samedi 19 août 2023

LA MODESTIE DE L'EVEIL sur la Voie sans tête de Douglas Harding : c'est trouver la place du petit par rapport au Grand, en une descente dans le cœur.

Photo-montage de Sam Blight

INTRODUCTION


La spiritualité néo-advaita qui parle de l'éveil ou de la non dualité me paraît souvent mettre sous le tapis les problèmes de l'ego et de la personne.

On peut affirmer qu'il n'y a personne qui s'éveille, puisque la source de tout ce qui apparaît n'est pas ma personne mais une présence infinie de conscience et qu'elle demeure immuable y compris dans le sommeil profond où rien ne la rattache à des perceptions individuelles.


Mais le risque est d'affirmer une abolition de l'ego insincère ou de façon trop imprécise.


Avec la démarche expérimentale d'éveil à notre vraie nature initiée par Douglas Harding, il n'y a pas ce risque.

Douglas parle d'un éveil du Grand (la source infinie) et d'un petit (notre ego) qui demeure en périphérie.

L'expérimentation dite de la carte, en atelier de Vision sans tête, est l'expérimentation du Grand et du petit que nous sommes.

L'Eveil selon Douglas Harding met fin à l'usurpation du Grand par le petit, à l'occultation de notre nature de conscience infinie par une illusion égocentrique. Le petit, dans sa petitesse mesquine, c'est en quelque sorte le vizir Iznogoud [he's no good] qui veut être Calife à la place du Calife.


L'expérimentation de la carte montre selon un protocole reproductible et imparable la relation entre le Grand et le petit. Elle suggère aussi que sur cette voie, le petit, qui, au moins dans ses fonctionnalités sociales saines est nécessaire, peut et doit trouver sa juste place. 

La descente dans le cœur procède autant de la présence du Grand que d'une coopération du petit.

NB : Nous reprenons les illustrations de ce site internet présentant l'expérimentation de la carte que Douglas Harding avait pour habitude de mener lors de ses ateliers :      https://www.headless.org/experiments/the-card

Je joins ici une notice pour éventuellement se fabriquer sa propre carte. Car faire soi-même l'expérimentation vaut mieux que d'essayer d'en comprendre mentalement une recension.

Page extraite de 62 expériences de spiritualité quotidienne par José et Lorène Le Roy

Voici une carte ainsi réalisée (avec des variations par rapport au plan ci-dessus) déjà en action :



EXPÉRIMENTATION


On tient une carte avec une fenêtre ovoïde et un miroir en bas à droite.

Prenons une carte avec une ouverture ovale, comme une fenêtre sur le monde et sur le côté, en bas à droite, il y a un petit miroir où se reflète le visage de celui qui tient la carte.

Dans cette partie de l'expérimentation, nous allons nous focaliser sur le petit.

Le petit est celui dont on trouve le reflet sur le miroir de la carte.

On se focalise sur le reflet de notre visage sur le miroir

Immédiatement, en tant qu'ego, nous nous identifions à l'image qui apparaît dans le miroir. Depuis tout petit, nous avons appris à reconnaître notre image dans un miroir, et plus particulièrement notre visage. Sur nos papiers d'identité, nous avons notre visage. Si on nous présentez des photos de nos mollets seulement, serions-nous assurés de savoir qu'il s'agit des nôtres, si nous n'avons aucune particularité nette à ce niveau ? En tout cas, si on nous montre un gros plan d'un ou deux centimètres de notre peau, la certitude devient très faible. Ainsi pour notre ego, la conscience de soi de notre individualité, la reconnaissance de notre visage sur une photo ou un reflet semble constitutive. Il y a un ego humain quand nous avons des moyens de nous reconnaître comme un individu d'un point de vue extérieur. 

Remarque pour approfondir : Même un aveugle en se présentant en tant qu'individu conscient de soi, se présente à nous en nous offrant une perspective extérieure partageable : je suis celui avec de la barbe, des cheveux courts, des lunettes, des gros sourcils, etc. je suis né là et à telle date, je suis de telle profession, je suis l'enfant de tels parents, etc. L'exercice que nous proposons suppose la vue mais il pourrait être adapté pour un aveugle. On trouvera ici sur ce lien un tel exercice.

Quand on approche le miroir des détails se révèlent mais d'autres disparaissent.

Nous pouvons remarquer que notre visage est petit sur ce miroir : 5-7 cm tout au plus. On peut lui donner un âge, et par conséquent prévoir son vieillissement en observant ceux qui sont plus âgés. Ce visage que nous sommes en tant qu'ego a une date de naissance et aura certainement une date de mort.
En approchant ce miroir certains éléments disparaissent et d'autres grossissent nous donnant accès à des détails qu'une autre position du miroir ne nous avait pas révélés. La connaissance de soi de notre ego est toujours partielle et limitée. L'ego ne peut pas être parfaitement conscient, il ne peut avoir que des dimensions de lui-même qui lui deviennent inconscientes dans son vécu.
Dans nos relations aux autres, ces dimensions inconscientes causent des effets que nous ne maîtrisons pas.

La conscience de soi égoïque est donc liée intrinsèquement à la petitesse. La conscience égoïque est celle d'un petit objet au sens spatial au sein de ce qui apparaît. Elle est limitée par sa propre petitesse en tant que sujet conscient qui dirige son attention sur tel ou tel point, au détriment de tel autre, ou en ignorant tant d'autres. Par sa durée de vie, son impermanence constitutive, elle est petite du point de vue temporelle.

Les philosophes utilisent le terme peu usité de finitude pour mettre un mot là-dessus. 

Si on tente d'approcher ce miroir à partir de là d'où le monde et notre visage est regardé, l'image dessus devient de plus en plus imperceptible. Nous gardons un écho mentale de cette image, la capacité de nous réidentifier dès que nous remettons le miroir à distance devant nous fonctionne, mais à zéro distance de notre regard, ce n'est plus qu'une idée, un système de pensées, où une interprétation me fait dire que ces pensées sont les miennes.

