En introduction nous écrivions :
"C'est peut-être la société telle qu'elle est qui a un avenir
inquiétant . Crise économique, crise morale et éducative,
démultiplication des maladies psychiques, des addictions chimiques,
prémisses d'une crise écologique majeure..."
Ces lignes semblent à première vue ne témoigner que d'un amour très modéré de la modernité sociale et politique.
Ces crises dont il est question sont assez peu contestables. Mais
faut-il y voir une condamnation sous-jacente de la modernité ? Il ne
s'agit pas de
jeter le bébé malade mais de soigner la maladie. Et soyons plus précis,
il y a là une crise de croissance de la modernité et non une maladie
congénitale.
En nous extirpant de la survie, en généralisant la possibilité du
temps libre et en nous amenant à relativiser les repères moraux et
théologiques proposés par la pré-modernité, la modernité suscite une
crise existentielle que Pascal avait parfaitement repérée en ce qui
concerne les nobles et les bourgeois de son temps et que Kierkegaard a
clairement relier à la mélancolie et au désespoir. Le grand inquisiteur
de Dostoïevski affirme que les gens ne veulent pas être libre et
autonome, que cela leur est une souffrance. Ces auteurs voient dans le
christianisme la réponse (la seule valable bien sûr !). La foi (en la
vie) quand elle se spécifie devient vite croyance dogmatique (foi au
Dieu de Jésus-Christ unique sauveur de l'humanité) et le plus souvent
aboutit à une adhésion communautaire étrangère au pluralisme. La
valorisation de l'expérience (au sens moderne de l'expérimentation)
spirituelle peut éviter ce glissement. De nombreuses thérapies
psychiques puisent désormais dans les pratiques spirituelles
expérimentales : relaxation psychocorporelle (inspirée du yoga),
méditation de pleine conscience d'origine bouddhiste ou pratique de
l'oraison de source chrétienne contre la dépression, discernement
stoïcien des représentations mentales (pour les troubles du
comportement), développement du sens de la dialectique pour relativiser
les points de vue mentaux (pour les Borderline), etc. Longtemps nous
avons réduit la spiritualité à la foi et à la croyance, nous découvrons
des exercices et des pratiques dont l'efficacité est testable et
observable scientifiquement. La modernité nous offre les moyens de mieux
discerner dans les traditions spirituelles ce qui est de l'ordre de la
croyance discutable et ce qui est expérimentalement testable. Elle
libère la spiritualité proprement dite (une aventure de la conscience)
de la religion (rites, croyances dogmatiques, superstition).

Nous savons que l'enrichissement global des sociétés modernes qui
avaient fait leur succès et qui pour de nombreux peuples restent le
facteur d'attraction essentiel est devenu problématique : nos États
social-libéraux ou libéral-socialistes ne parviennent plus à satisfaire
cette attente pour le plus grand nombre. Soit parce que des pays
d'ailleurs se modernisant la redistribution de richesse ici ne
fonctionne plus comme dans les Trente glorieuses malgré un accroissement
du PNB (1% sur 10 ans = plus de 18% !!). Soit parce que les ressources
naturelles ne sont plus assez importantes pour satisfaire la demande
(
d'ici une cinquantaine d'année, une vingtaine d'éléments du tableau de Mendeleïev ne pourront plus être extraits), parce que nos productions
ont des conséquences environnementales négatives et dont les effets
devront être gérés. Pour apporter des solutions à ces problèmes, vouloir
mettre fin au pluralisme et défendre l'autoritarisme pourrait-il
fonctionner ? Ces problèmes mondiaux et pas seulement nationaux exigent
plutôt de chercher des moyens de facilitation du dialogue démocratique
et de chercher à achever urgemment le projet moderne d'une paix
perpétuelle entre les nations. Le choc des religions et des
civilisations que les nostalgiques de la pré-modernité brandissent
s'opposent nettement à la rencontre des spiritualités qui cherchent à
manifester humainement, socialement et politiquement, l'unité qu'elles
ressentent comme condition de leur authenticité. La paix et la communion
(l'unité dans la différence et l'égale dignité) sont des valeurs
centrales permettant de discerner ce que sont des spiritualités
authentiques.
Au cœur de la modernité, il y a des formes de vie essentielles pour
que les spiritualités ne dégénèrent pas en religions sectaires : le sens
d'être sa propre autorité (grâce à la raison critique entre autre), le
sens du pluralisme (et donc du dialogue), etc. Si une spiritualité
rejette ou minore ces forces vitales de la modernité, forcément elle
enferme ses adhérents dans une forme de forteresse mentale.

