On peut soupçonner là des ruses de théologiens pour utiliser un vocabulaire religieux applicable à tous, y compris à l’athée. Mais il y a la vérité du propos : nos croyances peuvent changer du tout au tout, mais notre foi ne fait que se déplacer. Il arrive que, parlant d’un passé religieux, on dise qu’on a perdu la foi, mais, à notre insu, on confond alors la foi avec certaines croyances. L’alignement entre notre personne et la vie ne change que si la profondeur de notre foi elle-même se transforme. Le contraire de la foi n’est pas l’incroyance. Un philosophe sceptique authentique aura foi dans la pratique de la suspension de tous ses jugements. Sa foi sceptique lui fait comprendre qu’il faut éviter toute conclusion dogmatique sur quoi que ce soit. Sa relativisation des croyances par le doute est une foi pratique pour s’ouvrir en profondeur au jeu de la vie.
Envisageons le pari que le développement de la foi et de la confiance sous ses diverses formes fasse partie d’une individuation de la vie universelle à travers nous. Les difficultés majeures rencontrées pourraient être semblables à des pathologies auto-immunes. Des systèmes de pensées, des schémas émotionnels ou des habitudes physiques, qui furent, à un moment donné, pertinents pour fortifier notre équilibre psychique et organique, s’avèrent par la suite des obstacles à l’individuation de la vie en nous. Pour notre pari, l’impasse majeure du développement de la foi et de la confiance est certainement la négation de la valeur de la vie par des formes de vie.
Ainsi, s’il y a bien un ennemi de la foi et de la confiance, selon nous, c’est le nihilisme.
RETROUVER LA VERTU ENFANTINE D'UNE FOI SANS DEFIANCE ?
Pour réfléchir sur la dimension pathologique du nihilisme, on peut examiner l’émergence dans la petite enfance d’une défiance originaire face à une confiance originaire. Dans ses premières années, un enfant est tout sauf nihiliste, il a une confiance radicale en la vie qui le fait grandir et se développer.
Dans Dieu existe-t-il ?, p.513 sq., avant d’exposer sa vision de la croyance en Dieu face à l’athéisme, Hans Küng, un théologien reconnu et discuté au-delà du monde chrétien, défend le développement, à nouveaux frais, d’une confiance originaire en la vie surmontant toute forme de nihilisme. Il se réfère à ce sujet aux travaux du psychologue Erikson.
Ainsi autant la croyance en Dieu ne nous semble pas un prérequis pour un pari spirituel, autant un rétablissement dans une confiance originaire en la vie nous semble le b.a.-ba de la démarche spirituelle.
Quand nous voyons un enfant, animé par la foi en la vie, vivre tout ouvert au devenir, nos tentations nihilistes deviennent moins fortes.
Face à un enfant animé par cette foi, notre défiance en la vie peut, certes, reprendre le dessus en évoquant l’ignorance de l’enfant.
Les vieilles béquilles de la croyance avec leurs petits et grands espoirs bien pesés semblent donner le sentiment d’être plus raisonnable et expérimenté que peut l’être l'enfants qui ne connait rien à la vie. Mais, pour un moment, un mouvement spontané de confiance en la vie partagé avec un petit enfant aura relégué notre défiance en arrière-plan. Bien sûr, comme tout le monde, une certaine confiance dans nos relations avec les autres et le monde reste à notre portée. Cependant, sauf exception, pour faire confiance, il nous faut un moment de réflexion, il nous faut du temps pour réactiver une émotion positive ou un acte de volonté. Tout délai est inconnu à la confiance originaire de l’enfance qui est un abandon immédiat entre les mains de la vie. Notre réflexion prend du temps pour qu’à l’aide de croyances qui nous redonnent un peu d’espoir, la balance entre confiance et défiance penche davantage vers la confiance. Cependant, ceci signifie que le mouvement de défiance persiste. Il est la racine première de nos tentations nihilistes. Même si la défiance a peu d’ampleur, l’émotion doit faire face à ce sentiment contraire. A cause d’elle, la volonté reste divisée ; la part qui va vers la confiance n’est jamais sûre de l’emporter. Parfois, le fil de la confiance devient si mince que, pour ne pas succomber au désespoir ou ne pas vivre replié complètement sur nous-même, de l’aide est nécessaire. L’aventure spirituelle, elle, s’appuie sur un socle de confiance qui se trouve dans la plénitude de la vie au moment présent.
