qui
restait : dans ma peau.
Oui, tout d’un coup, ça a fait une joie
extraordinaire. Tout d’un coup, j’ai été au-dessus de tout ça, je dirais
presque « riant ». Comme si, tout d’un coup, de cette dévastation, j’émergeais
dans un lieu qui était... qui était « royal ». Je n’étais plus prisonnier ; je
n’étais plus attaqué ; je n’étais plus... »
Satprem témoigne donc d’une autre interprétation « spirituelle » possible de la traversée de l'absurde comme
le concentrèrent sans aucune mesure les camps de concentration. Satprem pointe ici une expérience
d'invulnérabilité au-delà d'absolument toutes les identifications, toutes les
constructions mentales, toutes les représentations spirituelles y compris[51] où continue de brûler le besoin
d'Être.
Cette dimension spirituelle dans laquelle l'absurdité peut nous amener
ne rend pas obsolète celle d'Etty Hillesum. Bien au contraire, elle la prolonge et la transcende à
condition qu'elle réintègre la patience de l'amour[52].
La patience de l'amour est difficile pour celui qui prend conscience précisément de l'horreur de la situation qu'un autre trouve parfois supportable. Car habitué à elle, car y contribuant plus ou moins consciemment, on ne la ressent guère en profondeur.
La patience de l'amour est d'autant plus difficile face à ceux qui en sont satisfaits du point de vue du confort qu'ils y trouvent, ayant anesthésiés en eux tout besoin d'être.
D'ailleurs, un certain confort consumériste peut aller avec une relative liberté de chercher du bien-être intérieur en pratiquant un peu de techniques spirituelles. Et quelle idée de la valeur humaine se faire de toute cette racaille "spirituelle" prête à tout pour gagner de l'argent et eux aussi jouir du consumérisme ?
Pire, il y a tous ces « révoltés » qui menacent ! Les terroristes sont prêts à tout annihiler, à se kamizer au nom de fadaises religieuses plutôt que de s'intégrer en prenant leur petite part de consumérisme, d'accepter leur sort de looser scolaire puisqu'on leur a donné leur chance comme à tout le monde. Mais a-t-on une vue juste et sensible de l'horreur de la situation ? Loin de là ! Il y a dans ces arguments, l'auto-satisfaction de celui qui a pris sa place dans cette société !
À vrai dire, ce ne sont pas d'« authentiques révoltés », ce sont des criminels suicidaires, des nihilistes, parmi d'autres, qui participent du nihilisme au nom de fantasmes moyen-âgeux d'arrière-monde .
Mais l'authenticité de la révolte est-ce un chemin à envisager pour les petits êtres satisfaits que nous risquons d'incarner? Réclamer à corps et à cris politiquement ce que j'estime justice ? Mais que vaut ma revendication de justice en l'absence de réhabilitation possible, de soins thérapeutiques et d'aide spirituelle authentique, c'est-à-dire en l'absence de tout principe de compassion ?
Pourquoi faudrait-il que nous aimions nos ennemis quant ils sont à notre merci ? Et parce que ceux-ci menacent nos vies confortables, il faut qu'ils soient parqués, qu'ils subissent la perte de liberté avant que leur faute soit établie, etc.
L'autosatisfaction de mes opinions ne rend-elle pas mon cœur sourd et muet ?
Parmi les petits êtres satisfaits, certains estiment que la menace est plus large. On ne peut pas en rester là, il y en a d'autres « révoltés » qui menacent, certes moins criminels mais violents quand même. Il y a ces casseurs gauchistes des manifs dont la colère démesurée mérite d'être sérieusement calmée en résidence surveillée ou en prison.
À vrai dire, leur
« révolte » manque, elle aussi, d'authenticité : ce n'est pas en blessant des
policiers ou en brisant du mobilier urbain qu'on abattra les murs de
l'injustice. Seule la plénitude de l'amour le peut. Le nihilisme des gauchistes
anarchistes n'a aucune chance d'ébranler le nihilisme consumériste.
Et puis, d'autres ajouteraient ces "nuisants" debout qui osent déranger nos places et centre ville en insultant les gens respectables, tout en prétendant radicaliser la démocratie. Sans compter ces activistes rurbains irrespectueux de notre industrie agricole, qui veulent des produits bio !
Il est temps de remettre à leur place les dirigeants et les dirigés. Voici que les egos avides d'autosatisfaction veulent concentrer tout le pouvoir entre les mains d'un ego en chef !
Et puis, parmi ces egos, il y a cette idée qu'il faut en finir avec toutes ces tentatives « anarchistes mystiques »[53] de vie alternative, ces petites sectes qui au nom d'un fantasme spirituel de bien-être intérieur ne respectent aucune norme économique, aucune norme sécuritaire. Ces empêcheurs de tourner en rond et en ordre doivent cesser leur exercice illégal du partage et de la sagesse ! dira le mensonge qui se nourrit de la vie des egos satisfaits.
Horreur de ceux qui n'envisagent jamais comment un manque d'amour pur ici au centre engendre les logiques autodestructrices en périphérie.
Horreur du
matérialisme spirituel et consumériste, horreur de l'autoritarisme sécuritaire,
horreur des dogmatismes, horreur des fanatismes religieux, qui grâce à leurs
médias bien rodés occupent toute la scène de nos pensées.
Horreur du nihilisme où le mensonge à la source de l'horreur de la situation aimerait nous conduire !
Comment vivre sans porter notre ombre sur la terre ?
« Je me révolte effectivement devant une situation donnée, mais mon
engagement m'oblige à me rappeler qu'il ne faut pas que n'agisse seulement par
réaction à une situation, parce que je vais être emporté par une émotion, et il
ne semble pas que ce soit juste en soi. La réaction à la souffrance peut-elle
être là source d'une action féconde ? À long terme, oui, si l'on est vigilant ;
mais la spiritualité n'est pas fabrique de combattants contre l'injustice.
Cultiver la représentation d'un monde idéal cache bien souvent la
représentation d'un moi. La politique informe les gens et leur fait croire que,
parce qu'ils sont informés, ils vont changer. La politique est informé
socialement, scientifiquement ou religieusement, mais un être informé ne change
pas pour autant. Seuls changent les êtres conscients. Nous aurons alors [...]
un être politique conscient, conscient et responsable, quelqu'un qui a été
transformé par le dedans. [...] Plus on devient conscient et responsable, plus
paradoxalement, on devient ludique. Le paradoxe des êtres spirituels, c'est que
leur comportement extérieur est en apparence plus ludique que grave.[54]»
Il y a aussi une patience de l'amour suressentiel qui vient s'adjoindre
à cette lucidité de la lucidité. Cette patience pressent un rythme de l'amour pur que nos
actes d'amour strictement enclos dans nos mondes personnels ne sauront jamais
imiter.
Tout s'agite. Les camps de concentration ne sont plus. Mais l'horreur de
cette situation où les victimes et les bourreaux sont indiscernables s'est
répandu partout jusqu'en nous. Voir et accepter ceci comme notre condition,
c'est aspirer à l'amour. Ce n'est peut-être pas notre situation contemporaine
qui est plus horrible que celles du passé. Un peu d'histoire suffira à s'en
faire une idée. C'est notre sens de l'horreur de la situation qui s'est mis à
grandir. Dans l'horreur de la situation qui devient de plus en plus saillante
pour beaucoup, c'est une aspiration qui grandit, une nouvelle respiration qui
peut-être se prépare.
Qu'est-ce qui se prépare ? Non une grande terreur, non une émeute, non
une révolution qui fait un tour pour tout changer sans rien que radicalement ne
change mais une évolution.
Il ne s'agit ni de transformer le monde selon un quelconque idéal
spirituel ou de se mettre à l'écart pour changer soi avant de plus tard
peut-être changer le monde mais de nous soumettre de plus en plus consciemment
à la transformation de soi et du monde dans la lumière spirituelle de l'amour
suressentiel. L’absurde humain et l’horreur de la situation pointent alors les
obstacles à l’incarnation de « l’Un innombrable » au cœur d’une
spiritualité surmoderne.
