dimanche 17 octobre 2010

LA VERTICALISATION SPIRITUELLE ET LES RESISTANCES MENTALES AVEC DOUGLAS HARDING.

Tout autour de nous, il y a des convergences des lignes remarquables :


La plus courantes de ces convergences qu'il nous est donné de constater est celle qui concerne les points de fuite à l'horizon.
Nous pouvons nous étonner du fait que là-bas toutes les lignes convergent mais plus encore du fait qu'ici du côté du regard, il y ait une divergence à l'infini. L'infini semble ici dans le regard tout autant sinon plus que dans la chose regardée.

Regardons un peu celui qui regarde cet horizon :

Le constat le plus étonnant est que celui qui regarde n'a pas de tête visible au-dessus des épaules. Au-dessus des épaules, tout l'espace visible se déploie. On notera que quand celui qui regarde ouvre les bras, il embrasse tout ce qui déploie à partir de l'horizon et au-dessus de ses épaules. Incompréhensiblement ses bras embrasse l'ouverture infinie de l'horizon...

En effet quand je regarde les autres tenter d'embrasser l'horizon je vois plutôt des bras ouverts n'embrassant qu'une petite fraction de cet horizon...

Mais c'est surtout du côté des verticales que le choc de l'exploration d'une vision en première personne est remarquable.

On nous a sans cesse expliqué ainsi la perspective :Et à l'intérieur d'une pièce nous voyons pour beaucoup, semble-t-il, les arrêtes verticales bien parallèles :


Douglas Harding nous aide à remarquer que si nous voyons des arrêtes verticales parallèles, il y a forcément un voir-penser et non un pur voir. Ne serait-ce pas plutôt la perspective suivante qui se rapprocherait de ce qu'on voit ?

Ne faut-il pas admettre que les verticales ne sont pas aussi parallèles que le veulent nos conventions picturales et photographiques (grâce à des effets de lentilles) ?

Pour nous en assurer suivons l'expérience proposée par Douglas Harding dans Être et ne pas être, Almora, 2008, p.166 :

"Fermant un œil et pivotant légèrement sur moi-même, je prolonge vers le bas toutes les lignes verticales que je vois. En me servant de la tranche de ce livre, ou mieux encore d'une règle ou d'un bâton (comme l’indique le [deuxième] dessin [ci-dessous]), je prolonge par exemple les lignes des coins de la pièce, des montants des portes, des cadres des fenêtres, etc. Et je découvre que toutes ces lignes soi-disant droites et parallèles convergent sur moi et se rejoignent dans la région de mon cœur.
Maintenant, je vous en prie, faites la même chose dans la pièce où vous êtes en ce moment.

Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais on m'a enseigné à l'école que les lignes parallèles convergent à l'Infini. Ils avaient raison ! Je suis cet Infini ! […]

Pour vérifier, désignons ce lieu, ce centre supermagnétique qui attire en lui toutes ces lignes verticales, et voyez qu'il explose à l'infini, éternellement."

Ainsi si nous voulons bien être attentif, voici la double loi de convergence des verticales et des horizontales à l'infini.


Sans cesse notre vraie nature nous est rappelée par les verticales et les horizontales, nous revenons à la vision en première personne, nous sommes libérés du voir-penser qui nous empêche de voir notre vraie nature. Les horizontales nous rappellent à notre nature infinie et les verticales nous ramènent à notre cœur spirituel à la croisée du manifesté et du non manifesté, à la croisée de notre incarnation personnelle (hypostase) et de notre essence universelle (ousia), etc.

Citons à la suite de Douglas Harding ce passage étonnant de Dostoïevski dans les Frères Karamazov :

« (…) si Dieu existe et s’il a vraiment créé la terre, alors, comme nous le savons positivement, il l’a faite selon la géométrie euclidienne et a créé le cerveau humain avec la seule notion des trois dimensions de l’espace. Cependant il s’est trouvé et il se trouve encore des géomètres et des philosophes, même parmi les plus éminents, pour douter que tout l’univers ou, dans un sens encore plus vaste, toute existence n’ait été créée que selon la géométrie euclidienne, ils osent même rêver que deux lignes parallèles qui, d’après Euclide, ne peuvent jamais se rencontrer sur terre, pourraient se rencontrer quelque part dans l’infini... J'ai une conviction enfantine que les souffrances du monde seront adoucies et guéries, que toute la comédie choquante des contradictions humaines disparaîtra comme un mirage pitoyable, un vil produit de l'esprit Euclidien de l'homme... Et que, à la finale du monde, quelque chose de si précieux sera révélé que tous les cœurs seront comblés... Puissent les lignes parallèles se rejoindre sous mes propres yeux. », Dostoïevski, Les Frères Karamazov (1860)

Cette prière n'est-elle pas réalisable grâce à ce que nous venons de découvrir ?

samedi 16 octobre 2010

DEMOCRATIE RADICALE. Episode 1.


Nos conceptions de la démocratie reposent encore sur la représentation c'est-à-dire sur des systèmes de vote à majorité qualifiée. En général il s'agit de voter pour des représentants qui ensuite prennent des décisions d'ailleurs souvent contraires aux idées qui ont conduit à leur élection.

Pour plus de démocratie, il faut permettre à l'opinion de mieux se former, il faudrait un meilleur contrat entre les représentants (plus de démocratie participative ?) et les représentés ou développer une démocratie plus directe par le biais du référendum en permettant comme en Suisse qu'une pétition regroupant tel nombre de signature y donne accès.

Ce système de vote à une majorité qualifiée a l'avantage de permettre de trancher entre un certain nombre d'options politiques en un temps restreint.

Cependant peut-on éviter avec une démocratie fondée sur un vote à la majorité qualifiée qu'une majorité tyrannise une minorité ? La solution actuelle consiste en une constitution politique qui permet de rendre anticonstitutionnel et donc illégitime une décision qui aboutirait à une telle tyrannie. Les droits de l'homme ont en préambule de notre constitution cette fonction.

Mais à vrai dire le droit reste formel et à une époque où l'on voit des politiques dessiner des citoyennetés à plusieurs vitesses sans que vraiment les gardes fous constitutionnels s'y opposent il est temps d'envisager autrement les gardes fous par rapport à des décisions majoritaires.

La démocratie actuelle fondée sur la représentation et la constitution ne semble plus très bien fonctionner. Elle connaît une désaffection des citoyens démocrates à côté de votes profondément anticonstitutionnels. Le meilleur moyen de sauvegarder nos démocraties et d'être plus sensible à des individus qui ne se reconnaissent pas dans des représentants est de produire des consensus.
Un consensus au sein d'un parti politique implique que le futur représentant sera aussi et avant tout un délégué et non quelqu'un qui doté du pouvoir de représentant agit suivant sa seule représentation.

Le consensus par compromis est décevant car chacun estime avoir au final sacrifier ses intérêts.

Le consensus par recoupements proposé par John Rawls dans ses théories politiques paraît plus forts dans la mesure où il représente non le fruit de concessions mais le fruit d'un accord. Mais ce type de consensus a à voir avec une éthique de la discussion. Il ne peut être atteint que si les gens ont développé une certaine capacité rationnelle leur permettant de distinguer la conviction et l'argumentation, le sophisme du raisonnement, etc.

Pour former des consensus par accord et non par concessions plus ambitieux nous avons le modèle de Rousseau de la Volonté Générale. Chacun exprime son point de vue indépendamment des autres. Une autorité extérieure au pouvoir de décision propose à partir de là une représentation de la volonté générale de tous les citoyens. Ce n'est plus un compris, ni un accord par recoupement mais une synthèse de toutes les volontés individuelles non contraires à l'harmonie collective. Cet expert est comme un auditeur qui rend à chaque individu le son que lui seul entend quand tous les individus jouent sans entendre les autres et que les sons disharmonieux avec l'ensemble produits par chaque individu sont effacés. Cette autorité partage le pouvoir et donc elle propose en retour sa représentation de la Volonté Générale à la décision de la volonté de ceux qu'elle cherche à représenter. Une représentation de la Volonté Générale doit donc pour valoir comme loi obtenir le consentement unanime des citoyens réunis en assemblée. Le passage par une représentation de la Volonté générale atténue et/ou contourne les défauts des citoyens en ce qui concerne une éthique de la discussion.
Le consensus exigeait une éthique de la discussion supposant la rationalité. L'utopie de la Volonté Générale exige que chaque personne ait une volonté individuelle et ne soit pas simplement par sa volonté l'expression de la volonté d'un groupe d'intérêt particulier. A la rationalisation qu'exige le consensus s'ajouterait alors une nécessité d'individualisation des volontés individuelles en dehors de toute appartenance communautaire fermée.
Les penseurs et pratiquants de la sociocratie peuvent s'inscrire dans le sillage de la Volonté Générale de de Rousseau ainsi que de l'éthique de la discussion de Jürgen Habermas. La sociocratie est un mode de décision qui prend en compte la limite des assemblées pour une discussion mettant en valeur le consentement. Son fonctionnement basé sur un va-et-vient entre groupe de citoyens élus par consentement rationnel et cercles de citoyens peut permettre d'allier recherche de la Volonté Générale et d'amoindrir les intérêts communautaires qui faussent l'expression des volontés individuelles.

A vrai dire les approches démocratiques radicales doivent aussi prendre en compte les décalages de mentalités.

Voici une description rapide de ces mentalités :

Est-ce qu'un tel tableau peut coïncider avec celui-ci ?