Certes, beaucoup d’entre nous peuvent estimer que la vie leur a porté des coups qui justifient leur défiance. Le risque reste cependant de laisser celle-ci se nourrir de représentations hors contexte. Les émotions liées aux blessures passées qui réinvestissent le présent pourraient peut-être être dénouées. L’amour du drame et la défiance ont partie liée. Nous sommes prompts aux généralisations abusives. Nous jugeons la vie trop peu fiable pour participer à son jeu évolutif parce que nous la jugeons trop imparfaite en l’état. Cette défiance dénonce volontiers l’imperfection de la vie pour occulter son caractère perfectible et démobilise en nous les mouvements de participation à son évolution. Or, c’est seulement si la vie était parfaite qu’évoluer n’aurait aucun sens.
Certes, dans l’immédiat, pour la plupart d’entre nous, la tâche de faire évoluer le monde dans sa globalité est hors de portée. Cependant, ne peut-il pas y avoir une forme de mauvaise foi à affirmer que toutes nos imperfections individuelles morales et psychologiques sont impossibles à surmonter ?
« Chasser le naturel, il revient au galop ! », affirmera-t-on volontiers en invoquant la « sagesse » populaire. Mais y a-t-il du bon sens à étouffer toute aspiration évolutive, avant même que son cri ne s’élance vers le pressentiment d’autre chose ?
Même ceux qui pensent avoir été épargnés du pire résistent rarement à la tentation de se défier de l’existence. Il leur suffit d’ajouter au poids de leurs petites blessures présentes et passées celui de toutes ces enfances blessées et de toute cette humanité qui souffre et geint un peu partout. Les bons sentiments sont soigneusement mis en avant pour mieux faire passer en contrebande l’amour du drame.
Avec Paul Tillich, reconnaissons que notre volonté elle-même joue un rôle non négligeable dans la défiance, puisque « [m]ême dans l'état de désespoir, on a toujours assez d'être pour rendre le désespoir possible. »
[2]. Cet être de la vie, aussi fragile nous paraît-il, nous ramène devant une décision, ici et maintenant. Si nous aspirons réellement à une vie en plénitude qui ne prolonge pas l’imperfection du cours ordinaire de la vie, il ne s’agit pas de se décider à nourrir un peu d’espoir pour supporter le désespoir jusqu’à demain.
Ici et maintenant, il s’agit de nous décider ou non en faveur de l'être, à l’encontre du non être qui se propose. La douleur, la souffrance et le drame auront-ils le dernier mot ? Si la spiritualité d'une vie vécue en plénitude n'est pas illusoire, paix, joie et amour ne sont-ils pas à notre portée en toute circonstance ? Il nous faut aussi apprendre à douter de notre défiance : ne nous empêcherait-elle pas l’accès à une confiance originaire ancrée en la plénitude de la vie-même ? La défiance qui a grandi en l’enfant et en l’adolescent dépendait des circonstances de son développement psychospirituel. La défiance se nourrit de failles intellectuelles, de ressorts émotionnels malencontreux et de faiblesses de l’acte volontaire. Si notre pari est fondé, la vie en sa plénitude n’est enfermée et limitée par aucune des circonstances.
Si l'on prend au sérieux la confiance originaire de l'enfant dans la vie, il apparait que la foi est déformée dès lors qu’elle est vécue d'une façon uniquement centrée sur l’ego. Celui-ci se voit comme auteur exclusif de sa foi à l'encontre de ses défiances. La foi quand elle est celle d'un ego n’existe pas sans des croyances mentales. Elle ne va pas sans aléas émotionnels ou sans habitudes physiques dévitalisantes. Elle se perpétue dans une lutte de la volonté avec elle-même. Immanquablement, l’ego est prisonnier du temps pour rétablir sa foi et sa confiance face à ses mouvements de défiance. Il privilégie forcément telle faculté plus qu’une autre. Sa foi et sa confiance sont alors réduites soit d’abord à une connaissance, soit d’abord à un acte volontaire, soit d’abord à un sentiment. Ceci peut aboutir respectivement à un intellectualisme, un moralisme ou un sentimentalisme
[3]. Spirituellement, on privilégie telle philosophie, on ne jure que par la consécration à telle œuvre ou on s’enflamme pour telle dévotion. Une faculté cultivée aux dépens des autres fait manquer à la foi sa profondeur existentielle. La foi, comprise comme ce qui nous tient authentiquement à cœur avant même que notre ego ne s'en mêle, transcende et englobe intellect, volonté et sentiment. La foi originaire de l’enfant est en son cœur un acte psychocorporel de la vie. Chez les tout-petits, elle est éminemment de cet ordre, vu qu’intellect, émotions, habitudes physiques et volonté sont rudimentaires, vu que l'ego n'est pas développé au point de vivre une conscience ego-centrée.
