dimanche 6 avril 2025

VERS UNE INTELLIGENCE SURMODERNE DE LA FOI EN UNE EVOLUTION CONSCIENTE DE LA VIE



 Pour lire une version plus rapide et moins développée de cette approche, on cliquera ici sur ce lien. 

DEVELOPPONS UNE INTELLIGENCE SURMODERNE DE NOTRE CONFIANCE ET DE NOTRE FOI EN LA VIE.

 

DEVELOPPER NOTRE AUTONOMIE ET NOTRE AUTHENTICITE N’EXCLUT PAS LA LEGITIMITE DES VOCABULAIRES DE LA FOI ET DE LA CONFIANCE.

On l'aura compris : le point de vue envisagé ici est celui d'un « expérimentant » spirituel. Il est libre de toute croyance exclusiviste, c’est-à-dire qui exclurait les autres croyances hormis la sienne.

Il n'est donc pas prioritairement athée, même si, je suppose, vous et moi sommes athées de nombreuses croyances religieuses. Ce point de vue n'est pas non plus agnostique, même si être ouvert dans l’expérience revient à reconnaître un non savoir. Enfin il n'est pas une croyance religieuse, même si l’exploration de l’expérience de la vie universelle peut amener à réaliser des dimensions qui sont décrites dans des traditions spirituelles religieuses.

Autrement dit, il s'agit ici d'éventuellement devenir un trouveur et un explorateur de l'intériorité. Il s'agit de faire le pari que la présence de la lumière spirituelle se réalisera, qu’elle nous transformera et que déjà elle nous transforme par son illumination. Avoir foi dans la découverte de la lumière spirituelle qui nous éclaire nous permet de ne pas craindre ce qu’elle montrera.

Soyez en sûr, il n'y a, dans l'instant, aucun malaise au centre de nous-même. Un début de sincérité rencontrera le malaise de l’ego qui y résiste. Nul besoin de l’étouffer, nous pouvons malgré tout remonter à la source de ce qui nous donne vie. A la source d’un tel élan de sincérité, là, nous pourrons être enfin à l’aise en l'absolu. Absolument à l’aise, toute notre personne telle qu’elle est, c’est-à-dire sa petitesse bien comprise, sera vécue par l’océan de la vie comme une onde.

« Soyez-en sûr », « La foi », « La foi en la lumière spirituelle qui nous éclaire et nous transforme », « Pari » !? Nous disions viser à un point de vue d’« expérimentant » mais n'est-ce pas la croyance et son vocabulaire qui revient malgré nous au galop ? Le discours de la foi n’est-il pas renoncement à l’autonomie en matière spirituelle ? Cependant ces objections n’intègrent pas une possible distinction entre croyance et foi. Certes les confusions entre foi et croyance sont presque systématiques dans les groupes religieux et elles sont courantes dans les mouvements spirituels. Mais nous allons montrer que la cohérence de notre pari met en jeu leur distinction en un sens favorable à l’autonomie et à l’authenticité. Parier, ici, ce n’est pas d’abord un acte de croyance.

 

Les croyances restent des représentations du spirituel. L’objet de notre pari est de passer de croyances à la foi épurée comme simple confiance en la vie. Mais cette dernière ne prendra vraiment consistance qu’avec l’expérience de la vie universelle.

Dans la rencontre des autres spiritualités, je suis bien confronté à d’autres croyances que les miennes. Cependant, si je dialogue sincèrement, j’y rencontrerai un même élan de la foi pour une vie vécue en plénitude[i]. Mes croyances valent sans aucun doute moins que l’authenticité de la foi en la vie. La croyance en quelque chose n’en implique pas nécessairement l’expérience. La foi, elle, est requise pour faire le saut de l’expérience de la vie universelle. Ce saut effectué, la foi dans l’évidence de ce qui s’expérimente reste à nourrir pour vivre, sans la limiter, l’aventure qui suit. La foi ou la confiance en l’évidence resteront nécessaires tant que nous avons à nous libérer de croyances illusoires ou limitantes. En effet, elles restent souvent assez fortes pour tout obscurcir y compris ce qui, le moment d’avant, relevait pourtant de l’évidence. Mis à l’épreuve par la vie, l’expérimentant est souvent tenté de revenir à ses vieilles croyances. Pour faire face à ces difficultés, des distinctions sont ainsi essentielles :

1      -   premièrement, il y a ce qui ressort de nos croyances, notre foi peut grandir en s’en émancipant ;

2      - deuxièmement, il y a ce qui manifeste la foi ou la confiance encore trop aveugles du chercheur spirituel, il s’agit d’entrer dans un cercle vertueux faisant grandir la foi et la connaissance ;

3      -  troisièmement, il y a la foi ou la confiance comme poussée de la vie universelle vers elle-même à travers nous ; son développement impulsera aussi l’aventure spirituelle.

 

Nous allons approfondir ces distinctions 1, 2 et 3 au regard de l’autonomie et de l’authenticité.

 

1 – Une foi peut s’émanciper des croyances.

Du côté de la recherche spirituelle, la foi et la croyance se ressemblent souvent jusqu’à se confondre. Dès lors, il faut nous assurer d’un usage de la foi non contraire au fait d’être notre propre autorité. Il nous faudra aussi tenir compte du fait que le vocabulaire de la foi aura toujours un passif religieux dans l'oreille d'un athée ou d’un agnostique. Puisque notre pari a l’ambition d’intégrer des spiritualités athées ou agnostiques, il nous faut distinguer foi spirituelle et foi religieuse. Pour éviter une confusion dommageable entre ces formes de foi, à chaque fois que cela sera pertinent, nous nous tournerons aussi vers la notion de confiance (spirituelle) en la vie, qui, elle, n’a pas de connotation religieuse immédiate. Nous montrerons aussi l’intérêt d’user conjointement de ces deux notions pour mieux appréhender leur développement vers plus d’autonomie et d’authenticité.

Dans l'optique d'être à soi-même sa propre autorité, si la foi est inévitable quand on fait un pari spirituel, il s’agit de savoir comment éviter ses errances. Nous chercherons donc à discerner par un usage réfléchi du doute à quel endroit une foi spirituelle risque de tolérer en nous des croyances préjudiciables pour vraiment vivre la vie en plénitude. Un idéal de purification et d'élévation spirituelle de la foi doit être poursuivi car « [u]ne foi qui serait fondée sur la compréhension d’un dessein divin, d’un ordre, ne serait plus une foi, mais une croyance (subtile) »[ii], rappelle Yvan Amar. Avec lui, nous pouvons affirmer que la purification des croyances a un profond sens spirituel :

« C'est parce que la foi n'a nulle part où se fixer qu'elle peut continuellement se jeter dans le Tout. » [iii]

 

Mais nous montrerons que la foi dont nous parlons ici devra aussi surmonter les doutes à son égard suscités par nos vieilles croyances antispirituelles. La foi véritable, pour être une confiance en la vie authentique, a besoin d'un doute de grande tenue. Ce doute n’a rien des doutes mesquins qui nous confortent dans les croyances assurant la perpétuation de notre ego-centrisme. Il n’a rien de ces doutes mesquins qui, par cynisme, ignorent toute perspective évolutive et préfèrent l’impasse des vieilles manières à de nouvelles formes d’être et de devenir. La foi authentique et le doute de grande tenue n'ont aucune complaisance pour les petits doutes. Ces « petits » doutes sont le plus souvent le produit d’une mauvaise foi qui entretient telle forme de peur, tel amour du drame, etc. Ce sont des obscurcissements de ce qui, en nous, a le goût de l’authentique, du beau et du juste.

 

2 – Il y a un cercle vertueux de la foi et de la connaissance.

En science expérimentale, il faut suivre un protocole. Autrement dit, « pour réaliser une expérience », il faut respecter les « instruction[s] précise[s] et détaillée[s] mentionnant toutes les opérations à effectuer dans un certain ordre ainsi que les principes fondamentaux »[iv]. Un protocole scientifique nous oblige à de la rigueur et de la précision. Sa pratique met ainsi en jeu une transformation cognitive de notre personne. La foi en un progrès cognitif exige de se soumettre aux faits expérimentaux, pour corriger nos erreurs et avoir une meilleure compréhension du réel. Dans les sciences spirituelles, ces qualités sont éminemment requises. Mais, outre des progrès cognitifs, elles incluent un développement de l’intelligence émotionnelle et une transformation de notre volonté individuelle. Une science spirituelle requiert foi ou confiance pour prendre le risque de suivre un protocole qui transformera radicalement toute notre personne dans son rapport à elle-même. La foi spirituelle sera à rude épreuve lorsque nous serons amenés à faire face à des illusions qui ont été jusque-là constitutives de notre personne. Elle devra tenir bon pour admettre ce qui relève de notre misère spirituelle.

Dans les sciences spirituelles, la foi et la compréhension se mêlent profondément. Comprendre intimement à quoi ouvre telle transformation revient à faire le saut pour s’y ouvrir. Si la vie en plénitude est la clé de tout ce processus, la foi spirituelle comme confiance radicale en la vie est une vertu de première importance.

 

3 – Notre pari est de percevoir la foi comme poussée de la vie universelle à travers nous.

La foi est ici, d’abord, une disposition pour « prendre le risque, malgré tout, de laisser émerger des prises de conscience ». A l’évidence, tout procédé pratique, qui favorise l'émergence du fait intérieur recherché, met en jeu une transformation de notre individualité personnelle. Celle-ci approfondit notre lien au tout de la vie. La foi radicale en la vie nous relie déjà à son tout. Elle est aussi la confiance qu’a la vie en elle-même à travers nous. Pour en avoir une idée, observons un animal dans un milieu naturel. Nous sommes parfois tentés de mettre en avant la fragilité de son existence. Mais, lui, n’incarne-t-il pas une foi innocente en la vie ? Pour nous qui sommes des animaux mentaux et émotionnels, cette innocence de la foi est devenue un objet de reconquête. Dans notre cas, « comprendre », c’est-à-dire entrapercevoir, ou même voir, que nous existons au sein du tout de la vie, est nécessaire pour croître en foi et en confiance. Lorsque la vie universelle est expérimentée comme un fait intérieur, les vertus de foi ou de confiance spirituelles sont transfigurées mais des efforts resteront peut-être nécessaires. Lorsque la vie universelle est consciente en nous, l’abandon à son processus de transformation reste souvent délicat. Des aspects intellectuels, émotionnels, pulsionnels et physiques de notre personnalité y résistent. Dans l’adversité de ce processus, foi ou confiance spirituelles restent donc requises. Elles nous ré-ancrent sur le fait de la vie universelle pour en réaliser davantage la valeur infinie et la force transformatrice.

Notre définition de la foi comme acte de « prendre le risque, malgré tout, de laisser émerger des prises de conscience » aboutit à de nouvelles façons d’être et de devenir. Elle s’inscrit dans le contexte d’un développement de la foi. Celui-ci passe par la purification de nos croyances ainsi qu’une réflexion plus autonome et un doute plus authentique. Ce développement de la foi sera consistant quand il se fondera sur l’expérience de faits intérieurs spirituels. Nous partirons de ce que nous croyons aujourd’hui pour suggérer comment nous pourrions aboutir à ce type de foi.

 

Examinons la tentation du nihilisme qui récuse toutes les formes de confiance ou de foi en la vie.

Nous avons affirmé qu’avec la foi et la confiance, la vie revient vers elle-même à travers nous. Foi et confiance mettraient ainsi en jeu la relation intime entre notre vie individuelle et la vie universelle. Si ce point de vue est juste, toutes les formes possibles de foi devraient être l’individuation d’un certain type de confiance en la vie. Dès le début de son livre Dynamique de la foi, Paul Tillich pointe implicitement ce fait en donnant sa définition de l’acte de foi :

« Il y a foi quand on est ultimement concerné. »

Une telle définition évite de réduire le vécu de la foi à la vie religieuse ou à la recherche spirituelle. Elle suggère que l’acte de foi est commun à tous. Paul Tillich veut montrer que la foi, à proprement parler, n’est pas réductible à sa forme extérieure. Pour lui, elle est un mode d’être de nos existences. Pour mieux nous la faire entendre, il ajoute plus loin :

« Toute négation de la foi exprime une foi, une préoccupation ultime, aussi la dynamique de la foi triomphe-t-elle toujours. »

Bien avant Paul Tillich, dans le chant XVII, 3, la Bhagavad Gîtâ  disait déjà :

« La foi de chacun […] est conforme à sa nature propre. Un homme se définit par sa foi : telle est la foi, tel est l’homme. »[v]

On peut soupçonner là des ruses de théologiens pour utiliser un vocabulaire religieux applicable à tous y compris à l’athée. Mais il y a la vérité du propos : nos croyances peuvent changer du tout au tout mais notre foi ne fait que se déplacer. Il arrive que parlant d’un passé religieux, on dise qu’on a perdu la foi, mais, à notre insu, on confond alors la foi avec certaines croyances. Pour nous, le contraire de la foi n’est pas l’incroyance. Un philosophe sceptique authentique aura foi dans la pratique de la suspension de tous ses jugements. Sa foi sceptique lui fait comprendre qu’il faut éviter toute conclusion dogmatique sur quoi que ce soit. Sa relativisation des croyances par le doute est une foi pratique pour s’ouvrir en profondeur au jeu de la vie.

Envisageons le pari que le développement de la foi et de la confiance sous ses diverses formes fasse partie d’une individuation de la vie universelle à travers nous. Les difficultés majeures rencontrées pourraient alors être semblables à des pathologies où ce qui est censé préserver une forme de vie corporelle s’en prend à la vie corporelle elle-même. A l’aune de notre pari, l’impasse majeure du développement de la foi et de la confiance est la négation de la valeur de la vie par une forme de vie. Ainsi, s’il y a un ennemi de la foi et de la confiance, c’est le nihilisme[vi].

Deux sources d’impressions le nourrissent. Dans un contexte de sécurité matérielle et sociale, une première source est l’ennui. « La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres. », se lamente le poète Mallarmé. Tout se vaut, rien ne vaut. Aucun ensorcellement, le désenchantement à perte de vue, aucune inspiration, la langueur d’un bof inlassablement réitéré s’emparent de l’enfant désormais lassé par tous ses jouets. Evidemment, le sentiment de sécurité matérielle, d’abondance et de satiété reste passager. Une autre impression prend le relai. C’est l’impression que la vie universelle finit toujours par produire la tragédie, avec ses souffrances et la mort. Cette seconde source de nihilisme se combine avec la première. Il y a un chaud froid de la conscience éparpillée, désœuvrée à la conscience désormais préoccupée, inquiète et angoissée. Amplifié par ce chaud-froid à répétition, « un vieil air languissant et funèbre »[vii] instille son point d’interrogation mélancolique : « la vie vaut-elle d’être vécue ? » L’animal fatigué reprend la route. Le fardeau de la vie peut se porter, se dit-il. L’arrêt sur la question n’est pas souhaité. Des petites impulsions de ne plus jouer le jeu de la vie s’emparent du sujet. Des petites zones d’agressivité se hérissent devant qui voudrait déranger l’animal portant son corps comme un fardeau de la vie. Et cela pourrait se passer ainsi de suite sans qu’on prenne la peine de davantage s’y intéresser. Mais ce trouble d’abord mineur et épisodique peut prendre des proportions inquiétantes.

Un premier point culminant de la pathologie nihiliste est sans aucun doute la phase dépressive. En arrière-plan, chaque avancée du mal est aussi l’aboutissement de petits doutes mesquins à l’encontre de tout élargissement de notre ressenti de la vie : un désir d’étroitesse finit par étrangler tout amour de la vie et endort toute velléité d’en sortir. Le piège nihiliste s’est refermé : il y a les boîtes de médicaments pour ne plus y penser, il y a le fantasme du « dernier soupir et c’est terminé ». Tant que ces moments dépressifs sont ressentis comme pathologiques, le nihilisme n’est qu’une tentation et on a la pensée de se faire aider. Dans Le mythe de Sisyphe, Albert Camus partait de cette interrogation : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » Inspiré de Camus, on peut défendre un courage d’être malgré l’absurdité de la vie. Quant à nous, nous invitons à parier sur l’expérience d’une vie vécue en plénitude. Nous parions que cette expérience soulagera les difficultés existentielles avant de les surmonter dans une évolution créatrice. Mais diagnostiquant l’absurdité de la vie, nihiliste proclamé, un épigone spiritualiste de Schopenhauer argumentera, lui, en faveur d’une défiance lucide envers la vie. La vie, c’est l’ego et ses désirs, ses pulsions de mort. Pour échapper à l’impermanence de la vie qu’il juge vaine, il soulignera que nous ne sommes pas le corps. Il applaudira l’épuisement des valeurs, qu’elles soient prémodernes, modernes, etc. Il se délectera de tous les charmes de l’effroi à l’annonce d’un inéluctable effondrement civilisationnel. Nous, nous diagnostiquons une crise évolutive majeure, due à une impasse de la conscience mentale humaine. Notre pari est un défi spirituel pour la surmonter. Pour les nihilistes spiritualistes promoteurs du renoncement, la tentation inhérente à toute valeur, c’est la soif de vie et, à terme, la guerre des valeurs. Le courage d’être malgré l’absurdité de la vie sera ainsi, selon eux, une soif de vie incohérente. Et bien sûr, parler de vie en plénitude, d’évolution de la conscience, comme nous osons le faire, est, dans leur perspective, un délire. Au mieux, quelques survivants chanteront autour d’un feu le temps du moteur à explosion, ils méditeront calmement en attendant que leur corps lâche et que la déflagration de la vie retourne à zéro. Du point de vue de notre pari, cette attitude spiritualiste discutable de retrait vis-à-vis du devenir de la vie jugée absurde reste de l’attentisme.