Une autre façon de considérer l'évolution du politique au plus près de l'évolution des mentalités serait celle-ci :
Ce schéma contrairement au précédent montre comment chaque système d'organisation politique a sa version positive et sa version négative. Chaque mentalité a son sens du dépassement de l'égocentrisme mais aussi sa propre face égocentrique, sa manière de ramener l'égoïsme de l'ego au centre.

Dans cette approche nous envisageons une rupture spirituelle après la rupture démocratique moderne. A vrai dire la recherche de consensus ne s'est jamais cristallisé en ordre politique. La sociocratie en a plus les moyens. Mais au-delà si on prend au sérieux l'évolution des mentalités et le fait que nos sociétés offrent un éventail de mentalités diverses, il faut trouver une version d'un exercice du pouvoir non hiérarchique qui cependant permette à la mentalité la plus individualisante (cf. l'exigence spirituelle de la véritable Volonté Générale) de contrecarrer toutes les tendances inverses qu'elles soient dues à des mimétismes égocentriques, familiaux, claniques, ethnocentriques, nationaux, anthropocentriques (au dépens du reste de la nature)... L'anarchie du pouvoir est au sens strict l'absence de hiérarchie que nous recherchons dans l'exercice du pouvoir soit à travers le consensus ou la sociocratie mais donc face à ces mentalités étrangères à l'individualisation de la volonté il nous faut des autorités qui vraiment partagent ce pouvoir fondé sur l'individualisation. Reste à préciser de quelle nature pourrait être cette autorité et en quoi son développement implique après la rupture moderne des formes prémodernes d'organisation politique une rupture spirituelle.

Nous parlerons de rupture spirituelle éventuelle en ce qui concerne notre futur proche dans le domaine politique en considérant les tableaux suivants :



jeudi 23 septembre 2010

EXPERIENCES ET REALISATIONS DE CONSCIENCE AVEC SRI AUROBINDO ET MERE.

Un chemin d’expériences et de réalisations de conscience
avec Sri Aurobindo et Mère.
Un chemin sans but jalonné de victoires.
Le yoga intégral de Sri Aurobindo et de Mère poursuit certaines réalisations de conscience. Dans La voie ensoleillée, on peut lire p.120 une description par Mère des principales réalisations de conscience recherchées :
« Les trois victoires
La première victoire est de créer une individualité. Et puis après, la seconde victoire, c'est de donner cette individualité au Divin. Et la troisième victoire, c'est que le Divin change votre individualité en un être divin. […] Généralement, tous les yogas s'arrêtaient à la seconde. Quand on était arrivé à soumettre l'individu et à le donner sans réserve au Divin pour s'identifier à Lui, on considérait que son travail était fini, que tout était accompli. Mais nous, nous commençons là, et nous disons: "Non, c'est seulement un commencement. Nous voulons que ce Divin auquel nous nous sommes identifiés, entre dans notre individualité et en fasse une personnalité divine agissant dans un monde divin. Et ça, c'est ce que nous appelons la transformation.»
Mais l’aspiration à ces victoires n’empêche pas le yoga intégral de demeurer un chemin sans but. Il s’agit toujours et avant tout d’une aventure de la conscience : personne ne sait précisément comment ces victoires peuvent se mettre en œuvre à la croisée de son devenir individuel et universel. Et plus avant encore, la troisième victoire ouvre la perspective d’une nouvelle aventure plutôt qu’être elle-même un but ultime. Mère insiste sur ce point dans ses Entretiens 1954 p.445-446 :
« Il n'y a pas d'arrêt dans le développement universel, et même la chose qui paraîtrait à une époque absolument parfaite et définitive, ne sera encore qu'une étape pour des manifestations futures. Mais les hommes aiment beaucoup s'asseoir et dire: « Maintenant, j'ai fait ce que j'avais à faire. » Mais l'univers n'est pas comme ça ; il ne s'assoit pas, il ne se repose pas, il continue toujours. […] Il y a quelque chose qui aime bien – peut-être que c'est nécessaire pour faciliter l'action ‑ fixer un but et dire : « Ça, ça c'est la fin », mais pas du tout ! « Ca, c’est la perfection », il n’y a pas de perfection absolue ! Toutes les choses sont toujours relatives et constamment elles se transforment. »
De multiples expériences, qui apparaissent et disparaissent, jalonnent donc une évolution de la manifestation de la conscience sans cesse renouvelée. Cette évolution de la manifestation de la conscience est marquée par des réalisations de conscience qui elles ne passent pas parce qu’elles marquent la disparition de voiles d’ignorance. Cette aventure de la conscience est ainsi avant tout l’aventure de la conscience divine elle-même. Dans ses Entretiens 1929-1931 Mère le montre :
« L'humilité est un état de conscience dans lequel vous savez, si haute que soit votre réalisation, que l'infini est toujours devant vous. […] Aussi paradoxal que cela semble, le Divin qui est absolument parfait, est aussi, en même temps, parfaitement humble, humble comme rien d'autre ne peut l'être. Il ne s'occupe pas de s'admirer lui-même, car bien qu'il soit tout ce qui est, il cherche toujours à se trouver lui-même dans ce qui n'est pas lui-même ‑ et c'est pourquoi il a créé dans son propre être ce qui semble un colossal non-lui, ce monde phénoménal. La forme qu'il a prise est telle qu'il doit découvrir indéfiniment dans le temps l'infini contenu de cela qu'il possède entièrement dans sa conscience éternelle. L'une des plus grandes victoires de cette ineffable humilité de Dieu sera la transformation de la matière qui, apparemment, est des plus non divines. »
Vers la victoire psychique.
Le premier pas de l’aventure de la conscience à laquelle le yoga intégral nous conduit consiste à sortir de l’ego. Il nous faut surmonter du sein même de cette formation ce qui l’empêche d’être fidèle et transparente à notre véritable individualité et à notre divinité. Mère nous propose un chemin possible dans La voie ensoleillée p.120 :
« Alors, d'abord, pour commencer, il faut être capable de sortir de cet ego. Après, il faut qu'il soit, n'est-ce pas, dans un certain état d'inexistence. […] Mais si vous voulez savoir les choses telles qu'elles sont vraiment, il faut être ab-so-lu-ment comme un miroir : silencieux, paisible, immobile, impartial, sans préférences et dans un état de totale réceptivité. Et si vous êtes comme ça, alors vous commencerez à voir qu'il y a beaucoup de choses dont vous ne vous apercevez pas, mais qui sont là, et qui commenceront à être actives en vous. […] Il y a toutes sortes de façons de sortir de soi.»
Il s’agit de naître individuellement à l’esprit. P.109 de La voie ensoleillée, Mère nous dit :
« Dans l'existence individuelle, c'est l'esprit qui fait toute la différence ; tant que l'on parle de l'esprit et que c'est quelque chose que l'on a lu, dont on connaît vaguement l'existence et qui est une réalité pas très concrète pour la conscience, cela veut dire qu'on n'est pas né à l'esprit. Et quand on est né à l'esprit, il devient quelque chose de beaucoup plus concret, beaucoup plus vivant, beaucoup plus réel, beaucoup plus tangible que tout le monde matériel.»
Ces deux extraits rejoignent la naissance à l’esprit diffusée aujourd’hui par les spiritualités de la non-dualité.
Une fois né à l’esprit, on peut se lancer à la recherche de notre véritable dynamique d’individualisation c’est-à-dire l’âme ou l’être psychique. Cette recherche est, quant à elle, très rarement évoquée par les spiritualités de la non-dualité.
Dans les Entretiens 1957-1958 du 9 avril 1958, Mère nous donne des indications précieuses :
« Pour trouver l'âme, il faut aller comme ça (geste de plongée), comme ça, se reculer de la surface, se retirer profondément, et entrer, entrer, entrer, descendre, descendre, descendre dans un trou très profond, silencieux, immobile, et alors là, il y a comme une ... quelque chose qui est chaud, tranquille, riche de contenu, et très immobile, et très plein, comme une douceur, ça, c'est l'âme. […] Et si le contact a été assez conscient et complet, cela vous libère de l'esclavage de la forme extérieure; on ne sent plus que l'on ne vit que parce que l'on a un corps. Ça, c'est généralement la sensation ordinaire de l'être, d'être lié à cette forme extérieure au point que quand on pense "moi", on pense "le corps". C'est la chose ordinaire. La réalité personnelle, c'est la réalité corporelle. Ce n'est que si l'on a fait un effort de développement intérieur et que on a essayé de trouver un point un peu plus stable dans son être, qu'alors on peut commencer à sentir que c'est ce "quelque chose" qui est conscient d'une façon permanente à travers tous les âges et tous les changements, c'est ce quelque chose-là qui doit être "moi".
Mais cela, ça demande déjà une étude assez ... assez approfondie. Autrement, si tu penses "je vais faire ceci", "j'ai besoin de cela", c'est toujours ton corps, un petit peu d'une sorte de volonté qui est un mélange de sensations, de réactions sentimentales plus ou moins confuses et de pensées encore plus confuses qui font un mélange et qui sont animées par une impulsion, une attraction, un désir, une volonté quelconque, et c'est cela qui devient momentanément "moi", mais pas directement parce que l'on ne conçoit pas ce "moi" indépendant de la tête, du torse, des bras, des jambes et de tout ça qui bouge, c'est très étroitement lié. C'est seulement après avoir beaucoup réfléchi, beaucoup regardé, beaucoup étudié, beaucoup observé, que l'on commence à se rendre compte que l'un est plus ou moins indépendant de l'autre et que cette volonté par-derrière peut, ou le faire agir, ou ne pas le faire agir, et ne pas s'identifier complètement au mouvement, à l'action, à la réalisation, qu'il y a un flottement. Mais il faut beaucoup regarder pour voir cela.
Et puis, il faut encore beaucoup plus regarder pour voir que ça, cette seconde chose qui est là, cette sorte de volonté active consciente, c'est mis en mouvement par "quelque chose d'autre" qui regarde, qui juge, qui décide et qui essaie de baser ses décisions sur une connaissance, cela, ça arrive encore beaucoup plus tard. Et alors, quand on commence à voir ce "quelque chose d'autre", on commence à voir que ça a le pouvoir de mettre en mouvement la seconde chose qui est une volonté active, et non seulement cela, mais que ça a une action très directe et très importante sur les réactions, les sentiments, les sensations, et que finalement, ça peut avoir un contrôle sur tous les mouvements de l'être, cette partie qui regarde, qui observe, qui juge et qui décide.
Cela, c'est le commencement du contrôle. Quand on devient conscient de ça, on a saisi le fil, et quand on parle de contrôle, on peut savoir "Ah ! Oui, c'est ça qui a le pouvoir de contrôler". C'est comme cela que l'on apprend à se regarder. »
On peut ainsi apprendre à reconnaître les premières expériences de l’être psychique dans ses influences mentales, vitales et physiques sans les confondre avec la réalisation psychique qui, réalisée, ne peut plus disparaître.
La victoire spirituelle et l’exploration des couches de la conscience mentale.
Nous voyons après les extraits précédents comment le chemin vers la seconde victoire d’ordre spirituel est lié au chemin de la victoire psychique. Nous ne nous étendrons pas sur toutes les réalisations caractérisant la victoire spirituelle. Elles sont l’accomplissement d’un des chemins qui se fraient, entre autres, à la croisée des voies de la connaissance, de la dévotion et des œuvres. Nous nous concentrerons ici plus spécifiquement sur l’exploration spirituelle des couches de la conscience mentale.
Dans la série des Entretiens, Mère donne des indications très précises pour reconnaître les intuitions et apercevoir le plan même où sont formées les intuitions.
Premièrement, il s’agit de mettre en ordre la pensée. Aucun progrès constant et solide ne peut être fait si le mental est incohérent. Ceci nous encourage donc à développer la raison, même si celle-ci est limitée dans son usage proprement spirituel et même si son développement incomplet n’empêche pas une expérience spirituelle de prendre place. Dans ses Entretiens 1955 du 25 mai, p.185-186. Mère répond à une question sur un passage de Sri Aurobindo qui précise le rôle de la raison :
« Douce Mère, ici Sri Aurobindo a écrit: "D'une part, la raison est un illuminateur ‑ pas toujours le principal illuminateur ‑ et le correcteur de nos impulsions vitales et de nos premières recherches mentales; d'autre part, elle est un simple ministre de l'Esprit voilé et le préparateur des chemins pour l'avènement de son règne. "
Oui, c'est ce que nous avons dit, que dans le domaine rationnel c'est celui qui donne le vrai jugement, la vraie direction. C'est ça qu'on appelle un " illuminateur" : qui donne la lumière. Quand on doute de quelque chose, quand on est dans l'obscurité, dans une confusion, si l'on fait appel à la raison, elle peut très bien vous guider, vous faire voir clair là où vous étiez dans l'obscurité ; par conséquent, c'est un illuminateur. Alors, "ministre de l'Esprit", cela veut dire justement ce qu'il demandait, c'est‑à-­dire que ça peut être transformé en un instrument pour révéler la réalité spirituelle dans les parties inférieures de l'être. "Ministre de l'Esprit", c'est ce que ça veut dire : un ministre, c'est un instrument de quelque chose, n'est-ce pas, ça veut dire l'instrument de l'Esprit. Et il peut préparer les chemins pour l'avènement du règne de l'Esprit, justement rendre l'être équilibré et paisible, correct dans ses jugements, correct dans sa manière d'agir, de façon à ce qu'étant dans un état d'équilibre lumineux, il soit capable de recevoir l'Esprit. Un être qui est dans un tourbillon d'obscurité n'est évidemment pas prêt pour recevoir l’Esprit. Mais quand par l'usage de la raison on est arrivé à organiser son être d'une façon logique et raisonnable et équilibrée, sage ‑ la raison est essentiellement un instrument de sagesse ‑, eh bien, c'est une excellente préparation pour aller au-delà, à condition qu'on sache que ce n'est pas un aboutissement, que c'est seulement une préparation. C'est comme une base, n'est-ce pas ; les gens qui ont des expériences spirituelles, qui ont un contact avec les mondes supérieurs et qui ne sont pas prêts dans les domaines inférieurs, ils ont beaucoup de tracas, parce qu'ils ont constamment à se battre avec un tas d'éléments qui ne sont ni organisés, ni purifiés, ni classifiés; et chacun tire de son côté, il y a des impulsions et des préférences et des désirs, et alors cette lumière qui est venue d'en haut doit organiser tout ça. Tandis que si la raison avait travaillé auparavant et avait fait de la place au moins un endroit habitable, quand l'Esprit viendrait... il s'installerait plus facilement. »
Des exercices de la raison ou la mise en cohérence des pensées sont proposés par Mère dans la série des Entretiens. Ils permettent non seulement de développer la raison mais aussi de distinguer les pensées ordinaires dans les mots et le mental supérieur des idées qui ordonne les pensées. Cette distinction permet alors de distinguer le domaine suprarationnel du domaine rationnel. On évite par là-même la confusion qui règne parmi les chercheurs spirituels concernant l’usage de l’intellect. Il y a un développement de l’intellect qui peut non seulement faciliter le chemin spirituel mais qui peut nous permettre de nous élever dans les couches supérieures de la conscience mentale.
Dans ses Entretiens 1953, p.115 et suivantes, le 17 juin 1953, à ce sujet, Mère commente un propos de ses entretiens de 1929 :
« "Il y a un vrai mouvement de l'intellect, et il y a un faux mouvement; l'un aide, l'autre gêne la sâdhanâ[1]. " (Entretien du 5 mai 1929)
[…]