Toutes ces pensées elles-mêmes n'apparaissent-elles pas au milieu de l'observation de cet exercice expérimental, mais sont-elles l'observateur en jeu ici qui aura la qualité de subjectivité nécessaire à l'objectivité expérimentale requise ici ?

Notre ego, ses identifications, ne sont pas au centre observationnel de nous-même. Ils n'existent pleinement qu'en périphérie, impliquant toujours un point de vue extérieur.
Reprenons la carte à bout de bras. Considérons la deuxième proposition. Nous avons un trou, un vide qui laisse apparaître le monde, les objets, etc.
Cette ouverture accueille tout sans aucun jugement, elle est une transparence spatiale ouverte absolument à tout ce qui est. Cette ouverture ne peut pas être affectée : on ne peut pas la pincer, la brûler, etc. Cette ouverture de vide n'a pas de caractéristique d'âge. Cette ouverture a une limite cartonnée mais elle n'en est pas prisonnière, son existence n'est pas conditionnée par des limites. Toutefois elle est une ouverture et un espace sans vie là-bas devant moi.

Que se passe-t-il, si j'approche cette ouverture dans le carton de l'observateur visuel et conscient que je suis ici ? L'ouverture grandit et laisse apparaître de plus en plus le monde au sein de la limite cartonnée. Et en l'approchant encore, je vois la limite cartonnée qui s'évanouit. 






Ce bord de carton ramené ici vers ce qui regarde, s'efface complètement :



L'espace regardé dans le carton se fond avec l'espace qui regarde. Le vu et le voir ne font plus qu'un. L'espace regardé prend vie, il est l'espace à partir duquel le monde est regardé. L'observé et l'observateur ne font qu'un dans un unique espace vivant. Ici ce n'est pas notre ego qui demeure au centre, mais bien une conscience pure infinie et sans identité personnelle aucune.

Pour voir le contraste, je me place devant mon miroir : j'apparais là-bas avec visage au milieu d'un carton comme un trophée de chasse accroché à un mur. Mais ici je demeure une pure conscience infinie en laquelle tout paraît :




Ici il y a le Grand, l'espace conscient illimité et l'ouverture en laquelle il surgit. Et là-bas, en quelque sorte en périphérie, il y a le petit, l'appui d'identification à mon ego, le point de vue extérieur constitutif de ma subjectivité égoïque.

Sur cette voie d'expérimentation spirituelle, l'éveil du Grand fait que le petit, l'ego, n'occupe plus fictivement et illusoirement le centre conscient de nous-même. Avant d'être cet individu dont notre ego revendique l'identité, nous sommes ici au centre de nous-même cet espace sans forme, sans limite, une ouverture d'Etre et de Devenir. Nous sommes cette ouverture unique d'où tout point de vue observationnel et toute chose surgit.


L'EXPERIMENTATION DE LA CARTE COMME INDICATIONS CONCERNANT LA DESCENTE DANS LE COEUR

Sur cette voie, l'éveil du Grand n'efface pas systématiquement le petit, l'ego. Il le remet à sa place, il lui apprend à disparaître en faveur de l'autre. Mais ce petit veut être là au centre bien souvent. Lui-même est  porteur de tendances pathologiques de faire oublier le Grand. Comme si de là-bas dans le miroir, il parvenait à créer l'illusion d'être au centre masquant dans l'oubli le Grand ouvert que nous sommes pourtant. 

 Dans son article Visiothérapie, Douglas Harding pointe quelques unes de ces tendances pathologiques : 

Autrement dit, lorsque vous voyez la Réalité qui est en votre centre, Ce Qui est à l’origine de vos innombrables apparences périphériques, c’est uniquement en tant que cette Réalité même, cette Réalité qui embrasse tout, contient tout, que vous le faites. Vous le faites en tant que moi et pour moi, en tant que et pour tous les autres également. En fait, votre illumination n’est pas différente de celle du Bouddha qui – selon une tradition ancienne – a entraîné l’illumination de tous les êtres sensibles de tous temps et de toutes catégories. Cette tradition est bien en avance sur notre temps et semble un avertissement tout à fait opportun. Bien que « mon » illumination ne soit de toute évidence pas personnelle (aucun être vraiment illuminé ne se voit entouré d’êtres obscurcis), mon « ego » dit que c’est la mienne. Je dois donc avancer prudemment lorsque je m’aventure dans ce domaine de l’illumination et ne jamais oublier que c’est un champ de mines (aux deux sens du terme), et que la vigilance est essentielle si je veux éviter l’enflure démesurée de mon ego.

L'ego, c'est la grenouille de la fable de Jean de La Fontaine qui veut se faire aussi grosse et grande que le bœuf, au risque de se mettre en danger. La vigilance, en question, est aussi de l'attention pour le petit, car il se met autant en danger qu'il menace la qualité de l'illumination. Son enflure le conduit toujours vers la souffrance. Pendant qu'il enfle, il faudrait l'arrêter. Car il est dommage qu'il doive souffrir énormément pour revenir au pied du Grand devant la porte du cœur.

Avec la carte, je peux chercher à positionner le petit pour qu'il éclipse le moins possible le monde tout en restant en périphérie de l'attention vigilante du Centre occupé par le Grand ouvert. Le Grand accueille tout sans jugement : l'ego, le petit, est à la recherche d'une position intérieure d'où il recevra l'attention accueillante du Grand. Il lui revient de chercher légitimement une position dans le monde où il sera pleinement accueilli comme n'importe quel objet et n'importe quelle autre personne, ni plus ni moins. Il ne sert à rien de le haïr, ce ne sera qu'une enflure de son importance, en le faisant croître par sa souffrance. Ce sera une grandeur exagérée de mésestimation juste inversée par rapport à une surestimation de sa grandeur.