ECLAIRCIES A LA CROISEE DE LA PLENITUDE DES INSTANTS ETOILES ET DE LA
DIVINE PAUVREVETE SURGISSANT AUX HEURES SOMBRES
L'EXTRÊME EXTRAORDINAIRE
DE RÉVÉLATIONS COMME LES NDE :
Pour un certain nombre de personnes, une expérience de révélation sans
commune mesure a marqué leur vie spirituelle ou l'a complètement renouvelée.
Malheureusement beaucoup de cas de révélation ne sont pas foncièrement
spirituelles. Il existe des pathologies psychiatriques où des visions, des voix
intiment à l'individu des pensées et des actes contre-intuitifs socialement.
Certaines révélations sont authentiques, mais elles sont authentiquement des
pièges.
Par ailleurs, si ces révélations sont audibles sur le plan social, dans quelles mesures échappent-elles aux pièges du nous/eux ? Enchappent-elles à ces impasses si typiques des exclusivismes religieux dogmatiques, intolérants et donc encore si foncièrement anti-spirituels, malgré quelques ouvertures indéniables ?
La modernité des Lumières doit être prise au sérieux quand elle a exigé
le droit à une critique des religions révélées. Toutefois toute critique
authentique ne saurait se confondre avec un rejet pur et simple.
Une révélation est juste plus ou moins inspirée spirituellement. La
valeur spirituelle d'un récit mythologique dans les cités grecques se jaugeait
souvent à la force de son inspiration. La religion grecque se passe au théâtre : la pièce inspirée ravit son public. Toute affirmation qu'une révélation
serait absolument vraie au sens littéral, c'est-à-dire au mot et à la virgule
près est scandaleuse. Comment peut-on s’autoriser à perpétuer l'interprétation
selon laquelle les femmes doivent se taire dans les assemblées[55], se tenir à l’écart des hommes ou
que les hommes dans certains cas ont le droit de les battre[56] ? Les révélations entraînent
fort souvent des croyances[57] qui sont un danger pour notre idéal
de « L’Un innombrable ».
Mais nos critiques modernes de toute révélation risquent de passer à
côté de phénomènes de révélation troublants.
Marigal, une aventurière spirituelle, fait le point sur sa propre aventure
au sujet de ce qu'elle appelle des formes spirituelles qui l'ont accompagnée au
fil de son évolution :
« Aucune forme n'est en soi une réalité absolue ; elles ne paraissent ce
qu'elles sont que parce que nous les voyons ainsi, et cela dépend de notre
conditionnement mental qui dépend du conditionnement du cerveau, lequel diffère
selon chaque individu. C'est pourquoi l'interprétation de ce qui est perçu peut
varier d'un individu à l'autre, et les déductions de l'un être différentes des
déductions d'un autre.
Mais, ceci étant, on peut quand même distinguer des genres différents de
formes ; par exemple des formes-images, des formes énergies, des formes
affectives et aussi des formes transcendantes, les unes et les autres
interférant le plus souvent.
J'appelle formes-images les visions de personnages, de déités,
d'entités, de démons...qui sont l'interprétation, par notre mental discursif,
d'une perception de forme-énergie ou de forme-sentiment qu'il identifie comme
étant telle ou telle entité, déité... bénéfique ou maléfique selon la qualité de
la forme-énergie ou/et de la forme-sentiment qui a été perçue (il ne s'agit pas
ici de voyance). »
Par exemple, aux frontières de la vie et la mort, de nombreuses personnes
en ressortent avec des révélations difficiles à rejeter sans faire preuve
d’insensibilité spirituelle.
Dans les Expériences de mort imminente : la preuve impossible,
Jean-François Marmion
écrit :
« C’est La Vie après la vie, le best-seller surprise d’un psychologue et
médecin américain pétri de philosophie, Raymond Moody, qui a déclenché
l’intérêt du public en 1975, alors
que des moyens inédits de réanimation permettaient la
multiplication des témoignages d’«expérienceurs», ou rescapés de la mort. La
saga des NDE recèle ses épisodes croustillants, comme quand un cardiologue
sceptique, Michael Sabom, crut
bon de jouer les
trouble-fête à la fin d’une conférence de Moody: «Je travaille depuis 30
ans à l’hôpital, et je n’ai jamais entendu parler de ce truc!» Un de ses
patients, présent dans la salle, leva la main: «Ca m’est arrivé, et dans votre
service. Mais vous êtes la dernière personne à qui j’en aurais parlé!» Sabom
décida de mener sa propre enquête en lui conférant la rigueur statistique
faisant cruellement défaut à l’ouvrage un rien impressionniste, voire
brouillon, de Moody. Et il dut se rendre à l’évidence: un tiers des patients de
son service affirmaient avoir vécu une NDE sans oser la lui relater. Quelle
belle prise que ce scientifique railleur passé dans le camp de ses adversaires!
Plusieurs chercheurs, à la
suite de Kenneth
Ring, professeur de
psychologie à l'université
du Connecticut, ont établi que 10, voire 20% des personnes
frôlant la mort rapportent une NDE, quelle que soit leur culture
d’appartenance. Même celles qui n’en avaient jamais entendu parler. Même les
enfants. Même les athées... 20 millions de personnes seraient concernées rien
qu’en Europe, et 12 millions aux Etats-Unis. Aucun facteur ne semblait les y
prédestiner. Aujourd’hui, les mentalités ont évolué au point que le phénomène
est non seulement connu, mais admis. On ne nie plus son existence. Quant à
s’accorder sur sa nature ou l’interprétation à lui donner, en revanche, on est
très loin de tout consensus. »
Au cœur de ces
révélations revient régulièrement la rencontre avec un être de lumière. Voici un témoignage collecté par
Raymond Moody :
« Je savais que j'allais mourir et que je n'y pouvais plus rien,
parce que personne ne pouvait plus m'entendre... J'étais sorti de mon corps,
j'en suis sûr, puisque je voyais ce corps étendu, là, sur la table d'opération.
Mon âme l'avait quitté ! J'ai été d'abord très bouleversé, mais c'est alors
qu'est intervenue cette lumière brillante. Au début, elle m'a paru un peu pâle,
mais tout à coup il y a eu ce rayon intense. La luminosité était prodigieuse,
rien à voir avec un éclair d'orage, une lumière insoutenable, voilà tout. Et
cela dégageait de la chaleur, je me suis senti tout chaud.
C'était d'un blanc étincelant, tirant un
peu sur le jaune - mais surtout blanc. Cela brillait formidablement, je
n'arrive pas à bien le décrire. Cela éclairait tout alentour, mais cela ne
m'empêchait absolument pas de voir tout le reste, la salle d'opération, le
docteur et les infirmiers, tout J'y voyais
très distinctement, sans être aveuglé.
Au commencement, quand la lumière est
arrivée, je ne me rendais pas très bien compte de ce qui se passait; mais
après, la lumière m'a demandé - enfin c'était comme si elle me demandait - si
j'étais prêt à mourir. C'était comme quand on parle à quelqu'un, seulement il
n'y avait personne. C'était la lumière qui me parlait, elle avait une voix.
J'imagine maintenant que cette voix qui me
parlait a dû constater que je n'étais pas du tout prêt à mourir. Elle voulait
simplement me mettre à l'épreuve, sans plus. Et cependant, à partir du moment
où elle a commencé à me parler, je me suis senti délicieusement bien, protégé
et aimé. L'amour qui émanait de la lumière est inimaginable, indescriptible. Et
par-dessus le marché, elle dégageait de la gaieté ! Elle avait le sens de
l'humour, je vous assure ! »
Dans ce témoignage, cet être de lumière n'a pas de nom. D'autres témoignages donnent un nom à cette
lumière : Dieu, le Christ, un ange, etc. Cette lumière semble reconnue sous le
nom et la forme spirituelle et religieuse à laquelle la personne, par sa culture ou par ses croyances, donnera sa confiance spirituelle.