Malheureusement la pathologie nihiliste peut avoir un autre point culminant. Elle prend des formes beaucoup plus dangereuses dont certaines peuvent compromettre l’avenir terrestre. Nous avons vu que la pathologie avait sa dose d’agressivité. Le dépressif la tourne vers soi, le renonçant spiritualiste à l’encontre de tout devenir en soi. Ce-dernier y voit unilatéralement l’illusion du désir et il cherche à étouffer en lui toute vitalité. Lorsque le nihilisme n’est pas qu’une violence envers soi, son refus de la vie universelle peut le conduire à s’opposer violemment aux autres formes de vie[viii]. Lorsqu’il se mêle à un faible sens moral et à quelques velléités hédonistes, il finit par justifier au nom d’une forme de vie égoïste l’injustifiable : « Pourquoi je ne pourrais pas faire ça ! Cette vie c’est de la merde ! Et on va tous crever ! ». Ce nihilisme égoïste peut prendre des figures collectives : « Nous ne voulons pas des autres sur notre radeau de fortune, il deviendra de plus en plus inconfortable pour tout le monde. Le naufrage aura lieu ; gagnons du temps ; préservons-nous pour le moment ; Coûte que coûte. » Ce qui compte alors, ce n’est que notre famille, que notre clan, que notre pays, etc. Fasciné par la mort et la catastrophe, ce nihilisme réactive alors les pires nationalismes, les impérialismes, les racismes, les fascismes, etc. Et partant d’un diagnostic nihiliste de cet acabit, il y a la tentation de mettre sa foi dans la croyance religieuse que la vraie vie est ailleurs, dans un arrière-monde. On se met à juger que le monde humain, pourtant produit par le jeu de la vie universelle, est corrompu définitivement par le péché. Il est le mal dont il faut se défaire. La tentation nihiliste aboutit alors à arborer un masque religieux d’une pureté terrifiante…

A l’encontre du nihilisme, nous interprétons la foi spirituelle, d’abord et avant tout, comme confiance en la valeur de la vie.

 

Approfondir conjointement notre compréhension de la valeur de la vie, de la confiance et de la foi nous permet de mieux éviter les impasses du nihilisme et des croyances.

Dans notre perspective laïque, parler d’une foi en la vie pour l’opposer au nihilisme peut sonner comme une volonté de constituer une religion de substitution. Certains républicains anticléricaux ont pu avoir ce projet d’une religion civile. Celui-ci va à l’encontre d’une laïcité offrant une possibilité spirituelle d’émancipation vis-à-vis de toute identification mentale. 

Pour éviter de faire de la laïcité une religion de substitution, laisser ouverte la possibilité d'une spiritualité athée et matérialiste est nécessaire. Cette option spirituelle semble mieux respectée quand nous utilisons le vocabulaire de la confiance à côté de celui de la foi. Son usage évite davantage de réduire la foi à une réalité religieuse. Toutefois ce changement de vocabulaire ne garantit pas d’éviter tout glissement vers des croyances. 

Remarquons que le vocabulaire chrétien de la foi, fides en latin, a trait aussi initialement à la fidélité et à la confiance. Certes, dans beaucoup de pratiques religieuses, il se réduit à une confiance en une divinité dont les contours sont réduits à un credo, un manifeste religieux de croyances composé d’une liste de dogmes indiscutables. Pourtant malgré ces dérives, certains mystiques ont régulièrement rappelé que le divin, c’est la vie en plénitude, en tout et en tous. Pour eux, la foi prend vraiment sens dans une expérience de la vie universelle au-delà de nos vies personnelles. Pour eux, être conscient de la vie universelle et l’aimer plus que tout est la dévotion au divin. La tragédie pourrait ne plus nourrir le trouble nihiliste mais elle restera longtemps un défi pour la foi ou la confiance. Dans les Evangiles, par exemple, Jésus-Christ transmet à ses disciples une expérience de la vie divine, mais lui-même connaît encore une épreuve de la foi à l’approche de sa crucifixion. Face aux poussées d’angoisse qui l’assaillent, il prie pour vouloir ce qui est le mieux du point de vue divin : « Mon Père, si c’est possible, fais que cette coupe passe loin de moi. Toutefois, que les choses ne se passent pas comme je veux, mais comme tu veux. », dit-il selon l’Evangile de Matthieu, 6, 39.

Nous partirons d’une forme de confiance athée en la vie apte à éviter le nihilisme. Puis nous reviendrons sur une foi en une vie divine. Lorsqu’on affirme que l’essence de la vie est divine, peut-on être sûr de faire face au tragique sans regarder la vie terrestre avec mépris ? D’ailleurs, toute espérance d’une vie meilleure, y compris athée, ne risque-t-elle pas de conduire au mépris nihiliste de la vie actuelle ?

Dans Le courage d’être, Paul Tillich reconnaît que dans le christianisme, « […] le concept de foi a perdu son sens authentique et qu'il a pris le sens de « croyance en quelque chose d'incroyable » »[ix]. Compter sur un réenchantement du monde basé sur l’extraordinaire ne semble pas viable face aux pathologies nihilistes induites par la modernité et la postmodernité. Ce serait être tenté par une régression aux mentalités superstitieuses et obscurantistes prémodernes. Les croyances en l’extraordinaire, ce sont toujours des croyances, des impressions et non des expériences d’états de conscience.  En nous appuyant sur le livre Le courage d’être, on peut rapprocher la confiance en la vie avec ce que, précisément, Tillich nomme le courage d’être athée face aux tragédies. Celui-ci caractérise bien l’existentialisme d’un Albert Camus. C’est un premier pas pour sortir des marécages du nihilisme. Il peut rapprocher d’une confiance en la vie libérée du sentiment d’absurdité qui la recouvrait. La foi en lien à « ce qui nous concerne ultimement » met en jeu, même à travers un courage d’être, un acte de confiance en une vie universelle intérieure à nous. En faire l’expérience, ce serait en quelque sorte trouver l’essence de l’ordinaire. Ce serait prendre conscience d’un trésor au cœur de la banalité de l’existence. Nous reprenons ce dialogue entre athéisme et spiritualité, en pariant sur l’authenticité spirituelle des témoins d’une vie vécue de plus en plus en plénitude. Pourquoi juger la vie absurde si nous n’en percevons pas l’intériorité ? Inviter à la confiance en la vie n’implique, ici, aucune croyance religieuse ou philosophique spécifique. Cette confiance, ici, est une invitation à l’expérience de la vie universelle puis à l’adhésion à son devenir en plénitude.

Pour bien marquer notre volonté de pluralisme spirituel, à côté du vocabulaire de la confiance, nous réinvestissons, bien sûr, celui de la foi. Mais nous parlons d’une foi qui veut se libérer des croyances dogmatiques en vue d’une expérience de la vie universelle. La foi spirituelle est donc ici interprétée, comme précédemment, d’abord et avant tout, comme confiance en la vie. Cette conception fait de nouveau écho à celle de Paul Tillich. Toutefois interpréter la vie universelle comme une vie divine introduit une dimension de foi qu’une confiance en la vie ne contient pas. Peut-on être sûr que celle-ci ne permettra pas au nihilisme de resurgir ?

Revenons à la foi spirituelle de Jésus-Christ face au pressentiment de sa crucifixion. Celui qui, comme lui, aurait conscience d’être une individuation de la vie universelle peut connaître une telle aventure. Il peut pressentir que sa propre existence personnelle devra être brisée et broyée pour que le devenir de la vie emporte une victoire évolutive. Il peut pourtant en ignorer intellectuellement ou intuitivement toutes les raisons. Au tréfonds de son âme, il serait alors reconduit vers la foi qui le relie indéfectiblement à la vie universelle. Purifiée, sa foi l’amènerait à vouloir ce devenir et à s’y abandonner. Mais avant d’arriver à ce total don de soi, son humanité n’en connaîtrait pas moins une traversée d’angoisse.

Une telle interprétation de l’angoisse de Jésus-Christ dans le jardin de Gethsémani, la veille de sa crucifixion, suppose de croire réelle son expérience de la vie universelle. Quoi qu’il en soit, pour un individu en qui cette expérience se vivrait, les tragédies de l’existence demeurent. Face à celles-ci, sa confiance reste souvent nécessaire et l’amène à des choix contre l’inauthenticité, l’indignité, l’inhumanité, etc. On peut se demander si ces choix échappent à tout danger nihiliste. On pourrait s’interroger sur ce qui amène Jésus-Christ à choisir le martyr plutôt que de fuir. Certains comme Nietzsche ont vu dans la croyance de Jésus-Christ ou de Socrate une promotion de la haine de la vie. On peut se questionner pour savoir dans quel but tous les deux choisissent de ne pas fuir devant leur condamnation à mort alors qu’ils en avaient la possibilité. Pour les comprendre, il faut peut-être prendre au sérieux leur témoignage selon lequel l’expérience approfondie de la vie universelle est une expérience de vie par-delà la naissance et la mort. Selon eux, cette immortalité par-delà la mortalité du corps et de l’ego a aussi une part évolutive individuelle qui peut s’expérimenter pendant cette vie terrestre. Si c’est leur vécu, leur choix n’aurait rien d’une croyance fanatique et nihiliste affirmant que la vraie vie est ailleurs. Pour beaucoup d’entre nous, ce ne sont là que des objets de croyance, mais au nom de quoi nier que ce soit une expérience spirituelle possible ? En tout cas, le soupçon de nihilisme nous aura permis ici un acquis spirituel : il n’y a pas de sacrifice de soi heureux sans une conscience d’être une individuation de la vie. En l’absence de cette expérience ou d’une démarche sincère en vue de la réaliser, toute foi qui mène au sacrifice peut nourrir des tendances nihilistes.

Avec la figure de Socrate, on peut parler de confiance philosophique en la vie et non de foi dévotionnelle religieuse. Mais adhérer mentalement aux arguments rationnels de Socrate en faveur de l’âme n’est pas non plus en avoir l’expérience intérieure. La suspicion contre la foi, en matière d’autonomie ou concernant la tentation nihiliste, ne sera pas surmontée en décidant de privilégier une confiance raisonnable en la vie. Des raisons d’avoir confiance en la vie restent des croyances. Celles-ci s’attachent alors à la confiance comme elles s’attachent aux fois religieuses. De même, une confiance athée en la vie peut être teintée de croyances dont les représentations mentales rationnelles maintiennent la présence ego-centrique d’un croyant. Idéologique, l’athéisme peut d’ailleurs être animé par un fanatisme qui ressemble fort à n’importe quel fanatisme religieux. Les élans athées d’agressivité nihiliste sont parfois plus effrayants que ceux des croyants. Des athées fanatiques ne comptent pas sur un arrière-monde pour assurer leur hégémonie sur l’histoire. Ainsi certains ont cru devoir accélérer la disparition des personnes de l’ancien monde pour que les jeunes incarnent l’espérance d’un homme nouveau. Rejeter le mot foi pour le mot confiance ne garantit assurément pas contre toute dérive.

Par ailleurs, le vocabulaire de la foi a des spécificités qu’il serait dommage de perdre. Il pointe, en effet, des dimensions qui ne sont pas immédiatement présentes dans la confiance. Par exemple, on dira que j’ai gagné ou perdu en confiance ou en foi, mais c’est seulement de la foi qu’on peut dire à proprement parler qu’elle nous a saisi. Mais inversement, la foi en la vie universelle, lorsqu’elle s’interprète comme une foi en une vie divine, peut trouver dans le vocabulaire de la confiance des ressources. Elles lui permettront de mieux exprimer, par exemple, le don de soi auquel elle aspire. Ainsi, il est courant de dire qu’on donne sa confiance à quelqu'un ; par contre, lorsqu’on parle de foi en quelque chose ou quelqu’un, on semble moins enclin à l’envisager comme un acte de don.

Il y a un intérêt à utiliser autant le vocabulaire de la foi que celui de la confiance. En effet, les questionner l’un et l’autre éclairent nos aspirations à vivre en plénitude la vie universelle. Comme nous l’avons vu, c’est l’objet de la confiance, notre représentation de ce à quoi on donne notre confiance, qui peut être soumis au questionnement. Le vocabulaire de la foi a tendance, lui, à limiter le questionnement sur son objet, comme nous l’avons déjà remarqué. Or certains de ces objets participent de la haine de la vie et donc du nihilisme. Ceci dit, de son côté, la foi facilite un examen de conscience du côté du sujet qui la vit : c’est notre foi, comme expression de qui nous sommes, qui peut souffrir d’inauthenticité ; c’est sa force et sa pureté dans le sujet qui détermine l’issue de l’affrontement aux tentations nihilistes. Le vocabulaire de la confiance permet moins immédiatement d’interroger la clarté d’intention du sujet dans l’acte en jeu. Ainsi, quand on parle conjointement de confiance et de foi, on oublie moins qu’il y a un acte avec un sujet, d’un côté et un objet, de l’autre. Or comme nous venons de le voir, pour vivre plus authentiquement la vie en plénitude et être moins sujet au nihilisme, ces deux côtés méritent notre attention.

La notion de valeur se rapproche aussi des conceptions de la foi et de la confiance en la vie que nous voulons ici approfondir. Elle permet aussi d’éclairer cet acte de l’individu dont l’enjeu est la relation entre un objet, la vie dans son universalité créatrice et un sujet, qui, au fond, est une tentative d’individuation de cette vie. Comme la foi, la valeur n’est pas réductible à une orientation existentielle ou à un objet de confiance que se donnerait l’ego. Les préférences de l’ego pour ceci ou cela ne coïncident pas avec la valeur intrinsèque de ceci ou cela : ma préférence pour les frites ne coïncide pas avec la valeur diététique des frites. La valeur que nous donnons à la vie engage à la fois notre confiance et notre défiance en la vie ; mais la valeur intrinsèque de la vie devrait elle-même commander la nature de notre relation à la vie. Reconnaissons-le, le mot valeur sous-entend dans son usage postmoderne plus une préférence qu’une participation à une qualité d’acte ou d’être. Cette confusion favorise d’ailleurs la tentation nihiliste. En effet, si c’est moi qui promeus la valeur, alors tout se vaut ; mes déficiences en vide tout sens et, au fond, seule la nulle valeur de la vie vaut. Cependant même si nous comprenons que la valeur ne peut être séparée de qualités intrinsèques à des réalités, notre foi en la vie tente d’emporter dans un même flux les valeurs qui nous animent. Or, par exemple, comme la spirale dynamique le suggère, les valeurs sont difficiles à harmoniser dans un tout. Par exemple, certaines sont plus centrées sur la personne individuelle, d’autres plus à l’écoute du collectif. Une foi ou une confiance en la vie plus authentique passera donc par une meilleure perception de l’unité et de la dynamique qui donne vie à nos valeurs. Autrement dit, elle passera par la prise de conscience de plus en plus fine de la valeur infinie de la vie universelle.

 

UNE SCIENCE DU DEVELOPPEMENT DE LA FOI EST NECESSAIRE A NOTRE AUTONOMIE ET NOTRE AUTHENTICITE.

Menons une analogie avec la foi médicale et envisageons une science de l’art spirituelle qui développe foi et confiance en la vie universelle et son expérience.

La foi comme confiance en la vie n’est pas aveugle si elle s’appuie sur un fait expérimentable ou une évidence testable. Cependant un inconvénient majeur demeure dans la perspective de notre pari. L’usage du vocabulaire de la foi revisité avec celui de la confiance dans des faits et des évidences ne garantit pas la fondation de véritables sciences psychospirituelles. Savoir de quoi l’on parle, préciser le sens des mots n’est pas encore confronter à l’expérimentation factuelle un ensemble de représentations. On doit se demander si vraiment les notions de foi ou de confiance n’altèrent pas notre projet de sciences spirituelles laïques. Autrement dit on doit se demander si les notions de foi ou de confiance disqualifient notre tentative d’édifier une spiritualité surmoderne. Avec la valorisation de l'acte de foi ou de confiance en la vie, il y a toujours le risque que germe un refus de voir tout ce qui interroge nos représentations.

Toutefois, il ne semble pas que tout acte de foi ou de confiance revienne à une régression à des mentalités religieuses prémodernes, refusant tout ce qui les mettent en question. Dans notre vie quotidienne moderne, l'acte de foi qui fait prendre un traitement médical prescrit par un médecin n'est pas déraisonnable quand on n’a pas fait soi-même le cursus de médecine. Inspirons-nous par analogie de la science de l’art médicale qui prend au sérieux le rôle de la confiance dans le soin. Ne pourrions-nous pas esquisser les bases d’une science de la foi spirituelle ou de la confiance en la vie ?

Pour élaborer celles-ci, il nous faudra examiner les fois religieuses des mystiques (poly)théistes. Faut-il les condamner unilatéralement comme prémodernes et caractéristiques de la foi aveugle ? Ou faut-il traiter radicalement les dérives des croyances qui les entourent afin que leurs expériences spirituelles authentiques, libérées de leurs cadres dogmatiques, viennent enrichir notre exploration surmoderne de la vie universelle ?

Tout engagement sur un chemin de transformation spirituelle implique un genre de foi qui sera mis en jeu dans une relation de plus en plus unitive avec la vie universelle. Le terme de foi est souvent ramené à une relation avec une vie divine. Mais une perspective spirituelle liée au divin, si elle a du sens, sera aussi l’expérience d’une vie universelle, manifestant tout être et toute chose. La foi mystique en la vie divine donnerait moins prise aux errances prémodernes des religions si elle prenait plus de précaution avec certaines croyances. Par exemple, affirmer que la vie universelle est une vie divine personnelle reste le plus souvent une croyance. Des visions mystiques peuvent n’être qu’une projection. Même si l’expérience spirituelle de la vie universelle est, en parallèle, indubitable, des visions de formes divines ne prouvent pas nécessairement que ces formes soient des réalités. De telles visions ne doivent pas être confondues avec une prise de conscience de divinités constitutives de l’être et du devenir de la vie universelle. Si elles apparaissent et disparaissent, elles font encore partie du spectacle de la vie : ce n’est pas encore une expérience d’une dimension essentielle de la vie. Par exemple, nous ne disons pas qu’il est impossible de réaliser qu’une dimension de notre personne est de la substance même de la vie universelle. Il se peut que cette réalisation soit la révélation de notre essence individuelle véritable. Toutefois, il nous semble que réaliser la présence de la vie universelle, comme la source et la nature authentique de tout ce qui est, sans qualification autre, sera plus immédiat, en général. Par exemple, certaines spiritualités non duelles d’inspiration indienne assimilent trop vite la vie universelle à notre « Je divin ». Elles peuvent dès lors laisser dans l’ombre le vrai sens de notre individualité. Elles amènent à affirmer que la vie centrée sur l’ego est dépassée alors que des petits désirs personnels expliquent encore une grande part de nos comportements. Dans l’expérience de la vie universelle, la modestie serait de demeurer ouvert, par exemple, en maintenant un balancement entre diverses interprétations de l’absolu. Ainsi, on peut, à côté de la présence impersonnelle de l’absolu, voir l’indice de dimensions personnelles absolues sans perdre de vue l’enjeu spirituel de l’individuation de la vie, à travers nous. Eviter de s’enfermer dans un imaginaire dogmatique consisterait à demeurer ouvert au mystère de cette vie universelle, c’est-à-dire ouvert, aussi, à des possibles paradoxaux pour notre conscience actuelle.