Dans certains discours spirituels, il s'agit de diminuer la place du
mental et l'ego pour laisser place à l'expérience de l'absolu. Mais ce
genre de propos oublie qu'on peut relativiser notre intellect en
saisissant par la raison critique ses limites intrinsèques (la tradition
kantienne est ici capitale) : il ne s'agit pas de ne plus penser mais
d'élaborer une meilleure façon de penser qui permette d'entrevoir un
au-delà de la pensée. Deuxième point, il ne s'agit pas de détruire
l'ego, de le haïr mais de dissoudre ses frontières, de le rendre poreux
et ainsi de s'individualiser non plus en fabriquant des frontières
identitaires. Je vois là au moins deux traits essentiels d'une
spiritualité moderne que les spiritualités pré-modernes ont souvent
ignorées. Des auteurs comme Pierre Leroux ou Bergson dont
l'évolutionnisme et la modernité ont été vivement rejetés par Guénon ont
été les pionniers d'une spiritualité libérée des sociétés closes (et
donc pré-modernes ou antimodernes).
Et dans une démarche spirituelle au service
d'un élargissement de la conscience et intégrant authentiquement la modernité, il y a des éléments qui peuvent
permettre à la modernité d'affronter tranquillement ses crises :
retrouver en nous le pouvoir d'accueillir l'autre quel qu'il soit en
relativisant tout jugement ; commencer à échapper par le haut à la
lutte entre notre bestialité (nos penchants) et notre sens de
l'autonomie morale grâce à un pouvoir de détachement accru facilitant
l'effort de renoncement qu'implique la raison morale ; faciliter la
prise de conscience de notre lien viscéral à la nature en constante
évolution.
Mais si nous voulons aller au bout de la modernité nous devons aller au-delà tout en l'intégrant. Le mouvement intégral entend à vrai dire faire de même pour les diverses mentalités en présence :
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La philosophie intégrale prend le meilleur de :
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PREMODERNE
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MODERNE
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POSTMODERNE
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M O D E R E
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Nombreux niveaux d’existence
origine divine de l’homme
La Grande Chaîne de l’Être
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déontologie de la science
autonomie de l’ego
progrès culturel par l'émancipation
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Le sens est basé sur le contexte
l’ego humain n’est pas absolu
dialogue interculturel
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Mais il rejette leur version extrême :
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E X T R E M E
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conservatisme rigide
systèmes des castes
oppression hiérarchique
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Vision du monde du type “plat-pays”[1]
hyper-individualisme
Ethnocentrisme occidental
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relativisme culturel
Acharnement contre l’Occident
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Cette expression désigne la manière qu’à la science positiviste de tout
réduire à un simple objet, négligeant ainsi la dimension subjective –
la profondeur – de l’expérience humaine, à laquelle seul le dialogue
permet d'accéder.
Cette logique de dépassement et d'intégration n'est pas seulement un projet du mouvement intégral. Elle est à l’œuvre si le moderne comprend comme Habermas qu'il ne peut raisonner seul pour déterminer à l'avance comment sa rencontre avec l'autre doit se passer. Le postmodernisme n'est qu'une étape du développement des mentalités pour dépasser le monologisme moderne mais très rapidement la postmodernité produit des impasses qui nécessitent de réintégrer consciemment des éléments de la modernité. Ne s'agirait-il pas d'une hypermodernité positive ? Ici rien à voir avec une hypermodernité consumériste incapable de vision à long terme, "l'hypermodernité positive" serait plutôt une autre appellation possible pour le Mème jaune de la spirale dynamique qui se caractérise par les adjectifs adaptatif et systémique. L'hypermoderne adaptatif et systémique s'ouvre inévitablement à la
spiritualité lorsqu'il réintègre l'intériorité, une subjectivité libérée
du subjectivisme et lorsqu'il embrasse l'objectivité à partir de cet
horizon d'un idéal de qualité de subjectivité.
Ainsi nous, hypermodernes (adaptatifs et systémiques) et postmodernes, relisons, discutons et interprétons les défenseurs de la prémodernité.