Raimon Panikkar, un
penseur chrétien du dialogue interreligieux, suggère que les systèmes religieux
et spirituels présentent souvent des « équivalents homéomorphes »[58]. Autrement dit, en de nombreux
points ils sont exprimables les uns dans les autres, en opérant une
transformation et une transposition d’une forme de cohérence dans une autre. Il
en serait de même pour toutes ces révélations spirituelles si vraiment elles
sont ancrées dans « l’Un innombrable ».
Les révélations sont
liées le plus souvent à des pratiques dévotionnelles. Le dévot aime une ou des
figures particulières du divin. L'amour humain dans ses premiers pas à besoin
de se focaliser sur des images ou des représentations. Mais par son
exclusivisme, il encourt le risque de devenir intolérant. Vivekananda un sage
indien de la fin du XIXème siècle qui fût des plus remarqués contributeur du
parlement des religions invitent à reconnaître sa figure d'attachement
dévotionnelles en arrière-plan de tout être y compris les autres dieux...
Évidemment, un monothéiste se sentira choqué d'une telle invitation à en quelque
sorte accueillir l'idolâtrie et à y participer.
Mais la dévotion a
pour enjeu l'amour pur. Or le monothéiste lui-même, lorsqu'il prie, en
chercheur spirituel, s'appuie sur des représentations : des images, des icônes,
des rituels calendaires et spatiaux, des paroles révélées, etc. Si vraiment, il
était libre de toute représentation, il se contenterait de parler de lumière
divine voire de lumière intérieure, etc.
Dans Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience[59], Satprem nous donne une voie
d’interprétation des révélations spirituelles qui résonne assez bien avec celle
que Marigal exprime. Ces approches des révélations s’inscrivent dans le droit
fil de notre idéal surmoderne de « L’Un innombrable » :
« Parce que rien ne se passe « dans les airs », tout est
situé quelque part, sur un plan, et chaque plan a sa longueur d’onde, son
intensité lumineuse, sa fréquence vibratoire particulière, et l’on peut toucher
au même plan de conscience, à la même illumination par des milliers de voies
différentes.
Ceux qui ont dépassé, ou cru dépasser le stade des formes religieuses,
auront vite fait de conclure que toutes les formes personnelles sont
trompeuses, ou d’une nature inférieure, et que seules les forces impersonnelles
sont vraies, mais c’est l’abus de notre logique humaine qui voudrait réduire
tout le monde à l’uniformité. La vision de Dourga n’est pas plus fausse ou
imaginaire que le poème de Shelley ou que telles équations d’Einstein qui
furent vérifiées dix ans plus tard. L’erreur et la superstition commencent
quand on dit que seule la Vierge est vraie au monde, ou seule Dourga ou seule
la Poésie. La vérité réconciliatrice serait de voir que toutes ces formes
procèdent d’une même Lumière, divine, à des degrés variables. »
La fin de ce propos
fait écho à celui de Gitta Mallasz qui s’exprime à propos de la révélation de
l’Ange qu’elle a partagée[60] :
« Q : Et pourquoi le message est-il passé par Hanna ?
Gitta : Parce que de nous tous elle était à la fois la plus
consciente d’elle-même, la plus intuitive, et en même temps la plus terre à
terre. Quand elle s’est écriée, en toute lucidité, sans aucune transe :
« Attention, ce n’est plus moi qui parle ! », je savais que nous
avions affaire à une force qui nous dépassait. Ce n’est qu’un mois après que
nous avons donné à cette Force le nom d’Ange. Mais d’autres personnes d’une
autre culture lui auraient forcément donné un autre nom. Ça n’a aucune
importance. »
La qualité
spirituelle d'une révélation est donc toujours au final à relier à la qualité
de l'amour créateur, à laquelle elle invite. Toute inspiration créatrice, malheureusement, peut faire perdre de vue l’amour en s'enfermant sur sa valeur
supposée d'inspiration et devenir de ce fait source de dogmatisme, de
sectarisme voire de destruction injustifiée. Même un certain amour peut manquer
de vigueur créatrice en manquant d’un sens ouvert de l’aventure spirituelle,
d’un besoin d’être plus prégnant. Toutes les révélations tentant de réunir par
delà leurs divisions les diverses branches du monothéismes reprenant les mythes
adamiques et abrahamiques n'ont abouti qu'à des religions révélées de plus.
Revenons à ces
révélations liées à la mort imminente. Elles ont, elles, des répercussions remarquables
sur la conduite de vie.
Citons encore un témoignage recueilli par Raymond Moody
:
« Depuis lors, je n'ai plus cessé de
m'interroger sur ce que j'ai fait de ma vie, sur ce que je vais faire de ma
vie... Mais depuis ma « mort », à la suite de mon expérience, j'ai
brusquement commencé à me demander si ce que j'ai fait, je l'ai fait parce que
c'était bien, ou seulement parce que c'était bon pour moi. Auparavant j'agissais
sous le coup d'impulsions; maintenant je réfléchis d'abord aux choses,
calmement, lentement. Il faut que tout passe d'abord par ma conscience et soit
bien digéré d'abord.
Je m'efforce de faire en sorte que mes
actes prennent un sens, et mon âme et ma conscience ne s'en portent que mieux.
J'essaye d'éviter les préjugés, de ne jamais porter de jugements sur les
autres. Je cherche à faire ce qui est bien, parce que c'est bien et non pas
parce que c'est bon pour moi. Et il me semble que ma compréhension des choses
s'est infiniment améliorée. Je ressens tout cela à cause de ce qui m'est
arrivé, à cause des lieux que j'ai visités et de tout ce que j'y ai vu. »
Un autre
témoignage appuiera le
précédent :
« A la suite de ces évènements, j'ai
presque eu l'impression d'être remplie d'un esprit nouveau. Depuis lors, on m'a
fait souvent remarquer que je produisais un effet calmant sur les gens,
agissant de façon immédiate lorsqu'ils se sentent soucieux. Et je me sens mieux
accordée avec l'entourage, il me semble que j'arrive à deviner les gens
beaucoup plus vite qu'avant. »
Quelle est la réalité
explorée dans ces expériences de mort imminente ? Est-ce encore une expérience
matériellement explicable ou vraiment un voyage hors du corps ?
La révélation que ces
divers témoignages nous apportent n'aurait plus la même valeur si ce point
était tranché. Toutefois, on appréciera que ces gens ayant eu cette révélation
ne sont pas nostalgiques de ce passage de l'autre côté. Loin de dévaloriser la
vie présente, ils y trouvent plus de sens. Ce sens met au centre le
développement spirituel de l'amour qui est le propre d’une vie suressentielle
au-delà de la vie terrestre et de la mort. Au moment où la vie terrestre cesse,
où la vie de l'individu va peut-être s'arrêter, c'est un fond d'amour
inconditionnel qui y brille de sa lumière spirituelle pour s'y faire
reconnaître plus ou moins reliée, plus ou moins individualisée.
La matérialité ou
l'immatérialité est un problème scientifique mais s'abandonner à la vie
suressentielle qui se manifeste comme beauté et amour est un enjeu spirituel plus fondamental.
Écoutons une personne ayant accompagné une mourante :
« J'ai tenu compagnie à une parente
très âgée pendant sa dernière maladie, qui traînait en longueur. Je participais
aux soins qui lui étaient donnés, et pendant ce temps tous les membres de la
famille priaient pour elle, afin qu'elle retrouve la santé. A plusieurs
reprises sa respiration s'arrêta, mais on réussissait à la ranimer. Enfin, un
jour, elle m'a regardée et m'a dit : « Jeanne, je suis allée de
l'autre côté, dans l'ailleurs, et c'est magnifique là-bas. Je ne demande qu'à y
rester, mais ce ne sera pas possible tant que vous serez tous là à prier pour
que je reste avec vous. Vos prières me retiennent ici. Je vous en supplie, ne
priez plus ! »
Nous avons obéi, et elle est morte peu
après. »
FACE AUX SOUBRESAUTS DE L'ÉNERGIE PEUT SE
DÉCOUVRIR UN LIEU D'ECLAIRCIES A LA CROISEE DE LA PLENITUDE DES INSTANTS
ETOILES ET DE LA DIVINE PAUVREVETE SURGISSANT AUX HEURES SOMBRES : ETC.