Nous venons d’esquisser un traitement des fois (poly)théistes qui visent à intégrer le meilleur des spiritualités mystiques à l’exploration de la vie universelle. Ce traitement suppose l’abandon des croyances religieuses exclusivistes. Mais plus spécifiquement, il consiste à éviter des interprétations hâtives des visions mystiques, tout en leur restant ouvert. Notre analogie de la foi spirituelle avec la foi médicale semble ici assez bien fonctionner. La foi spirituelle joue le même rôle que l’acte de foi pour suivre efficacement le traitement prescrit par un médecin. Dans l’un et l’autre cas, il faut garder notre sens critique et rester ouvert d’esprit.

Pour filer l’analogie, on peut aussi considérer l’équivalent de la prescription du médecin : les enseignements spirituels et leurs prescripteurs. Comme il nous faut de la fidélité à la prescription médicale, il nous faut de la fidélité à nos pratiques spirituelles, sinon il n'y aura aucune chance de guérir ou de se libérer. A la confiance dans la compétence de notre médecin correspond la confiance dans celle de notre enseignant spirituel. La médecine est liée aussi à une confiance dans la communauté scientifique médicale qui garantit la compétence des praticiens et assure de la rareté des effets secondaires des traitements. Certains scandales peuvent l’ébranler. Du côté spirituel, il n’y a pas encore l’équivalent d’une communauté de praticiens qui nous protégerait efficacement d’exercices illégaux de la sagesse. Ceux qui partagent et explorent l’expérience de la vie universelle condamnent parfois abusivement certains enseignements sans en saisir l’intérêt. En contribuant au développement de sciences de l’art spirituelles, notre pari est de tracer un chemin entre ces écueils.

 

La psychologie du développement offre une réponse claire à l’objection selon laquelle les notions de foi ou de confiance feraient barrage à des sciences spirituelles.

Les travaux en psychologie de James Fowler sur le développement de la foi montrent qu'on aurait tort de croire que la foi est étanche à toute science. Ce chercheur a marché sur les traces de Piaget.

Ce-dernier a été un pionnier. Il a montré qu’on peut situer un enfant dans son développement en fonction des types d’opérations cognitives qu’il est capable d’effectuer. Voici un résumé de ce qu’il a ainsi obtenu :


 

De nombreux autres chercheurs comme Commons et Richards ont affiné et prolongé les travaux de Piaget. Ken Wilber relie ces opérations mentales avec les types de mentalités repérées par la spirale dynamique de Grave, Beck et Cowan. Il suggère qu'il y a une correspondance entre les étapes du développement d’un individu de l’enfance à l’âge adulte avec l’évolution des mentalités au sein d’une culture. Du point de vue cognitif, voici un tableau synthétique possible inspiré des travaux de Ken Wilber :

 


Fowler a appliqué la démarche initiée par Piaget dans les travaux sur le développement cognitif à la question du développement de la foi. Ses résultats ont été inclus par Ken Wilber à sa propre synthèse. La définition de la foi utilisée suit nommément celle de Tillich. Nous espérons en avoir montré la remarquable pertinence spirituelle précédemment.

 

EXPERIENCE DE PENSEE 

Fowler est parti d’un cadre théorique et méthodologique inspiré par Erikson, d’une part, Piaget et ses continuateurs comme Kohlberg, d’autre part.  Il a établi son modèle de développement de la foi en s’appuyant sur des enquêtes et un certain nombre d’expériences[x]. Gary Leak a mis à l’épreuve ce modèle avec ses propres recherches. Il a proposé un questionnaire pour évaluer, de la façon la plus simple qui soit, la pertinence des stades du développement de la foi qu’a proposé Fowler[xi]. Nous réadaptons ce questionnaire et nous vous proposons de vous situer vous-même dans cette échelle du développement de la foi.

 

Pour chaque question posée choisissez l’option A ou B puis cochez :

 

1.

 A- Je crois totalement ou presque en l’enseignement de ma religion ou de la vision du monde qu’on m’a transmise.

  B- Je me trouve en désaccord avec ma religion ou la vision du monde qu’on m’a transmise sur de nombreux aspects.

 

 

2.

    A- Je crois que ma foi, qu’elle soit athée, religieuse ou spirituelle, offre une excellente vision de ce qui doit se faire. Elle me dit quoi faire.

      B- Je crois que ma foi a des vues à offrir mais que n’importe quelle autre foi peut m’enrichir.

 

 

3.

      A- Il est très important pour moi d’examiner de manière critique mes croyances et valeurs, qu’elles soient religieuses, athées ou spirituelles.

      B- Il est très important pour moi d’intégrer les croyances et les valeurs liées à mes appartenances, qu’elles soient religieuses, athées ou spirituelles.

 

4.


A- Mon orientation, qu’elle soit religieuse, athée ou spirituelle, vient essentiellement de mes propres efforts de compréhension.

      B- Mon orientation, qu’elle soit religieuse, athée ou spirituelle, vient des transmissions éducatives et familiales.

 

5.


A- Je ne vois pas d’embarras à côtoyer d’autres options ou à dialoguer avec elles, qu’elles soient religieuses, athées ou spirituelles.

 B- Je ne vois pas d’intérêt à rencontrer d’autres options, qu’elles soient religieuses, athées ou spirituelles.

 

 

6.

A- Mon développement personnel, religieux, philosophique ou spirituel, m’a occasionnellement obligé à entrer en conflit avec ma famille ou des proches.

B- Mon développement personnel, religieux, philosophique ou spirituel, ne m’a jamais conduit à entrer en conflit avec ma famille ou des proches.

 

 

7.


A- Il est vraiment important que ma foi et/ou mes options philosophiques soient hautement compatibles avec celle de ma famille et/ou de mes proches.

      B- il n’est pas essentiel que ma foi et/ou mes options philosophiques soient hautement compatibles avec celles de ma famille et/ou de mes proches.

 

8.

      A- Les traditions et les croyances dans lesquelles j’ai grandi, qu’elles soient religieuses, athées ou spirituelles, sont importantes pour moi et n’ont pas besoin de changer.

      B- Les traditions et les croyances dans lesquelles j’ai grandi, qu’elles soient religieuses, athées ou spirituelles, sont de moins en moins pertinentes pour exprimer mes orientations actuelles en ces domaines.

 

 

Maintenant, pour analyser vos réponses du point de vue de la psychologie du développement de la foi, il faut procéder au calcul suivant :

 

-        Item 1, 2, 7, 8 :

1 point si B sélectionné

0 point si A sélectionné

 

-        Item 3, 4, 5, 6 :

0 point si B sélectionné

1 point si A sélectionné

 

Faites la somme de vos points entre 0 et 8.

 

Dans le tableau qui suit, consultez la colonne de gauche pour vous situer dans votre développement de la foi.




Inspiré par les travaux de Ken Wilber, ce tableau synthètise les stades du développement de la foi de Fowler et Leak avec les stades du développement de la spirale dynamique.

A l’évidence, notre vision du pari et de l’engagement spirituels en général s’adresse à ceux qui ont au moins atteint dans leur développement la mentalité moderne. Ceci correspond à ce que Fowler nomme le stade 4 (>4 points dans l’échelle du développement de la foi de Gary Leak).

Si vous avez 8 points, soit vous êtes a priori un bon candidat pour mener l’aventure spirituelle surmoderne à laquelle nous essayons d’inviter, soit vous êtes un éventuel aventurier qui œuvre déjà au-delà du deuxième palier des mentalités.

 

Quoi qu’il en soit, si l’idée de développer de manière plus authentique votre foi en la vie vous semble pertinente (quelles que soient vos orientations religieuses ou philosophiques), nous vous invitons à poursuivre votre lecture.

La suite de notre propos continuera à consolider ces stades à partir et au-delà du stade moderne de la foi. Si notre pari est juste, un basculement spirituel de la foi en la vie aura lieu au stade surmoderne. La foi, comme confiance en la vie, sera non seulement libre des croyances, mais elle prendra source de plus en plus consciemment à partir de là où la vie nous engendre. Notre foi en la vie devenue authentique basculera : d'une foi ou d’une confiance que nous pensions avoir, nous passerions à une foi ou une confiance, qui, à travers nous, s’ancreraient dans la vie elle-même.

Votre score au test qui précède a évalué le développement de votre foi. A l’évidence, ce sont les capacités de s’ouvrir, de raisonner et donc de douter avec discernement, qui, entre autres, sont déterminantes dans son développement au-delà du stade 4, le stade réflexif. Ces capacités de s‘ouvrir, de raisonner et de douter avec discernement mettent en jeu, d’une part, votre capacité à être votre propre autorité et, d’autre part, votre capacité à davantage devenir ce que vous êtes. La première de ces capacités détermine notre autonomie (de réflexion rationnelle). La seconde a trait à ce qui ressort de notre authenticité. Nous avons déjà précédemment évoqué ces capacités essentielles à notre pari surmoderne mais nous allons les approfondir ici dans leur rapport à la foi et à la confiance en la vie.

Nous commencerons par revenir à ce qui peut renforcer l’autonomie (notre capacité à être notre propre autorité) en matière de foi et de confiance. Vers la fin du chapitre qui suit, nous considérerons le rapport entre foi, confiance et authenticité en investiguant la question de l’auteur ultime de l’action.

L’autonomie et l’authenticité sont des vertus précieuses pour développer psychospirituellement la foi comme confiance en la vie. La foi, entendue en ce sens, n'est pas le monopole des théistes religieux. D’ailleurs pour un (poly)théiste, il peut y avoir un décalage entre son développement cognitif et son développement de la foi. Si, au niveau cognitif, il est moderne ou postmoderne, au niveau de la foi, il peut avoir encore des croyances prémodernes à dépasser. Si ce (poly)théiste prend au sérieux l’identité entre son approche du divin et la vie universelle, il pourra développer sa foi spirituelle avec plus d’autonomie et plus d’authenticité. Pour qui que ce soit, la meilleure voie spirituelle reste décidément celle qui conduit à l'expérience de la vie universelle. Au sein du développement de la foi, ces vertus que sont l’autonomie et l’authenticité transforment les spiritualités liées au divin. Nous montrerons qu’elles ont alors de moins en moins de prétentions exclusivistes sur la vérité spirituelle. Mais ces vertus transforment aussi les spiritualités issues du bouddhisme ou de philosophie indienne non dualiste. Elles sont alors de moins en moins prisonnières de dimensions mythologiques et d’institutions prémodernes. Nous valorisons une foi spirituelle en la vie purifiée des croyances pour contribuer à l’émergence d’une culture surmoderne. Dès lors, tout athée pourra aussi avoir une part considérable dans l’élaboration de cette culture. Assez authentique, il participera de l’affranchissement de toute idéologie qui empêche de vivre la vie en plénitude. 

 

POUR ÊTRE A NOUS-MÊME NOTRE PROPRE AUTORITE, DEVELOPPONS LA FACULTE DE L’INTUITION INTELLECTUELLE (LA BUDDHI EN SANSCRIT).

La démarche cognitive moderne nous a appris à relativiser nos croyances théoriques pour d’abord donner notre assentiment à des faits. Ceux-ci peuvent conforter une formulation théorique ou, à l’inverse, l’invalider et nous mener à son renouvellement. Dans le domaine spirituel, selon nous, il devrait en être de même ; nous devons apprendre à donner notre assentiment d’abord à des faits plutôt qu’à des croyances. A plusieurs reprises déjà, par des expérimentations intérieures, nous avons pointé des faits à l’appui de nos dires. Ceux-ci ne sont pas réductibles à des faits objectifs observables par tous, que ce soit ou non à l’aide d’instruments. Ils mettent en jeu les fonctionnements de l’esprit et les englobent. Nos expérimentations intérieures des sens du toucher, de la vue ou de la respiration ont montré que nos croyances en une limite séparatrice entre notre corps, les autres et le monde étaient discutables. Tracer mentalement une limite entre soi, les autres et le monde ne devrait pas conduire à délaisser la conscience du seul et même espace de perception où tout apparait. Nous reviendrons encore sur ce point avec d’autres expérimentations. L’assentiment aux faits objectifs est parfois difficile quand ils exigent d’abandonner des croyances. La foi aux faits intérieurs est encore moins facile pour nous car nos éducations modernes et postmodernes ne nous y préparent guère. La notion de foi transmise par nos cultures religieuses et même spirituelles est rarement connectée à une notion de fait. 

S’appuyer sur des observations expérimentales quand on examine ses croyances revient à cultiver le sens d’être sa propre autorité. Apprendre à distinguer les faits intérieurs pour ne pas les confondre avec les croyances n’est pas une idée neuve. En développant un assentiment spécifique à ces faits, nous développons la faculté d’intelligence que le sanskrit appelle buddhi[xii]. Dans la philosophie indienne, ce terme pointe une intelligence au-delà de nos pensées usuelles, la plupart du temps limitées à notre vie psychocorporelle personnelle. La buddhi est, dans de nombreuses formes de cette philosophie, la faculté réflexive capable de contribuer en nous à l’intuition de la vie universelle[xiii]. Par intuition, il faut entendre ici voir au lieu de penser, et il faut comprendre « expérimenter » au lieu de « conjecturer » ou « pressentir »[xiv]. Les expérimentations intérieures que nous avons proposées et que nous proposons par la suite cultivent ce voir. Par ce va-et-vient entre expérimentation intérieure et réflexion, nous cultivons précisément la buddhi et sa compréhension réflexive qui permet le basculement dans l’intuition de la vie universelle. On retrouve aussi cette faculté dans le bouddhisme. Dans Anguttara Nikaya, Bouddha nous fait ces mises en garde essentielles pour la cultiver :

« Ne croyez pas une chose simplement sur des ouï-dire. Ne croyez pas sur la foi des traditions, du fait qu’elles sont en honneur depuis de nombreuses générations. Ne croyez pas une chose du fait que l’opinion générale la tient pour vraie ou que les gens en parlent beaucoup. Ne croyez pas une chose sur le témoignage de l’un et de l’autre des sages de l’antiquité. Ne croyez pas ce que vous vous êtes imaginé pensant qu’une Puissance Supérieure vous l’avait révélé. Ne croyez rien sur la seule autorité de vos maîtres ou des prêtres. Cela seul que vous aurez vous-mêmes éprouvé, expérimenté et reconnu pour vrai, qui conviendra à votre bien et à celui des autres, croyez-le et conformez-y votre conduite. »

 

La culture moderne s’est constituée en valorisant les démarches scientifiques. Elle prédispose au développement de la buddhi, une réflexion qui favorise et sert l'intuition des faits intérieurs. Elle invite à questionner les croyances, les préjugés et les autorités extérieures. Elle nous forme à interroger les croyances théoriques par des faits expérimentaux.

Nous avons fait ici une analogie entre assentiment aux faits objectifs et une foi dans des faits intérieurs. Nous pouvons aussi envisager qu’une foi guidée par les faits intérieurs s’avère une foi en des forces de conscience de la vie universelle à servir. Avant d’en avoir une pleine conscience, notre foi en la vie universelle pourra se sentir intimement liée à notre investissement au service de valeurs. Notre pari spirituel n’implique-t-il pas déjà que la valeur infinie de la vie puisse s’expérimenter aussi comme un fait ? Ce point paraît essentiel pour notre pari et son aspiration à une culture surmoderne animée par des sciences spirituelles. Nous ferons un grand pas en faveur de notre pari si nous pouvons établir des liens entre la valeur infinie de la vie et une évidence de son fait intérieur. La valeur infinie de la vie suscite les forces et les énergies qui animent sa manifestation. Certaines mises en relation des valeurs humaines la servent plus que d’autres. Avant de vous proposer d’expérimenter ce lien, nous allons encore approfondir la science du développement d’une foi authentique et autonome en la vie. Nous allons voir comment elle met en jeu le développement de la buddhi fondée sur la confiance dans des faits intérieurs.

 

POUR ÊTRE PLUS AUTHENTIQUE, EPURONS NOS FOIS THEISTES OU DEISTES DE TOUTE CROYANCE QUI ENFERME ET EXCLUT.

La confiance en la vie comme amour de la vie inclut des voies spirituelles déistes et théistes. Nous allons voir comment les purifier de croyances incompatibles avec notre pari surmoderne.

Commençons par distinguer déisme et théisme. Un déiste a en vue une vie divine sans forme. Il la recherche, la contemple ou l’incarne sans se soumettre à aucune révélation religieuse. Il a toute latitude pour modifier ses représentations en fonction de ce qui s’expérimente ou se manifeste. Un théiste a une démarche fondée sur une représentation du divin héritée d'une tradition religieuse : il vit au sein d’une communauté qui s’en veut dépositaire et il avance sur les pas des phares de cette tradition.

L’amour de la vie en toute confiance, c’est l’amour de sa diversité et c’est être ouvert au pluralisme (sur)moderne. Sur un chemin spirituel déiste ou (poly)théiste, l’attrait pour un divin sans forme ou pour telle(s) forme(s) du divin n’est souvent qu’un attachement à des représentations mentales. Notre pari surmoderne invite à reconsidérer ces représentations. Il invite à privilégier celles qui peuvent être réinterprétées au service d’une ouverture intérieure sensible au pluralisme. Pour participer à une telle ouverture, ne s’agit-il pas d’être tout autant ouvert à l’absence de formes qu’à leur diversité ? Inspiré par Fowler, nous allons considérer le développement de fois théistes et déistes. Il peut les mener à des fois conjonctives (stade 5), qui sont caractérisées par leur ouverture aux autres fois. Puis, il peut les transformer en fois universalisantes (stade 6), qui seront de plus en plus conscientes de l’« Un innombrable ». Autrement dit, dans la terminologie de la spirale dynamique, nous allons esquisser le saut vers des fois théistes et déistes postmodernes puis surmodernes.

1 – Les fois théistes et déistes peuvent être tentées par le fidéisme.