La référence à René Guénon est courante dans les milieux spirituels. René Guénon reste souvent un défenseur de la prémodernité dans le
rapport entre religion et spiritualité. Par exemple, Mircea Eliade connu pour ses travaux montrant notre enracinement dans le sacré ou religieux malgré la sécularisation ou l'athéisme militant en est un lecteur : sa distance vis-à-vis des évolutionnismes et des eschatologies monothéistes ne sont pas sans rapport. Arnaud Desjardins ou Yvan Amar eux aussi s'en inspirent. La spiritualité est pour Guénon la
dimension ésotérique d'une religion exotérique. La plupart de ceux qui
louent René Guénon ne voient pas que sur ce point ils ne sont plus du
tout prémodernes ni même nostalgiques de la prémodernité. Arnaud Desjardins n'exigeait pas un engagement religieux préalable à la recherche spirituelle. De même Yvan Amar. Guénon fidèle à
ses principes avait rejoint une société traditionnelle épousant sa
religion exotérique pour mener sa recherche spirituelle ésotérique. Les
lecteurs de Guénon ne retiennent souvent que l'idée que toutes les
spiritualités religieuses convergent vers un même absolu, ils oublient
que politiquement Guénon n'envisage pas une société pluraliste tant du
point de vue religieux que spirituel : ils sont alors plus modernes voire postmodernes que
prémodernes.
On peut aussi remarquer que l’œuvre de Guénon s'inscrit dans une logique d'interprétation des mythes et des symboles. Il y a une raison herméneutique typique de la réaction romantique à la modernité. Malgré lui, son œuvre par son style s'adresse à des gens de cultures modernes.
Quant aux critiques de Guénon concernant le quantitatif, le
matérialisme, un Rousseau qui reste une racine majeure de la modernité
les approuverait certainement en grande partie. Bien entendu, la
dénonciation de Guénon du pouvoir du peuple ne serait pas associée
forcément à une massification (une somme de volontés, une volonté de
tous).
Rousseau en pensant la République s'inscrit dans une tradition
spirituelle d'origine judéo-chrétienne étrangère à Guénon mais qui
compte encore aujourd'hui en terme d'influence : quakers, unitariens,
héritiers du personnalisme, héritiers de Ellul, de Michel de Certeau,
actions inspirées par Maurice Bellet, etc. La spiritualité non
religieuse en France comporte donc un idéal de communion
(anti-hiérarchique) et de dialogue. Au nom de l'unique Tradition au cœur
de toutes les traditions, Guénon juge inutile entre religions ou entre
spiritualités. On ne peut pas être authentiquement spirituel dans une
société moderne sans développer un réel sens du dialogue. Quand on va à
la rencontre des diverses spiritualités il est rapidement évident qu'une
unique Tradition est un mythe.
Guénon reprend politiquement l'idéal du roi philosophe, un être
éveillé spirituellement dirigeant une communauté. Mais dans la ligne de
Rousseau et de la modernité, on valoriserait autrement cet être éveillé :
il tient plutôt dans
l'Emile un rôle d'éducateur et dans le
Contrat
Social d'un législateur qui propose. Au final, l'individu "s'autonomise"
et le peuple dispose. Cette figure n'a rien d'un roi, elle renvoie
davantage à celle d'un passeur sur un fleuve qui donne les moyens
d'aller plus loin. Le Bouddha utilisait cette image pour dire son rôle
spirituel. Le Christ invoquait le rôle du serviteur. Le goût du pouvoir
retarde surement l'évolution des spiritualités et des religions en ce
sens : Guénon peut servir de caution à la position de gourou. Mais déjà
la modernité est tellement prégnante que le terme traditionnel hindou de
gourou est déconsidéré. La fonction perd de sa royauté, on va préférer
parler d'ami spirituel, d'enseignant, etc. On va demander de tester
l'enseignement et de ne pas renoncer à son sens critique. Ceux qui
prétendent à la royauté ne sont guère crédibles bien longtemps : ils
s'avèrent sectaires, despotiques et bien souvent amateurs d'argent.
Cet idéal moderne par le biais de rencontres interreligieuses,
d'actions de solidarité, etc. a sans nul doute influencé l'évolution du
bouddhisme, de l'hindouisme ou du soufisme s'implantant en occident. De
nouvelles structures institutionnelles émergent et sont de plus en plus
modernes. On peut pratiquer le soufisme sans se convertir à l'Islam.
Devenir professeur de yoga passe par des formations au format moderne.
Des psychiatres ont fait des techniques bouddhistes des méthodes de soin
testées et reconnues pour leur bénéfices psychiques. Des médecins
adoptent l'approche spirituelle chinoise du corps et de l'esprit.
Enfin, des mouvements et des acteurs spirituels fournissent à la
modernité des instruments nouveaux d'émancipation : apprentissage de l'action non
violente héritée de Gandhi et Lanza Del Vasto, développement de la
communication non violente (utile dans la recherche du dialogue),
sociocratie (nouvelle méthode de recherche d'un consensus dans le cadre
d'une démocratie directe ou participative), etc.
Mais on peut esquisser un tableau bien plus large des acteurs d'une spiritualité moderne.