Plus courant, peut-être, que les révélations, il y a ces pics énergétiques à la suite d'une
pratique psychocorporelle ou dans le prolongement d'une ouverture.
La présence d'un
déchaînement énergétique peut être terrifiante, même si nous l'avons recherché
plus ou moins consciemment. La position égocentrique se met soudain « à
mourir de ne pas mourir ».
Ce déchaînement rend
nécessaire la paix intérieure, plus celle-ci sera profonde, plus ce jeu
énergétique n'aura plus la faculté de nous désarçonner.
Face à un tel déchaînement
d’énergies nous déséquilibrant, il sera peut-être nécessaire d’aller à la
rencontre d’une personne spirituellement réputée qui pourrait nous aider.
COMMENT TIRER PARTIE DE
L’INFLUENCE D’UN ETRE SPIRITUEL «AVANCÉ»[61] :
Evidemment, une manière simple de
favoriser l’éclosion d’un de ces instants d’éclaircies spirituelles voire de nous
donner accès à un éveil plus stable est d’aller à la rencontre d’un être
spirituel reconnu.
Dans le monde spirituel, il y a
assurément des grandes figures qui se dégagent. Certaines semblent rencontrer plus
d'unanimité, il semble qu'elles fassent
mieux transparaître que d'autres la présence du divin dans l'humain. Sans même
raconter quelque chose, transmettre un enseignement, en leur présence, il y a des expériences d'ouverture
spirituelle.
Mais qu'on le veuille ou non,
certains qui ont une réelle expérience spirituelle ne semblent pas attirés par ces grandes flammes
spirituelles qui brillent à travers ces êtres. Bien sûr, on peut s'empresser de
dire que ces personnes « insensibles »
sont fausses et ne sont pas véritablement spirituelles. Mais, selon nous, c'est une chance que certains témoignent de cette non attirance
: eux ont soif d'un cheminement pratique qu'ils savent ne pas pouvoir trouver
dans cette rencontre ou, encore, ils ressentent avant d'autres une obscurité, une
faille que bien peu d'autres ressentent encore et qui, par la suite, malheureusement, deviendra flagrante pour beaucoup[62].
Car avec ces grandes figures spirituelles, il y a un grand risque d'adorer le divin dans cette personne,
de rester focaliser sur des expériences faites en présence de cette personne[63]. Il s'agit plutôt de rechercher
ou découvrir en soi une ressource personnelle d'une démarche de transparence à la vie
suressentielle enfin perceptible ici en soi et non là-bas au travers de cette
personne.
Pour cesser d'être un chercheur en mal d'éclaircies spirituelles et commencer à devenir un authentique aventurier spirituel, on doit découvrir en nous le fait qu'il n'y a qu'une seule conscience au sens où il n'y a qu'une seule lumière spirituelle prodiguant la conscience à toute âme[64]. Dès lors, cette « grande figure spirituelle » apparaît dans cette seule conscience qui l'englobe et se déploie d'abord de l'intérieur notre personne. Confondre cette réalité qu'est la seule conscience présente ici et maintenant avec le ressenti d'une présence spirituelle ou divine, prodiguée par une « figure spirituelle » reste une erreur. Nous devons prendre conscience en nous à zéro distance de nous-mêmes de la véritable nature spirituelle de ce que nous sommes.
La rencontre d'une « grande figure spirituelle » peut s'accompagner certes d'une force
de conscience qui, par définition, est en résonance de par sa nature avec l'unité
de la seule conscience en présence englobant notre personne. L'aventurier spirituel, où peut se reconnaître
intérieurement clairement la lumière spirituelle, pourra lors d'une rencontre
avec une telle «figure spirituelle» en ressentir une tonalité nouvelle, une
force inaccoutumée pour son individualité. Une qualité ou une ombre inaperçues
peuvent se révéler à l'occasion.
L'erreur de celui, pour qui la réalisation de la
lumière intérieure ou de l'unique conscience[65] n'est pas encore une évidence, est donc d'associer le ressenti ou la perception d'une
force de conscience à cette seule
« grande figure spirituelle ». Au lieu d'adorer cette figure, il s'agit pour le chercheur de découvrir ce qui fait que celle-ci est une résonance de la seigneurie de la seule conscience.
Ainsi si les grandes figures spirituelles
rendent pour beaucoup la spiritualité tangible, l'expérience d'ouverture que
leur influence induit n'est que fort rarement vue comme résultant de la
seigneurie de la seule conscience qui englobe notre personne, le monde et toutes les consciences forces
qui y sont à l’œuvre.
Des figures spirituelles « moindres »[66]
dans le sens où elles semblent moins manifester autour d’elle une conscience
force aussi nettement
perceptible peuvent nous donner un enseignement pour découvrir en nous
l'unique conscience et nous apprendre à nous y maintenir. L'enseignant en question
ne serait qu'un transmetteur patient de son enseignement appelé à devenir
nôtre. On ne serait plus dans l'illusion que tout se résume à une grande figure
spirituelle dont nous ne serons jamais à la hauteur. On ne croirait plus qu'il
faut coller à cette figure comme des mouches à l'odeur pour recevoir la
pitance. Une petite flamme spirituelle serait donc souvent plus à même d'éveiller en
nous le feu endormi qu'une
grande flamme spirituelle. La flamme spirituelle qui nous convient est celle
qui nous aidera dans l'art de rallumer en nous le feu de notre propre
intériorité qui couve pourtant
déjà là intact dès
qu'on se tourne vers lui.
Évidemment, certaines « grandes figures spirituelles » se montrent capables
d'adapter leur grande flamme pour rallumer en l'autre le feu qui couve. Elles
communiquent ce feu faisant autour d'elles de nombreuses petites flammes.
Dans tous les cas, c'est un même
feu, une même lumière. Celui qui s'est éveillé a rarement dès le départ une
grande flamme qui transparaît à travers lui, même si lui intérieurement le
ressent comme tel, tellement le décalage est grand entre la présence et
l'absence de ce feu intérieur dans sa vie de
personne.
D'ailleurs, la flamme qui apparaît
en l'autre à l'occasion de telle rencontre n'est pas forcément non plus celle
qui est ressentie par la personne rencontrée.
La grande flamme révèle souvent un rayonnement subtil intense. Découvrir la
conscience englobante
ou la vacuité revient à devenir sensible à la lumière spirituelle de fond[67]
de toute lumière
subtile.
Rencontrer un
libéré vivant ou reconnaître la sainteté d'une personne
n'est donc pas voir sa vraie nature au cœur de sa personne. Mais c'est un moyen de connaître une éclaircie intérieure ou de se
forger un idéal spirituel. Toutefois la perfection de l'éveil d'un autre
ou le degré de divinisation d'une autre personne ne change rien à
la problématique essentielle de notre propre
éveil à ce qui relativisera notre identité personnelle ou à ce qui servira
l'œuvre de divinisation. Il serait même dommageable de conclure
que nous serons jamais à la hauteur et d'oublier que cette perfection observée
est le fruit d'une l'aventure qui commence d'abord par le dévoilement à
l'intérieur de nous du fait spirituel.
LA RECHERCHE S'ACHÈVE ET L'AVENTURE
SPIRITUELLE COMMENCE QUAND LA VIE ORDINAIRE EST LE LIEU D'ECLAIRCIES
A LA CROISEE DE LA PLENITUDE DES INSTANTS ETOILES ET DE LA DIVINE PAUVREVETE
SURGISSANT AUX HEURES SOMBRES : ETC.
Répétons-le-nous :
Les éclaircies
que véhiculent nos instants étoilés sont le plus souvent de plénitude et le
presque rien de la vie suressentielle est souvent trop en sourdine pour que
nous l’entendions. Ce seront nos heures sombres où
l’absurdité du monde, l’anéantissement et l’isolement insoutenable du moi qui
peuvent conduire paradoxalement à des éclaircies où se dévoilent devant l'horreur de la situation le presque rien de la paix d’une
dimension intangible et immuable de la vie. Et au bout de ces heures sombres, la
joie de n’être rien, la plénitude du rien peut jaillir…
Il appartient à chacun
de découvrir la vallée où se rejoignent les pentes de la plénitude illuminant
le cosmos et les pentes de la pauvreté de l'esprit, de son «presque rien»
d'être.