Il y a une partie du mental qui reçoit les idées, les idées qui sont formées dans un mental supérieur. […] L'intellect, c'est ce qui met les idées en forme de pensées, puis qui assemble et organise les pensées. Il y a de grandes idées qui sont au-delà de la mentalité humaine ordinaire, qui peuvent se revêtir de toutes les formes possibles. Ces grandes idées ont tendance à descendre et à vouloir se manifester dans des formes précises. Ces formes précises, ce sont les pensées ‑ et c'est généralement, je crois, ce que l'on entend par intellect : c'est ce qui donne la forme de pensée aux idées.
[…] Pour la partie qui doit recevoir les idées maîtresses et les changer en pensée, son vrai mouvement est d'être ouverte aux idées maîtresses, de les recevoir et de les changer en une pensée aussi exacte, aussi précise, aussi expressive que possible. Pour la partie du mental qui est chargée d'organiser toutes ces pensées entre elles afin que cela fasse un ensemble cohérent et classifié, pas un chaos, le vrai mouvement est justement de faire la classification selon une logique supérieure et dans un ordre tout à fait clair, précis et expressif, qui puisse servir chaque fois que l'on doit se référer à une pensée afin que l'on sache où la trouver et qu'on ne mette pas ensemble des choses très contradictoires. […] L'idée se traduit par toutes sortes de pensées. Ce peuvent être les pensées les plus contradictoires, et le tout est de les organiser d'une façon cohérente. Je pense vous avoir déjà dit plusieurs fois que les pensées contradictoires peuvent se trouver en union si l'on monte assez haut, si l'on remonte vers l'idée... On pourrait peut-être jouer à ce petit jeu là, ce serait très intéressant. Nous avons une thèse, on va trouver une antithèse, puis on trouvera la synthèse.
Qui pose la thèse ?... Ah! Moi, je vais vous poser cela tout de suite: "L'homme est mortel." L'antithèse est : "L'homme est immortel." Maintenant trouvez l'endroit où cela s'accorde: la synthèse.»
Faire cette distinction et ces articulations nous a découvert la couche mentale supérieure des idées. Partant d’elle, Mère peut nous mener à prendre conscience plus aisément de la présence encore plus haute de l’intuition. Dans ses Entretiens elle nous donne des indications pour faciliter la venue des lumières intuitives. Au 20 janvier 1951, dans ses Entretiens 1950-1951, p.54-55, on lit :
« On peut penser d'une façon, juger d'une manière, voir d'une façon, mais on n'est jamais sûr de rien ‑ et jamais on ne sera sûr de rien. On peut toujours dire "peut-être est-ce comme cela" ou "peut-être est-ce comme ceci" et ainsi de suite, indéfiniment, parce que le mental n'est pas un instrument de connaissance.
Au-dessus des pensées, il y a les idées pures ; les pensées servent à exprimer les idées pures. Et la Connaissance est bien au-dessus du domaine des idées pures, comme ces dernières sont bien au-dessus de la pensée. Il faut donc savoir remonter de la pensée à l'idée pure ‑ et l'idée pure elle-même n'est qu'une traduction de la Connaissance. Et la Connaissance ne peut s'obtenir que par l'identification totale. Alors, quand vous vous mettez dans votre petite mentalité humaine, cette mentalité de la conscience physique qui fonctionne tout le temps, qui regarde tout, qui juge tout du haut de sa supériorité dérisoire, qui dit "cela est mauvais, cela ne doit pas être comme ça", vous êtes sûr de vous tromper, sans exception. Et le mieux est de se taire et de regarder bien les choses, et, petit à petit, vous formez au-dedans de vous des enregistrements et vous gardez tout cela sans prononcer aucun jugement. Quand vous êtes capable de garder tout cela au-dedans de vous, tranquillement, sans aucune agitation, et de le présenter tout tranquillement à la partie la plus haute de votre conscience en essayant de garder un silence attentif, et d'attendre, alors peut-être, lentement, comme venant de très loin et de très haut, quelque chose comme une lumière se manifestera, et vous saurez un peu plus de vérité.»
Dans ses Entretiens 1954, p.451-452, Mère relie clairement l’intuition au point de vue spirituel où la conscience individuelle est donnée au divin :
« Comment est-ce que cela se manifeste, Douce Mère, l'intuition ?
Hum! Comment cela se manifeste? […] Au fond, c'est la première manifestation de la connaissance par identité. […] En fait, c'est la seule manière de savoir, et si on pousse cela assez loin et qu'on arrive à s'identifier avec le Divin, on a la connaissance divine, et ce n'est pas impossible. C'est quelque chose de possible, parce que l'univers est construit comme ça, pour ça.»
Au-delà de la victoire psychique et de la réalisation de l’intuition spirituelle, le chemin de la transformation.
Le chemin de la troisième victoire, celui de la transformation, met en jeu pour Sri Aurobindo et Mère une conscience supramentale au-delà de la sphère mentale. On peut tenter d’en concevoir la vérité par une lumière de connaissance mentale. Dans « Le Yoga de la perfection », La synthèse des yogas, tome III, p.343, Sri Aurobindo en pointe les limites :
« La connaissance mentale n’est jamais intégrale : elle est toujours partielle […]. Et même si elle parvenait à une sorte de connaissance intégrale, ce serait encore par une espèce de montage, par un assemblage mental et intellectuel, une union artificielle et non une unité essentielle, vraie.»
Le 24 juin 1972 dans une note à propos de cette transformation Mère affirme :
« Il est indispensable que chacun trouve son psychique et s’unisse à lui définitivement. C’est à travers le psychique que le supramental se manifestera »
Si le mental n’est pas apte à la transformation contrairement au psychique, on peut se demander à quoi sert le développement spirituel de l’intuition mentale. Sri Aurobindo dans « Le Yoga de la perfection », p.341, précise son rôle dans le transfert de la sphère mentale à la sphère supramentale :
« Simultanément, au-dessus du mental, commence à se dévoiler la source des activités intuitives et un fonctionnement de plus en plus organisé de la conscience supramentale vraie, celle qui n’œuvre pas au niveau mental mais sur son propre plan supérieur. […] En fin de compte, le mental s’intuitivise complètement et devient un simple canal passif de l’action supramentale ; mais cet état non plus n’est pas la condition idéale ; en outre, il recèle encore certains obstacles car le fonctionnement supérieur est encore obligé de passer par une substance de conscience qui ralentit et amoindrit : la substance de conscience physique. L’étape finale du changement survient quand le supramental occupe tout l’être et le supramentalise en transformant même les enveloppes vitale et physique en un moule de lui-même, réceptif, subtil, imprégné de ses pouvoirs. L’homme devient alors totalement le surhomme. »