Positionnons-le là devant à l'aide du miroir sur la carte :



Là devant, certes, il n'a plus la prétention d'occuper le centre mais il tourne le dos au monde et en éclipse une partie. Ses yeux braqués vers le centre, sont-ils en étonnement devant le Grand ou lorgnent-ils encore vers la position centrale perdue ?

Je pose la carte sur mes genoux, Le monde devant moi est moins occulté, le petit s'est un peu abaissé. Aurait-il gagné en humilité dans cette descente ?


Je continue à faire descendre le miroir le long du champ de vision :

Je place le petit sur le bord inférieur du champ de vision :




Le petit, mon identification égoïque, ne lorgne plus sur la place du Grand. Il est dans le monde, tourné lui aussi vers le monde désormais. Il peut s'oublier sans être négligé pour autant. Il occupe la place idéale pour exprimer de l'amour pour le monde du Grand et être au service de l'attention du Grand. La pensée qui lui est liée peut se tenir là humblement dans la lumière attentionnée du Grand, il a trouvé sa place pour laisser transformer et absorber sa vie mentale et émotionnelle dans le Grand.

Le Grand tout ouvert au monde et aux autres, le petit trouve ici sa place la plus naturelle et la plus humble : il se tient à l'entrée de ce que les traditions appellent le cœur au centre du torse. 




Ici, le petit s'est relâché dans l'attention du Grand. Il peut s'y abandonner. Il peut se laisse porter par le Grand qui seul a le poids du monde sur ses épaules. Ici, le petit est à ce point de jonction de la vacuité impersonnelle du Grand, de la Vie universelle du Tout du monde par lequel le Grand se manifeste et de cette manifestation individualisée du Grand créée comme corps-fenêtre donnant sur son Tout et sa vacuité.  


REMARQUES FINALES SUR LES DIFFICULTES DE LA PRATIQUE EXPERIMENTALE ET DU SUCCES DE L'EXPERIMENTATION COMME RETOUR A SA VRAIE NATURE


Bien sûr, cette expérience peut ne pas avoir été concluante. Il se peut que sur une partie, elle soit expérimentée et que par la suite vraiment l'observation proposée ne soit pas vérifiée. Peu importe, ce genre d'expérience nécessite des qualités rarement développées : il s'agit que des faits intérieurs soient vus et prennent conscience de leur existence toujours déjà là.

Retrouver, comme naturelle, la place du petit à la périphérie du Grand demandera beaucoup de temps même si le fait intérieur quand il est examiné expérimentalement nous semble évident. Enfant, nous vivions ainsi avant que le Grand s'oublie et que notre petit s'empare du centre de nous-même et que le Grand s'oublie.

Trouver la place du petit dans le cœur, comme sa place naturelle, demandera encore plus de temps. Car même enfant, ce sont dans de rares moments que le Grand a soudain repris dans une éclaircie le centre et que petit s'est momentanément effacé là.

Pour opérer de façon satisfaisante, cette expérimentation symbolique de la descente dans le cœur demande souvent que déjà l'ego accepte de disparaître en faveur de l'autre et du monde en renonçant à s'emparer du centre, en servant humblement le rappel de Soi du Grand. 

La descente dans le cœur, c'est la venue en avant de pouvoirs vertueux inhérents à l'essence autocréatrice du Grand.


La vision du Grand prédispose le petit à se laisser transformer et absorber par sa Vie universelle. La vision du Grand ce n'est pas encore vivre l'amour inconditionnel incarné, mais cette vision et la paix qu'elle génère est le terreau favorable de l'amour.

La distinction du Grand et du petit est donc une aventure de croissance en amour.

OUVERTURE



Cette aventure pourrait nous faire découvrir l'étincelle de notre âme dans notre cœur, là où l'amour individuel ne fait plus qu'un avec l'amour Divin [Je creuse un peu plus ici cette perspective]. La vision du Grand comprise comme un éveil évolutionnaire prédispose ainsi à Vivre le Soi avec une âme. Il n'y aurait aucune volonté du petit d'aller dans l'âtre du cœur pour apprendre à s'y offrir en sacrifice dans la flamme de la Vraie Joie, s'il n'y avait pas une influence cachée en lui, une grâce d'irrésistible d'amour qui ne l'habitait pas de plus en plus. La descente dans le cœur lui fera se rencontrer aux tréfonds du cœur comme un terrain de l'individuation du Divin. Cette âme d'individuation du Divin qui se cherche ainsi à travers nous comme amour du beau, du juste, du bien et du vrai (l'Eros des platoniciens) pourra peut-être ainsi émerger en abolissant de plus en plus toutes nos tendances égoïques obscures.

Illustration pour un livre de Jacob Boehme, un disciple de Maître Eckhart

jeudi 3 août 2023

L’Être du Soi suffit-il ou ÊTRE et Devenir du Soi reviennent-ils à aspirer vivre le Soi avec une âme ?


Frédérique Lemarchand - Voute de Silence



L’Être du Soi suffit-il ou ÊTRE et Devenir du Soi reviennent-ils à aspirer vivre le Soi avec une âme ?



La distinction du Soi et de l’ego devient ainsi une pratique et une réalisation courante.

Les souffrances de l’ego amènent celui-ci à rechercher un mieux-être. La psychologie, avec les thérapies comportementales cognitives de 3ème génération, amènent de plus en plus à expérimenter la présence d’une conscience en arrière-plan qui n’est pas prise dans les difficultés de notre individualisation.



Déjà Nietzsche distinguait l’ego et le Soi dans Ainsi parlait Zarathoustra. Mais déjà avant lui, celui que Nietzsche reconnait comme son maître à penser, dans les pages de son livre Le Monde comme volonté et représentation, Schopenhauer distinguait l’ego et une conscience en arrière-plan.