C’est cette expérience de vallée où prennent
place des réalisations et non des expériences souvent par définition
passagères. Il nous appartient maintenant de discerner les expériences qui
peuvent y amener et se parachever en réalisation.
Nous aurons compris déjà que l’expérience de
vallée où commence vraiment l’aventure spirituelle est intimement liée tout
d'abord à un corps de pratiques enraciné dans le quotidien.
NOTES :
[1]. Personnage et
réplique de Molière dans sa pièce Le
bourgeois gentilhomme.
[2]. Jacques
Castermane, Comment peut-on être
zen ?, Poche Marabout, p.117.
[3].
Lors du 26 décembre 1956, Mère dans ses Entretiens
dit p.431 (édition 1993) : « Ces
expériences-là vous viennent tout d'un coup pour un éclair, une seconde, un
moment de votre vie, on ne sait pas pourquoi ni comment... Il y a d'autres
moyens, il y a d'autres expériences — elles sont innombrables, elles varient
suivant les gens ; mais c'est avec cela, une minute, une seconde de l'existence
comme cela, qu'on attrape la queue de la chose. Alors il faut se souvenir de
cela, il faut tâcher de le revivre, aller au fond de l'expérience, la rappeler,
aspirer, se concentrer. C'est le point de départ, c'est le bout du fil
conducteur. Pour tous ceux qui sont destinés à trouver leur être intérieur, la
vérité de leur être, il y a toujours au moins un moment de leur vie, où ils
n'ont plus été les mêmes, peut-être comme un éclair — mais cela suffit. Cela
indique le chemin que l'on doit prendre, c'est la porte ouverte sur ce chemin.
Et alors il faut passer par la porte, et avec une persévérance, une obstination
à toute épreuve, chercher à renouveler un état qui vous mènera vers quelque
chose de plus réel et de plus total.
On a toujours donné beaucoup de
moyens ; mais un moyen que l'on vous a appris, un moyen que l'on a lu dans les
livres ou que l'on a entendu d'un instructeur, n'a pas la valeur efficace d'une
expérience spontanée qui est venue sans raison apparente […] On peut chercher
en soi, on peut se souvenir, on peut observer ; il faut remarquer ce qui se
passe ; il faut faire attention, c'est tout. »
[4]. Marcel Proust dans A la
recherche du temps perdu décrit en fait la portée spirituelle de ces réminiscences
se rapportant à ces instants d'éclaircies émaillant nos vies. Il écrit dans son
premier volet Du côté de chez Swann :
« Il y avait déjà bien des années que,
de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher
n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison,
ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon
habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me
ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites
Madeleines qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une
coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne
journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une
cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à
l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je
tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir
délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait
aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres
inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me
remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en
moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au
goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas
être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender
? […] Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la
vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent
dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays
obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher
? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore
et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. […] Mais
sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à
prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se
refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide
devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première
gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait
s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne
sais ce que c'est, mais cela monte lentement […] Arrivera-t-il jusqu'à la
surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction
d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout
au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté,
redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il
me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous
détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de
laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis
d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et
tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit
morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray […], quand j'allais lui
dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé
dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne
m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en
ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers,
leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus
récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de
la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle
aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son
plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu
la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais,
quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la
destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent
encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la
ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque
impalpable, l'édifice immense du souvenir. »
[5]. Louis Lavelle,
sommité philosophique française des années 1940-1950, aujourd’hui
malheureusement assez oublié comme tant d’autres protagonistes du mouvement philosophique spiritualiste français, expose cette
position dans Le Temps et l’éternité. Il
développe avec la notion d’éternité ce que Bergson a esquissée avec ses notions
de durée et de mémoire incorporelle.
[6]. L’expérience de la transcendance,
p.37.
[7]. Karlfried
Dürkheim propose une typologie des instants étoilés d’ouverture spirituelle.
Dans L’Esprit guide, il répond à
Frantz Woerly :
« - Y a-t-il
des domaines particuliers où un homme peut faire ce type d’expérience
initiatique ?
- Il y en a
quatre. Tout d’abord, dans la nature. Pouvoir ressentir quelque chose de
différent dans le silence d’une forêt. [...] En second, vient l’érotisme qui
n’est pas seulement l’intensité d’une expérience sexuelle. […] La sexualité
peut être intense mais, disons, sans goût, sans timbre de l’au-delà. Alors que
c’est cela qui fait justement la sensation de la caresse érotique. [...]
Ensuite, il y a naturellement l’art. Chaque œuvre d’art est transparence d’une
Transcendance. Autrement c’est une croûte. […] Le quatrième domaine se situe
dans le culte […]. Car c’est dans le culte que l’homme […] trouve une suite de
gestes, de mouvements, de chants, qui ont pour fonction de faciliter le moment
où l’homme se sent touché par le « Tout Autre ». Par la suite, il
admet un cinquième domaine « qui serait l’ensemble des gestes et des actes
de le vie quotidienne ». La nôtre n’a pas tout à fait les mêmes chapeaux
mais les contenus de la typologie de Dürkheim s’y intègrent aisément. »
[8]. Le poète Rainer
Maria Rilke offre des précisions remarquables sur ce point :
voit l'Ouvert.
Seuls nos yeux
sont comme retournés
et posés autour d'elle
tels des pièges
pour encercler sa libre issue.
Ce qui est
au-dehors nous ne le connaissons
que par les yeux
de l'animal. Car dès l'enfance
on nous retourne
et nous contraint à voir l'envers,
les apparences,
non l'ouvert, qui dans la vue
de l'animal est
si profond. Libre de mort.
Nous qui ne
voyons qu'elle, alors que l'animal
libre est
toujours au-delà de sa fin:
il va vers Dieu;
et quand il marche,
c'est dans
l'éternité, comme coule une source.
Mais nous autres,
jamais nous n'avons un seul jour
le pur espace
devant nous, où les fleurs s'ouvrent
à l'infini.
Toujours le monde, jamais le
Nulle part sans
le Non, la pureté
insurveillée que
l'on respire,
que l'on sait
infinie et jamais ne désire.
Il arrive
qu'enfant l'on s'y perde en silence,
on vous secoue.
Ou tel mourant devient cela.
Car tout près de
la mort on ne voit plus la mort
mais au-delà,
avec le grand regard de l'animal,
peut-être. Les
amants, n'était l'autre qui masque
la vue, en sont
tout proches et s'étonnent...
Il se fait comme
par mégarde, pour chacun,
une ouverture
derrière l'autre... Mais l'autre,
on ne peut le
franchir, et il redevient monde.
Toujours tournés
vers le créé nous ne voyons
en lui que le
reflet de cette liberté
par nous-même
assombri. A moins qu'un animal,
muet, levant les
yeux, calmement nous transperce.
Ce qu'on nomme
destin, c'est cela: être en face,
rien d'autre que cela, et à jamais en face. […] >>
[9]. Parmi ces
compagnons, nous citerons François Cheng et ses Cinq méditations sur la beauté. À la croisée de la culture
occidentale et chinoise, elles ont le mérite de donner au chercheur qui
s’éveille à l’expérience de beauté toutes les indications nécessaires. Presque
tous les grands maîtres en cette matière y sont présentés.
[10]. Dans la
première Ennéade Plotin nous inspire
cette description et l’amoureux de la beauté y trouve un compagnon appréciable.
[11]. François Cheng
dans ses Cinq méditations sur la beauté
nous permet de comprendre ce lien profond entre beauté et bonté. Il montre en
quoi les « beautés du diable » ne sont que
d’apparences tandis que la beauté véritable est un élan de la vie ouverte vers
elle-même.
[12]. Paul Klee
affirme que « L’art ne copie pas le visible. Il rend visible ».