Ici apparaît l’originalité de l’aventure de la conscience à la suite de Mère et de Sri Aurobindo : une transformation consistant en un saut évolutif vers une nouvelle espèce.

[1]. La pratique du yoga et sa discipline.

mercredi 7 juillet 2010

LIBRE ARBITRE ET DETERMINISME. Episode 2. Extrait des Entretiens de Mère.



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Le 3 juin 1953

« La liberté et la fatalité, le libre arbitre et le déterminisme sont des vérités qui appartiennent à des états de conscience différents. » (Entretien du 28 avril 1929)

Quels sont ces états de conscience différents ?

Mais je l'ai expliqué après. Tout ce qui suit est l'explication.

Je vous ai déjà parlé de différents plans de conscience. Eh bien, dans le plan matériel, purement matériel (si on le sépare du plan vital), c'est un mécanisme absolu où toutes les choses s'enchaînent en conséquence les unes des autres; et comme je le disais l'autre jour, si vous voulez trouver quelle est la cause d'une chose, ou quel est le résultat d'une chose, vous en trouverez une autre et encore une autre, et vous ferez tout le tour de l'univers. Et c'est comme cela, tout est absolument mécanisé. Seulement, dans ce plan purement matériel peut intervenir - et en fait intervient déjà dans la nature végétale - le plan vital. Le plan vital a entièrement un autre déterminisme, un déterminisme qui lui est propre. Mais quand vous faites entrer le déterminisme vital dans le déterminisme physique, cela fait une sorte de combinaison qui change tout. Et au-dessus du plan vital, il y a le plan mental. Le plan mental aussi a son déterminisme propre où toutes les choses s'enchaînent d'une façon rigoureuse.
Mais cela, c'est le mouvement que vous pourriez appeler "horizontal". Si vous prenez un mouvement vertical et que le mental descende dans le vital et que le vital descende dans le physique, voilà trois déterminismes qui vont intervenir, et qui naturellement produisent quelque chose de tout à fait différent. Et là où le mental est intervenu, le déterminisme sera [91] nécessairement différent de l'endroit où il n'intervient pas; c'est-à-dire que dans la vie animale supérieure, il y a déjà un déterminisme mental qui intervient et qui est tout à fait différent des déterminismes du plan végétal.


Au-dessus de ces plans, il y en a d'autres - au-dessus de chaque plan il y en a d'autres, ainsi de suite jusqu'au plan suprême. Le plan suprême, c'est le plan de la liberté absolue. Si vous êtes capable, dans votre conscience, de traverser tous ces plans, pour ainsi dire en une ligne verticale, et d'aller jusqu'au plan suprême et, par cette connexion, de faire descendre ce déterminisme de liberté parfaite dans les déterminismes matériels, vous changez tout. Et tous les intermédiaires changent tout. Alors à force de changements de plan en plan, cela donne tout à fait l'apparence de la liberté complète; parce que l'intervention ou la descente d'un plan dans un autre a des conséquences imprévisibles pour l'autre plan, pour le plan inférieur. Le plan supérieur peut prévoir, mais les plans inférieurs ne le peuvent pas. Alors comme ces conséquences sont imprévisibles, cela donne tout à fait l'impression de l'inattendu et de la liberté. Et ce n'est que si vous restez d'une façon consciente et constante dans le plan le plus élevé, c'est-à-dire la Conscience suprême, que là vous pouvez voir que, à la fois, tout est absolument déterminé mais que, par la complexité de l'enchevêtrement de ces déterminismes, tout est absolument libre. C'est le Plan où il n'y a plus de contradictions, où toutes les choses sont, et sont en harmonie sans se contredire.


Dans les plans inférieurs, on ne peut pas dire ce qui arrivera à un moment ?

Cela dépend. Il y a des plans où se trouvent les consciences qui forment, qui font des formations et qui essayent de les faire descendre sur la terre et de les manifester. Ce sont les plans où il y a les grands jeux de forces, de forces qui sont en lutte les unes avec les autres pour organiser les choses d'une manière ou de [92] l'autre. Dans ces plans sont tous les possibles, tous les possibles qui se présentent et qui ne sont pas encore arrivés à la décision de ce qui descendra... Supposez un plan qui soit plein de toutes les imaginations de gens qui veulent que certaines choses se réalisent sur la terre - ils inventent un roman, ils racontent des histoires, ils produisent toutes sortes de phénomènes; cela les amuse beaucoup. C'est un plan de formateurs, et ils sont là à imaginer toutes sortes de circonstances, d'événements : ils jouent avec les forces; ils sont comme les auteurs d'une pièce de théâtre et ils préparent tout cela là, et puis ils voient ce qui va se produire. Toutes ces formations sont en présence l'une de l'autre; alors ce sont celles qui sont les plus fortes, les mieux réussies ou les plus insistantes, ou celles qui ont l'avantage d'un concours de circonstances plus favorable, qui dominent. Elles se rencontrent, puis du conflit il résulte encore quelque chose d'autre: on perd une chose et on en prend une autre, on fait une nouvelle combinaison; et puis tout d'un coup, on trouve, ploff ! cela descend. Alors si cela descend avec une force suffisante, cela met en mouvement l'atmosphère terrestre et les choses se combinent; comme, par exemple, quand on donne un coup de poing dans la sciure de bois, vous savez comment cela fait, n'est-ce pas ? Vous prenez votre main, vous donnez un coup de poing formidable: tout s'organise autour de votre poing. Eh bien, c'est comme cela. Ces formations-là descendent avec cette force dans la matière, et tout s'organise automatiquement, mécaniquement autour du coup de poing. Et puis voilà que votre circonstance va se réaliser, quelquefois avec des petites déformations à cause de la résistance, mais enfin cela se réalisera comme la personne qui a raconté l'histoire là-haut a voulu plus ou moins que cela se réalise. Alors, si vous êtes pour une raison quelconque dans les secrets de la personne qui a construit l'histoire, si vous suivez la façon dont elle crée son chemin pour arriver jusqu'à la terre, et si vous voyez comment un coup de poing agit sur la matière terrestre, alors vous pouvez dire ce qui va arriver, parce que vous avez vu dans le monde [93] là-haut, et comme cela prend un peu de temps pour faire tout ce trajet, vous voyez d'avance. Et plus vous montez haut, Plus vous prévoyez d'avance ce qui va se passer. Et si vous dépassez trop, si vous allez trop loin, alors tout est possible.