Mais, entre eux, un vieux débat ressuscitait sur la valeur du Devenir. Pour Nietzsche, le Soi servait de pont vers un Devenir créateur et en évolution constante tandis que pour Schopenhauer, le Soi était un seuil vers la porte de sortie d’un Devenir absurde, émanation d’une poussée aveugle qui broyait tout ce qu’elle suscitait pour se poursuivre sans but et sans direction.

Ce débat avait aussi lieu bien plus tôt en Inde. Les tantrikas voient le Soi aussi bien comme l’Être immuable du Dieu Shiva que dans le Devenir, le mouvement de sa Déesse, sa Shakti, sa parèdre avec qui il n’est qu’Un. 

Face à eux, les bouddhistes aspiraient, eux, à l’abolition de la soif du désir, de tout Devenir dans la réalisation du Non Soi. Des penseurs comme Sankara estiment que le Soi se libère de l’illusion de tout devenir, la maya. Ils voient dans le sommeil profond la seule authentique libération des diverses facettes du Devenir que sont nos rêves et nos réalités.

Dans l’antiquité, jouant ce débat, Platon avait opposé Parménide, interprété comme l’apôtre de l’Un immuable révélant l’illusion de tout mouvement et Héraclite, le chantre du Devenir. Nos philosophies occidentales sont imprégnées par ce débat sur la valeur de l’Être et la valeur du Devenir, même quand elles ignorent la réalisation pratique d’une distinction entre le Soi et l’ego.




Alors la réalisation du Soi est-elle celle d’un Être libéré du Devenir ou ouvre-t-elle à une connexion nouvelle de l’Être et du Devenir ?

Du point de vue du Soi, d’une lumière spirituelle, de la réalisation de sa distinction d’avec les lumières de l’ego, il y a comme une convergence des spiritualités philosophiques et religieuses. Mais dès qu’on entre dans la question du rapport entre l’Être du Soi et du Devenir du Soi, rien ne va plus. Le sommet atteint du Soi semble comme dans la brume.

Derrière cette brume, y a-t-il un Être tellement éthéré qu’il faut abolir tout Devenir y compris celui qui nous a menés là en un Non Soi ? Ou derrière cette brume, y a-t-il encore un soleil Divin caché dont les éruptions solaires peuvent redessiner tout le Devenir de la montagne gravie jusque-là ?

Les enjeux de ce débat sont multiples. En avant-goût de ces débats, il y a le sens profond de la valeur de l’ouverture du cœur que les spiritualités mettent en exergue pour estimer la qualité de la réalisation du Soi. Sur ce point encore, si elles semblent à première vue converger, avec un peu de lucidité et d’honnêteté, on doit admettre que ce n’est qu’une apparence.

La compassion ou le sens de la beauté servent-ils à retirer un à un les fils qui nous accrochent au monde souffrant et aveugle du Devenir ? Ou, au contraire, nous amènent-ils à une nouvelle connexion, à participer plus consciemment au Devenir pour que s’y manifeste radicalement la Joie dont il est dépourvu encore ? Autrement dit, compassion et sens du beau doivent-ils être le fil du désir dans notre cœur qui tranche tous les autres et qui se tranchera lui-même pour enfin retrouver, au-delà de la paix du Soi, l’absence de tout devenir, un Non Soi absolu ? Ou au contraire, dans la multiplicité confuse et obscure des processus du devenir, sont-ils une clé décisive dans notre cœur pour y réaliser notre participation au Devenir vrai du Soi ? Trouverons-nous dans notre cœur ce qui facilitera la transformation des processus actuels déficients de nos désirs bien humains, trop humains ? Ce trésor dans notre cœur serait-il une clé pour ouvrir la porte à une matérialisation universelle de la Joie du Devenir du Soi ? Pour reposer conceptuellement ces questions : une philosophie de l’amour créateur est-elle défendable comme une pragmatique phénoménologique spirituelle possible ou n’est-elle qu’une fiction herméneutique qu’un Non Soi du Soi dévoilerait comme purement fantasmatique ?

« Soyez rusé comme des serpents et doux comme des colombes », nous enjoint Jésus-Christ, constatant que ceux qui desservent l’amour divin font usage de leur intellect et qu’il est dommage que ceux qui veulent servir l’amour ne songent pas assez à mettre leur intellect au service de cet amour véritable. Il est vrai que certaines habitudes mentales de tout saisir sont des moyens de l’ego pour rester subtilement au centre. Mais que vaut une paresse intellectuelle qui se part de la réalité essentiellement non mentale du Soi pour s’affirmer comme une attitude vertueuse ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un mode de survie subtil d’un ego qui ne veut pas faire l’effort de servir l’amour vrai ? Avant d’avoir des réponses vécues à un problème tel que celui que nous énonçons, nous devrons honnêtement affuter notre discernement intellectuel.

Reprenons donc notre effort de discernement réfléchi à propos du Soi, de son Être, de son Devenir et du Non Soi. Ne cédons pas à une paresse intellectuelle qui desservira l’intelligence intuitive du cœur.

L’autrement qu’Être du Soi, le Devenir absolu du Soi, peut-il se manifester dans le Non Soi qui se loge aussi au sein des processus actuels en devenir ? Plus largement, faut-il regarder le Non Soi comme le lieu du Tout Possible de la Joie Divine en Devenir ? Ou la seule issue raisonnable est-elle de laisser s’effacer tout processus de devenir jusqu’au pur silence du Non Soi ?

Répondre oui à cette dernière question, c’est le plus souvent répondre non à l’autre. Mais répondre oui à la Joie Divine, si la notion de réponse a encore une pertinence, n’empêcherait pas, par ailleurs, un choix du Non Soi comme sortie possible du jeu du Devenir.

Quoi qu’il en soit, les ténèbres lumineuses du Soi, ces brumes du sommet où il se découvre méritent d’être explorées. Y a-t-il là cachées des lumières d’une Joie qui en éclaircissent irrémédiablement les ténèbres ? Ou ses ténèbres sont-elles le fond sans fond du seul Non Soi d’où les frêles lumières du Soi émergent dans une autocréation joyeuse un peu imbécile et une autocréation de plus en plus malheureuse à mesure qu’elle se matérialise temporellement ?