[13]. Sur la
possibilité du rêve lucide rejeté d’ailleurs par un psychanalyste comme Serge
Tisseron dans son Que-sais-je ?
sur Les Rêves alors que des
chercheurs universitaires comme Stephen Laberge ou Isabelle Arnulf en ont
montré la pertinence tant du point de vue subjectif qu’objectif. A côté de ces
travaux, on notera qu’il existe un yoga du rêve transmis dans la tradition
tibétaine. Namkhai Norbu, un enseignant du
bouddhisme tibétain Dzogchen, a écrit un traité
chez Accarias L’originel. Dans une autre perspective l’enseignement de Sri
Aurobindo et de Mère (Mira Alfassa) lie l’élargissement et l’approfondissement
de la vie de la conscience avec une maîtrise de la vie durant le sommeil.
[14]. Ce passage se
lit en Cantique des cantiques, chapitre 5, verset
1. Gaston Bardet, un chrétien quoiqu'enfermé dans sa tradition et incapable de percevoir la
profondeur des spiritualités non chrétiennes, propose ce commentaire inscrit dans la tradition mystique chrétienne carmélitaine : « [La] pesanteur
inéluctable de l'âme vers son centre intérieur, vers Dieu, varie suivant le
degré de charité, qui enlève les voiles dont l'intelligence est obscurcie.
C'est l'amour seul, la sagesse et non la
science qui éclaire ce qui (n'était pas mais) paraissait obscur.
Aussi le « Je dors, mais mon cœur veille... » ne
se révèle-t-il, avec tout son poids, qu'à bien peu.
Que d'ouvrages de
piété, et même d'oraison qui traduisent ainsi : Le fidèle en s'endormant le
soir après avoir fait sa prière reste comme
en prière avec Dieu durant la nuit . Certains mêmes iront jusqu'à assimiler
cette simple « orientation » habituelle précédant le sommeil à cette prière
perpétuelle en acte tant recommandée par les Apôtres .
Nous avons vu le
frère Mutien-Marie s'élever contre cette pure concomitance, cette
interprétation minima, cette interprétation « corporelle » : « Ce n'est donc pas comme disent certains pères, à
chaque pas, à chaque battement de mon cœur, je
souhaite vous dire que je vous aime ». Ce serait déjà quelque chose, mais
peut justifier tous les activismes.
Il faut
travailler et prier, en même temps,
ou mieux, pour bien exprimer que le pneuma domine la psyché : prier et
travailler. Ainsi nous réaliserons, unis mais hiérarchisés, les deux préceptes
d'Amour de Dieu et d'Amour du prochain parfaitement réalisés dans le Dieu-Homme
: cause première de ce binaire.
Pour le mystique
ayant reçu les grâces des Vmes Demeures, le cœur veille
effectivement durant « l'instant spirituel » des suspensions. Le « sommeil
vigilant » comme l'appelle saint Grégoire de Nysse, est périodique. Au début,
il s'étend sur une heure d'horloge, puis deux, puis trois ; un jour il les
dépasse. »
[15]. Nous traduisons
ici Ennéades VI, 9, 11, 50 :
« φυγὴ μόνου πρὸς μόνον ».
[16]. David Godman
rapporte par exemple les propos du védantin Nisargadatta Maharaj : « Je ne veux pas répondre à des questions qui
partent de l’hypothèse qu’un individu demeure dans le corps. Je n’accepte pas
l’existence d’une telle entité, et donc pour moi de telles questions sont
entièrement hypothétiques. » (Cité p.15 in L’ultime guérison, Almora, 2015, dans la Préface de José
Leroy)
[17]. Cette notion a
été popularisée par le psychiatre suisse Carl Gustav Jung. Le terme pris en ce
sens apparaitrait pour la première fois au XVIe siècle chez Gerhard Dorn, un
étudiant de Paracelse.
[18]. Ici nous sommes
redevables à la définition de l’occultisme donnée par Robert Amadou dans son
ouvrage éponyme.
[19]. Nous devons à Bergson dans Les
deux sources de la morale et de la religion cette opposition entre morale
ouverte et morale close garantissant un ordre social.
[20]. Nous reviendrons plus loin sur cette
connivence antispirituelle entre religion dogmatique traditionaliste et
matérialisme athée.
[21]. C. G. Jung, Les Racines de la conscience (1954), p. 528.
[22]. L'abandon à la providence ne nous semble pas tenir du seul horizon
religieux. Pour accéder à la vie suressentielle c'est une pratique décisive.
Cependant le religieux peut en faire une méthode produisant du fatalisme.
L'abandon fataliste conduit aussi à accepter l'injustice sociale. D'où la connivence
indéniable entre les pouvoirs autoritaires voire antidémocratiques et les
religions dans l'histoire. La synchronicité est a priori une notion bien moins
compromise avec ces dérives.
[23]. Identifier aussi vite le point de vue de l'esprit sur la vie et le
point de vue scientifique sur la matière n'est que le fait de la pensée. Si
vraiment notre matérialité était immédiatement accessible à la vie cosmique de
l'esprit qui se révèle en nous alors nous assisterions à une action spirituelle
au cœur même de la matière sans aucun intermédiaire y compris celui de la
pensée.
[24]. Le seul point
de croisement entre mécanique quantique et spiritualité demeure à propos de la
logique d'interprétation la plus adéquate. En suivant la logique du tiers
exclu, c'est soit A soit non A ; par exemple, la lumière est soit allumée, soit
éteinte, nulle autre possibilité n'existe ; ainsi dans cette logique, soit
l'expérience humaine de l'absolu existe, soit elle n'existe pas. Mais en
suivant une logique du tiers inclus, si ce n'est pas non A, ce n'est pas
forcément A ; ce n'est pas parce qu'il est faux qu'il ne pleut pas, qu'il
pleut, il peut tomber des giboulées ; ainsi suivant cette logique, ce n'est pas
parce qu'aucun discours sur l'absolu n'est adéquat que tout discours sur l'expérience
de l'absolu est complètement faux et qu'il est donc impossible d'amender nos
interprétations.
[25]. Nous renvoyons à notre article qui
a tenté de montrer l'étroite solidarité entre une purification de la foi de
toute croyance et le fait d'être à soi-même sa propre autorité qu'on trouvera en cliquant ici.
[26]. Ces dernières années la nécessité d'un encadrement éthique de la
démarche scientifique est d'ailleurs apparue inévitable.
[27]. Les modernes comme Descartes et Simon Laplace ont cru possible de
trouver une science physique absolument exacte et définitive. Les physiciens de
la mécanique quantique n'avaient pas ces prétentions modernes. Cependant ils
échappaient à l'impasse du relativisme postmoderne. Et leur intérêt pour les
spiritualités d'origine prémodernes ne les conduisaient pas à refuser la
modernité. Ils furent des précurseurs de la surmodernité qu'avec Wilber nous
appelons de nos vœux.
[28]. Cette affirmation prête elle aussi à débat : premièrement, ce propos relativise les religions au profit des spiritualités ; deuxièmement, il nuance très fortement les visions pérennialistes antiévolutionnistes telle que celles liées à René Guénon.
[29]. Nous avons présenté ce concept des sciences sociales
cognitives dans notre article sur la foi qu'on trouvera en cliquant ici. Nous avons insisté déjà sur la différence
d'un indice confirmant nos croyances avec un saut de conscience purifiant notre
foi permettant de mieux «intelliger» la vie suressentielle.
[31]. Nous pensons au fameux « La rose est sans pourquoi »
d'Angelus Silesius, mystique chrétien du XIVème siècle en Rhénanie.
[32]. Sri Aurobindo, Synthèse des Yogas, II, chapitre XVII.
[33]. Le chercheur spirituel connaît certainement déjà un peu le système
hindou des chakras ou le système taoïste de l'orbite microcosmique mettant en
jeu les tan tien. Nous tenions à rappeler que la spiritualité occidentale n'est
pas totalement étrangère à cette approche.
[34]. D’où par
exemple la tradition catholique chrétienne du sacré cœur de Jésus.
[35]. Evangile de Matthieu,
10,16.