L'INTELLIGENCE DE LA FOI PART DE L'EXPERIENCE DIRECTE DE LA VIE UNIVERSELLE
Nous revoici au faîte d’une spiritualité entendue comme vie vécue en plénitude et non plus seulement comme vie ego-centrée.
Plus notre foi et notre confiance en la vie seront authentiques, plus leur mouvement prendra racine au fond de nous-mêmes (le cœur donc), là où la vie universelle engendre notre vie individuelle
[4]. Une foi ou une confiance, spirituelles, autonomes et authentiques, se déploieront quand leur mouvement amènera notre vie personnelle à s’ouvrir à l’expérience directe de la vie universelle.
A vrai dire, cette expérience s’éprouvera de plus en plus nettement comme celle que fait la vie universelle à travers nous, y compris à travers notre histoire. Le mouvement de la foi, comme confiance en la vie, vise ainsi un acte de participation à un devenir de la vie universelle. Et, reprécisons-le encore une fois, cet acte lui-même prend racine dans la conscience de la vie universelle comme fait intérieur.
Nous affirmons qu’il est possible de retrouver la confiance originaire qui va vers la vie, de qui elle reçoit son élan. A cette fin, il nous faut redécouvrir en nous-même l’absence de défiance propre à l’innocence psychocorporelle de l’enfance. La science spirituelle met en jeu une science de la foi en la vie. Nous voyons bien que la joie de l’enfant unit confiance originaire en la vie et l’amour de la vie, pour elle-même, à travers son être psychocorporel. Il s’agit d’y revenir à travers une nouvelle amplitude psychologique et socio-culturelle qui n’aura plus rien d’infantile. Le développement de la
buddhi intervient ici. Comme réflexion favorisant une intuition de la vie universelle, celle-ci donnera à la foi originaire la capacité de surmonter les obstacles psychospirituels qui, chez l’enfant que nous avons été, ont plus ou moins semé la défiance. Une intelligence mature et une confiance spirituelle en la vie, authentique et autonome, appuieront une participation immédiate à la vie avec de plus en plus de conscience. Ceci confirmera un point sur la foi spirituelle : elle est une aptitude à « prendre le risque, malgré tout, de laisser émerger des prises de conscience ».
Un processus de confiance qui œuvre par-delà l’ego est une forme de foi en la vie produite par la vie elle-même. Le mot confiance est ici utilisé, mais parfois dans une acception qui est plus commune pour la foi. Le mot foi pouvait désigner un processus qui saisit l'ego alors que la confiance est usuellement un acte de l'ego. Ici, un processus de confiance s’impose à l’ego et le dessaisit de sa volonté d’être aux commandes de la vie. Parler de processus de foi ferait peut-être moins violence à la langue. Nous pourrions pointer les avantages et les inconvénients respectifs du mot foi ou du mot confiance. Nous pourrions souligner leur complémentarité. Mais le point qui fait véritablement problème ici est de reconnaître, ou non, le fait de la vie, de voir le mouvement de la vie et non de le penser.
Car comment pourrions-nous abolir la défiance de notre ego et ainsi entrer dans un processus de confiance par-delà l'ego, si l'évidence majeure de la vie universelle manque dans notre paysage ?
Comment une vague qui n'a pas
conscience de l'océan pourrait-elle se faire une idée juste de la vie ? Elle
verrait le rivage, elle y verrait les traces de cet océan, elle baserait sa
confiance sur son interprétation de ces traces. Comme pour cette vague
inconsciente de l'océan, notre jugement sur la vie est basé sur des événements,
leur interprétation et non sur la conscience de la vie, ici et maintenant. Comme
cette vague ignorante de l'océan face au rivage, nous pouvons parfois
pressentir, face aux événements, la puissance de la vie. Mais la plupart du
temps, comme cette vague, nous ne voyons souvent autour de nous qu'un désert
sans vie. Comme elle, nous sommes inconscients de la grande rumeur océanique de
la vie ; nous sommes inconscient de cette toute-puissance vivante dont
nous ne sommes que l'onde. Nous ne voyons autour de nous que des vagues,
s'écrasant sur ce rivage du temps et n’y laissant qu'une trace insignifiante.