Ne voir ici que d’illusoires querelles mentales d’interprétations est, selon nous, une façon de choisir déjà une position d’arrangements de l’ego avec la Présence du Soi. Or, ici, il y a bien deux voies spirituelles radicales d’abolition de l’ego, soit celle de l’abolition progressive de tout désir dans le Non Soi, soit celle d’une réforme du désir et de notre humanité à la lumière de la Joie Créatrice absolue.

Il est vrai que, dans la première voie, on peut voir en la mort un processus naturel de rétablissement dans le Non Soi qui ne demande aucun effort de l’ego de son vivant sinon d’être libre de ses désirs. Certains bouddhistes protestent qu’être libre de ses désirs n’est pas encore être sans désir et que les désirs sont comme des forces immatérielles qui trouveront une autre incarnation pour s’y perpétuer tant que tous les désirs ne seront pas abolis dans le Non Soi. Certains balaient ces hypothèses de réincarnations des forces désirantes d’un revers de main un peu méprisant. Petits arrangements de l’ego avec le Soi ?

Quant à la seconde voie, elle cherche l’abolition des désirs de l’ego, ici et maintenant, dans leur transformation au service de la Joie. Il ne s’agit pas d’étouffer l’énergie vitale du désir mais il s’agit qu’elle ne se contente plus de prendre la forme de désirs d’un ego. La mort n’est ici que l’interruption du travail de transformation au sein d’une individualisation matérielle, mais l’évolution en question se poursuit et se poursuivra immanquablement à travers d’autres individualisations. Combien de poissons morts asphyxiés pour la joie d’une respiration pulmonaire ? Combien faudra-t-il de vies humaines fades, inutiles ou tragiques pour une respiration naturelle de la Joie créatrice dans la chair d’un individu ? Mais à l’heure de l’asphyxie grandissante de l’humanité, à l’heure où nos désirs proprement humains sont de plus en plus remis en cause par les faits, être un brouillon d’un être individuel pour la Joie du Devenir du Soi, servir consciemment à une individualisation de transition qui pourrait aboutir à une telle individuation du Soi, n’aurait-il pas du sens ?

On aura déjà compris dans quel sens mon vécu du Soi penche. Pour moi, il ne s’agit plus de vivre grâce au Soi de perpétuels petits arrangements apaisés avec mon ego. Il s’agit de vivre le Soi avec une âme, de favoriser l’individuation du Soi comme manifestation de la Joie de son Devenir au travers de cette individualisation qui fût un temps accaparé par mon seul ego. L’abolition de l’ego-centrisme de l’ego par la réalisation de l’Être du Soi universel est donc un pas en cette direction. Mais entrer dans un processus d’abolition de l’ego par le Devenir de Joie du Soi universel est bien plus radical, c’est d’abord aspirer à vivre le Soi avec une âme, c’est prendre conscience de vivre en tant qu’une individuation du Soi universel, c’est laisser se transformer notre individualisation humaine pour qu’elle devienne la personnification d’une Joie Divine, notre vraie nature.



Mais quel est l’intérêt d’expériences et de réalisations qu’on me demanderait de croire sur parole ? Il n’y a en effet que moi qui suis habilité à être l’autorité à propos de ce que je suis vraiment et de ce que, réellement, je deviens. Cependant chacun d’entre nous est habilité à des expériences et des réalisations basées sur des protocoles et des pratiques testables. Bien entendu, être soi-même l’objet du protocole ou d’une pratique est quelque peu embarrassant, quand le cobaye est un autre, la démarche peut se targuer d’objectivité et se dire scientifique. Ici quand notre propre vie est l’objet et le cobaye de l’enquête, c’est prendre le risque de voir la perception de soi-même bouleversée, c’est soumettre sa propre vie à un examen quitte à s’en trouver inquiété. On ne peut nier que dans ce genre d’enquête, il s’agit de disposer d’un pouvoir suffisant de sincérité et d’autres qualités de subjectivité qui garantissent d’être à soi-même sa propre autorité. Car a priori l’ignorance de ce que nous sommes vraiment et plus encore la perversion de ce qui devient réellement tient aux petits arrangements de perpétuation de nos désirs d’ego humain. Le désir de l’ego a plus de facilités à embrasser des croyances qui lui donnent de quoi assurer sa perpétuation, même si celle-ci doit devient plus subtile et plus imperceptible. Par exemple, en s’appuyant sur des protocoles facilement praticables, une prise de conscience répétée d’Être le Soi impose peu à peu à l’ego de renoncer à se percevoir comme centre de l’individualisation humaine. Mais si l’ego-centrisme de l’ego peut être ainsi déraciné, une enquête serrée nous montrera qu’un ego spirituel se formera inévitablement en périphérie du Soi. Il sera complice de la perpétuation de nombreux mouvements égoïstes plus ou moins subtils. Or, déjà le pouvoir de sincérité nécessaire pour le reconnaître devra être d’une qualité bien plus fine. Beaucoup de gens se plaignent des abus et des imperfections des enseignants spirituels, mais peu d’entre nous s’avisent d’observer sincèrement ce qu’il en est pour eux-mêmes. Les défauts d’un maître spirituel sont des pailles parfois très fines que je vois pourtant dans ses yeux. Mais une paille sur mon œil, aussi fine qu’elle soit, ne floute-t-elle pas tout mon champ visuel telle une poutre ? L’aspiration de vivre le Soi avec du cœur demande une réorientation des efforts de l’ego et non plus seulement un simple abandon de son effort irréaliste pour occuper la place centrale de la conscience. Et pour aller plus profondément dans l’ouverture du cœur, il faudra faciliter bien plus encore la purification de tous nos désirs et des émotions qui le concernent au plus près. Ici l’effort qui se sera inscrit dans la durée aura dû faire une place pratique à la grâce des forces venues tant des hauteurs du Soi que de ses soubassements. Cette place donnée à la grâce devra se faire sans pour autant que l’effort se relâche totalement.