[36]. C'est ainsi qu'on doit entendre la fameuse citation de Pascal « Le cœur
a ses raisons que la raison ne connaît point. ». Pascal n'affirme pas que
l'intelligence émotionnelle l'emporte sur l'intelligence rationnelle. Il nous que dit l'intelligence du cœur est capable
d'intuition suprarationnelle transcendant la raison comme les émotions et
sentiments les plus nobles.
[37]. On retrouvera
des reproductions de ces Jésus au ventre proéminent dans le livre de
Karlfried Graf Dürkheim, Hara, centre vital
de l’homme, Le Courrier du Livre.
[38]. L'Evangile rapporte ce propos.
[39]. La Bible est divisée en deux. Il y a des textes de la religion juive dans une première partie et dans une deuxième partie, ceux spécifiques à la religion chrétienne. Les bibles
chrétiennes chapitraient ainsi un Ancien Testament et un Nouveau Testament. Le
dialogue entre chrétiens et juifs invitent à dire plutôt Premier Testament et
Second Testament.
[40]. Dans Approches de la méditation, La Table
Ronde, 1989, Arnaud Desjardins écrit p.158 :
« Même pour ceux
qui n’insistent pas sur le hara comme le font les japonais et les yogis
tibétains, l’ascèse développe celui-ci. Si vous vous exercez plus avant, vous
pouvez quelque peu pousser sur la paroi abdominale basse, comme lorsqu’on s’est
accroupi dans les champs pour se soulager surtout si l’on est constipé.
Personne n’a jamais poussé à l’inspiration. Essayez de pousser pour éliminer
les excréments en inspirant c’est impossible. Vous ne pouvez pousser qu’en
expirant. Vous poussez donc, mais plutôt vers l’avant, ce qui amène une légère
proéminence du bas-ventre et un durcissement de la paroi abdominale. Il existe
donc un point à trouver en vous, qui se situe à peu près à mi-chemin entre le
haut du pubis et le nombril. Si vous trouvez ce centre (c’est assez aisé, il
n’y a pas à tâtonner pendant des jours et des jours), en expirant vous
concentrez l’énergie dans le ventre, c’est la première étape ; au bout de
quelque temps, lorsque vous y arrivez facilement, vous poussez un peu à
l’expiration. Et ce centre de gravité avec lequel vous serez familiarisés, dont
vous aurez aisément la sensation, deviendra votre meilleur ami, un point
d’appui qui ne vous trahira pas. Dans ce centre vital, il n’y a pas ce fatras
de l’intellect et du mental coupés de la vie ; il n’y a pas non plus ces émotions
infantiles par lesquelles vous vous laissez si vite emporter. Vous y trouverez
au contraire une puissance stable qui vous dépasse tout en étant vôtre et qui
se révèle facilement canalisable pour ne pas cristalliser l’ego sur lui-même. »
Sato Tsuji
précise le propos précédent dans L’enseignement
se rapportant au corps:
« Lorsque tous
les muscles du corps auront acquis leur juste équilibre, la région de l’estomac
deviendra concave dans l’expiration, tandis que le bas-ventre ressortira
légèrement. Il ne s’agit toutefois nullement de le pousser volontairement en
avant. Vu de l’extérieur, le volume du bas-ventre ne se modifie que très peu,
mais il gagne en fermeté à chaque expiration. »
[41]. Douglas Harding, Vivre sans tête, p.53.
[42]. Ceci fait écho
au « dialogue interrompu avec Michel Foucault » in Exercices spirituels et philosophie antique,
édition revue et augmentée, 2002, Albin Michel, où Pierre Hadot, ce grand
re-découvreur de la dimension spirituelle de la philosophie antique rappelle ce
qui le lie et le différencie de l’approche que Michel Foucault développait.
Celui-ci tirait des découvertes de Pierre Hadot un art de vivre avec une
dimension thérapeutique dans un horizon inspiré de Nietzsche. Pierre Hadot
insiste p. 309-310 sur l’expérience d’une conscience cosmique que Michel
Foucault visiblement néglige : « Il
s’agit, non pas d’une construction d’un moi, comme œuvre d’art, mais au
contraire d’un dépassement du moi, ou tout au moins d’un exercice par lequel le
moi se situe dans la totalité et s’éprouve comme partie de cette
totalité. »
[44]. Ernst Mach, L’analyse des sensations, Chambon, p. 17.
[45]. En effet il est difficile de représenter sur un dessin tout aussi
fidèlement le champ de perception des autres sens (toucher, ouïe, odorat, goût)
et assez difficilement le jeu d'énergies internes.
[46]. Une conscience ici impersonnelle ou en tout cas transpersonnelle,
c'est-à-dire qui transcende notre personne sans être impersonnelle, si on
maintient un horizon théiste.
[47]. Le
platonicien envisage que la pleine satisfaction sera recouverte quand ce démon
intérieur qu'est l'amour du beau aura trouvé la beauté transcendante source de
l'Être et de la Conscience. L'aventure de la Conscience auquel pousse ce démon
intérieur qu'est l'amour du beau s'achèverait alors réalisant que la source
transcendante engendrerait l'âme.
Le stoïcien est aussi issu d'une
filiation de disciples de Socrate et il n'aura pas la même
vision de ce démon qui nous pousse vers la beauté et la connaissance de soi :
un stoïcien est plus sensible à l'harmonie du tout et à sa découverte en
nous. Notre âme serait l'individualisation du tout. Plus précisément si on suit
le stoïcien, le tout engendre une partie au travers de laquelle le tout peut
prendre conscience de soi. Le besoin d'Être est
alors ce qui organise l'unité du monde.
[48]. Puisque nous parlons ici d’éclaircie vécue au cœur
des heures les plus sombres, nous examinerons plus tard la question de notre
propre mort comme une expérience d’ouverture exceptionnelles liée à un passage
par un Etat de Mort Imminente (EMI) (Near Death Experience, NDE en anglais).
[49] Voir par exemple cet enseignement poursuivant celui d'Arnaud Desjardins et Swami Prajnanpad : https://mangalam.ca/dire-oui-le-grand-bouleversement-de-nos-habitudes-emotionelles-et-mentales/
[50]. Au plan spéculatif, Hans Jonas évoque l’humilité de Dieu pour
expliquer le mal mais il ne répond pas à la question de savoir quel est le lien
entre l’humilité divine et la proposition de divinisation qu’il nous fait et
qui semble attachée à la pratique de l’amour. Faut-il voir là une religiosité illusoire
?
[51]. Dans le cas de Satprem ces représentations spirituelles étaient liées
à la voie de la beauté.
[52]. Satprem lui-même reconnaît que cette trouée et ses récurrences vont
lui rendre tous les aspects de la vie humaine ordinaire longtemps insupportable.
Ce déséquilibre entre cette liberté en profondeur ancrée dans un ailleurs et la
vie humaine de surface avec ses attachements relationnels ou ses inévitables
institutions sera pour lui crucifiante pendant une quinzaine d'années. Le
besoin d'Être s'exprimait ici dans un déséquilibre.
[53]. L'anarchisme mystique peut être repérable chez les quakers, Tolstoï ou
un de ses petits enfants spirituels comme Lanza del Vasto.
[54]. Yvan Amar, L'Effort
et la Grâce, Albin Michel, p.185-186.
[55]. La première lettre aux Corinthiens 14,34 attribuée à Paul de Tarse l’affirme sans ambiguïté possible mais d’autres passages du Second Testament et de la même lettre évoquent des femmes parlant en assemblée. En tout cas on est loin de position féministe.
[56]. Ceci implique
une traduction possible d’un passage de la sourate IV du Coran. La traduction
de Berque du Coran ne rend pas ce passage en ce sens.
[57]. De nouveau on
se reportera à notre chapitre IV où nous avons envisagé la purification de nos
croyances.