Face à l'extrême, on peut admirer une foi aveugle en la vie qui ne s’appuie que sur elle-même pour lutter jusqu’au bout. Mais, d’un côté, il y a la foi d’une personne, qui, comme l’autruche, met la tête dans le sable pour ne pas affronter le réel. Et d’un autre côté, il y a celle d’une individualité habitée par une foi nue en la vie en qui le réel est accueilli tel qu’il est. La foi qui ferme les yeux sur le réel est une croyance fidéiste qui ne veut croire que par la seule énergie de l’adhésion personnelle. Une telle foi peut questionner l’ambivalence d’un engagement personnel. Mais elle exclut, par définition, toute forme d'intelligence de son objet, même si, par ailleurs, elle argumente contre toute croyance alternative à la sienne. Si une foi s’oppose spirituellement au fait de demeurer et de croître dans le sens d’être à soi-même sa propre autorité, elle est certainement bloquée dans son développement faute d'une purification de ses croyances. Ainsi quand les fois spirituelles évoluent vers plus d'autonomie et d'authenticité, elles s'envisagent selon notre perspective dans un sens profondément non fidéiste[xv]. Une foi sans aucun autre appui que la conscience de la vie universelle s’appuie, elle, sur l’essence du réel. Le théisme flirte souvent avec un fidéisme pour lequel croire, c’est être sauvé. Par exemple, tous les assauts du doute sont jugés comme une menace à l’encontre de la foi et du salut du croyant. Sous couvert de résister aux doutes, on résiste à la pression de la raison critique des mentalités modernes. Le fidéisme se complaît à croire subjectivement et rejettera notre pari spirituel qui défend une intelligence de l’objet de la foi. Par son fidéisme, un théiste ne peut pas vivre pleinement le stade réflexif de la foi, le stade 4 dans l’échelle du développement de la foi de Fowler. Sa réflexion, s’il y a, s’ingénie à le maintenir aux stades précédents. Seule la traversée d’un doute réflexif et méthodique nous amène vers le stade réflexif de la foi et ceux qui suivent. Notre pari veut s’appuyer sur un solide développement cognitif et affectif de la foi. Grâce à celui-ci nous pourrions atteindre une intelligence intuitive du fait de la plénitude de la vie et une réalisation mystique de sa valeur infinie. Ce stade de la foi universalisante, le stade 6 du développement de la foi selon Fowler et Leak, est encore malheureusement trop souvent ignoré, condamné et persécuté par l’obscurantisme fidéiste.

2 - Les fois théistes ont des sources prémodernes à purifier.

La purification de la croyance dans le cas d'une foi en la divinité personnelle est souvent plus délicate pour les fois théistes. Elles se sont souvent formées en justifiant un ordre social prémoderne. Les dieux patriarcaux, les hiérarchies angéliques, les dieux vengeurs, etc. ressemblent à des miroirs idéologiques des préjugés prémodernes. Cependant cette purification vaut aussi pour une foi dans un absolu impersonnel. Une telle foi peut sembler moins emprisonnée dans des forteresses mentales mais elle devrait aussi s'interroger sur la place qu'elle réserve aux autres vivants et aux personnes d’autres cultures et mentalités. Si elle n’aboutit pas à l’altruisme élargi, elle reste sans aucun doute prisonnière d'une forme subtile d'ego-centrisme, qu’il soit individualiste, tribal, ethnocentrique ou anthropocentrique. Et si elle ignore que l'altruisme ne peut pas aller sans justice, elle ignore les forces évolutives modernes de liberté, d'égalité et de fraternité[xvi]. Une foi en la vie impersonnelle peut donc rester prisonnière de représentations sociales et politiques. Ceci montre l’emprise des limites de la conscience mentale sur des approches qui se prétendent capables d’une non-identification aux pensées. S’ouvrir en profondeur à l’autre en accueillant ses perspectives ouvre une dynamique propre à la foi postmoderne conjonctive (stade 5).

3 – Les fois théistes et déistes peuvent tomber dans les impasses d’une foi exclusiviste.

Un théiste ou un déiste, même s’ils ont atteint le stade réflexif de la foi, peuvent s’enfermer dans l’idée que seule leur voie serait la plus satisfaisante pour l’humanité. Peut-être un tel théiste ou un tel déiste seront-ils ébranlés quand ils rencontreront chez un autre une foi admirable mais avec d’autres représentations de son objet[xvii] ? Si l’amour est l’essence du divin, comment peut-il échapper à cette contradiction de l’amour exclusiviste pour une forme divine ? Un théiste peut dépasser la tentation prémoderne de s’arrêter à des vérités religieuses qui s’excluraient. Il peut parvenir à l’idée qu’en suivant authentiquement sa perspective, il arrivera à une réalité commune à toutes les voies spirituelles. Si l’amour du déiste ou du théiste pour sa divinité est débordant, il peut commencer à ressentir que celle-ci agit à travers toutes les autres formes de représentation du divin[xviii]. Dans cet amour, toutes les formes divines sont le chiffre ou le symbole de leur divinité d’élection. Amoureux de Krishna, en rencontrant la ferveur de Shiva, le théiste verra Krishna en arrière-plan de Shiva. Si Dieu est amour, un chrétien, qui transcende son exclusivisme religieux, reconnaîtra le Christ présent dans toute forme d’amour authentique. Un tel théiste ne serait plus en train d'affirmer une préférence religieuse contre les autres ; son amour d’une forme divine lui permettrait de comprendre la valeur de toutes les autres. Un déiste qui a une divinité sans forme pourrait aussi ressentir sa présence dans ces formes multiples. L’amour exclusif du théiste ou du déiste pour leur divinité pourrait évoluer jusqu’à devenir absolument inclusif. Leur foi deviendrait conjonctive (stade 5), c’est-à-dire ouverte aux autres fois, puis elle pourrait éventuellement devenir universalisante (stade 6). Cette foi serait alors une confiance en la vie débordante d’amour. L’amour confiant d’un tel théiste ou déiste pourrait se percevoir comme un amour sans forme privilégiée, un amour sans objet, un amour purement gratuit. Dans la jouissance de lui-même, cet amour serait absolument inclusif. Ainsi, son inclusivité serait l’aboutissement indissociable du développement de la foi et de l’abandon au simple fait de la vie. Si cet amour le plus pur est au fond sans forme, toutes les formes seraient celles qu’il se donne pour surabonder d’amour en les aimant. Le déiste adhérera volontiers à l’idée d’un divin amour sans forme, mais mettre en pratique un tel amour exige d’embrasser toutes les formes qu’il se donne. Face aux impasses de l’amour dues à nos croyances, le seul remède est toujours davantage d’amour[xix].

On peut ainsi développer une spiritualité liée à l’amour comme vie divine au-delà du religieux[xx]. A ce niveau, du côté déiste et théiste, l'« Un innombrable » pourrait être vécu à travers l’amour d’une communion divine de personnes. Et du côté du matérialiste athée, de façon parallèle, au même niveau, l’« Un innombrable » pourrait être vécu à travers la joie aimante d’un jeu impersonnel d'énergies individuelles. Il y aurait là de quoi fonder une unique fraternité pluraliste surmoderne. Une telle ouverture à l'« Un innombrable » suggèrerait qu’il existe des chemins spirituels possibles où une foi spirituelle se libère de toute croyance religieuse. Une telle fraternité impliquerait par ailleurs qu’une foi spirituelle libre du dogmatisme (car au-delà du stade 4 réflexif) a aussi du sens sur des voies qui ne sont ni théistes, ni déistes.

Le théologien et le mystique théiste opposeront la particularité de leur tradition religieuse à nos raisonnements qui mettent en cause son intégrité. Pour entrer dans la discussion des particularités religieuses, nous vous renvoyons à notre annexe à ce chapitre placé en fin d’ouvrage. Là nous examinons plus en détail quelques particularismes théologiques ou mystiques. Nous discutons de réinterprétations qui feraient moins obstacle à une purification de la foi spirituelle.

 

LA FACULTE DE L’INTUITION INTELLECTUELLE (LA BUDDHI EN SANSCRIT) PEUT SE DEVELOPPER DANS UNE VIE DE FOI THEISTE OU DEISTE.

Dans la tradition monothéiste, lorsque Jésus dit par exemple en Jean 1, 39, « Venez et voyez. », on peut comprendre qu'il invite, lui aussi, à voir plutôt qu’à simplement croire par ouï dire, imaginer ou penser.

Si on prend au sérieux ce passage des Evangiles, la spiritualité chrétienne requiert elle-aussi un équivalent de la buddhi mise en valeur dans les traditions issues de l'Inde. Ainsi la foi, y compris monothéiste, n'est pas toujours étrangère à cette intelligence spécifique. Certes la foi demandée est d’abord une confiance mystique en une relation personnelle avec Dieu, mais elle entre aussi dans le processus d'une intelligence[xxi] croissante de faits intérieurs. La plupart de ceux qui ont une spiritualité théiste ou déiste ne vivent pas une expérience directe du divin : ils semblent avoir une foi bien aveugle et donc au fond fidéiste. Mais à y regarder de plus près, on doit distinguer divers niveaux d’authenticité des fois théistes ou déistes. En effet, d'une part, il y a ceux qui s'adressent infantilement à un ami imaginaire, sur lequel ils projettent leurs croyances religieuses. Mais, d'autre part, il y a ceux qui essaient de s'adresser à leur figure divine à travers le courant de la vie qu'ils perçoivent en eux et à l'œuvre autour d'eux. Leur foi est donc d'abord une confiance radicale dans le fait de la plénitude de la vie, comme source de valeurs. Elle n’est ni une adhésion rigide à des dogmes ni une croyance aveugle en des récits aux allures légendaires. Ceux qui ont ce type de foi n'ont donc pas un catalogue de réponses toutes faites à proposer, ils tâchent d'être à l'écoute, ils explorent. Leur foi est donc une fidélité à une liberté créatrice émergeant des profondeurs de la vie.

La foi comme confiance en la présence de la vie universelle éclaire l’intelligence du tout de cette vie : dans son éclairage s'expérimente que tout est relié, que tout est opportunité de transformation spirituelle, etc. En retour, l’intelligence du tout de cette vie fortifie la foi en cette présence de la vie universelle.

Dans ce cercle, la distance et la séparation entre le moi et la vie universelle s’amenuisent. La vie est de plus en plus expérimentée sans aucune séparation jusqu’à ce qu'elle se ressente comme étant aussi le cœur lui-même de notre individualité. L'intelligence intuitive qui se dévoile dans ce processus est précisément l'intelligence du tout de la vie : quand notre individualité accède à plus d’intelligence du processus de la vie, c’est la vie elle-même qui évolue plus intelligemment au travers de son individuation en nous. Cette formulation vaut selon nous pour toute forme de recherche spirituelle. La foi en la vie peut donc ainsi se passer de toute croyance en une forme révélée de divinité[xxii].

Mais ce cercle vertueux de la confiance en la vie vaut aussi certainement pour ceux qui identifient la vie universelle avec une ou des divinités. La notion de divinité personnelle n’est pas déraisonnable si on considère que l’évolution de l’univers tend à des individuations de la vie universelle, de plus en plus fines, complexes et conscientes. La vie en plénitude peut être perçue comme manifestation d'une ou plusieurs dimensions transpersonnelles[xxiii] de l'absolu. Dès lors, on peut reprendre nos formulations précédentes sur la foi spirituelle et les réécrire en fonction de ceux qui ont une démarche intérieure déiste ou (poly)théiste. Cette réécriture consiste à y inclure ce qui concerne une relation spirituelle personnelle. Dans une telle démarche, la foi signifie confiance en une relation personnelle avec la vie divine et elle éclaire l’intelligence intuitive ; l’intelligence intuitive en retour fortifie la foi en cette présence personnelle du divin de plus en plus expérimentée sans aucune séparation. La vie spirituelle vécue comme relation personnelle est donc vécue de plus en plus unitivement : l’amour pour le divin et l’amour reçu du divin se réalisent un seul et même amour, l’amour du[xxiv] divin.

ETRE SA PROPRE AUTORITE REVIENT DONC A UNIR UNE FOI PURIFIEE A UN DOUTE DE GRANDE TENUE. PAR CE BIAIS LA FACULTE DE L’INTUITION INTELLECTUELLE CROÎTRA.

Développer sa foi spirituelle et la purifier de ses formes étriquées passe par plus d’amour, un amour de plus en plus conscient de la vie pour elle-même et pour le vivant, à travers nous. Beaucoup de voies spirituelles savent ne pas confondre abandon au divin et déresponsabilisation.  Mais à côté de cet axe plutôt mystique, il nous semble nécessaire d’approfondir un lien entre une foi purifiée et un doute libéré de toutes formes mesquines.  Notre foi spirituelle doit aussi être purifiée dans son rapport aux faits de l’intériorité. Pour affermir cette pratique de purification de la foi, nous pouvons nous ouvrir à un champ plus large que celui des seules spiritualités religieuses (poly)théistes ou philosophiques déistes. Commençons par un adage zen[xxv] :

« Lorsque tu as assez de foi, ton doute est assez grand. Quand ton doute est assez grand, tu as suffisamment de satori[xxvi]. Toute la connaissance, l’expérience, les sentences merveilleuses, le sentiment de fierté que tu as accumulés avant ton étude du zen, tout cela tu dois le jeter par-dessus bord. » [Nous soulignons]

 

Dans le bouddhisme zen, le grand doute fonctionne donc de concert avec la foi. Dans le zen, et plus largement dans le bouddhisme, la foi est une relation individuelle avec un corps impersonnel d'enseignements autant qu’avec un enseignant censé en manifester la réalisation. Le grand doute n'est pas contraire à cette foi et cette foi doit permettre en retour de prendre le risque du grand doute.

La spiritualité indienne centrée sur la reconnaissance du vrai Soi en nous nous invite aussi à prendre une telle voie ; Nisargadatta Maharaj par exemple affirme[xxvii]:

« La foi exprimée dans les actions est le moyen sûr de la réalisation. De tous les moyens, c'est le plus efficace. Il y a des enseignants qui dénient la valeur de la foi et ne font confiance qu'à la raison. En fait, ce n'est pas la foi qu'ils dénient, mais les croyances aveugles. La foi n'est pas aveugle : avoir la foi, c'est accepter d'essayer. »

 

Dans les relations qu’implique notre démarche spirituelle (sur)moderne, l’enjeu est de ne pas s'enfermer dans les croyances. Il y a les croyances projetées dans une relation avec le divin ; il y a celles qui génèrent l’aura d’un guide ; il y a aussi celles qui définissent notre relation avec un enseignement ; etc. La crédulité nous semble évitable. Nous parions que cultiver un doute réfléchi nous libérera des croyances limitantes et nourrira une foi authentique en la plénitude de la vie.

A tel niveau de développement individuel ou collectif, tel type de croyance religieuse ou tel type d’interprétation de l’expérience spirituelle peuvent être utiles ou avoir été utiles. Il parait inévitable qu’un chercheur parte de croyances. La croyance est alors inéluctablement la forme extérieure de la foi. Mais beaucoup, sinon la presque totalité des croyants religieux et une part des croyants «spirituels», que sont tous les chercheurs de vie en plénitude, se contentent de croire. Comme nous l’avons déjà vu, les fidéistes religieux prétendent même qu'il suffit de croire pour être sauvé. Par le biais de ces jugements ils montrent qu'ils confondent leur croyance avec une démarche de vérité. Ils oublient qu'une croyance, aussi forte subjectivement qu'elle soit, n'est qu’une croyance. Seule une validation par des faits objectifs matériels lui conférerait du crédit. Et bien sûr seule l’expérience de faits intérieurs spirituels en ferait une vérité vécue. Les fidéistes évacuent toute forme de doute de leurs croyances. Il y a des doutes effectivement motivés par les tentations de l'égoïsme. Il y a les doutes dus aux drames de la vie extérieure. Mais il y a les doutes de la raison critique au service d'un plus grand discernement intérieur. En évacuant sans discernement tous les doutes, ils montrent qu'ils ont peu foi dans le nécessaire dépassement de leur conscience ego-centrique. Paradoxalement, le refus fidéiste du doute peut même finir par rejeter toute possibilité d’union intérieure au divin dès cette vie. Ce sont des fanatiques plus ou moins doux extérieurement, mais dont la violence mentale contre la lumière spirituelle est tout compte fait terrible. Leur religiosité ne tolère en fait aucune aspiration profonde à l'expérience spirituelle. Satisfaits qu'ils sont de leurs petits repères mentaux, ils se ferment à toute ouverture supérieure.

Avant d’aller plus avant, prenons conscience qu’une position de chercheur spirituel est et reste celle d’un croyant « spirituel ». Donner son assentiment à un enseignement spirituel n’est pas l’expérimenter en profondeur indépendamment de ceux ou de celui qui l’enseignent. Si l’expérience d’un dépassement d’une conscience ego-centrique m'est inconnue, j’ai tout intérêt à douter de ma compréhension de l’enseignement auquel je prête foi. Jaurai beau évoquer telle expérience ou impression qui échappent à la vie routinière quotidienne, cette expérience d'un dépassement de la conscience ego-centrique me sera inconnue[xxviii]

Le croyant religieux ou « spirituel » est souvent victime de ce qu'on appelle le biais de confirmation[xxix]. Pour le définir comme tendance plus ou moins consciente, on peut se référer à Bacon qui écrit ainsi dans le Novum Organum (1620) :

« Une fois que la compréhension humaine a adopté une opinion [...] elle aborde toutes les autres choses pour la supporter et soutenir. Et bien qu'il puisse être trouvé des éléments en nombre ou importance dans l'autre sens, ces éléments sont encore négligés ou méprisés, ou bien grâce à quelques distinctions mis de côté ou rejetés. »

 

Bacon est un de ceux qui au XVIIème siècle posent les bases de la démarche scientifique moderne. Selon nous, son propos n’est pas uniquement pertinent pour des opinions touchant au seul domaine empirique. Les sciences de l’art spirituelles sont concernées. Ce domaine a cependant ses particularités.

Par exemple, à propos des biais de confirmation, une mise en garde spécifique est requise. On peut facilement confondre ceux-là avec le processus de croissance du cercle de l'intelligence de la foi. Ce n’est pas alors la foi qui s’éclaire ; ce sont des croyances qui se renforcent à partir de tel indice aux dépens de tel autre. Un biais de confirmation consiste en une interprétation souvent discutable de tel fait extérieur ou intérieur jugé favorable à la croyance. Les bénéfices de la raison critique sont alors ignorés pour le domaine de la foi. Or une telle ignorance ne fait que maintenir la foi à un degré prémoderne. Un biais cognitif renforce une croyance mais laisse inchangée la profondeur intérieure de notre foi. Le témoignage d'une chrétienne charismatique rapporté par Gérald Bronner est significatif[xxx] :

« Le fait de se laisser guider par le Saint-Esprit peut vous amener [...] à aller à tel endroit plutôt qu’à tel ou tel autre. […] Je suis dans ma petite cuisine et je cherche à faire du boulgour. [...] Et impossible de trouver mon boulgour à l'endroit habituel. Alors finalement j'ouvre le frigidaire, je commence à tourner en rond dans ma casserole. Et puis au bout d'un moment je dis : « Oh Jésus, tu sais, c'est vraiment trop compliqué. Alors, viens à mon secours. C'est pas passionnant, mais enfin quand même ! [...]. » Et à ce moment-là, si je le verbalise, si je mets des mots, j'entends : « Là. » [...] Et au milieu des assiettes, j'ai trouvé mon boulgour. Et pour moi, ça a été euh... Ça a été un moment extraordinaire. Comme une effusion de l'Esprit. »

 

On pourrait avec cette chrétienne charismatique voir ici une œuvre de la Providence divine. D'autres pourraient réécrire ce récit et y voir une synchronicité, c'est-à-dire une coïncidence significative entre vie intérieure et événements extérieurs. Mais on peut y voir une simple reconnexion à une mémoire inconsciente d'un geste passé. Quoi qu'il en soit, ce témoignage est typique d'un biais de confirmation : ici rien n'entraîne un approfondissement de l'intelligence de la foi ; il y a juste un renforcement de sa conviction subjective. Ici un accroissement de l'intensité subjective de son assentiment est confondu avec une expérimentation directe du divin. Certes la science médicale reconnaît elle-même que la foi a des effets placebo, la croyance dans le soin et le soignant crée un bien-être non négligeable. Les fois religieuses peuvent avoir les vertus d’un placebo et en cela elles ont une vérité. Cependant la médecine considère aussi qu’il faut promouvoir des médicaments et des pratiques médicales dont l’effet bénéfique est supérieur à l’effet placebo. Pour nous, foi aura un effet du même ordre seulement si elle permet une prise de conscience de la vie universelle. Pour nous, la véritable santé spirituelle commence avec une telle prise de conscience et, donc, les sciences de l’art spirituelles doivent y mener. Plus précisément, elles auront à cœur de développer une foi autant concernée par l’expérience de l’être de la vie que par une participation de plus en plus consciente à son devenir. Nous sommes encore très loin de ceci avec des fois religieuses qui se nourrissent de biais de confirmation.