Et, pour beaucoup, nous nous laissons aller à dire que c'est là tout ce que la
vie peut offrir. Nous proclamons l'absurdité de la vie, en oubliant que
l'essentiel de son paysage nous fait défaut. Bien sûr, il y a des vagues qui
ont marqué le rivage de leur empreinte. Certaines ont même changé durablement
le sens de ce paysage. Mais il y a tant de vagues qui disparaissent avant même
d'atteindre ce rivage. Tant que, comme
cette vague, nous ne serons pas conscient directement de l'océan de la vie,
nous ne ressentirons pas cette force capable de refaçonner entièrement le
rivage, d'en redessiner entièrement les contours dans une configuration qui
échappe à toute spéculation. Autrement dit, tant que nous ne vivrons pas
consciemment à partir de la vie universelle, nous passerons à côté de sa force
évolutive, nos petits doutes limiteront l’étendue de ses possibles.
Immanquablement, la confiance et la défiance en la vie se coloreront d'abord de
ce qui nous arrive, à nous, tout particulièrement. Notre jugement sur la vie
varie au fil de nos vécus, mais la vie ne se réduit à aucun de nos vécus, comme
l’océan ne se réduit à aucune de ses vagues ou aucune de ses traces sur le
rivage… Limitée à une conscience ego-centrique, notre confiance en la vie sera
inévitablement teintée de défiance. Une confiance authentique en la vie doit
être relative à une conscience directe de la vie universelle et non à ses
manifestations, à commencer par celles qui nous concernent. La seule
considération ego-centrique des manifestations de la vie nous donnera toujours
autant de raisons d'avoir confiance en la vie que de nous en défier. Pour
vraiment jouer authentiquement le jeu de la confiance ou non, nous devons voir
tout le paysage de l’existence, et particulièrement la vie universelle qui
l’englobe, et non plus y penser.
La foi est inévitable quand on fait un acte d'audace spirituelle, il
s’agit alors aussi de savoir comment éviter ses errances dans l'optique de demeurer à soi-même sa propre autorité. Pour que vraiment se vive la vie en plénitude, surmonter les doutes liés à la défiance n'est pas non plus renoncer à discerner
par un usage réfléchi du doute à quel endroit une foi spirituelle risque de
tolérer en nous des croyances préjudiciables. Un idéal de purification et d'élévation spirituelle de la foi doit
être poursuivi, car « [u]ne foi qui serait fondée sur la compréhension
d’un dessein divin, d’un ordre, ne serait plus une foi, mais une croyance
(subtile) »[5], rappelle Yvan Amar. Avec lui, nous pouvons affirmer que la
purification des croyances a un profond sens spirituel :
«
C'est parce que la foi n'a nulle part où se fixer
qu'elle peut continuellement se jeter dans le Tout. »
[6]
Nos propos précédents peuvent nous amener à distinguer l’amont de l’expérience intérieure et l’aval de celle-ci : ceci vaut pour
la vertu de foi et de confiance. Si l’expérience intérieure de la
reconnaissance de la lumière spirituelle au centre de nous-même a lieu, la foi
et la confiance basculeront. Elles passeront de leur vécu en amont de cette
expérience à leur vécu spirituel en aval de celle-ci. La foi ou la confiance
qui dépendait d’une conscience ego-centrique basculeront alors en celle initiée par
la présence de la vie universelle en un individu.
Nils Kuhn de Chizelle, un aventurier
spirituel qui se réclame du mouvement intégral[7], témoigne de ce basculement à propos de sa foi et de sa croyance en
Dieu[8] :
« J'ai constaté qu'à partir de cet instant, mon histoire personnelle,
mon narratif, ont perdu toute leur importance. Et que ma recherche de Dieu, qui
jusque-là était mon moteur le plus intime, avait cessé. Je n'avais plus foi en
Dieu, cette notion perdant instantanément tout son sens. En revanche, je me
découvrais avoir foi à partir de Dieu. »
Son propos vaut, même si on évite le
vocabulaire de Dieu. Un athée qui réalise la présence de la lumière spirituelle
pourrait l’interpréter ainsi :
Un individu athée peut se
découvrir comme une individualisation de l’univers. A travers cette individualité,
l’univers se voit alors soi-même dans
sa lumière spirituelle. Un individu ne peut pas s’abandonner à une telle prise
de conscience sans un solide courage d’être,
puis une confiance en la vie. Mais ces qualités
individuelles, requises par l’aventure (sur)moderne, deviennent, dans
l’expérience de la lumière spirituelle, une
confiance en la vie à partir de l’énergie de la vie universelle elle-même.