[58]. Raimon Panikkar
écrit dans Le dialogue interreligieux,
Aubier, p.39-40 : « Les
religions apparaissent différentes et mutuellement inconciliables jusqu’à ce
que, ou à moins que, ne soit trouvé un invariant topologique. Cet invariant
n’est pas forcément unique pour toutes les religions. Certains choisiront la
théorie des familles de religions, tandis que d’autres retiendront l’hypothèse
selon laquelle les différentes voies humaines proviennent toutes d’une
expérience fondamentale, transformée au gré de lois qui, comme tout exemple géométrique,
doivent d’abord être découvertes. D’autres diront encore que les religions
demeurent différentes jusqu’au moment où les transformations topologiques
correspondantes sont construites. Le modèle est polyvalent. L’homéomorphisme
n’est pas l’analogie ; il représente une équivalence fonctionnelle,
découverte à travers une transformation topologique. Brahman et Dieu ne sont
pas simplement deux noms analogues ; ils sont homéomorphiques en ce sens
que chacun d’entre eux représente quelque chose qui remplit une fonction
équivalente à l’intérieur de leurs systèmes respectifs. […] Il est clair
que ce modèle n’exclut pas le facteur divin ou un examen critique des
traditions humaines. Il arrive parfois que nous ne réussissions pas à trouver
l’équivalence topologique correspondante ; il peut aussi arriver qu’une
telle transformation n’existe pas. »
[59]. Nous citerons
le passage qui précède le passage cité dans le corps de notre texte et qui en
forme la conclusion. Satprem écrivait dans son chapitre 12 sur « le supraconscient,
êtres et forces » :
« Certains
chercheurs ne verront donc jamais d’êtres, que des forces lumineuses ; d’autres
ne verront que des êtres et jamais des forces ; tout dépendra de leur attitude
intérieure, de leur aspiration, leur formation religieuse ou spirituelle et
même culturelle. C’est ici que la subjectivité commence et avec elle les
risques d’erreur ou de superstition. Mais la subjectivité n’est pas une
disqualification de l’expérience, c’est simplement le signe que la même chose
peut être vue et transcrite de différentes manières suivant notre formation –
nous voudrions bien savoir si deux peintres ont jamais vu un même paysage de la
même manière, pour ne parler que de nos réalités « concrètes ». Le critère de
la vérité, à en croire les légistes du naturel ou du surnaturel, devrait être
une immuable constance, mais il se pourrait bien que ce soit le critère de
notre engourdissement ; la multiplicité des expériences prouve seulement que
nous nous approchons d’une vérité vivante, non d’un résidu durci comme le sont
nos vérités mentales et matérielles. En outre, ces forces conscientes – très
conscientes – peuvent prendre toutes les formes qu’elles veulent, non par
supercherie mais pour se rendre accessibles à la conscience de ceux ou celles
qui s’ouvrent à elles ou les invoquent. Telle sainte chrétienne, par exemple,
qui a la vision de la Vierge, et telle Indienne qui a la vision de Dourga,
voient peut-être la même chose, elles sont peut-être entrées en contact avec le
même niveau de conscience et les mêmes forces ; mais il est bien évident que
Dourga ne signifierait rien pour une chrétienne et que si, par ailleurs, cette
force se manifestait à l’état pur, c’est-à-dire sous forme de vibration
lumineuse impersonnelle, elle ne serait pas accessible à la conscience du
fidèle de la Vierge ni du fidèle de Dourga, ou, en tout cas, ne parlerait pas à
leur cœur. La dévotion aussi a ses droits ; tout le monde n’est pas assez
développé pour comprendre l’intensité d’amour qu’il peut y avoir dans une
simple petite lumière dorée, sans forme. Mais ce qui est plus intéressant
encore, c’est que si un poète, Rimbaud ou Shelley par exemple, s’ouvraient à
ces mêmes plans de conscience, ils verraient encore autre chose, qui pourtant
est toujours la même chose ; il est bien évident que ni Dourga ni la Vierge ne
font partie de leurs préoccupations, ils percevront alors, peut-être, une
grande vibration, ou des pulsations lumineuses, des ondes colorées, qui se
traduiront en eux par une émotion poétique intense – rappelons Rimbaud : « Ô
bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus,
étincelle d’or de la lumière nature » – et cette émotion sera peut-être du même
niveau de conscience ou de la même fréquence, si l’on ose dire, que celle de la
mystique indienne ou chrétienne, bien que la transcription poétique de la
vibration perçue puisse sembler aux antipodes de toute croyance religieuse. Et
le mathématicien qui, tout à coup, dans un éclair qui le transporte de joie,
voit une figuration nouvelle du monde, a peut-être, lui aussi, touché à la même
hauteur de conscience, à la même vibration révélatrice. »
[60]. Gitta Mallasz, Quand l’Ange s’en mêle, Entretiens avec
Bernard et Patricia Montaud, Dervy, p.38.
[61]. Dans la spiritualité indienne, il s'agit du sens du darshan, rencontre
avec un libéré vivant, un éveillé dont la racine de toute volonté égocentrique
est dissoute.
[62]. Le cas de Amma, la sainte, qui accueille qui le veut dans ses bras est
assez éloquent. Elle a été mise en valeur par des documentaires et des
reportages télévisés plutôt laudateurs. Cependant Jacques Vigne, un aventurier
spirituel reconnu et inscrit lui dans la lignée spirituelle de la sainte
indienne Ma Ananda Mayi a relayé l'existence de comportements pour le moins
questionnables d'Amma et de son entourage : http://amma.liviscobal.fr/docs/jv_la_personnalite_dAmma-15-04-2015.pdf
Il évoque l'existence
de transferts de fonds initialement promis pour des œuvres caritatives de son
ashram vers la famille d'Amma. Il a relaté aussi l'usage de violences physiques
dans les ashrams de celle-ci. Ceci n'implique pas que la présence illuminatrice
éprouvée avec Amma soit totalement fausse (on lira sur ce point notre note
suivante). On aura eu tort d'en faire une incarnation divine, un avatar dans la
tradition hindoue.
[63]. Et qui sait si l’expérience que nous faisons n’est pas simplement celle résultante de tout ce que les gens rassemblées-là ont projeté sur elle.
Il y a cette histoire d’un os de chien qu’un bouddhiste en mal de reliques promise pour sa mère lui avait ramenée. Cet os était devenu comme miraculeux par suite des projections de foi sur lui.
Il peut peut-être malheureusement en être de même avec une personne un
peu psychotique capable plus ou moins inconsciemment de renvoyer alentour
l’atmosphère qu’on projette sur elle.
[64]. Le mot âme nous permet d'inclure ici avec les personnes, tous les
animaux voire l'ensemble des êtres vivants. À ce stade de notre enquête, nous
laisserons ouverte les questions d'une dimension spirituelle spécifiquement
relative à l'âme. Ce ne sont pas les expériences de mort imminente qui prouvent
quoi que ce soit à ce sujet. Le livre des morts tibétain en décrit nombre
d'aspects dans le contexte bouddhiste. Cette philosophie affirme que tout individu n'est qu'un
agrégat de phénomènes et non en rien une âme immortelle évoluant de vie
individuelle en vie individuelle. Cette approche s'oppose plus encore au point de vue abrahamique monothéiste, pour qui une âme, transportée à
la fin, des temps sera jugée par Dieu.
[65]. On
peut réadapter notre
vocabulaire pour intégrer la perspective des bouddhistes évitant de spécifier
Cela sous la forme d'un champ unifié et unique de conscience et aussi considérer la discontinuité et l'impermanence de toute chose. Le multiple se fait alors interdépendance mais sans unité, sans
clôture, sans limite ; ce multiple brisant vraiment le champ de représentation
de la conscience. Notre propos qui met en jeu notre rapport
au rayonnement spirituel de ceux en qui la nature de Bouddha s'est réalisé
resterait le même.
[66]. L'existence de maîtres spirituels se gardant de pointer toutes les illusions de celui à qui ils parlent, dosant leur rayonnement ou usant de leur conscience force qu'en harmonie avec une intelligence du Devenir du tout est aussi avérée. Le taoïsme, par
exemple, fait de ce type de tact cosmique et relationnel une attestation de la qualité de l'illumination.
[67]. Ici on a essayé de
suggérer que cette lumière intérieure spirituelle est tout autant celle de la lumière
de toute perception sensible (et pas
seulement la lumière de la lumière solaire) que celle de la lumière intellectuelle.