C’est une pratique de concentrations guidée par ces forces du Devenir du Soi qui demandera peut-être des années avant qu’émerge sans aucun doute possible le fait de vivre le Soi avec une âme. Encore faudra-t-il qu’une qualité d’endurance et de persévérance se développe de telle sorte que nous les pratiquions sans rien en attendre d’autre que servir ainsi le Soi avec foi en son Devenir. C’est d’ailleurs un basculement étranger à tout effort d’une volonté de notre individualisation extérieure qui permettra que, s’intensifiant, l’aspiration d’une individuation intérieure en croissance du Soi se révèle à l’œuvre depuis toujours dans les profondeurs de la grotte du cœur.
Et une fois ce basculement engagé, la Joie infinie et démesurée propre à ce noyau exigera qu’une grande perfection d’égalité équanime soit développée grâce à l’Être du Soi pour la porter sans déséquilibrer de folie extatique notre individualisation. Un pouvoir de douceur sera l’écrin de cette étincelle individuée de Joie Divine. Par ailleurs, une fois ce basculement engagé, il sera de plus en plus constaté que nos efforts se paraient d’un ressenti de pénibilité qui ne traduisait qu’une résistance de notre individualisation à sa transformation. Quand nos élans de dévotion et de foi se développeront comme une nouvelle manière d’être individuelle, l’effort ressemblera de plus en plus à une offrande de nos difficultés au Devenir transformateur que suscite le Soi avec une âme. D’ailleurs, à mesure que le Soi se vivra de plus en plus clairement avec une âme, nous aurons affaire à un grand nombre de faussetés mentales passées jusque-là inaperçues. Nous ferons face à des émotions encore bien immaîtrisées et inappropriées jusque-là négligées. Nous serons dévoilés des désirs relevant encore de mouvements égoïstes bien enfouis, avec des quantités de scénarios fantasmatiques qui se ruminaient dans nos rêves ou nos pensées sans que nous y prenions bien garde. Nous aurons de plus en plus maille à partir avec des agitations pulsionnelles générant des troubles inutiles. Etc. La conscience de plus en plus consciente de l’individuation du Soi nous révèlera ainsi combien son Devenir cosmique et sa Joie transcendante nous sont encore largement inconnus. Il y aura une foi et un amour naturel pour le principe de la prise de conscience absolue et éternelle, Le Seigneur Divin, et sa Joie créatrice, la Mère Divine. Mais nous saurons que nous ne leur sommes pas unis pleinement consciemment, même si notre foi pressent qu’ils sont là dans les profondeurs des ténèbres lumineuses du Soi. Et si une union spirituelle ne nous paraîtra pas impossible, une réalisation physique de cette union nous semblera encore plus lointaine et probablement délicate à avancer suffisamment dans le temps de vie offert par notre corps mortel pour produire un fonctionnement matériel et biologique indubitablement nouveau aux yeux de tous.

Tableau de Frédérique Lemarchand


mardi 3 août 2021

FACE AU NIHILISME - COMMENT LUTTER CONTRE SES MAUX SANS FAILLIR ?

FACE AU NIHILISME, QUELLE FOI NOURRIR POUR SERVIR L'INDIVIDUATION DE LA VIE ?

Nietzsche a contribué à saisir les maux du nihilisme, mais il minimise la question d'une confiance en la vie parce qu'il ne veut pas redonner du crédit au terme de foi qu'il juge gangréné par les croyances chrétiennes nihilistes.
  

Je marche ici sur les traces de Jaspers qui a uni en lui l'héritage de Nietzsche qui se veut antichrétien et celui de Kierkegaard qui juge qu'il n'y a jamais de chrétien hormis Jésus-Christ. Ce qui unit ces deux penseurs est l'affirmation d'un individu créateur pleinement participant à la vie.

Envisageons que le développement de la foi et de la confiance sous ses diverses formes fasse partie d’une individuation de la vie universelle à travers nous.

Les difficultés majeures rencontrées pourraient être semblables à des pathologies auto-immunes. Des systèmes de pensées, des schémas émotionnels ou des habitudes physiques, qui furent, à un moment donné, pertinents pour fortifier notre équilibre psychique et organique, s’avèrent par la suite des obstacles à l’individuation de la vie en nous

Sans une croissance et un développement sain de la foi et de la confiance en la vie, en son être et en son devenir, comment souscrire au processus d'individuation de la vie en nous ?

Dans une telle perspective, l’impasse majeure du développement de la foi et de la confiance est certainement la négation de la valeur de la vie par des formes de vie. Ainsi, s’il y a bien un ennemi de la foi et de la confiance, c’est le nihilisme[1].

Deux sources d’impressions le nourrissent. Dans un contexte de sécurité matérielle et sociale, une première source est l’ennui. « La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres. », se lamente le poète Mallarmé. 



Tout se vaut, rien ne vaut. Aucun ensorcellement, le désenchantement à perte de vue, aucune inspiration, la langueur d’un bof inlassablement réitéré s’emparent de l’enfant désormais lassé par tous ses jouets. Dans un contexte de sécurité matérielle et sociale, s’ennuyer démontre toujours que nous ne savons pas jouir du simple fait d’être. Evidemment, le sentiment de sécurité matérielle, d’abondance et de satiété reste passager. Une autre impression prend le relai. C’est l’impression que la vie universelle finit toujours par produire la tragédie, avec ses souffrances et la mort. Cette seconde source de nihilisme se combine avec la première. Il y a un chaud froid de la conscience éparpillée, désœuvrée à la conscience désormais préoccupée, inquiète et angoissée. Amplifié par ce chaud-froid à répétition, « un vieil air languissant et funèbre »[2] instille son point d’interrogation mélancolique : « la vie vaut-elle d’être vécue ? » L’animal fatigué reprend la route. Le fardeau de la vie peut se porter, se dit-il. L’arrêt sur la question n’est pas souhaité. Des petites impulsions de ne plus jouer le jeu de la vie s’emparent du sujet. Des petites zones d’agressivité se hérissent devant qui voudrait déranger l’animal portant son corps comme un poids encombrant. Et cela pourrait se passer ainsi de suite sans qu’on prenne la peine de davantage s’y intéresser. Mais ce trouble, dont peu d’entre nous sont épargnés, s’il apparaît d’abord mineur et épisodique, peut ensuite prendre des proportions inquiétantes.