Dans cette interprétation, l’expérience directe de la lumière spirituelle
n’abolit pas la nécessité d’une vertu de confiance. Cet individu, qui participe
à cette prise de conscience de l’univers à travers lui, entre dans un processus
mystérieux. De la confiance lui est indispensable. Il ne vit plus séparé des
autres et de l’univers. Mais, au sein de la vie universelle, tant que son vécu
individuel se distingue par certaines émotions ou par certains désirs, il lui
faut de la confiance. Toutefois, il ne s’agit plus de celle d’un chercheur en
quête de l’expérience de la vie universelle. Il s’agit d’« une confiance à
partir » de l’évidence de la lumière spirituelle. Elle peut amener à se
vivre de plus en plus radicalement comme une individualisation de la vie universelle.
Nos interprétations de la nature de cette lumière
spirituelle ne doivent pas faire obstacle à son action transformatrice. Nous
aurons besoin de foi ou de confiance à partir de la lumière spirituelle,
tant que nous ne serons pas libéré de toute
culture antispirituelle et tant que demeurera un reste d’ego avec d'infimes
mouvements ego-centriques. Cette vertu de foi ou de confiance devra faire face à nos ombres, nos
nuits obscures où la frêle lumière de la vie universelle n'est, semble-t-il,
qu'une blessure. Comme nous le confie Douglas Harding :
« Toute la pratique de la vie consiste à
transférer la confiance de ce que vous paraissez être à ce que vous
êtes. »
FOI ET INDIVIDUATION DE LA VIE UNIVERSELLE
La perception de la
lumière spirituelle est perception de la vie en plénitude. Cependant,
l’individu, en qui il y a cette perception, y est rarement immédiatement
totalement transparent. La « foi ou la confiance à partir » de la
lumière spirituelle est alors une foi et une confiance en notre aventure
individuelle vers plus de transparence à la plénitude de la vie. On voit bien ici que cette vision de l’aventure de la foi et de la
confiance n’est pas contraire à l’établissement en profondeur du fait d’être
notre propre autorité spirituelle : poursuivre au plus loin cette aventure
avec foi et confiance revient à nous rendre libre de toute notre personne.
« Être libre de toute notre personne » peut
être entendu comme découverte d’une liberté de la vie universelle qui
s’expérimente en dehors de tout plan personnel de l’existence. Ceci peut
s’entendre aussi comme participation de toute notre personne à une liberté
créatrice de la vie universelle.
Ce deuxième sens nous paraît souvent oublié dans les courants spirituels de la non-dualité francophone. Rares sont ceux qui témoignent qu'à son point de culmination, cette
participation pourrait nous amener à nous reconnaître comme une individuation de la
vie universelle elle-même. On y insiste sur le caractère impersonnel de la Vie universelle et on y considère la dimension personnelle comme relative. Ce discours parle spirituellement à l'athée qui refuse toute dimension personnelle à l'absolu.
Il nous semble qu'il y a un préjugé mental qui s'oppose au caractère absolu du dialogue. Il nous semble que c'est le dialogue comme critère d'une foi non enfermée dans des croyances qui nous révèlera que l'absolu comporte une dimension dialogale réelle non contraire à sa réalité impersonnelle indéniable (pour approfondir ce point, cliquez ici).
Explorer ce deuxième sens d'"Être libre de toute notre personne" repose sur le fait qu'il n'y a pas de liberté vraie sans intersubjectivité, sans relation personnelle. "Être libre de toute notre personne" n'irait pas sans déploiement d'un re-façonnement de notre individualité fondé sur le pressentiment d'un horizon d'une possible communion des cœurs et donc des personnes. Se contenter de l'unité immédiate qui se réalise dans la dimension impersonnelle de l'absolu manque de cœur si cela consiste à persister dans les antagonismes personnels ou à se conformer à des injustices courantes arguant que de toute façon il n'y a personne dans l'absolu qui ne fasse d'injustice.