C'est un déroulement qui suit une grande route, qui est pour vous inconnaissable; parce que tout se déroulera dans l'univers, mais dans quel ordre et de quelle façon ? Il y a des décisions qui se prennent là-haut, qui échappent à notre conscience ordinaire, et alors c'est très difficile à prévoir. Mais là aussi, si vous entrez consciemment et que vous puissiez assister de là-haut... Comment vous expliquer cela ? Tout est là d'une façon absolue, statique, éternelle; mais tout cela va se dérouler dans le monde matériel, naturellement plus ou moins une chose après l'autre; parce que dans l'existence statique tout peut être là, mais dans le devenir tout devient dans le temps, c'est-à-dire une chose après l'autre. Eh bien, quel chemin suivra le déroulement ? Là-haut, c'est le domaine de la liberté absolue... Qui vous dit qu'une aspiration suffisamment sincère, qu'une prière suffisamment intense n'est pas capable de faire changer le chemin du déroulement ?

Cela veut dire que tout est possible.

Maintenant, il faut avoir l'aspiration suffisante et la prière suffisamment intense. Mais cela, c'est donné à la nature humaine. C'est l'une de ces grâces merveilleuses qui est donnée à la nature humaine; seulement on ne sait pas s'en servir.
Ce qui revient à dire qu'en dépit des déterminismes les plus absolus en ligne horizontale, si l'on sait franchir toutes ces lignes horizontales et arriver jusqu'au point suprême de la conscience, on est capable de faire changer les choses qui en apparence sont absolument déterminées. Alors vous pouvez appeler cela du nom que vous voulez, mais c'est une sorte de combinaison d'un déterminisme absolu avec une liberté absolue. Vous vous en tirerez comme vous voulez, mais c'est comme cela.

J'ai oublié de dire dans ce livre (peut-être que je n'ai pas oublié, mais j'ai senti qu'il était inutile de le dire) que toutes ces [94] théories ne sont que des théories, c'est-à-dire des conceptions mentales qui sont seulement des représentations plus ou moins imagées de la réalité; mais ce n'est pas la réalité du tout. Quand vous dites le « déterminisme » et quand vous dites la « liberté », vous dites des mots, et tout cela n'est qu'une description très incomplète, très approchée et très affaiblie de ce qui est en vérité au-dedans de vous, autour de vous et partout; et pour que vous puissiez commencer à comprendre comment est l'univers, il faut que vous sortiez de vos formules mentales, autrement vous ne comprendrez jamais rien.
À dire vrai, si vous vivez seulement une petite minute, toute courte minute, de cette aspiration absolument sincère ou de cette prière d'une intensité suffisante, vous saurez plus de choses que si vous méditez pendant des heures.


« ... la Conscience Suprême donne à l'individu, dans la vie active du monde, le sentiment de liberté, d'indépendance et d'initiative. Ces choses en lui sont les instruments et les procédés pragmatiques dont Elle se sert et à travers lesquels les mouvements et les circonstances prévus et décrétés ailleurs sont réalisés ici-bas. » (Entretien du 28 avril 1929)

Ces « choses en lui », c'est-à-dire dans l'individu, ce sont : le sentiment de liberté, d'indépendance et d'initiative. Tu sais ce que c'est que l'indépendance ? C'est justement la liberté de choix. L'indépendance, c'est la liberté de choix, et l'initiative, c'est le fait de choisir. D'abord, on sent qu'on est libre; et puis on sent que personne ne peut vous empêcher de choisir; et finalement on use de sa liberté pour choisir et on décide. Ce sont les trois étapes. Et alors ces trois étapes - le sentiment que tu es libre, l'idée que tu vas te servir de ta liberté pour choisir, et puis le choix -, ces trois choses, je les appelle les instruments et les procédés pragmatiques.
Je suis désolée, mes enfants, c'est dit dans des formes un petit [95] peu trop philosophiques que je n'approuve pas beaucoup maintenant. J'étais obligée de parler un langage qui me parait maintenant un peu trop compliqué. Mais enfin, c'était comme cela. Je disais que ces trois choses-là, ce sentiment de liberté, cette volonté de choisir, et le choix que l'on fait, ce sont les procédés dont la Nature se sert au-dedans de nous pour nous faire agir, autrement on ne bougerait pas.
Si nous n'avions pas cette illusion que nous sommes libres, cette seconde illusion que nous pouvons nous servir de notre liberté pour choisir, et cette troisième illusion de choisir, eh bien, nous ne bougerions pas. Alors la Nature nous donne ces trois illusions et nous fait bouger, parce qu'elle a besoin que nous bougions.

Ce Elle, avec « E » majuscule, j'ai dit que c'était la Conscience Suprême, mais en fait c'est la Nature et c'est le truc de la Nature; parce que la Conscience Suprême n'a pas de trucs, c'est la Nature qui a des trucs. La Conscience Suprême, tout simplement Elle entre en toute chose avec toute sa conscience (parce que c'est la conscience) et avec cela, Elle essaye de faire mouvoir toute cette inconscience vers la conscience, simplement, sans trucs. Elle n'a pas besoin de trucs : Elle est partout. Elle agit partout et Elle met la conscience dans l'inconscience. Quand on allume une lampe dans une chambre sombre, dès qu'on tourne l'électricité, la chambre n'est plus sombre. Dès qu'on met la conscience, il n'y a plus d'inconscience. Alors c'est ce qu'Elle fait. Partout où Elle voit l'inconscience, Elle essaye d'entrer. Quelquefois les portes sont fermées à clef, alors cela prend un peu plus longtemps, mais quelquefois les portes s'ouvrent, alors Elle se précipite immédiatement, l'inconscience disparaît et la conscience vient - sans besoin d'aucun truc ni d'aucun intermédiaire. Elle devient consciente. Mais la Nature matérielle, la Nature physique n'est pas comme cela, elle est pleine de trucs. Elle vous fait marcher tout le temps, elle tire les fils des marionnettes; pour elle, vous êtes autant de petits pantins : on tire les fils et puis on les fait mouvoir. Elle vous met toutes [96] sortes d'illusions dans la tête pour que vous fassiez les choses qu'elle veut sans même que vous le vouliez. Elle n'a pas besoin que vous le vouliez: elle tire la ficelle et vous le faites.
C'est pour cela que nous nous querellons quelquefois, mais cela, il ne faut pas le dire!

Tu as dit ici que l'on est "pris dans la chaîne du karma". Mais alors parfois, quand la Grâce divine agit, cela contredit...

Complètement, la Grâce divine contredit complètement le karma. Tu sais, cela le fait fondre comme quand on met du beurre au soleil.

C'est ce que je disais tout à l'heure. Ce que tu viens de me dire est une autre façon de parler. Moi, je me mettais à votre place et je disais : voilà, si vous avez une aspiration assez sincère ou une prière assez intense, vous pouvez faire descendre en vous Quelque Chose qui changera tout, tout - véritablement on change tout. On peut donner un exemple, qui est extrêmement limité, tout petit, mais qui fait bien comprendre les choses : mécaniquement, une pierre tombe; disons qu'une tuile tombe (si elle se détache, elle tombera, n'est-ce pas), mais s'il vient un déterminisme, par exemple vital ou mental, de quelqu'un qui passe et qui ne veut pas que cela tombe et qui met sa main, cela tombera sur la main, mais cela ne tombera pas par terre. Alors il a changé la destinée de cette pierre ou de cette tuile-, C'est un autre déterminisme qui est venu, et au lieu que la pierre vienne tomber sur la tête de quelqu'un, elle tombe dans la main et elle ne tuera personne. Cela, c'est l'intervention d'un autre plan, d'une volonté consciente qui entre dans un mécanisme plus ou moins inconscient.

Alors les conséquences du karma ne sont pas rigoureuses ?

Non, pas du tout. Les gens qui ont dit cela dans toutes les [97] religions, qui ont donné de ces règles si absolues, moi, je crois que c'était pour se substituer à la Nature et pour tirer les ficelles. Il y a toujours cette espèce d'instinct de vouloir se substituer à la Nature et de tirer les ficelles des gens. Alors on leur dit: « Il y a une conséquence absolue à tout ce que vous faites. »

C'est un concept qui est nécessaire à un moment donné de l'évolution pour empêcher les gens d'être dans un égoïsme complètement inconscient et dans une inconscience totale des conséquences de ce que l'on fait. Il ne manque pas de gens qui sont encore comme cela, je crois que c'est la majorité: ils suivent leurs impulsions et ne se demandent même pas si ce qu'ils ont fait va avoir des conséquences pour eux et pour les autres. Alors c'est bon que quelqu'un vous dise tout d'un coup, avec un air sévère: « Prenez garde, cela a des conséquences qui dureront pendant un temps très long! » Et puis, il y a ceux qui sont venus vous dire : « Vous payerez cela dans une autre vie. » Cela, c'est une de ces histoires fantastiques... Mais enfin, cela ne fait rien; cela aussi peut être pour le bien des gens. Il y a d'autres religions qui vous disent: « Oh! si vous faites ce péché là, vous irez en enfer pour l'éternité. » Tu vois cela d'ici!... Alors les gens ont tellement peur que cela les empêche un peu, cela leur donne juste une seconde de réflexion avant d'obéir à l'impulsion - et pas toujours; quelquefois la réflexion vient après, un peu tard.