Fabrice Midal
est un bouddhiste qui mène une réflexion sur la
modernité (hypermoderne adaptative et systémique) surtout à partir d'un horizon artistique (Rimbaud, Baudelaire, Matisse, Picasso,
etc.). Il montre l'importance d'une spiritualité non religieuse dans
l'élaboration de l’œuvre moderne (nous dirions hypermoderne à partir de notre positionnement). Sa lecture de Guénon est assez proche
de ce que nous décrivons ci-dessus. Son influence conjuguée à celle d'
Eric Rommeluère marque les premiers pas vers une spiritualité bouddhiste libérée de ses crispations religieuses.
Douglas Harding a posé les
bases d'une spiritualité étonnamment hypermoderne. Il a répondu aux exigences
expérimentales modernes en imaginant des protocoles indépendants de
l'enseignant que le pratiquant peut sous sa propre autorité attester,
discuter ou rejeter. Il a toujours eu une attitude non sectaire et des
pratiques démocratiques. Beaucoup de ses disciples ("amis" serait son
terme préféré) se sentaient libres pour d'autres expériences (pratiques
Zen et bouddhistes en général, pratiques chrétiennes,pratiques de Yoga,
etc.). L'influence hypermoderne de Douglas Harding sur la non dualité
contribue sans aucun doute à relativiser pour beaucoup l'influence
anti-moderne de Guénon. En France Catherine Harding, la femme de Douglas Harding, et
José Le Roy contribuent à poursuivre la diffusion de son approche.
Je prendrai aussi très au sérieux un tournant spirituel de la
philosophie dans ce tableau.
Comte-Sponville qui se présente comme un moderne
prétend faire ce chemin paraît authentique. Mais
il rejoint un Michel Foucault dans
Le souci de soi et Pierre Hadot
qui nous a appris à retrouver cet héritage d'une sagesse philosophique
masquée longtemps par la théologie et la spéculation métaphysique.
Spinoza est lu de plus en plus en ce sens et non plus seulement à la
lumière de Hegel ou Marx : ainsi Misrahi mais plus récemment et plus
radicalement
Bruno Giuliani. Nous commençons aussi à nous apercevoir que
Voltaire dans des lettres sur la fin de sa vie réenvisage le "Voir tout en Dieu" de Malebranche, que Rousseau dans
Les Rêveries d'un promeneur
solitaire décrit une expérience spirituelle. Nous redécouvrons le
mouvement transcendantaliste américain d'Emerson et des figures comme
Thoreau ou Whitman. Etc.
La philosophie en envisageant d'autres lieux que l'occident sans
rejeter son héritage moderne accentue cette évolution. La Chine, L'Inde
ou l'Islam en philosophie précipite ce mouvement. Jullien, Lévi pour la
Chine. Roger Pol-Droit, Hulin pour l'Inde. Abdennour Bidar pour l'Islam.
Enfin,
le mouvement intégral, influencé par Ken Wilber mais aussi par
Sri Aurobindo et ses disciples entend intégrer et dépasser l'hyper-modernité.
René Guénon avait eu quelque respect pour Sri Aurobindo avant de le
rejeter : ce qui montre que Sri Aurobindo montre une forte modernité
spirituelle même s'il intègre des éléments prémodernes. Ken Wilber avant
d'élaborer une position
postmétaphysique
se réclamait souvent du pérennialisme. Sa confrontation avec Habermas
qui cherche à montrer la pertinence de la modernité malgré sa fin
proclamée par la postmodernité l'a amené à cette position relativisant
la convergence pérennialiste. La possibilité du supramental de Sri
Aurobindo prolonge cette position postmétaphysique. Cette possibilité
d'un supramental se base en fait sur l'idée que le monde perçu est celui
du mental : nos expériences spirituelles phénoménales (y compris celle
d'un corps subtil ou d'un corps de lumière) sont toujours en grande part
liées à des images culturelles et donc mentales (ce qui ne serait pas
le cas d'un corps supramental) et
l'élément le plus matériel est perçu à travers un filtre. D'où la conclusion immédiate que le supramental s'expliquera de lui-même puisque le mental ne peut qu'en trahir l'essence.
L'anthologie Sri Aurobindo et la
révolution française est instructive sur l'hyper-modernité de cette spiritualité.
Auroville inspiré par cette vision spirituelle est une utopie
imparfaite mais qui montre par certains biais ce que pourrait être une
société moderne spirituelle libérée de la religion. Ceux qui ont promu
l'interdisciplinarité et la complexité comme Edgar Morin ou Basarab
Nicolescu sont souvent aujourd'hui en discussion avec des acteurs du mouvement
intégral.