Toute interprétation croyante (et pas seulement consciemment religieuse) entourant l’expérience spirituelle encourt donc le risque d’être une demi-vérité faisant obstacle à plus de plénitude et de perfection. N'importe quelle croyance religieuse ou spirituelle peut devenir une forteresse mentale où l'aventure intérieure finit par tourner en rond[xxxi]. Même si les croyances religieuses ont pour cadre moteur la morale[xxxii], la racine ego-centrique ou une étroitesse mentale ne sont que trop rarement abolies, l’union à la source d'amour autocréateur infini n'est que trop rarement opérée[xxxiii].

On répète à l'envi que les cultures et les civilisations sont mortelles[xxxiv]. Les religions et les enseignements spirituels le sont aussi et plus encore s’ils n’évoluent pas avec le devenir de la vie universelle. Ce qui hier a été une aide peut se transformer bientôt en obstacle évolutif[xxxv].

De nombreux enseignements spirituels vivants sont devenus des mouvements religieux où la lumière qu’ils transmettaient s’est perdue dans la foule ânonnante des croyants. Et cette dégénérescence peut aller plus loin comme nous l’avons vu précédemment. La croyance religieuse, elle-même, avant de devenir une vieille outre vide peut se figer en un moralisme apparemment inoffensif mais satisfait de lui-même. Donc dès lors antispirituel...

Ceux qui font le pari de la recherche spirituelle, risquent donc fort de se (faire) pièger. Ils sont tentés de rester dans le confort d'une croyance mentale communautaire qu'il ne faut surtout pas trop déranger. Mais il y a quelques rares croyants religieux dont la foi sert l’expérience de la vie universelle. Ils font revivre la dimension spirituelle de leur religion. Ils réactualisent ces héritages culturels prémodernes dans des mentalités plus ouvertes et inclusives. Ils ne craignent pas de mettre le vin nouveau de la vie dans des outres neuves[xxxvi].

Toute religion exclusiviste implique un « nous/eux » : « en pensant ceci, nous sommes orthodoxes ; si tu penses cela, tu es hérétique ; eux qui rejettent ceci sont des mécréants ». Toute voie spirituelle délimitée au nom de son intégrité[xxxvii] risque de se fermer à une réelle spiritualité du dialogue. Devenant prisonnière d’une forteresse mentale faite d’énoncés dogmatiques indiscutables, une spiritualité perpétuera ou instituera une nouvelle forme de religiosité fermée. Bien entendu, tout ceci est une évidence pour beaucoup, à commencer pour ceux qui, comme nous le disions, ne craignent pas de mettre le vin nouveau de la vie dans des outres neuves. Un pluralisme fraternel surmoderne louera ceux qui vont au-delà des chemins explorés collectivement. Il encouragera chaque aventurier spirituel à défricher son chemin individuel. Nous aspirons à un pluralisme où la fraternité ne sera pas acquise au mépris de l’individuation de la vie dans les personnes. Au contraire, en nourrir la prise de conscience fait gagner plus d’intelligence collective[xxxviii]. Cette aspiration à une unité dans la multiplicité nous amènera à surmonter tout ce qui lui fait obstacle. La conscience de l’« Un innombrable » demeure l’objet premier de notre pari spirituel surmoderne.

 

LA PURIFICATION DU DOUTE FAIT GRANDIR L’AUTONOMIE ET L’AUTHENTICITE DE NOTRE FOI EN LA VIE.

Le doute est la base du sens critique propre à la modernité. Une foi (sur)moderne, qu’elle soit religieuse ou philosophique, maniera le doute.

Le doute méthodologique est une démarche inhérente aux sciences modernes. Les fois religieuses théistes prémodernes refusent les doutes. Elles excluent les méthodes scientifiques modernes de leur champ d’action. Elles insisteront pour y voir une menace de perte de foi. Centrée sur le doute et la raison critique, la foi en la vie d’un athée sera, elle, une foi typiquement moderne. Mais on ne peut ignorer les spiritualités théistes plus modernes qui ont insisté sur une nuit de la foi[xxxix] nécessaire à sa purification. Le doute le plus radical ne leur est donc pas étranger.

Comme nous l’avons vu précédemment, dans le bouddhisme, on affirme aussi un lien étroit entre le doute et l'éveil à la lumière spirituelle. Un adage T'Chan qui est à l’origine du zen en donne la mesure :

« Petit doute, petit éveil ; grand doute, grand éveil ; pas de doute, pas d'éveil. »

 

Le grand doute dont il s'agit n'est pas lié à la peur[xl]. Ce n'est pas non plus un jeu intellectuel ou une joute où il s'agirait d'étriller les thèses d'un autre. Certains d'entre nous ont d'ailleurs une agilité mentale supérieure à bien des instructeurs spirituels qui pourtant rayonnent d'une manière d'être qui nous est intérieurement inconnue. Tester l'instructeur revient aussi à tester la qualité de son rayonnement. Une inflation de l'ego s’y masquerait-elle ? Des zones d'ombres inéclairées sont-elles décidément trop inadéquates à ma personne pour que j’engage en sa compagnie un processus spirituel ? Comment cet instructeur gère-t-il le respect de notre égale dignité malgré des différences dans nos avancements spirituels respectifs ? Il arrive que tel enseignant semble nous consolider dans le sens de notre dignité et que son enseignement ne comporte aucune humiliation. Au nom d'une nécessaire mise en cause de la position ego-centrique, il nous demande juste de nous en tenir aux faits intérieurs. Pourquoi alors ne pas tester authentiquement cet enseignement ? Si vraiment cet instructeur transmet le cœur de son enseignement sans mettre en jeu la nécessité d'accorder du crédit à la réalisation spirituelle de sa personne, il nous appartient à nous seuls de tester son enseignement. Si douter nous retient de suivre l'expérience proposée, le doute n'est alors que couardise. Le doute authentique est « l'expression de la Grâce dans une conscience habitée par la croyance. C'est grâce au doute [authentique] que l'on quitte la dépendance dans la croyance », nous dit Yvan Amar[xli].

Aiguiser le sens de sa dignité personnelle et affûter le sens de son autonomie, veut donc aussi dire douter de ses propres croyances et aussi de ses doutes eux-mêmes pour les purifier davantage. La foi - ou la confiance - en la vie en ressortira, à l’occasion, plus réflexive et s’inscrira pleinement dans la dynamique du meilleur de la mentalité moderne.

 

Nous allons donc proposer des exercices spirituels pour renforcer notre autonomie et notre authenticité par le doute.

Avant de vous confronter à des voies spirituelles ou des enseignants de la spiritualité contemporaine, vous pouvez déjà développer ce prérequis. Il vous évitera bien des déconvenues, tout en sachant mieux bénéficier de vos rencontres.

Nous vous proposons donc maintenant quelques exercices à pratiquer pour explorer ce sens d'être votre propre autorité, pour fortifier par là-même le sens de votre propre dignité personnelle et trouver davantage d’authenticité.

Être autonome et authentique est essentiel. Mais cela ne signifie pas suivre notre humeur ou notre désir. Il s’agit d’aiguiser notre capacité à distinguer le vrai du faux, à différencier ce qui sonne juste de ce qui détonne, etc. Il s'agit donc d'être avant tout sincère. Même si personne n'aime être mis devant sa misère, être sincère consiste à s'accueillir là où on en est, tel qu'on est !!! Tel que nous sommes, nous sommes digne d'être notre propre autorité ! Soyez en sûr, disions-nous déjà précédemment, il n'y a, dans l'instant, aucun malaise au centre de nous-même. Là où nous pouvons être enfin présent à l'absolu en nous, aucun obstacle ne pourra entraver notre besoin d’authenticité.

 

EXPERIENCE DE PENSEE 

Un premier exercice spirituel[xlii] axé sur l’examen de nos valorisations individuelles, suffira à estimer tout le chemin restant à parcourir pour développer le sens d’être notre propre autorité.

Sommes-nous capable ici et maintenant de douter de tous nos attachements préférentiels ?

Maître Eckhart, qui a inspiré le courant de la mystique rhénane prie ainsi son Dieu[xliii] :

« Tant que l’homme conserve encore en lui un lieu quelconque, il conserve aussi quelque distinction. C’est pourquoi je prie Dieu de me libérer de Dieu ; car mon être essentiel est au-dessus de Dieu […]. »

 

Si je suis autonome et authentique, je devrai être prêt à me défaire de tout attachement. Si je tiens davantage à tel attachement qu’à mon autonomie et qu’à mon authenticité, je suis manipulable et je suis surtout victime d’adhésion irréfléchie à des représentations, des croyances, des comportements, etc.

Cependant cette distanciation ne sera pas ici un renoncement.

Il serait peu efficace du point de vue du détachement de se débarrasser de sa télévision ou de son internet[xliv] pour être sûr de ne plus y être attaché. Par exemple, être libre de la télévision ou d’internet consiste à être capable de les quitter si quelque chose l’exige. Être libre des multimédias revient à être concentré sur autre chose que l’on doit faire, même s’ils sont allumés parce qu’un autre regarde. Ou encore en être libre, c’est être capable de se tenir à tel ou tel créneau de temps, à tel ou tel moment, comme on se tient à ses menus pour la nourriture. Parvenir à une telle liberté pour être notre propre autorité dans l’usage de la nourriture, de la télévision, d’internet, etc. n’est pas forcément simple, mais notre aspiration à plus d’autonomie et d’authenticité peut nous faire progresser.

Mes attachements ne sont pas seulement liés à la valorisation d’un objet, ce sont aussi des identifications rigides et restrictives. Ce sont donc des obstacles sérieux à mon authenticité en matière de vérité spirituelle.

Mon autonomie est ce qui demeurera quand aucune dépendance n’aura prise sur moi. Elle commencera donc à être en pleine possession de ses moyens quand, en mon centre, je saurai n’être plus rien de défini sinon une lumière embrassant tout. Mon authenticité l’emportera lorsque mes identifications ne susciteront plus des revendications identitaires. Autrement dit mon autonomie et mon authenticité prendront les devants lorsque « je » serai parfaitement libre des diverses identités de mon « moi ». Ainsi mon autonomie est là quand la présence à moi-même reste égale quel que soit l’objet de mon entendement, de ma volonté ou de mon ressenti.

Certains aspects de nos identifications font obstacle au vrai et à notre authenticité. Ils déforment de leurs préjugés nos perceptions, ils font échouer nos expérimentations intérieures et ainsi, ils nous empêchent de reconnaître en nous la vie universelle.

Procédons donc à un « examen de conscience » : quels attachements peuvent nous rendre manipulable voire nous déterminer dès lors que nous en sommes trop dépendant ?

Attachements à des biens : et si je perdais mon toit, si je me retrouvais sans ressource. Si je ne parviens pas à me représenter même fictivement sans ces biens ne suis-je pas manipulable ? Les discours de ceux qui promettent réussite ou sécurité ne me séduisent-ils pas ?

Attachements à des valeurs : et si le dieu auquel je crois n’existait pas ? Si cette croyance m’empêchait de voir la vérité ? Si mes valeurs politiques étaient des demi-vérités nocives socialement ? Si mes valeurs morales contribuaient à une forme de mal ? Si je ne suis pas capable de prendre une certaine distance vis-à-vis de mes principes, est-ce que je ne vais pas sacrifier ma véritable autorité à des préjugés ou des autorités extérieures ?

Attachements à des personnes, à des relations : mes parents, mes enfants, mon couple, etc. Quand je suis seul, pourquoi me laisser emporter émotionnellement par la pensée de mes relations ? Pourquoi craindre les frictions qui sont nécessaires à ces relations ? Puis-je être capable d’assumer ma propre autorité lorsqu’elle exige de changer le sens de ces relations ?

Attachements à mon corps, à une certaine image sociale de moi-même : et si je me ridiculisais en public ? Si je perdais mes cheveux, si mon sexe ne fonctionnait plus ou changeait ? Si mon cerveau suite à un disfonctionnement perdait le souvenir des noms propres ? Si tout ce que je sais s’évanouissait de ma mémoire ? ... Quand je suis prisonnier d’une image de moi-même ou d’une quelconque identité, qu’elle soit corporelle ou sociale, je m’accroche à elles au mépris des faits. Ces identifications me déterminent et je ne peux pas être authentiquement ma propre autorité[xlv].  

 

Être sa propre autorité ne consiste donc pas non plus à jeter le bébé avec l’eau du bain, dès qu’on trouve une critique à faire. Se détacher n’est pas rejeter. Sinon être sa propre autorité serait un prétexte d’auto-détestation pour l’ego puisque nous ne sommes jamais parfaits. Se détester, se mépriser, se culpabiliser d’être ce qu’on est, et tout autre « sentiment » de soi de cet acabit, sont plutôt des manières désagréables, mais fiables, de laisser l'ego au centre.  Une autre façon de jeter le bébé avec l'eau du bain et qui peut très bien fonctionner avec les précédentes est de toujours ronchonner contre les profiteurs de tout poil, y compris ceux qui se baptisent eux-mêmes spirituels. Et ainsi être sa propre autorité serait une stratégie subtile de parier sur une vie ego-centrique, assumée façon misanthrope cynique rêvant d’humanité, sans jamais la chercher en soi. Mais quand notre amour a été blessé, il est souvent difficile de penser que, pour y remédier, il faut encore davantage d’amour[xlvi]. Se détacher, se libérer ne consistent pas à moins aimer. Être sa propre autorité et avoir le sens de sa propre dignité consiste à repérer le bébé innocent, l’innocence première de notre véritable nature dans l’eau sale du bain de notre vie intérieure. Il s’agit de l’en sortir, d’en prendre soin et de la cultiver, elle qui ne demande qu’à grandir en nous. L'innocence, dont il est question, ne doit plus se confondre avec de la naïveté. Elle peut être découverte par un doute de qualité qui restaure la capacité enfantine de s’étonner. Mais elle sera émancipée de toute naïveté infantile, qui nous fait adhérer encore, sans y penser, à des réponses toutes faites sur ce qu’est la vie ou sur ce que nous sommes nous-mêmes.

 

Maître Takesui, un représentant du bouddhisme zen japonais du 17ème siècle, précise en ce sens l’attitude caractéristique du grand doute :

« Il vous faut douter profondément, encore et encore, en vous demandant ce que peut bien être le sujet dans l’audition. Ne prêtez pas garde aux différentes pensées et idées illusoires qui peuvent vous venir. Contentez-vous de douter de plus en plus profondément, en rassemblant en vous-même toute la force qui s’y trouve, sans viser de but ou vous attendre à quoi que ce soit, sans vouloir être illuminé, et sans même vouloir ne pas vouloir l’être. Devenez tel un enfant en votre cœur. »[xlvii]

 

L’exercice du doute méthodique de qualité, le « grand doute », a un intérêt spirituel majeur. En Occident, le courant sceptique initié par Pyrrhon a su, le mieux, le montrer[xlviii]. Toutefois des enseignants bouddhistes, lorsqu’ils évoquent la vertu du doute, évoquent aussi des pratiques de méditation. Nous allons donner quelques éléments pour appréhender en quoi la pratique du doute et celles de la méditation convergent pour renforcer notre autonomie. Ensuite, nous mènerons une expérimentation intérieure de méditation de pleine conscience laïque qui, nous l’espérons, fera croître votre sens d’être à vous-même votre propre autorité.

Une pratique du doute méthodique, appliquée à des croyances et à des doutes mesquins, peut en dévoiler les demi-vérités. Elle peut nous retenir d’en cautionner les troubles émotionnels. Ce doute méthodique, appliqué systématiquement, peut aboutir à l’absence de toute conclusion sur ce qui paraît dans la conscience. Sous le nom de suspension du jugement ou de mise entre parenthèses de ce qui apparaît, il est une étape cruciale dans la démarche sceptique développée par Pyrrhon. C’est aussi, en tant qu’état, un des aboutissements espérés par les pratiques de méditation. Nous avons ici une convergence indéniable entre doute méthodique et pratiques de méditation.

Les techniques de méditation, issues des spiritualités indiennes et bouddhiques, visent, elles-aussi, une mise entre parenthèses de toutes nos pensées, affects et sensations. Cependant elles peuvent s’avérer un raccourci pour opérer cette suspension de nos jugements. Certaines de ces techniques peuvent être pratiquées en dehors de tout cadre religieux, ce qui les détache vraiment de toute croyance. Elles sont alors tout à fait efficaces pour mettre entre parenthèses, non seulement les pensées, mais aussi les émotions, les désirs et les sensations. La méditation n’est pas un exercice mental comme peut l’être, au premier abord, l’exercice méthodique du doute. Originellement, elle est l’expression d’une expérimentation intérieure. Celle-ci peut découvrir cependant une dimension intérieure qui produit un état mental visé par le doute méthodique. En effet, la méditation donne accès à un état de conscience où se produit une totale suspension de toutes les identifications liées à quoi que ce soit qui apparait. Cette dimension intérieure est aussi intrinsèque à la découverte d’un silence intérieur préexistant. C’est sa présence qui effectue, par nature, cette mise entre parenthèses bienveillante de tout ce qui apparaît. Cette découverte est certainement un des aboutissements les plus précieux des pratiques de méditation. Dans le scepticisme issu de Pyrrhon, ce silence qui accomplit la suspension des jugements est aussi l’aboutissement de la pratique. Car, au-delà, le basculement dans une paix intérieure immuable ne dépendrait absolument pas d’une pratique : ce serait un surgissement sans cause, comme une grâce. Là encore, avec cette ultime description, il y a une convergence avec les pratiques méditatives spirituelles qui parlent de l’éveil d’une réalité intérieure étrangère à tout effort d’un ego.