Ce n'est pas absolu. Ce sont encore des constructions mentales, plus ou moins sincères, qui coupent les choses en petits morceaux comme cela, bien nettement coupés, et qui vous disent: « Fais ça ou fais ça. Si ce n'est pas ça, ce sera ça. » Oh! comme c'est embêtant la vie comme cela! Et alors les gens s'affolent, ils sont épouvantés : « C'est ça ou bien ça ? » Et s'ils ont envie que ce ne soit ni ça ni ça, comment faire ? Ils n'ont qu'à monter à l'étage supérieur. Il faut leur donner la clef pour ouvrir la porte. Il y a une porte à l'escalier, il faut une clef. La clef, c'est ce que je vous ai dit tout à l'heure, c'est l'aspiration suffisamment sincère ou la prière suffisamment intense. Et j'ai [98] dit « ou » - je ne crois pas que ce soit « ou ». Il y a des gens qui aiment mieux l'un et il y a des gens qui aiment mieux l'autre. Mais il y a un pouvoir magique dans tous les deux; il faut savoir s'en servir.
Il y a quelque chose de très beau dans les deux, je vous en parlerai un jour, je vous dirai ce qu'il y a dans l'aspiration et ce qu'il y a dans la prière, et pourquoi tous les deux sont beaux... Certains détestent la prière (s'ils allaient tout au fond de leur coeur, ils verraient que c'est un orgueil - pire que cela, une vanité). Et alors, il y a ceux qui n'ont pas d'aspiration, qui essayent, qui ne peuvent pas; c'est parce qu'ils n'ont pas la flamme de la volonté, c'est parce qu'ils n'ont pas la flamme d'humilité.

Il faut les deux : il faut une très grande humilité et une très grande volonté pour changer son karma.
Voila, au revoir mes enfants.

samedi 3 avril 2010

LIBRE ARBITRE ET DETERMINISME. Episode 1.

Ce débat philosophique a de sérieux enjeux pratiques. Et ce sont eux qui nous intéressent ici. Il ne s'agit pas d'opposer des arguments à d'autres arguments mais d'intégrer des observations phénoménologiques pour mieux approfondir l'évidence.


La spiritualité telle que nous l'approchons, nous amène à reconnaître un unique champ de conscience dans lequel se déploie l'espace du monde et du temps. L'aventure humaine et spirituelle part de cette reconnaissance.

En ce qui nous concerne, réaliser la présence de cet unique champ de conscience n'induit pas l'élimination de la présence d'une conscience individuelle. Mais réaliser la présence de cet unique champ de conscience n'induit pas non plus un savoir absolu : l'évidence si elle est lumineuse est en même temps celle d'une nuée insaisissable.

Le débat sur le libre-arbitre et le déterminisme ne peut s'engager pour nous que dans ce contexte.

Tout se joue quelque part entre le champ de conscience unique, le grand dirait Douglas Harding et ce qui demeure de conscience individuelle une fois la présence de ce champ de conscience réalisée, le petit.

Le grand est liberté. Rien ne le détermine de l'extérieur. Tout ce qui se produit se produit en son sein.

A partir de là nous pouvons esquisser au moins quatre points de vue sur le lien entre cette liberté du grand et la question de la liberté du petit.

Approche 1 :
La liberté du champ de conscience ne suppose ni auteur, ni intention. On peut envisager cette liberté comme une bullition non intentionnelle des phénomènes.

Dans le Dzogchen on a souvent une description similaire de la liberté : une liberté sans auteur et sans intention où un ego aurait l'impression de fabriquer des pensées. Longchenpa par exemple écrit dans La liberté naturelle de l'esprit :

"La méditation est la grande liberté spontanée de l'esprit dans son cours naturel.
Les artifices correcteurs y sont inutiles : tout ce qui s'élève est Grande Perfection !
Dans cet état primordial, nul besoin d'accepter ou de rejeter quoi que ce soit,
Extérieur, intérieur et tous les phénomènes du samsâra et du nirvâna y sont égaux et omniprésents. [...]
Dans la détente sans fabrications, la conscience de l'ordinaire est une conscience qui s'écoule d'elle-même, comme de l'eau versée dans de l'eau.
La conscience non duelle demeure sans corrections ni altérations.
Sans effort, elle s'établit dans la grande réalité absolue."

La liberté est associée au champ de conscience dont l'essence est méditation. La méditation ici n'est pas non plus le fruit d'un exercice, d'un entraînement qui soit le fait d'un auteur ou d'une certaine qualité d'intention. La liberté naturelle de l'esprit semble justement révéler le caractère illusoire d'une intention, d'un effort, etc. Elle est sans auteur sans intention et donc sans effort.

On retrouve des thématiques connues dans le milieu de la non dualité. Par exemple, personne ne peut revendiquer : je me suis libéré ou éveillé au nirvâna car la libération inclut précisément la libération d'une intention personnelle de se libérer. De même s'il y a un effort pour se libérer, il s'agit d'un effort vers le non effort. Croire qu'il faille des efforts terribles pour se souvenir de qui nous sommes vraiment est une illusion car qui nous sommes vraiment dès qu'il est aperçu est hors du temps où se déroule l'impression mentale de l'effort.
Certes au niveau du corps pour apprendre à se relaxer tel muscle que notre attitude mentale a l'habitude de tendre quasi automatiquement et donc inconsciemment, il faut parfois commencer par le tendre davantage pour ensuite vraiment le laisser se détendre en laissant la tension ordinaire s'effacer. En général cette découverte d'un état de relaxation musculaire inconnu provoque au début une douleur et la tentation de se crisper à nouveau pour y échapper. Cette image qu'un Arnaud Desjardins développe explique la nécessité d'un effort spirituel pour se libérer même si l'objectif est sans effort, sans auteur, sans intention donc sans objet.
Dans l'enseignement de Kalou Rinpoché qui appartient à la tradition tibétaine comme Longchenpa, le Dzogchen doit être préparé par les véhicules Hinayana, Mahayana et Vajrayana.

Dans son livre, La voie du Bouddha selon la tradition tibétaine, on constate que Hinayana est plutôt une voie de la discipline et donc de l'intention, Mahayana est plutôt une voie de la compassion et de l'apprentissage du point de vue d'autrui (ceci se rapproche de notre approche 2 sur l'intentionnalité relationnelle), et enfin que Vajrayana fondé sur les textes tantra utilise les désirs personnels persistants pour accéder guidé par un maître à la puissance de transmutation des émotions et désirs personnels dans le champ de conscience, l'esprit en sa liberté naturelle.

Approche 2 :
Les voies tibétaines ou de la spiritualité non duelle nous expliquent comment passer d'une recherche spirituelle intentionnelle à une liberté naturelle de l'esprit non intentionnelle. Mais même si ces voies jugent cette question oisives par rapport à la libération, nous nous permettons de chercher à voir comment le non intentionnel caractéristique selon l'approche 1 du grand peut susciter de l'intentionnel. Autrement dit il nous faut préciser comment l'intentionnalité du petit peut être vue comme au fond un phénomène du grand non intentionnel ?

Cette question a un enjeu pratique : apercevoir sa vraie nature, le champ de conscience unique serait possible sans que toute trace d'intentionnalité personnelle doive en être absente et la spiritualité pourrait s'envisager non plus seulement comme effacement de l'ego pour réaliser un nirvâna. La pratique spirituelle pourrait s'envisager dès le début comme une relation entre l'apparente intentionnalité du petit avec l'apparente non intentionnalité du grand.

On pourrait esquisser dès lors une réponse à la question du surgissement de l'intentionnalité personnelle dans le seul et unique champ de conscience en s'intéressant à la relation de la partie au tout, l'intentionnalité du petit serait le reflet mental de l'effet possible d'être une partie du tout qu'est le phénomène monde au sein du grand.
C'est le mental qui relie par exemple l'idée d'un colis dans les mains à un tas de colis là-bas. Ce lien constitue la base de l'intentionnalité. La dimension mentale de cet unique champ de conscience se lit et rend possible de multiples interprétations du tout phénoménal du monde perceptif. Dans ce jeu interprétatif mental, la pensée, par exemple, de l'action du corps qui tient le colis privilégie un sens dans cette mise en relation mentale : la source de l'intentionnalité est là.

Vivre le petit à partir du grand, c'est-à-dire vivre en état de non dualité, semblerait relativiser la vision d'un sujet intentionnel séparé d'un monde non intentionnel alors que vivre essentiellement à partir du petit reviendrait à vivre en état de dualité et donc sous la forme séparée d'une intentionnalité faisant face à une réalité non intentionnelle.