Un premier point culminant de la pathologie nihiliste est sans aucun doute la phase dépressive. En arrière-plan, chaque avancée du mal est aussi l’œuvre de doutes à l’encontre de tout élargissement de notre ressenti de la vie : un obscur penchant pour l’étroitesse finit par étrangler tout amour de la vie et endort toute velléité d’en sortir. Le piège nihiliste s’est refermé : il y a les boîtes de médicaments pour ne plus y penser, il y a le fantasme du « dernier soupir et c’est terminé ». Tant que ces moments dépressifs sont ressentis comme pathologiques, le nihilisme n’est qu’un trouble psychique et on a la pensée de se faire aider. 

Dans Le mythe de Sisyphe, Albert Camus partait de cette interrogation : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » Inspiré de Camus, on peut défendre un courage d’être malgré l’absurdité de la vie. Quant à nous, nous invitons à parier sur l’expérience d’une vie vécue en plénitude. Nous parions que cette expérience soulagera les difficultés existentielles qui donnent l’apparence d’une absurdité de la vie, avant de les surmonter dans une évolution créatrice. 



Mais diagnostiquant l’absurdité de la vie, nihiliste proclamé, un épigone spiritualiste de Schopenhauer argumentera, lui, en faveur d’une défiance lucide envers la vie. Pour lui, la vie, c’est l’ego et ses désirs, ses pulsions de mort. Pour échapper à l’impermanence de la vie qu’il juge vaine, il soulignera que nous ne sommes pas le corps, que l’attention à son égard risque de renforcer une identification illusoire. Pour nous, d’accord avec les spiritualités matérialistes qui disent leur confiance en la vie, notre réalité corporelle peut dévoiler son interdépendance avec toute la réalité matérielle et son devenir. Le partisan des idées schopenhaueriennes applaudira l’épuisement des valeurs, qu’elles soient prémodernes, modernes, etc. Il se délectera de tous les charmes de l’effroi à l’annonce d’un inéluctable effondrement civilisationnel. Nous, nous diagnostiquons une crise évolutive majeure, due à une impasse de la conscience mentale humaine. Notre pari est un défi spirituel pour la surmonter, y compris matériellement. 

Pour les nihilistes spiritualistes promoteurs du renoncement à la vie, la tentation inhérente à toute valeur, c’est la soif de vie et, à terme, la guerre des valeurs. Le courage d’être malgré l’absurdité de la vie sera ainsi, selon eux, une soif de vie, par définition incohérente. Pour eux, l’absurdité de la vie n’est ni apparente ni partielle, elle lui est essentielle. Et bien sûr, parler de vie en plénitude, d’évolution de la conscience psychocorporelle, ou encore d’individuation de la vie, comme nous osons le faire, est, dans leur perspective, un délire. Au mieux, quelques survivants chanteront autour d’un feu le temps du moteur à explosion, ils méditeront calmement en attendant que leur corps lâche et que la déflagration de la vie qui nous donna naissance retourne à zéro. Du point de vue de notre pari, cette attitude spiritualiste discutable de retrait vis-à-vis du devenir de la vie jugée absurde reste de l’attentisme qui s’ignore.

Malheureusement, la pathologie nihiliste peut avoir un autre point culminant. Elle prend alors des formes beaucoup plus dangereuses, dont certaines peuvent compromettre l’avenir terrestre. Nous avons vu que la pathologie avait sa dose d’agressivité. Le dépressif la tourne vers soi, le renonçant spiritualiste à l’encontre de tout devenir en soi. Ce dernier y voit unilatéralement l’illusion du désir et il cherche à étouffer en lui toute vitalité. Lorsque le nihilisme n’est pas qu’une violence envers soi, son refus de la vie universelle peut le conduire à s’opposer violemment aux autres formes de vie[3]. Lorsqu’il se mêle à un faible sens moral et à quelques velléités hédonistes, il finit par justifier au nom d’une forme de vie égoïste l’injustifiable : « Pourquoi je ne pourrais pas faire ça ! Cette vie, c’est de la merde ! Et on va tous crever ! ». Ce nihilisme égoïste peut prendre des figures collectives : « Nous ne voulons pas des autres sur notre radeau de fortune, il deviendra de plus en plus inconfortable pour tout le monde. Le naufrage aura lieu ; gagnons du temps ; préservons-nous pour le moment ; coûte que coûte. » Ce qui compte alors, ce n’est que notre famille, que notre clan, que notre communauté religieuse, que notre pays. Fasciné par la catastrophe, cette tendance nihiliste réactive alors les pires nationalismes, les impérialismes, les racismes et les fascismes. Plus ou moins inconsciemment, elle s’affirme à travers une culture de la mort où l’enjeu serait ma mort ou celles des autres, puisqu’il n’y a pas assez de vie pour tous. D’ailleurs, partant d’un diagnostic nihiliste de cet acabit, il y a la tentation de mettre sa foi dans la croyance religieuse que la vraie vie est ailleurs, dans un arrière-monde. Là, la culture de la mort peut prendre des proportions tout aussi inquiétantes. On se met à juger que le monde humain, pourtant produit par le jeu de la vie universelle, est corrompu définitivement par le péché. Il est le mal dont il faut se défaire. La tentation nihiliste aboutit alors à arborer un masque religieux d’une pureté terrifiante…

Et un comble, bien entendu, en prenant conscience des formes dangereuses du nihilisme, est d’être tenté d’autant plus de souscrire à ses formes dépressives ou à ses avatars « spirituels » attentistes. 