Pour mieux comprendre cette convergence, nous vous proposons de passer à l’expérimentation d’une pratique méditative laïque.

 

EXPERIMENTATION INTERIEURE 

Cette expérimentation s’inscrit dans une pratique laïque de la méditation de pleine conscience. La pratique popularisée par Jon Kabat-Zinn a été validée scientifiquement pour ses bénéfices suite à un épisode de dépression[xlix] ou plus généralement face aux stress. La pratique présentée ici est aussi de plus, et avant tout, une expérimentation d’ordre spirituel. ElIe a pour objet de prendre conscience de là où nous en sommes de notre autonomie, c’est-à-dire du sens d’être à nous-même notre propre autorité. Elle vise, en même temps, à en faciliter le développement. Celui-ci fera alors, selon nous, un terrain propice à l’authenticité.

Cette expérimentation de méditation en pleine conscience prolonge notre expérimentation intérieure 2 qui nous demandait d’investiguer le vécu de notre respiration. Menons, si vous le voulez bien, ce premier exercice spirituel de méditation guidée suivant[L] :

Asseyons-nous de façon ni avachie, ni rigide. Dans un premier temps, focalisons-nous d’abord sur la présence de notre respiration. Laissons-nous respirer sans rien faire d’autre qu’être présent à cette respiration. Sentons la présence de l’inspiration de l’air, sentons son expiration ainsi que le petit intervalle entre la fin de l’expiration et le début de l’inspiration[li]. Essayons de percevoir cette succession sans la modifier. Focalisons-nous sur le fait de trouver comme une présence neutre à notre respiration : cherchons d'où l’observer sans intervenir sur son amplitude ou son rythme.

Dans un deuxième temps, tout en demeurant en présence neutre à notre respiration, soyons aussi en présence neutre à tout ce qui apparaît. Découvrons que la présence neutre à notre respiration est au fond une présence où tout apparaît. Nous laissant être dans cette présence, nous resterons intérieurement en retrait de ce que nous pensons et ressentons.

Si cela échoue, revenons simplement à notre respiration et à la présence à tout ce qui apparaît.

 

Pratiquant cet exercice en débutant, je reconnais rapidement que mes pensées ne peuvent s’empêcher d’intervenir sur mon rythme et mon intensité respiratoire. Il m’est très difficile de demeurer un simple et pur observateur d’une respiration naturelle. Suis-je bien le maître dans la maison de mes pensées ?

 

Si je reprends cet exercice avec confiance, je vais mieux parvenir à percevoir non pas comme un observateur neutre de ma respiration naturelle mais une pure présence à la respiration. Il ne s’agit pas d’être l’observateur de sa respiration ; j’ai à prendre note que j’apparais moi aussi dans l’espace de présence où prend place le va-et-vient de ma respiration. A partir de là, attentif à la pure présence de la respiration naturelle, peut s’observer tout ce qui apparaît dans l’esprit. Tant que nous restons attentif à la respiration en ce sens, nous ne nous laisserons plus focalisé entièrement sur une pensée, une émotion, un désir ou n’importe quelle chose jusqu’à devenir inconscient de toute autre réalité. Attentif à ne pas perdre en arrière-plan la présence à la respiration, la présence aux pensées voire aux émotions et aux sensations inclura bienveillance et détachement. On a ici une explicitation concrète et pratique de ce que peut être une mise entre parenthèses des phénomènes de la conscience. Il s’agit d’une présence égale et détachée à ce qui apparaît.

Malgré un peu de pratique, à nouveau, je devrai admettre une désillusion au sujet de mon autonomie. Mon autorité dans la maison de mes pensées n’est pas garantie. Je dois constater que mes pensées s’enchaînent et que pris dans leur fil, je ne pense plus à prendre du recul. Ma respiration aura été perdue de vue ; la perception à partir de laquelle j’entendais découvrir une pure présence aux pensées s’est évanouie. Je suis emporté par mes pensées et elles suscitent une atmosphère émotionnelle indépendamment du sens de ma propre autorité.

Freud remarquait déjà que le moi n’est pas maître dans sa maison. La méditation nous amène à ce constat qui ébranle la surestimation de notre ego. Mais ne perdons pas de vue que la méditation de pleine conscience est aussi un exercice de croissance du sens d’être notre propre autorité.  Car si nous réitérons cet exercice, nous percevrons de plus en plus une pure présence aux phénomènes de notre esprit. Cette présence silencieuse est un détachement sans mépris, une ouverture équanime et bienveillante à tous les phénomènes de notre esprit. Une telle expérimentation pratiquée en profondeur peut mener à réaliser que le fond de la présence à ce qui apparaît est un silence intérieur. Il se révèle être une présence immuable dans laquelle prend place le bruissement de l’existence. Ce silence peut se découvrir être à la source de la présence même de tout ce qui apparaît.

 

NOS CROYANCES, MÊMES ATHEES, PEUVENT AVEUGLER NOTRE SENS CRITIQUE. NOTRE CONFIANCE EN LA VIE CROÎTRA EN SE LIBERANT DE CERTAINES REPRESENTATIONS.

Nous avons déjà affirmé qu'il y a des voies spirituelles solides qui ne nécessitent pas de renoncer à un point de vue athée.

On peut le comprendre à la lumière de ce qui précède : pratiquant le doute méthodique, il est bienvenu spirituellement d’être agnostique en théorie et athée en pratique[lii]. Le doute me fait renoncer à toute prétention de posséder la vérité : je suis agnostique en théorie. En pratique, je peux me comporter en athée qui refuse toute adhésion religieuse dogmatique et qui reste étranger à toute forme de foi déiste. Cette position ne m’empêche pas de développer une confiance en la vie car, instruit par le doute, je peux affirmer que toute conclusion nihiliste est dogmatique. L’absence de conclusion prônée par le doute donne de la valeur à toute forme de vie. Pour celui qui est agnostique en théorie et athée en pratique, l’ouverture intérieure propre à la vie universelle n'est pas un prétexte pour minimiser les formes de vie manifestées. Enracinée dans l'ouverture intérieure à tout ce qui est, la confiance agnostique en la vie universelle se prolonge en un courage d'être athée. Celui-ci permet de ne pas se résigner devant la fragilité des manifestations de la vie jusqu’à abandonner toute idée de perfectionnement. Et en effet, l'expérience du sublime n'évacue pas forcément la lutte contre l'injustice sociale. La beauté d’ensemble d’une ville vue d’un promontoire ne rend pas négligeable la misère qui demeure entre ses murs. Pour le dire dans un vocabulaire bouddhiste, la vie pure réalisée comme vacuité n'amoindrit pas les problématiques altruistes. L’athée en pratique, quel que soit son vécu spirituel, s’il est fidèle à sa perspective, n’est jamais tenté d’imaginer le secours d’une quelconque forme de divin. Pour lui, aucune forme de divin ne fait office d’échappatoire aux événements négatifs ou de bouche-trou face aux tentations nihilistes. Il ne s’enfermera jamais dans un scénario où une forme de salut demeure accessible pour des élus, malgré l'échec jugé inévitable de l'humanité et de la vie terrestre.

Notre part athée ou agnostique[liii] qui doute de toute croyance religieuse n’est cependant pas non plus à l'abri de se satisfaire de positions mentales ininterrogées[liv].

Dans nos pays européens et francophones où les positions athées et agnostiques sont assez bien protégées, relativement soutenues et encouragées, nous pourrions prendre le risque de davantage de raison critique.

Nous devons à l’athéisme libertaire, dont la France est un des hauts lieux, une rupture salutaire avec l’autoritarisme prémoderne politique et religieux. Mais derrière les combats libertaires pour la tolérance et l’affirmation d’un pluralisme antiautoritaire, il y a aussi certaines formes d'athéismes ou d'agnosticismes[lv] bien peu ouverts d'esprit. Ceux qui les véhiculent sont capables d’alliances de circonstances avec des membres des religions traditionnelles. Ensemble, ils veulent contrer ce qu'ils estiment la pensée extrême ou le « sectarisme » religieux des nouvelles spiritualités[lvi]. Ainsi quand la science démontre les bienfaits de la méditation de pleine conscience d’origine bouddhiste, nous voici, peut-être engoncé dans nos idées, gêné dans notre athéisme ou notre agnosticisme. Imaginons notre embarras voire notre résistance quand la science du cerveau tend à montrer les bienfaits de l'oraison issue de la tradition spirituelle chrétienne[lvii]. Au fond, quand, athée, nous mettons dans un même panier des choses à jeter, étroitesses mentales de la religion et ouvertures intérieures de la spiritualité[lviii], nous sommes nous-même un croyant dogmatique. Notre athéisme « bon teint » peut se contracter et se montrer sous un jour bien peu ouvert et libertaire face à des aventures spirituelles collectives nouvelles. Il cherche l'eau sale, la trouve (car il y en a toujours) et risque fort de jeter le bébé avec l'eau du bain... Agnostique en théorie et athée en pratique, nous voulons ici devenir un authentique libertaire, ouvert d'esprit, qui se méfie de toutes les clôtures dogmatiques. Il y a celles qui reconduisent à des idéologies religieuses. Il y a celles qui conduisent à des idéologies politiques liberticides au nom d’un matérialisme scientifique. Car agnostique en théorie, nous n’ignorons pas non plus que le matérialisme, lui-même, reste une croyance. Le matérialisme est certes un postulat métaphysique utile aux sciences mais il n’en demeure pas moins un paradigme discutable, amendable et modulable. Attaché à la démarche scientifique et à ses apports, chercheur et aventurier spirituel libertaire, nous cherchons donc d’abord à être sans préjugé pour explorer le fait de l'intériorité[lix].

 

Dans le contexte de notre pari qui écarte tout renoncement à la vie, nous pouvons être un athée ou un agnostique, qui veut vivre la vie en plénitude. Nous ne devrions pas ignorer alors que notre confiance en la vie, même impersonnelle, peut rester une foi teintée de croyances. Seule l’expérience spirituelle directe d’une vie impersonnelle auto-organisatrice, en arrière-plan de toute vie individuelle, pourra rendre nos croyances moins arbitraires[lx]. Mais la foi en la raison critique, elle-même, interdit de conclure quant à l'exhaustivité de tout ce qui est réalisé spirituellement. Elle apprend à se méfier des demi-vérités confondues avec une vérité ultime. Elle sait rester ouverte. Qui sait si une dimension impersonnelle de la réalité absolue n’ouvrirait pas ultimement à d’autres dimensions absolues ? Et parmi elles, par exemple, qu’est-ce qui exclut la possibilité de certaines liées à l’existence des personnes ? Douter à tort et à travers pour étouffer le monde des possibles est sans objet[lxi]. Il est vrai que la raison critique use d'un doute méthodique pour prêter foi à des théories mentales testables et s’appuyer sur des faits vérifiables. Cependant elle se cultive aussi pour ne pas s’enfermer dans un système mental rigidement clos. Affirmer quelque chose impossible, n’est-ce pas dogmatique ?

La raison critique ne nous enfermera donc pas forcément dans le pari d’une spiritualité uniquement athée et agnostique[lxii]. Nous pouvons apprendre à voir la conjonction postmoderne de notre confiance en la vie avec d’autres formes de foi. Ceci est caractéristique du stade de la foi conjonctive selon Fowler. Toutefois, on peut puiser dans la démarche spirituelle athée et agnostique une forme vraiment authentique de confiance absolue en la vie. Ceci portera vraiment le stade réflexif et moderne de la foi à son summum. Nous pensons que le plein développement de la foi au-delà de ce stade nécessite d’intégrer un moment, ou une dimension, athée et agnostique de confiance en la vie. Le devenir de l'univers se joue à travers nous, ici et maintenant, chacun de nous est l'œil de l'univers, ses bras, ses mains. La vie universelle passe par nous pour se perfectionner. Elle cherche à incarner sa plénitude à travers nous, insistera, à juste titre, le spirituel athée en pratique et agnostique en théorie.

Quand nous étions enfant, une confiance originaire en la vie universelle nous habitait. Renouons avec elle !

Pour beaucoup, enfants, nous nous vivions le plus souvent dans un état d’esprit spontané de confiance en la vie au moment présent. Nulle croyance ne venait s’y greffer. En grandissant, nous avons intégré des systèmes de croyances qui l’ont brouillée. Et surtout, des mauvais coups ont occasionné des jugements qui l’ont émoussée. Certains d’entre nous ont nourris des appréhensions qui ont eu raison, ou presque, de cette forme originaire de la confiance en la vie. Nous n’avons plus alors que les béquilles de la croyance pour avancer malgré notre défiance dans la vie.

Pour Erik H. Erikson et, à sa suite, Fowler, cette foi originaire non verbale du tout petit enfant est le stade de base de la foi[lxiii]. Quand nous voyons un enfant, animé par cette foi, vivre tout ouvert à la vie, nos tentations nihilistes deviennent moins fortes. Notre défiance en la vie peut, certes, reprendre le dessus en évoquant l’ignorance de l’enfant. Les vieilles béquilles de la croyance avec leurs petits et grands espoirs bien pesés semblent donner le sentiment d’être plus raisonnable que l’enfant. Mais pour un moment, un mouvement spontané de confiance en la vie aura relégué notre défiance en arrière-plan. Bien sûr, comme tout le monde, une certaine confiance dans nos relations avec les autres et le monde reste à notre portée. Cependant, sauf exception, pour faire confiance, il nous faut un moment de réflexion, il nous faut du temps pour réactiver une émotion positive ou un acte de volonté. Tout délai est inconnu à la confiance originaire de l’enfance qui est un abandon immédiat entre les mains de la vie. Notre réflexion prend du temps pour qu’à l’aide de croyances qui nous redonnent un peu d’espoir, la balance entre confiance et défiance penche davantage vers la confiance. Cependant ceci signifie que le mouvement de défiance persiste. Il est la racine première de nos tentations nihilistes. Même si la défiance a peu d’ampleur, l’émotion doit face à ce sentiment contraire. A cause d’elle, la volonté reste divisée ; la part qui va vers la confiance n’est jamais sure de l’emporter. Parfois, le fil de la confiance devient si mince que, pour ne pas succomber au désespoir ou ne pas vivre replier complètement sur nous-même, de l’aide est nécessaire. L’aventure spirituelle, elle, s’appuie sur un socle de confiance qui se trouve dans la plénitude de la vie au moment présent.

Certes beaucoup d’entre nous peuvent estimer que la vie leur a porté des coups qui justifient leur défiance. Le risque reste cependant de laisser celle-ci se nourrir de représentations hors contexte. Les émotions liées aux blessures passées qui réinvestissent le présent pourraient peut-être être dénouées. L’amour du drame et la défiance ont partie liée. Nous sommes prompts aux généralisations abusives. Nous jugeons la vie trop peu fiable pour participer à son jeu évolutif parce que nous la jugeons trop imparfaite en l’état. L’incohérence est manifeste : on dénonce le caractère perfectible de la vie pour rejeter sa dimension évolutive alors que si la vie était parfaite, évoluer n’aurait aucun sens. Même ceux qui pensent avoir été épargné du pire ne résistent pas à la tentation de se défier de l’existence. Il leur suffit d’ajouter au poids de leurs petites blessures présentes et passées celui de toutes ces enfances blessées et de toute cette humanité qui souffre et geint un peu partout. Les bons sentiments sont soigneusement mis en avant pour mieux faire passer en contrebande l’amour du drame. Avec Paul Tillich, avouons que notre volonté elle-même joue un rôle non négligeable dans la défiance, puisque « [m]ême dans l'état de désespoir, on a toujours assez d'être pour rendre le désespoir possible. »[lxiv]. Cet être de la vie, aussi fragile nous paraît-il, nous ramène devant une décision, ici et maintenant. Si nous aspirons réellement à une vie en plénitude qui ne prolonge pas l’imperfection du cours ordinaire de la vie, il ne s’agit pas de se décider à nourrir un peu d’espoir pour supporter le désespoir jusqu’à demain. Ici et maintenant, il s’agit de nous décider ou non en faveur de l'être, à l’encontre du non être qui se propose. La douleur, la souffrance et le drame auront-ils le dernier mot ? Si la spiritualité d'une vie vécue en plénitude n'est pas illusoire, paix, joie et amour ne sont-ils pas à notre portée en toute circonstance ? Il nous faut aussi apprendre à douter de notre défiance : ne nous empêcherait-elle pas l’accès à une confiance originaire ancrée en la plénitude de la vie-même ? La défiance qui a grandi en l’enfant et en l’adolescent dépendait des circonstances de son développement psychospirituel. La défiance se nourrit de failles intellectuelles, de ressorts émotionnels malencontreux et de faiblesses de l’acte volontaire. Si notre pari est fondé, la vie en sa plénitude n’est enfermée et limitée par aucune des circonstances.

La foi est donc déformée lorsqu’elle est conçue d'une façon uniquement centrée sur l’ego, vu comme auteur exclusif de sa foi. La foi de l’ego n’existe pas sans croyances mentales. Elle ne va pas sans aléas émotionnels. Elle se perpétue dans une lutte de la volonté avec elle-même. Immanquablement l’ego est prisonnier du temps pour rétablir sa foi et sa confiance face à ses mouvements de défiance. Il privilégie forcément telle faculté plus qu’une autre. Sa foi et sa confiance sont alors réduites soit d’abord à une connaissance, soit d’abord à un acte volontaire, soit d’abord à un sentiment. Ceci peut aboutir respectivement à un intellectualisme, un moralisme ou un sentimentalisme[lxv]. Spirituellement, on privilégie telle philosophie, on ne jure que par la consécration à telle œuvre ou on s’enflamme pour telle dévotion. Une faculté cultivée aux dépens des autres fait manquer à la foi sa profondeur existentielle. La foi, comprise comme ce qui nous tient authentiquement à cœur transcende et englobe intellect, volonté et sentiment. La foi originaire de l’enfant est en son cœur un acte psychocorporel de la vie. Chez les tous petits, elle est éminemment de cet ordre vu qu’intellect, émotions et volonté sont rudimentaires.