Lors du développement de l'enfant dans le monde mental, il y aurait au départ une prise de conscience de soi du point de vue des autres (des parents). D'où au départ une utilisation réversible sur le plan mental entre le point de vue d'un personnage 3ème personne (pour les autres et pour soi) et la première personne ("inenvisageable" pour autrui) pour se désigner. Daniel C. Dennett estime que pour comprendre l'émergence de l'intentionnalité, il faut partir d'une hétérophénoménologie : notre point de vue est le fruit d'une assimilation du point de vue de l'autre sur nous. Pour Dennett, toute phénoménologie de la conscience en première personne est inutile pour expliquer l'émergence de l'intentionnalité. L'interprétation mentale du monde des objets s'identifiant à l'expression des désirs associés au développement corporel de l'enfant, la vision d'un soi intentionnel séparé du monde non intentionnel des objets l'emporte définitivement pour la plupart. Le point de vue d'une seule et unique conscience inenvisageable disparaît : il y a le point de vue de ma conscience et le point de vue des autres consciences. Pour Denett le terme conscience d'ailleurs est illusoire en l'occurence et peut nous ramener vers ce qu'il estime en matérialiste sans aucun doute des lubies métaphysiques spiritualistes. Il y a donc dans l'idée de la plupart des gens, une conscience différente par sujet. L'idée d'une seule conscience est d'ailleurs considérée presque toujours comme un symptôme psychotique : ceci est affirmé d'ailleurs à juste titre si c'est un sujet qui affirme que les autres sont ses produits intentionnels. Une intersubjectivité est parfois envisagée comme une culture mentale commune mais jamais comme une conscience enveloppant tous les sujets. Dès lors l'intersubjectivité semble toujours en faillite du fait de la séparation des consciences et de leurs valeurs culturelles en opposition. Dans le monde où l'hétérophénoménologie rejette toute phénoménologie en première personne inenvisageable, nous nous débattons avec notre personnalité et notre intentionnalité face au monde et aux autres.

Cependant à l'autre qui paraît comme un élément du monde des objets non intentionnels, on semble prêter une intentionnalité. On s'attribue à soi une intentionnalité et on engage avec l'autre une relation entre intentionnalités. L'intentionnalité relationnelle postule un face à face mais qu'en est-il réellement lorsqu'on revient à une phénoménologie en première personne "inenvisageable" et qu'on regarde cette relation à partir du seul et unique champ de conscience où elle apparaît ?

Dans cet exemple d'une intentionnalité en jeu dans une relation, on voit que dans la sphère mentale l'intentionnalité postule une relation de face à face : ce qui n'est pas le donné perceptif représenté ci-dessus. Penser un face à face de deux intentionnalités implique que mes décisions mentales en troisième personne sont toujours pensées dans ce cadre à face avec les crainte et les désirs qu'induisent pour soi et l'autre le double statut d'être en troisième personne sujet et objet. Du point de vue de la première personne c'est-à-dire du donné perceptif dans le seul et unique champ de conscience, cette intentionnalité relationnelle reste un point de vue mental mais désormais si tout est vécu à partir de ce champ de conscience, l'autre n'affecte jamais plus fondamentalement ce que je suis car l'ambiguïté d'être à la fois sujet et objet n'est plus le fait ultime. L'autre peut s'attaquer à ma personnalité, à mon corps, il peut contrecarrer mon action personnelle mais il ne peut rien contre mon essence qui demeure sa propre essence. L'intentionnalité relie le phénomène mental ma personnalité à une interprétation mentale de l'autre. Non relativisée comme une fiction, mon jugement intentionnel m'incite à croire qu'il y a deux consciences en relation : ce n'est qu'une interprétation mentale du perçu relative au percept premier qui m'indique qu'il n'y a qu'un unique champ de conscience. Si mon intentionnalité veut bien accepter les données perceptives c'est-à-dire les faits phénoménologiques, mon intentionnalité se subordonne au fait qu'il y a un face à espace. Des gens comme Daniel C. Dennett en parlant d'une hétérophénoménologie pratique non une phénoménologie mais une interprétation scientifique, c'est-à-dire une approche épistémique plutôt matérialiste et scientiste d'une troisième personne imaginaire extérieure à ce qui est étudiée. La phénoménologie de la rencontre avec autrui la plus authentique part du donné perceptif anépistémique : le seul visage dans l'unique conscience qui se déploie au dessus des épaules d'un corps sans tête est celui de l'autre corps et ce visage regarde vers un rien d'où surgissent les perceptions et ce qui les perçoit. Deux corps sont bases d'une relation dans un unique champ de conscience mais seul l'autre est envisageable. L'autre devient comme le visage exigeant de l'unique et seul champ de conscience auquel j'essaie intentionnellement de me subordonner en ne m'imaginant plus dans un face à face du point de vue d'une troisième personne. J'essaie de retourner la flèche de mon intentionnalité vers l'unique essence à l'aide de l'intentionnalité de l'autre qui s'avère toujours pointer vers elle au-delà de ma propre intentionnalité (quoique cet autre en pense).

M'interrogeant sur l'émergence de l'intentionnalité au milieu de la liberté naturelle de l'esprit, j'en viens à apprendre à vivre mon intentionnalité personnelle pour la subordonner à la vision de ce seul et unique esprit. L'essence de notre approche 2 tient à ce geste de subordination de notre intentionnalité à la vision à partir du seul et unique champ de conscience. N'est-il pas un geste de liberté accomplit par l'intentionnalité qui retourne à la non-intentionnalité dont elle émerge ? Qui peut s'opposer à ce geste de liberté de retournement vers notre source d'être intentionnel ?

Il n'est pas interdit de penser que dans le milieu de la non dualité certains s'autorisent à faire n'importe quoi invoquant la liberté naturelle de l'esprit. Une fois le ventilateur de l'intentionnalité coupé, c'est-à-dire une fois l'absence d'auteur et d'intention réalisée, comment se permettre de juger les phénomènes qui circulent librement dans l'esprit ? Même si le ventilateur est coupé, il continue cependant à tourner, nous dira-t-on. Si ce qui vient dans ce libre tournoiement du résidu d'intentionnalité est de gagner de l'argent par tous les moyens à commencer par l'enseignement de la non dualité, pourquoi pas ? Etc.

Notre approche 2 esquisse une correction de l'approche 1 même si au fond elle en part. Nous ne sommes pas là pour gagner quoi que ce soit sur le dos d'autrui. Subordonner notre intentionnalité à l'unique essence qui transparaît aussi dans le visage d'autrui quelle que soit la connaissance qu'ait autrui de son essence, peut-il justifier de le traiter comme un objet dont on tire bénéfice ? Autrui n'est-il pas d'abord en relation avec mon essence qui est sa propre essence ? Pourquoi monnayer cet accès de quelque manière que ce soit ? N'est-ce pas donner une valeur à notre personnalité, faire d'elle une condition nécessaire pour accéder à l'essence ? N'est-ce pas dès lors empêcher l'autre de retourner lui aussi son intentionnalité dans la bonne direction au sein de la relation ? La recherche spirituelle ne risque-t-elle pas de se confondre avec l'adoration d'une personne qui empêche la véritable aventure qu'est la transformation de l'intentionnalité qui se retourne vers son essence...


Approche 3 :
Partant de l'approche 2, si l'intentionnalité n'est que le ressenti de la partie au sein d'un tout qui n'est qu'un enchaînement de causes et d'effets phénoménaux, on peut se poser la question de la causalité matérielle et de l'enchaînement des pensées qui se manifeste comme le monde de l'intentionnalité.
La causalité matérielle nous demeure souvent subconsciente, elle nous est connue indirectement.

On peut penser en recueillant des informations diverses que nous sommes en tant que phénomène du monde, univers, galaxie, stellaire, planétaire, biologique, moléculaire, atomique, corpusculaire, etc. tout autant qu'un être humain se reconnaissant parmi les siens (sur le schéma précédent grâce au miroir). Si on admet qu'il s'agit là d'une pensée c'est-à-dire d'une connaissance indirecte et non d'une connaissance perceptive directe, qu'est-ce que cela signifie quant à notre réalisation du grand ? Si c'est vraiment le grand ce champ de conscience évident à partir duquel je vois de cet unique instant à cet unique instant, comment expliquer une subconscience de ce qui n'est que conscience ?

Puis-je vraiment subordonner librement mon intentionnalité personnelle à la pleine conscience du seul et de l'unique champ de conscience ? Si mon intentionnalité ne dispose que de pensées comment peut-elle retourner au champ de conscience et pas seulement le pointer fictivement ?

L'ego, la conscience individuelle usuelle, le petit serait donc d'après notre interprétation des schémas précédents comme un phénomène mixte tissé par la subconscience matérielle et la pensée.
En niant la réflexion dont la condition de possibilité est inhérente au champ de conscience, il s'enferme dans une auto-signification, il ignore que le sens même de qu'il pense a une origine "verticale" provenant de son essence. Il gère des idées et des sens seulement sur un plan horizontal. Pris dans le fil de ses pensées, son intentionnalité devient inconsciente des mouvements de conscience "verticaux" qui déterminent son activité pensante que ce soit pour l'éclairer de sa lumière en l'unifiant ou pour l'inféoder à des mouvements obscurs qui la divisent.

L'ego pour réaliser l'unicité du champ de conscience où son intentionnalité se libérera de l'auto-signification aliénante a-t-il une marge de manœuvre qui lui est propre ? La question que pose cette approche 3 est : y a-t-il des choix libres au cœur de l'activité pensante qui demeurent malgré les déterminations matérielles subconscientes ? La libération de l'autosignification pensante par la découverte du sens réel et vertical du symbole qu'elle est est-elle le fruit d'une lumière, d'une grâce ou y a-t-il un choix qui peut aller à la rencontre de cet éclairage verticalisant ?