Par sa propre expérimentation intérieure,
Ramakrishna affirme qu’il y a plusieurs accès au toit[9], plusieurs chemins vers le sommet unique de
la montagne. Le Devenir de l’Être « un » est multiple, puisque les façons
dont il se retrouve ou se manifeste humainement sont diverses[10] :
« Il y a involution et évolution. C'est un
chemin qu'il faut faire deux fois, en arrière et en avant, en revenant sur ses
pas. Vous retournez en arrière vers l'Etre suprême, et votre personnalité se
fond dans la Sienne, c'est le samadhi. Puis, vous revenez sur vos pas avec
cette personnalité accrue. Vous retrouvez votre « moi » et vous regagnez le
point d'où vous étiez parti. Vous découvrez alors que vous, comme le monde,
êtes issu de ce même Être suprême, et que Dieu, homme et nature sont les
visages différents d'une seule Réalité […]. ».
A côté des perspectives
de dialogues et de synthèses autour de la « montée », il y a donc
celles en « descente ». Ainsi, pour Vivekananda, le disciple de
Ramakrishna, « chacun doit s’assimiler l’esprit des autres, sans cesser de
maintenir son individualisme et de croître selon ses lois propres »[11].
A la suite d’un Ramakrishna ou de son disciple
Vivekananda, une spiritualité surmoderne envisagera la diversité des accès à la vie
universelle et aussi de ses manifestations. L'« Un innombrable » a une
pertinence en « montée » et en « descente » (pour approfondir cette dimension, cliquez-ici pour trouver une analyse autour de l'arbre de vie évoquée par la Katha Upanishad). Toute son
action dans un sens ou l’autre semble portée par son amour créateur. Notre pari est que l’aventure spirituelle le révèle en nous comme l’authentique
ouverture intérieure dialogale. Nous aspirons à ce qu’il nous unisse à lui sans
séparation des autres et du monde. S’il est le moteur de toute individuation
véritable, toute mentalité qui favorise des synthèses existentielles
l’exprimera davantage.
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L'amour Divin - Tableau de Niranjan Guha Roy |
NOTES :
[1]. La Bhagavad Gîtâ suivie du commentaire de Shankara, Traduction d’Emile Sénart et de Michel Hulin, Points Sagesses, p.114. Le mot « foi » traduit ici le mot sanskrit « sraddha ». « Que signifie le terme ? Dans un sens, la réponse est à la fois simple et explicite. Cela veut dire presque sans équivoque, mettre son cœur sur. C’est composé de deux mots, srad (ou srat), cœur, et dha, mettre. Effectivement dans le Rig-Veda les deux parties apparaissent habituellement séparément, mais même ici elles sont occasionnellement combinées, et plus tard elles le sont régulièrement. […] Sraddha n’est pas en soi-même un concept bilatéral, bien qu’il réfère à ce qui génère des relations. Cela a à voir avec la capacité de l’homme à être impliqué […]. Cette interprétation de sraddha a l’avantage, comme nous l’avons dit, de laisser l’objet de la foi non spécifié. (A cet égard, c’est en quelque sorte comme le « ce qui nous concerne ultimement » de Tillich). » [Nous traduisons], précise Wilfred Cantwell Smith dans Faith and Belief: The Difference Between Them, Oneworld Oxford, 1998, p.61-62. Ainsi, là où la traduction du Chant XVII de la Bhagavad Gîtâ d’Emile Sénart et de Michel Hulin utilise le mot « foi », la traduction d’Alain Porte privilégie plutôt la notion d’« engagement du cœur ».
[2]. Paul Tillich,
Le courage d’être, Livre de vie, p.170.
[3]. Nous réinterprétons ici un passage de Paul Tillich dans
Dynamique de la foi, Casterman, 1968, p.47 et suivantes. Il y écrit par exemple : « La foi comme le fait d'être saisi par ce qui nous importe de façon absolue est l'acte central de la personne totale. Si l'une des fonctions qui constituent cette totalité vient à s'identifier, en tout ou en partie, à la foi, le sens de la foi est dénaturé. »
[4]. Rappelons que le mot sanskrit « sraddha » peut se traduire par « foi » et aussi par « donner son cœur à ». [5]. Yvan Amar, Les nourritures silencieuses, aphorismes, Les Editions du Relié, 2000, p. 99.
[6]. Ibid., p. 101.
. Les acteurs principaux de ce mouvement les plus souvent cités ici sont Ken Wilber, Marc Gafni, Sri Aurobindo et Mère. Ils se caractérisent par une spiritualité qui veut nous faire prendre conscience que la réalisation de la plénitude de la vie (Divin, lumière spirituelle, vie universelle) implique aussi notre participation de plus en plus consciente à une évolution cosmique.
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