 

Nous revoici au faîte d’une spiritualité entendue comme vie vécue en plénitude. Plus notre foi et notre confiance en la vie seront authentiques, plus leur mouvement prendra racine au fond de nous-mêmes (le cœur donc) là où la vie universelle engendre notre vie individuelle[lxvi]. Une foi ou une confiance, spirituelles, autonomes et authentiques, se déploieront quand leur mouvement amènera notre vie personnelle à s’ouvrir à l’expérience directe de la vie universelle. A vrai dire, cette expérience s’éprouvera de plus en plus nettement comme celle que fait la vie universelle à travers nous, y compris à travers notre histoire. Le mouvement de la foi, comme confiance en la vie, vise ainsi un acte de participation à un devenir de la vie universelle. Et, reprécisons-le encore une fois, cet acte lui-même prend racine dans la conscience de la vie universelle comme fait intérieur.

 

Notre pari spirituel affirme que la confiance originaire en la vie, qui prend son élan dans la vie elle-même, peut retrouver l’absence de défiance propre à l’innocence psychocorporelle de l’enfance. La science spirituelle met en jeu une science de la foi en la vie. Nous voyons bien que la joie de l’enfant unit confiance originaire en la vie et l’amour de la vie, pour elle-même, à travers son être psychocorporel. Il s’agit d’y revenir à travers une nouvelle amplitude psychologique et socio-culturelle qui n’aura plus rien d’infantile. Le développement de la buddhi intervient ici. Comme réflexion favorisant une intuition de la vie universelle, celle-ci donnera à la foi originaire la capacité de surmonter les obstacles psychospirituels qui, chez l’enfant que nous avons été, ont plus ou moins semé la défiance. Une buddhi mature et une confiance spirituelle en la vie, authentique et autonome, appuieront une participation immédiate à la vie avec de plus en plus de conscience. Ceci confirmera une des clés que nous avons donné au début de ce chapitre sur la foi spirituelle : elle est une aptitude à « prendre le risque, malgré tout, de laisser émerger des prises de conscience ».

C’est d’abord dans une démarche agnostique en théorie et athée en pratique que chacun devrait forger une confiance réaliste et adulte en la vie, du sein même de la vie. Les croyances imaginaires mêmes sacralisées et portées par des autorités traditionnelles ne sont pas d’un grand secours. Christophe Massin nous en précise le portrait[lxvii] :  

« 

·      Fais confiance à la confiance ! Lâche la crispation qui veut obtenir un résultat.

·      Cette confiance demande le courage de ne plus te raccrocher à quoi que ce soit pour te rassurer. L'évidence la plus fondamentale, c'est l'incertitude quant au devenir. […]

·      La confiance ne veut rien de spécial, ne cherche pas à se rassurer, elle se contente de regarder avec pénétration et clairvoyance. Sa bienveillance embrasse la situation dans son ensemble.

·      Quand l'ego abdique de ses préférences et ne cherche plus à diriger, tu es avec, tu participes au mouvement de la vie, sans restriction. Le processus de la confiance peut œuvrer sans​ entrave puisque tu n'interfères plus. »

 

Un processus de confiance qui œuvre par-delà de l’ego est une forme de foi en la vie produite par la vie elle-même. Le mot confiance est ici utilisé, dans une acception qui est plus commune pour la foi. Plus tôt, nous avions déjà suggéré que le mot foi pouvait désigner un processus qui saisit l'ego alors que la confiance est usuellement un acte de l'ego. Ici un processus de confiance s’impose à l’ego et le dessaisit de sa volonté d’être aux commandes de la vie. Parler de processus de foi ferait peut-être moins violence à la langue. Mais nous avons déjà pointé les avantages et les inconvénients respectifs du mot foi ou du mot confiance. Nous avons vu leur complémentarité. Le point qui fait véritablement problème ici est de reconnaître, ou non, le fait de la vie, de voir le mouvement de la vie et non de le penser.

 

Car comment pourrions-nous abolir la défiance de notre ego et ainsi entrer dans un processus de confiance par-delà l'ego, si l'évidence majeure de la vie universelle manque dans notre paysage ? Comment une vague qui n'a pas conscience de l'océan pourrait-elle se faire une idée juste de la vie ? Elle verrait le rivage, elle y verrait les traces de cet océan, elle baserait sa confiance sur son interprétation de ces traces. Comme pour cette vague inconsciente de l'océan, notre jugement sur la vie est basé sur des événements, leur interprétation et non sur la conscience de la vie, ici et maintenant. Comme cette vague ignorante de l'océan face au rivage, nous pouvons parfois pressentir, face aux événements, la puissance de la vie. Mais la plupart du temps, comme cette vague, nous ne voyons souvent autour de nous qu'un désert sans vie. Comme elle, nous sommes inconscients de la grande rumeur océanique de la vie ; nous sommes inconscient de cette toute puissance vivante dont nous ne sommes que l'onde. Nous ne voyons autour de nous que des vagues, s'écrasant sur ce rivage du temps et y laissant qu'une trace insignifiante. Et pour beaucoup, nous nous laissons aller à dire que c'est là tout ce que la vie peut offrir. Nous proclamons l'absurdité de la vie en oubliant que l'essentiel de son paysage nous fait défaut. Bien sûr, il y a des vagues qui ont marqué le rivage de leur empreinte. Certaines ont même changé durablement le sens de ce paysage. Mais il y a tant de vagues qui disparaissent avant même d'atteindre ce rivage.  Tant que, comme cette vague, nous ne serons pas conscient directement de l'océan de la vie, nous ne ressentirons pas cette force capable de refaçonner entièrement le rivage, d'en redessiner entièrement les contours dans une configuration qui échappe à toute spéculation. Autrement dit, tant que nous ne vivrons pas consciemment à partir de la vie universelle, nous passerons à côté de sa force évolutive, nos petits doutes limiteront l’étendue de ses possibles. Immanquablement, la confiance et la défiance en la vie se colorera d'abord de ce qui nous arrive, à nous, tout particulièrement. Notre jugement sur la vie varie au fil de nos vécus, mais la vie ne se réduit à aucun de nos vécus, comme l’océan ne se réduit à aucune de ses vagues ou aucune de ses traces sur le rivage… Limitée à une conscience ego-centrique, notre confiance en la vie sera inévitablement teintée de défiance. Une confiance authentique en la vie doit être relative à une conscience directe de la vie universelle et non à ses manifestations, à commencer par celles qui nous concernent. La seule considération ego-centrique des manifestations de la vie nous donnera toujours autant de raisons d'avoir confiance en la vie que de nous en défier. Pour vraiment jouer authentiquement le jeu de la confiance ou non, nous devons voir tout le paysage de l’existence, y compris la vie universelle qui l’englobe, et non le penser. Une expérience d'ouverture spirituelle à la vie universelle est nécessaire pour rompre avec une confiance et une défiance fondées sur des croyances et des interprétations propres à une conscience ego-centrique.      



NOTES :

[i]. Pour creuser cette reconnaissance d’un mouvement de foi commun à toutes les spiritualités religieuses, on peut lire Wilfred Cantwell Smith, Faith and Belief: The Difference Between Them, Oneworld Oxford, 1998 ou John Hick, God and the Universe of Faiths, Oneworld Oxford, 1993.

[ii]. Yvan Amar, Les nourritures silencieuses, aphorismes, Les Editions du Relié, 2000, p. 99.

[iii]. Ibid., p. 101.

[iv]. Définition extraite de la page https://www.cnrtl.fr/definition/protocole du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.

[v]. La Bhagavad Gîtâ suivie du commentaire de Shankara, Traduction d’Emile Sénart et de Michel Hulin, Points Sagesses, p.114. Le mot « foi » traduit ici le mot sanskrit « sraddha ». « Que signifie le terme ? Dans un sens, la réponse est à la fois simple et explicite. Cela veut dire presque sans équivoque, mettre son cœur sur. C’est composé  de deux mots, srad (ou srat), cœur, et dha, mettre. Effectivement dans le Rig-Veda les deux parties apparaissent habituellement séparément, mais même ici elles sont occasionnellement combinées, et plus tard elles le sont régulièrement. […] Sraddha n’est pas en soi-même un concept bilatéral, bien qu’il réfère à ce qui génère des relations. Cela a à voir avec la capacité de l’homme à être impliqué […]. Cette interprétation de sraddha a l’avantage, comme nous l’avons dit, de laisser non spécifié l’objet de la foi. (A cet égard, c’est en quelque sorte comme le « ce qui nous concerne ultimement » de Tillich).» [Nous traduisons], précise Wilfred Cantwell Smith dans Faith and Belief: The Difference Between Them, Oneworld Oxford, 1998, p.61-62. Ainsi là où la traduction du Chant XVII de la Bhagavad Gîtâ d’Emile Sénart et de Michel Hulin utilise le mot « foi », la traduction d’Alain Porte privilégie plutôt la notion d’« engagement du cœur ».

[vi]. Pour réfléchir sur la dimension pathologique du nihilisme, on peut examiner l’émergence dans la petite enfance d’une défiance originaire face à une confiance originaire. Dans ses premières années, un enfant est tout sauf nihiliste, il a une confiance radicale en la vie qui le fait grandir et se développer. On peut se reporter à ce sujet aux travaux du psychologue Erik Homburger Erikson. Dans Dieu existe-t-il ?, p.513 sq., avant d’exposer sa vision de la croyance en Dieu à l’encontre de l’athéisme, Hans Küng, un théologien chrétien reconnu et discuté, défend le développement, à nouveaux frais, d’une confiance originaire surmontant toute forme de nihilisme. Il se réfère aussi aux travaux d’Erikson. Autant la croyance en Dieu ne nous semble pas un prérequis pour un pari spirituel, autant un rétablissement dans une confiance originaire en la vie nous semble le b.a.-ba de la spiritualité.

[vii]. Nous détournons ici un vers de Gérard de Nerval.

[viii]. Dans La foi philosophique, Plon, 1953, p.214, Karl Jaspers donne une description du nihilisme à laquelle nous souscrivons ici : « il y a aujourd’hui bien des formes de nihilisme. Des hommes sont apparus qui semblent avoir renoncé à leur dignité d’êtres libres, qui n’accordent plus de valeur à rien, qui s’agitent au hasard de l’instant, qui meurent et tuent avec indifférence, tout en paraissant enivrés par des valeurs quantitatives, aveuglés par des fanatismes interchangeables, poussés par des impulsions élémentaires, dénuées de sens, irrépressibles et pourtant vite épuisées, et enfin par une volonté purement instinctive de jouissance immédiate. Ecoutons les paroles qu’ils profèrent : elles résonnent comme un appel voilé à la mort. » 

[ix]. Paul Tillich, Le courage d’être, Livre de vie, p.165.

[x]. Fowler expose sa théorie dans Stages of faith, Harper Collins, 1995. En langue francophone, on peut trouver un usage de celle-ci dans Vers la maturité spirituelle par un chartreux, p.135-176. Cet ouvrage présente une spiritualité religieuse chrétienne. Notre approche n’est pas religieuse. Cependant cet ouvrage offre de nombreux points utiles à un discernement spirituel et qui convergent bien souvent avec ceux que nous avons exposés ici.

[xi]. On trouvera ici un article de Gary K. Leak avec, dans l’appendice, le questionnaire que nous avons adapté à un contexte moins centré sur la foi monothéiste : https://www.researchgate.net/publication/233577957_Validation_of_the_Faith_Development_Scale_Using_Longitudinal_and_Cross-Sectional_Designs

[xii]. La tradition spirituelle occidentale n’ignorait pas cette faculté. Jean Borella dans La Charité profanée nous le rappelle et éclaire comment certains modernes l’ont négligée : « On voit par là tout ce qui distingue la raison de l’intellect (en grec : dianoia et noûs). Sans doute cette distinction ne va-t-elle pas jusqu’à la séparation totale, puisque la ratio est la lumière brisée et fragmentaire de l’intellectus. Mais on ne saurait les confondre, pas plus qu’il n’est possible de nier l’un ou l’autre de ces modes de l’activité cognitive. C’est pourtant ce qu’ont fait maints philosophes. […] La confusion de l’intellectus et de la ratio s’opère avec la philosophie de Descartes. A dire vrai, cette confusion est assez étonnante, puisque, nous le verrons, ces termes avaient toujours été distingués, en particulier chez saint Thomas d’Aquin, et que Descartes ne pouvait guère l’ignorer. C’est pourtant ce qui se passe. [...] Quant à la négation de l’intellectus, ou intellect intuitif, elle est l’œuvre de la philosophie kantienne. […] Et, puisqu’il n’y a pas d’intellectus, il n’y a point de métaphysique possible : « ... l’intuition intellectuelle, en effet, n’est pas la nôtre, et [...] nous ne pouvons même pas en envisager la possibilité » [, Critique de la Raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P. U. F., p. 226.] » Xavier Tilliette dans L’intuition intellectuelle de Kant à Hegel montre comment cette faculté a été réhabilitée par certains modernes comme Fichte.

[xiii]. Dans le chapitre III strophe 42 de la Bhagavad Gîtâ, on peut lire : « La pensée est souveraine sur les sens et la buddhi souveraine sur la pensée. Souverain de la buddhi, il y a Lui [le divin] ».

[xiv] . D'après le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (http://www.cnrtl.fr), l’intuition est un terme emprunté au latin scolastique intuitio, au sens de « vue, regard », lui-même dérivé de intueri « regarder attentivement ; avoir la pensée fixée sur ».

[xv]. Le fidéisme est une attitude qui affirme que l’intelligence ne peut pas nourrir le saut de la foi. Mais, dès lors, la foi est réduite à une croyance aveugle en l’existence de Dieu. Cette doctrine a été condamnée par de nombreuses Eglises chrétiennes. Si dans une approche théiste une vie spirituelle est possible comme expérience vécue d‘une relation personnelle à la présence divine, alors le fidéisme en est une négation. Le fidéisme ne croit qu’en la foi, comme croyance, et non à la foi, comme confiance relationnelle en une présence divine, reconnue en soi et éprouvée. En termes philosophiques, le fidéisme refuse l’intuition intellectuelle du divin qui permet à la foi de ne plus se limiter à une croyance. La foi véritable commence, selon nous, avec la confiance et l'espérance suscitées par la présence expérimentée du divin. Et comme le vocabulaire du divin est l’objet de projections idéologiques ou suggère de l’extraordinaire ou du merveilleux, il peut être plus approprié de parler de foi ou de confiance en l’expérience de la vie universelle. Cette foi peut s’appuyer sur une présence ressentie de façon ténue et sporadique : « la foi peut être une étincelle de la connaissance qui connaît, si éloignée qu’elle en soit, et en attendant il n’y a pas le moindre doute qu’elle aide à accomplir. », dit Sri Aurobindo dans ses Lettres sur le yoga, tome II.

[xvi]. Dans l’anthologie Sri Aurobindo et L'Avenir de la Révolution française, p.134, on lit : « L'union de la liberté et de l'égalité ne peut s'accomplir que par le pouvoir de la fraternité humaine ; elle ne peut se fonder sur rien d'autre. Mais la fraternité n'existe que dans l'âme et par l'âme ; elle ne peut exister par rien d'autre. Car cette fraternité n'est pas affaire de parenté physique ni d'association vitale ni d'accord intellectuel. Quand l'âme réclame la liberté, c'est la liberté de se développer, de développer le divin dans l'homme et dans tout son être. Quand elle réclame l'égalité, ce qu'elle veut, c'est cette même liberté également pour tous, et la reconnaissance d'une même âme, une même divinité dans tous les êtres humains. Quand elle cherche la fraternité, elle fonde cette égale liberté de développement sur un but commun, une vie commune, une unité de pensée et de sentiment, elle-même fondée sur la reconnaissance de l'unité spirituelle intérieure. En fait, cette trinité constitue la nature même de l'âme ; car la liberté, l'égalité et l'unité sont les attributs éternels de l’Esprit. »

[xvii]. Il vivra l’expérience spirituelle de Jésus qui admira la foi d’une païenne Cananéenne (Matthieu 15, 21-28), de Mohammed qui admira la foi des moines chrétiens (Coran, Sourate 3, versets 113-115), etc.

[xviii]. C’est dans cet esprit que Vivekananda, suite à Ramakrishna, décrit l'essence d'une voie dévotionnelle. La dévotion authentique à une forme divine personnelle y transcende tout exclusivisme religieux et donc se libère de toute croyance pour n'être qu'une expérience transcendantale (voir note 3).

[xix]. Ceci s'inspire d'Henry David Thoreau : « There is no remedy for love but to love more » [« il n’y a pas de remède à l’amour sinon d’aimer davantage »] (Journal 1, 81).

[xx]. Rappelons que les Lumières, à la base de la modernité, ont souvent proposé une spiritualité déiste débarrassée de toute croyance théiste à la révélation biblique et de toute soumission aux institutions religieuses monothéistes.

[xxi]. Le fameux « Heureux qui croit sans avoir vu » des Evangiles n’annule pas cette invitation à voir. Car il concerne la croyance en la résurrection charnelle de Jésus après sa mort et non la foi en la relation personnelle à la présence divine (christique éventuellement) reconnue en soi. Pour nous, ce voir est à relier à ces mots attribués à Jésus : « L’œil est la lampe du corps. Si ton œil est simple, tout ton corps sera éclairé » (Matthieu, 6,22). Le mot grec « haplous » ici traduit par « simple » signifie aussi « seul », « entier » et « remplissant bien sa fonction ».

[xxii]. Dans Une vie en confiance, p.166-167, Christophe Massin écrit :

« • Ouvre grand les yeux sur la réalité, y compris dans ses aspects les plus choquants et reste fidèle à la vérité des faits tels qu’ils se présentent – ni tu les dramatises, ni tu les enjolives. Reconnais la négativité des projections de la peur pour ne plus les croire.

• La confiance embrasse la situation dans sa totalité, le pire et le meilleur, elle ne peut reposer sur une vue partielle ni partiale. »

[xxiii]. Avec la notion de « transpersonnel », nous voulons signifier ici que le « personnel » et l’« impersonnel » sont intégrés mais aussi dépassés. A l’origine, « [l]e terme de « transpersonnel » […] a été choisi en 1969 par Abraham Maslow [...]. Il commence par une étude des motivations humaines qu'il classe hiérarchiquement en cinq niveaux : physiologique, de sécurité, d'intégration, d'estime de soi et de réalisation de soi. C'est alors, qu'après une étude des expériences des sommets (peak-experience), il découvre un sixième besoin, celui du dépassement de soi. Ce niveau supérieur regroupe toutes les expériences de dépassement de la personne humaine vers la Transcendance qu'il nomme un transpersonnel. Par-delà le cinquième besoin d'actualisation de soi, se situe donc un besoin inaliénable de transcendance, le besoin d'une vie signifiante (value-life) qui, par-delà les limites habituelles de l'identité humaine, pousse à se mettre au service des autres. Ce niveau suprême est tellement important pour Maslow que l'on ne peut plus parler à son sujet de besoin ou de motivation, mais de métabesoins (metaneeds) ou Besoin-Etre (Being-needs, B-needs). Ce sont les besoins de Vérité, de Beauté ou de Transcendance, qui constituent donc l'expérience des Valeurs. […] Pour Maslow la première psychologie était celle du comportement, la seconde la psychanalyse, la troisième la psychologie humaniste ou le mouvement du potentiel humain et la quatrième transpersonnelle. »,

Marc-Alain Descamps, http://www.europsy.org/aft/pg131.html.