Spinoza avec sa pensée du parallélisme esprit matière et son troisième genre de connaissance offre des réponses à prendre en considération. Ce troisième genre de connaissance consiste entre autre en la saisie singulière de l'effort individuel pour persévérer dans son être. En d'autres termes, l'énergie inhérente à l'effort pour persévérer dans l'être qui est au coeur de tout mouvement intentionnel s'illuminerait consciemment et prendre conscience ainsi de cet effort permet de prendre conscience de ce qui l'engendre. Mais cette saisie qui semble une prise de conscience laissant dans l'ombre une énergie subconsciente est-elle convaincante pour celui qui éprouve l'évidence insaisissable que tout apparaît dans le seul et unique champ de conscience ?

Spinoza pense que la vision réfléchie du singulier permet d'accéder à la totalité du champ de conscience (Dieu ou la nature) à partir du présupposé que l'effet (la partie) enveloppe sa cause (le tout).
Dans ce schéma, la partie à savoir la conscience humaine individuelle du seul et unique champ de conscience n'est pas possible sans la totalité des niveaux qui permettent la constitution du corps humain d'où elle émerge et prend conscience. Le corps du grand n'est pas conscient en sa totalité mais chaque sensation du corps propre implique l'univers en ses niveaux galactiques, stellaires, planétaires, atmosphériques, écologiques, organiques, cellulaires, moléculaires, atomiques, corpusculaires, etc. De même nous ne sommes pas conscient en détail et à la fois de toute la réalité mentale mais être conscient maintenant d'une manifestation plus ou moins explicite du mental implique l'horizon de toutes les possibilités mentales.
Il semble que le déploiement limité du phénomène du monde auquel notre conscience individuelle a accès maintenant et qui marque en un sens sa finitude individuelle n'empêche pas que maintenant nous soyons conscient pleinement à partir du seul et unique champ de conscience. Au cinéma, à chaque instant, l'image projetée pour le spectateur se tient dans le champ lumineux du seul projecteur. Toutes les autres images du film que nous ne voyons plus ou ne voyons pas encore se tiennent aussi dans le champ de ce seul projecteur même si elles ne sont pas à l'instant dans son champ lumineux qui les projette pour le spectateur.

Ce présupposé d'une partie effet qui enveloppe son tout qui la cause permet de comprendre comment Spinoza introduit de quoi observer une individualisation du tout du phénomène cosmique sans postuler nécessairement une quelconque intention personnelle à cela. Seul l'effet partiel a à proprement parler une individualité. Autrement dit l'intentionnalité individuelle ressaisie dans son individualité implique tout l'esprit c'est-à-dire un unique champ de conscience éternelle qui englobe tous les moments présents de l'intentionnalité et en parallèle les mécanismes cérébraux sont l'effet de l'enchaînement temporel de l'univers matériel obéissant à une nécessité matérielle éternelle. Plus l'intentionnalité se réfléchit comme une individualisation du tout en un effort individualisé pour persévérer dans l'être, plus les choix se réalisent non pas comme un choix intentionnel d'un individu mais comme une auto-détermination du tout exprimée sous la forme individualisée d'une intention. Pour Spinoza le choix individuel est illusoire car la liberté se situe en amont de l'intentionnalité individuelle, là où elle émerge en tant qu'individualisation du tout de la conscience. Seul le choix de la connaissance du déterminisme de la conscience libère de l'illusion d'un choix strictement individuel et peut nous ramener à notre approche 1. Notre approche 3 relativise profondément l'éventuelle interprétation moralisante de notre approche 2. C'est seulement la conscience "inenvisageable" en première personne qui peut se reconnaître elle-même à travers un individu et plus précisément à travers l'effort pour persévérer dans son être qui caractérise la substance profonde de son intentionnalité.

Si on accepte l'écheveau du déterminisme, alors peu importe contrairement à ce que suggère l'approche 2, la qualité morale de celui à qui on se réfère pour saisir au sein de nos déterminations en apparence contraire à la liberté ce qui nous libère. La prise de conscience de l'auto-détermination de la conscience à travers nos choix intentionnels n'est qu'une dimension impersonnelle quelle que soient les qualités personnelles. Il s'agit de percevoir dans l'énergie de notre effort pour persévérer dans notre être à travers nos moments d'intentionnalité, la non-intentionnalité auto-déterminante de la conscience "inenvisageable". Notre approche 3 nous ramène du côté de l'approche 1 en relativisant tous les jugements moraux de notre approche 2. Cependant avec cette approche 3 nous avons l'idée d'une libération à l'aide de la prise de conscience du subconscient et des déterminations qu'habituellement nous estimons contraires à la liberté : ceci rend notre approche 1 plus accessible. Nous n'avons pas besoin de maître car tous les maîtres se tiennent dans le monde des déterminations. Les conséquences pratiques de l'approche 2 sont reprises en dehors de tout cadre moral. A la rigueur nos maîtres nous découvrent nos déterminations autant que les leurs et ce qui est vrai en eux est ce qui participe à notre prise de conscience. C'est la détermination du disciple qui fait donc ultimement l'efficacité de ce qu'il avait jugé comme son maître pour ultimement opérer la prise de conscience libératrice qui met fin aux déterminations liées au rapport maître-disciple. L'auto-détermination de la conscience "inenvisageable" n'est plus déterminée par aucune relation, seul l'effort pour persévérer dans son être le demeure. Lui seul a un début et une fin. L'auto-détermination non-intentionnelle perçoit le caractère relatif de l'effort intentionnel face aux forces qui l'amèneront inévitablement à expirer dans le temps.

Approche 4 :
Cependant n'y a-t-il pas une évolution consciente de la conscience singulièrement individuelle au sein du champ de conscience qui est en jeu ? Selon cette approche 4, une certaine évolution créatrice de la présence du petit dans sa singularité individuelle au sein de l'universalité et de la transcendance du grand n'est-elle pas en jeu ? N'y a-t-il pas une dimension individuelle du grand parfaitement une avec ses autres dimensions qui essaie de s'exprimer du sein du petit ?

Est-ce qu'au final, il n'y a pas quelque chose d'absolu à la croisée de ce qui paraît d'abord non-intentionnel et/ou intentionnel ? Si nous considérons que chaque être est l'individualisation novatrice de l'Un (comme dans le schéma ci-dessus d'inspiration platonicienne), l'intentionnalité ne met pas seulement en jeu le seul monde des phénomènes, elle est la manifestation de la l'innovation de l'Un, de cette unicité sans second du champ de conscience. Une verticalité de l'intentionnalité par rapport au monde mental accolé aux mondes des phénomènes sensibles n'est-elle pas recevable ? Dans la tradition platonicienne, par exemple, la volonté de l'âme peut servir les appétits charnels et/ou l'amour érotique de la beauté la plus absolue. L'évolution de l'intentionnalité vers plus de proximité avec la beauté absolue est ascendante selon cette tradition platonicienne. Quand l'intentionnalité se transcende est-elle encore seulement intentionnelle ?

Cette ascension fait écho à notre approche 2 : il y a bien là une forme de libre choix individuel mais elle rend compte aussi d'un certain déterminisme lié à un inconscient découvert par notre approche 3. Notre personnalité et nos désirs personnels sont le fruit d'un déterminisme universel comme le suggère l'approche 3 mais il y a comme en amont de notre personnalité et de ses déterminations un désir individualisé de la conscience elle-même qui cherche à intégrer et/ou ces déterminations pour se retourner vers la Conscience unique. Ce désir individualisé de la conscience elle-même n'est donc pas le fruit d'un déterminisme immanent mais d'une singularisation verticale de l'Un transcendant lui-même. Dans la perspective ascensionnelle, il est question d'une libération comme dans l'approche 3 mais cette libération qui nécessite d'intégrer des déterminations énergétiques implique une marge de manoeuvre ainsi qu'une transformation partielle de l'environnement individuel de l'intentionnalité psychique fruit de la singularisation du divin.

Cependant se retourner vers la Conscience unique est-ce seulement faire ascension vers son unicité ? L'émanation en multiple rayons qui a poussé l'âme vers les déterminations de la personnalité et donc vers le subconscient est-elle seulement une chute comme souvent la tradition platonicienne le suggère ? L'émanation peut-elle au cœur même du subconscient devenir plus consciente ? Faut-il seulement évoluer dans le sens de l'ascension pour juste y ramener l'innovation singulière de l'âme (le principe d'individualisation individualisé) à sa source ou faut-il apercevoir et participer à l'aventure d'une individualisation consciente de l'Un dans la direction de la matière qui d'abord s'étendrait au niveau du monde pulsionnel organique puis vraiment conquerrait la matière ?

Si nous voulons une réponse phénoménologique au débat du libre arbitre et du déterminisme de notre intentionnalité, est-ce que cela n'implique pas que l'observation non duelle du grand a à s'approfondir comme exploration d'une évolution consciente de la conscience de la singularité individuelle enfouie au coeur du petit (par émanation) et du grand (par ascension) ?

Les pensées de Bergson ou de Sri Aurobindo et Mère ne pourraient-elles pas nous inspirer dans quelle direction évoluer ?

Qu'est-ce qui pour le champ de conscience intensifie le surgissement de nouvelles façons de percevoir le monde et donc y manifeste de nouveaux phénomènes imprévisibles suivant les mécaniques déterministes ? Voici la question de la liberté posée à nouveau frais par notre approche 4. Notre intentionnalité ne traduit-elle pas comme une singularisation créatrice dans le mouvement du grand au sein de sa réalité éternelle non-intentionnelle ?