[xxiv]. Ici avec « du » nous voulons dire en même temps « pour le » et « reçu du ».

[xxv]. Ce commentaire fait évidemment écho à l'adage T'chan : « Petit doute, petit éveil ; grand doute, grand éveil ; pas de doute, pas d'éveil. »

[xxvi]. Le « Satori » en japonais désigne une compréhension perceptive ou une réalisation. Bien entendu, dans le bouddhisme, elles sont de nature spirituelle et mettent en jeu des dimensions jusque-là inconnues.

[xxvii]. Nisargadatta Maharaj, Je Suis, Les deux océans.

[xxviii]. Il y a là une difficulté. Tant que j’ai des doutes au sujet de l’expérience intérieure de la vie universelle, je n’en ai assurément pas une expérience évidente. Or, nous avons affirmé qu’on devait douter de notre croyance sur l’enseignement suivi pour mieux le réaliser. Comment une disparition de tout doute peut-elle se produire si on maintient volontairement un doute ? Pour nous, ce paradoxe peut s’éclairer. Il nous faut mieux différencier le doute méthodique de qualité et nos doutes mesquins. Un doute de qualité, qui porte sur mes croyances liées à l’enseignement que je pratique, développera ma buddhi. La tentation nihiliste est une forme de doute mesquin qui bloque le développement de la buddhi et un doute de qualité nous en défera. Quand la buddhi sera mature, l’intuition de la vie universelle prendra place, le doute de qualité mettra en relief l’évidence de la vie. Le geste intuitif planté en nous, une confiance peut s’ancrer dans l’évidence de l’expérience  et son mystère. En grandissant, elle finira par chasser tous les doutes mesquins, qui peuvent encore avoir assez de force, dans des circonstances favorables, pour nous détourner de la présence à la vie universelle. Nous décrirons ces éventuelles nuits de la foi en la vie dans les notes 205 et 260. 

[xxix]. L'article Wikipédia francophone sur cette notion est d'assez bonne tenue. Le livre de Gérald Bronner, La Pensée extrême : Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques est une bonne source de questionnement sur ces sujets.

[xxx]. Gérald Bronner, La Pensée extrême : Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Denoël, p. 80-81.

 

[xxxi]. Nous disons bien l'aventure et non la recherche. Nous ne nions pas que, malgré une étroitesse mentale, peut se réaliser une certaine présence de la lumière. Cette réalisation est alors encadrée et limitée par une petite lucarne dans un édifice mental. Cet édifice est parfois très impressionnant mais il n‘en demeure pas moins fort rigide. Il limite la participation à la dimension évolutive de la lumière spirituelle.

[xxxii]. Au vu des évènements récents, ce sens moral manque encore souvent aux religieux. Que penser d'une morale religieuse chrétienne catholique pour qui l’acte de viol d'enfants est jugé moins grave moralement qu'un acte d'interruption de grossesse, considéré comme un meurtre ? Et que penser quand, bien plus inhumainement encore, l’acte terroriste kamikaze est promu comme un acte religieux suprême de sacrifice de soi par des musulmans.  Blaise Pascal au XVIIème siècle, un savant éminent et un apologète majeur du christianisme catholique avait assimilé parfaitement cette difficulté d'évaluation des actes moraux. Nous étendons son raisonnement aux contextes religieux et communautaristes. Dans ses Pensées fragment 47 de l'édition Le Guern, il écrit : « Pourquoi me tuez-vous ? - Et quoi ! Ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté je serais un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte. Mais puisque vous demeurez de l'autre côté je suis un brave et cela est juste. »

[xxxiii]. Notre chapitre II a déjà dénoncé cette impasse typique d'une certaine religiosité et a attaqué toute prétention à un amour authentique non fondé sur le dépassement d'une conscience ego-centrique.

[xxxiv]. Cette affirmation a plusieurs faiblesses. Premièrement, elle confond trop vite l’histoire des cultures et l’évolution des mentalités au sein de n’importe quelle culture. Si la théorie de la spirale dynamique est juste, l’évolution des mentalités concerne n’importe quelle culture. La modernité et la postmodernité ne concernent pas que la culture occidentale et vaudraient pour d’autres cultures qui lui survivraient. Deuxièmement, cette affirmation ne voit pas toujours assez que, par exemple, nombres de civilisations disparues sur-vivent (au sens fort de « vivre davantage ») dans notre civilisation occidentale contemporaine.

[xxxv]. Rappelons par exemple que les religions antiques celtiques, grecques et romaines pratiquaient le sacrifice humain. Toutefois l’abolition du sacrifice humain par les religions monothéistes n’a pas diminué le nombre de victimes dues aux religions : combien de vie ces religions ont-elles sacrifiées par des condamnations à mort pour hérésie ou apostasie puis par des guerres ? Quoi qu’il en soit, percevoir que le sang humain ne rapproche pas du divin prépare, sans aucun doute, le progrès qu’ont apporté les humanistes et les Lumières, en obligeant les religieux chrétiens à faire de la tolérance une vertu exigée par la charité.

[xxxvi]. Nous nous inspirons de Jésus dans l'Evangile selon Marc : « Personne ne met du vin nouveau dans des outres vieilles. Sinon, le vin fera éclater les outres. Et le vin se perd ainsi que les outres. Mais il faut mettre le vin nouveau dans des outres neuves. » (Mc 2, 22). Ce propos peut suggérer, entre autres interprétations possibles, une évolution culturelle nécessaire pour recueillir une révélation renouvelée du divin (Mt 9,17 ; Mc 2,22 et Lc 5, 37-58). Jésus précise ailleurs que l'Esprit renouvellerait la révélation de la vie divine après son départ (Jn 16).

[xxxvii]. Ce qui n'est pas à confondre avec son efficacité illuminatrice. Il y a de nos jours beaucoup de syncrétismes qui ne sont pas des synthèses spirituelles vivantes. Mais reconnaissons qu’au cours du temps, il y a toujours eu de nombreuses synthèses spirituelles capables de favoriser l’illumination et la transformation spirituelle.

[xxxviii]. La psychologie cognitive a fait beaucoup de progrès sur cette notion d’intelligence collective. On sait par exemple mesurer le Quotient Intellectuel d’un groupe et donc on a des indicateurs pour le rendre plus intelligent. Dans Supercollectif, Fayard, 2018, Emile Servan-Schreiber rend compte de ces connaissances expérimentales. Un groupe peut être formidablement intelligent s’il met en œuvre, entre autres, ces trois ingrédients que sont « diversité, indépendance et agrégation ». Plus précisément, il s’agit de :

1.      Intégrer une diversité de points de vue aussi grande que possible ;

2.      Favoriser l’expression de toutes les différences en faisant que chacun puisse faire valoir son point de vue en toute indépendance et en promouvant les règles qui y contribuent ;

3.      Agréger au mieux l’expression de chacun, la recueillir et la partager de manière à faciliter l’émergence de résolutions collectives ; d’où l’utilité, par exemple, d’une intelligence émotionnelle alliée à l’intelligence intellectuelle.

Notre pari spirituel sur l’« Un innombrable » veut faciliter une évolution des mentalités en lien avec ce qui rend intelligent collectivement, y compris selon ces recherches en psychologie cognitive.

[xxxix]. Pour avoir un aperçu d’ensemble, on peut, par exemple, se référer au livre de François Marxer, Au péril de la nuit - Femmes mystiques du XXème siècle, Cerf, 2017. Pour avoir un éclairage sur la nuit de la foi en dehors des spiritualités judéo-chrétiennes, on peut lire notre note 260. Dans Ecouter le silence à l’intérieur, L’iconoclaste, 2018, Thierry Janssen décrit sa propre nuit spirituelle et il conclut p.167 en disant : « Dès lors, il me paraît dommage de supprimer l’inconfort lié à ces crises de vie sans entreprendre un travail psychologique et spirituel. […] La partie psychologique du travail consiste à observer avec objectivité comment s’est construit le moi, quelles sont ses peurs et ses défenses névrotiques, et quels sont ses croyances et ses conditionnements. La partie spirituelle consiste à ouvrir le cœur et à écouter le silence à l’intérieur afin de laisser le Soi, la pure conscience – accueillir le moi sans jugement dans un espace où de nouveaux choix sont possibles. »

 

[xl]. Dans une interview sur le site internet http://www.vipassana.fr/Textes/Stephen-Batchelor-CheminsComplementaires.htm,  Stephen Batchelor précise la notion de grand doute : « D'abord je pense qu'il faut distinguer entre le doute en tant qu'obstacle et le doute en tant que partie du chemin spirituel. Dans la tradition bouddhiste Zen, qui utilise couramment le terme, il y a une claire conscience que si vous êtes dans un état d'hésitation ou d'incertitude sur ce que vous êtes en train de faire lorsque vous vous asseyez pour pratiquer, alors ce doute est un obstacle. Mais le genre de doute dont je parle dans mon livre consiste plus en une perplexité essentielle sur la nature de la vie. Quand il était prince, le Bouddha devint perplexe devant les dures réalités de la vie : la maladie, le vieillissement et la mort. Nous perdons parfois de vue ce qui nous a réellement motivés à nous engager dans la pratique : souvent un doute profond ou un questionnement fondamental de nos vies. Si nous perdons cela de vue nous tombons très facilement dans un système de croyances et de techniques et perdons contact avec les profondeurs de notre existence spirituelle. »

[xli]. Les nourritures silencieuses, aphorismes, Les Editions du Relié, 2000, p.95.

[xlii]. Cet exercice s’inspire librement de la démarche de Descartes dans son fameux Discours de la méthode ou encore ses Méditations métaphysiques. Descartes était aussi un héritier du scepticisme spirituel de Pyrrhon. Il y a ainsi une tradition philosophique occidentale du doute qui n’est pas tout à fait étrangère au grand doute du T’chan et du zen.

[xliii]. Maître Eckhart, Traités et sermons, sermon n°52, GF, p.354. 

[xliv]. Je me suis aperçu, par exemple, que ma dépendance aux réseaux sociaux internet était plus problématique que mon rapport à la télévision. Certains ont chassé définitivement la télévision de leur vie et l’affirment haut et fort sur les réseaux sociaux où ils passent désormais beaucoup de temps…

[xlv]. Dans Pour une sagesse moderne, Les psychothérapies de 3e génération, Poches Odile Jacob, p.82, le docteur Yasmine Liénard écrit : « En quoi douter de la réalité de nos pensées a un impact sur notre état intérieur, et peut nous permettre de devenir plus sereins ? Ma croyance n’est pas la réalité. […] Selon que ma croyance à ma pensée est forte, je serai plus ou moins déçu par la réalité. […] La sérénité vient de la capacité à douter de la réalité de ce que mon esprit me dit sur ce qui n’existe pas. Donc douter de la réalité de ma pensée a un impact sur mon état intérieur. »

[xlvi]. De nouveau nous paraphrasons Henry David Thoreau, Journal 1, 81.

[xlvii]. Citation proposée par Stephen Batchelor dans The Faith to Doubt: Glimpses of Buddhist Uncertainty.

[xlviii]. On notera que des contemporains ont réactivé la spiritualité pyrrhonienne : Alexandre Lacroix, Marcel Conche, Patrick Carré, etc. Dans la pratique pyrrhonienne, quatre niveaux peuvent être distingués, dont le dernier vient involontairement compléter le troisième : le premier : zététique ou mise en doute, le second : épochè ou mise entre parenthèse, le troisième : aphasie ou silence intérieur et le quatrième : ataraxie ou paix intérieure. Ceci est à relier à notre note 52 qui citait déjà Sextus Empiricus et qui expliquait le passage de l’épochè à l’ataraxie, l’aphasie étant donc le point de départ de l’ataraxie.

[xlix]. Certaines nuances sont ici nécessaires. Dans le cas de dépression extrêmement sévère, la méditation de pleine conscience peut avoir le défaut de s'ouvrir davantage au retour d’une atmosphère émotionnelle d’angoisses et de souffrances infernales. Et parce que le mal-être de l'ego frise la dépersonnalisation, il ne peut s'en détacher. L’attention laisse alors l’ego incapable de se laisser distinguer de son émotion. L'amour ou l’attention venant de l'extérieur par un collectif est dans ce cas nécessaire. L'hospitalisation offre souvent la meilleure solution en ce sens. Des techniques spirituelles axées sur la croissance de la concentration sont peut-être plus indiquées. Enfin des techniques spirituelles s'appuyant davantage sur l’enracinement corporel ont fait leur preuve. Dans Guérir l’anxiété, le docteur Jacques Vigne en propose.

[l]. Il va de soi que lire l’exercice ne permettra pas d’en faire l’expérience. Seul l’expérimentateur aura l’autorité de confirmer ou d’infirmer les conclusions que nous tirons de cet exercice.

[li]. Pour mieux saisir le propre de cet intervalle entre l’inspiration et l’expiration, Éric Baret mentionne dans son enseignement de yoga une technique. Il conseille de s’observer lors d’un bâillement. L’absence de toute activité mentale de l’esprit au niveau de l‘intervalle entre inspiration et expiration y est plus nette.

[lii]. Nous nous inspirons ici de Bertrand Russel dans Le Mariage et la morale suivi de Pourquoi je ne suis pas chrétien.

[liii]. Athées et agnostiques sont encore de nos jours bien minoritaires au plan mondial. Dans de nombreux pays, leurs positions sont nettement risquées socialement et politiquement face aux pouvoirs de religieux autoritaires. Mais ce courage anticonformiste ne garantit pas d’être à l'abri de toute croyance. Le droit à la liberté de conscience, dont nous disposons ici, doit nous permettre d’interroger toute croyance…

[liv]. Nous avons déjà évoqué le matérialisme athée antispirituel dans notre chapitre III. Malgré les guerres de religions et le terrorisme religieux qui occupent le devant de la scène, il reste sous des formes marxistes une des idéologies les plus meurtrières et les plus liberticides de l'histoire. En Chine sous Mao ou au Cambodge sous Pol Pot, deux chefs communistes athées extrémistes, tous les chrétiens et les bouddhistes ont été persécutés pour leurs croyances. Leurs victimes se comptent en millions, ceci sans compter aussi les croyants religieux persécutés par les communistes du bloc soviétique. Jusqu'à présent, les conflits religieux actuels et passés n'ont pas produit autant de victimes.

[lv]. Voir nos définitions conceptuelles dans la note 72.

[lvi]. On notera que le passage à une alimentation végétarienne ou végétalienne était encore donné, il y a peu, pour un des critères permettant de discerner si un de nos proches ne serait pas en train de tomber sous l'emprise d'une secte. Actuellement, tout démontre qu'une consommation régulière de chairs animales détruit nos équilibres écologiques au point de compromettre le fait de nourrir l'humanité dans le futur. Le sectarisme était-il seulement du côté qu’on croyait ? Le bon sens exige de prendre régulièrement des repas végétariens voire végétaliens avant de ne plus avoir le choix d’autres menus possibles... Autrement dit à l’écoute du tout de la vie, nous devons au moins devenir flexitarien.

[lvii]. On peut consulter, par exemple, les études du neurobiologiste Mario Beauregard. Il en donne un aperçu dans son livre Du cerveau à Dieu, Guy Trédaniel Editeur.

[lviii]. La spiritualité est ici entendue comme exploration des dimensions de la vie en plénitude.

 

[lix]. Tout d’abord, suite à notre chapitre III, rappelons que le matérialisme n’est pas antispirituel, dès lors qu’il souscrit au fait de l’intériorité de l’esprit non réductible à notre subjectivité. Par ailleurs, si la science et sa raison critique valent plus que tout dogme matérialiste, les paradigmes matérialistes seront eux-mêmes évolutifs.  Par exemple, les neurosciences auraient-elles la même forme si la biologie devait prendre vraiment en compte les nouveaux paradigmes des sciences physiques ? Ces dernières années, le paradigme du tout génétique s'est effondré et les travaux sur l’épigénétique ainsi que sur la plasticité cérébrale sont devenus plus centraux. La méditation de pleine conscience et les techniques d'attention ont été testées et approuvées dans ce cadre. Qui sait si d'autres paradigmes ne justifieraient pas un matérialisme divin ? Les croyances matérialistes athées et les croyances religieuses seraient alors des demi-vérités. Le philosophe Serge Carfantan défend un paradigme en ce sens dans Connaissance de la totalité, Almora.

[lx]. L’expérience d’une vacuité, d’une vie sans forme englobant toutes les formes est une expérience spirituelle impersonnelle libératrice. C’est une expérience athée ou agnostique.

[lxi].  Ce point met en jeu l’arrogance de la conscience humaine mentale qui prétend être au sommet de l’univers pour fixer le possible et l’impossible.

[lxii]. Nous suivons ici le philosophe Sam Harris. Aux USA, il est considéré comme un leader d’un athéisme spirituel. Mais lui-même affirme que la « destruction de mauvaises idées » vaut mieux qu’un dogme ou une philosophie athée.

[lxiii]. Dans Stages of faith, p. 109, Fowler cite Erik Erikson au sujet de la confiance et de la défiance originaire et indique comment ceci se connecte à son stade 0 du développement de la foi. On retrouvera l’exposé d’Erikson dans The Life Cycle Completed.

[lxiv]. Paul Tillich, Le courage d’être, Livre de vie, p.170.

[lxv]. Nous réinterprétons ici un passage de Paul Tillich dans Dynamique de la foi, Casterman, 1968, p.47 et suivantes. Il y écrit par exemple : « La foi comme le fait d'être saisi par ce qui nous importe de façon absolue est l'acte central de la personne totale. Si l'une des fonctions qui constituent cette totalité vient à s'identifier, en tout ou en partie, à la foi, le sens de la foi est dénaturé. »

[lxvi]. Rappelons que le mot sanskrit « sraddha » peut se traduire par « foi » et par « donner son cœur à ». 

[lxvii]. Christophe Massin, Une confiance en la vie, op. cit., p.168.

 

 


 ARTICLE REDIGE EN NOVEMBRE 2019

 


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