Contre toutes les tendances nihilistes, notre pari est de lutter pour faire grandir la confiance en la valeur de la vie. Le combat commence en nous, car la croyance nihiliste peut nous tenter ou demeurer obscurément en nous. Nous l’aurons surmontée, quand nous serons libéré de tous nos mouvements de défiance envers la vie.





[1]. Pour réfléchir sur la dimension pathologique du nihilisme, on peut examiner l’émergence dans la petite enfance d’une défiance originaire face à une confiance originaire. Dans ses premières années, un enfant est tout sauf nihiliste, il a une confiance radicale en la vie qui le fait grandir et se développer. On peut se reporter à ce sujet aux travaux du psychologue Erik Homburger Erikson. Dans Dieu existe-t-il ?, p.513 sq., avant d’exposer sa vision de la croyance en Dieu à l’encontre de l’athéisme, Hans Küng, un théologien chrétien, défend le développement, à nouveaux frais, d’une confiance originaire surmontant toute forme de nihilisme. Il se réfère aussi aux travaux d’Erikson. Autant la croyance en Dieu ne nous semble pas un prérequis pour un pari spirituel, autant un rétablissement dans une confiance originaire en la vie nous semble le b.a.-ba de la spiritualité.

[2]. Nous détournons ici un vers de Gérard de Nerval.

[3]. Dans La foi philosophique, Plon, 1953, p.214, Karl Jaspers donne une description du nihilisme à laquelle nous souscrivons ici : « il y a aujourd’hui bien des formes de nihilisme. Des hommes sont apparus qui semblent avoir renoncé à leur dignité d’êtres libres, qui n’accordent plus de valeur à rien, qui s’agitent au hasard de l’instant, qui meurent et tuent avec indifférence, tout en paraissant enivrés par des valeurs quantitatives, aveuglés par des fanatismes interchangeables, poussés par des impulsions élémentaires, dénuées de sens, irrépressibles et pourtant vite épuisées, et enfin par une volonté purement instinctive de jouissance immédiate. Ecoutons les paroles qu’ils profèrent : elles résonnent comme un appel voilé à la mort. » 

dimanche 1 août 2021

INDIVIDUALISATION DE L'EGO ET INDIVIDUATION DE LA VIE - EN VUE D'UNE REALISATION NON DUELLE DE L'ÂME

 



Nos dialogues avec d’autres cultures, d’autres spiritualités, dans une société pluraliste, stimulent l’aventure spirituelle et favorisent notre individuation de la vie universelle. 

Pour une grande part, l’individualisation de l’ego consiste à vêtir les habits culturels, sociaux et familiaux qu’on lui impose ou que ses pulsions lui font convoiter. Notre ego est donc rarement une expression d’originalité créatrice et de liberté. Notre pari est que l’aventure spirituelle peut de plus en plus reconfigurer notre individualisation ego-centrique en une individuation de la vie universelle singulière, libre et consciente d’elle-même.

En parlant ici d'individuation de la vie universelle, nous voulons insister sur une réalisation spirituelle tout aussi bien universelle et donc impersonnelle que tout à fait individuelle, singulière et personnelle. Pour nous toutes les oppositions, toutes les hiérarchisations spirituelles entre ces idées de singulier, d'universel, de personnel et d'impersonnel sont à dépasser pour enfin prendre conscience de ce qui réunit l'Être et le Devenir, c'est-à-dire pour enfin évoluer de plus en plus consciemment.

On ne peut pas démontrer le sens profond de l'âme comme réalisation de l'individuation de la vie universelle mais on peut le suggérer entre autres en pointant des nuances possibles entre individualisation et individuation.

Aujourd’hui, le plus souvent, l’individualisation moderne et postmoderne de l’ego est d’abord mue par le désir d’être socialement intégré pour pouvoir satisfaire au mieux ses pulsions animales de reconnaissance, d’appropriation et de sexualité. Bien qu’elle soit moins soumise à des valeurs privilégiant le collectif, cette individualisation reste mimétique, mécanique et largement inconsciente. L’ego qui en est le produit reste animé par de nombreux déterminismes. Par exemple, cette individualisation conduit à des identifications qui nous séparent systématiquement, en tant qu’ego, des autres et du monde.

Lorsque nous dialoguons authentiquement avec d’autres perspectives mentales, culturelles et spirituelles, de nouvelles manières d’être peuvent émerger en nous. Lorsque nous nous confrontons aux limites et aux impasses de nos propres cultures, une vérité plus consciente de nous-mêmes peut germer en nous. Cultiver un dialogue intérieur favorise une libération de ce qui détermine l’individualisation de notre ego à se vivre séparé des autres, du monde et de sa source de vie universelle. Avec des pratiques spirituelles du dialogue, il y a, bien sûr, la croissance d’un mental plus ouvert, d’un ressenti de la vie universelle de moins en moins brouillé par des représentations limitantes. Et, paradoxalement, cette dynamique spirituelle d’ouverture et de sens de l’universel favorise l’émergence d’un meilleur ressenti de ce qui nous individue authentiquement. 

Notre individuation véritable se joue dans les dimensions relationnelles au sein d’une vie universelle vécue en plénitude, où il n’y a aucune tension séparative ; l’individualisation de l’ego n’est qu’un moment inconscient et perfectible de l'individuation de la vie universelle. En effet, l’ego se vit, lui, dans une individualisation séparative ; il est inconscient de tout mouvement d’individuation d’une vie non séparative. Pourtant, le pari spirituel auquel nous invitons suppose qu’elle est là et qu’elle essaie de trouver un chemin à travers lui pour se réaliser.

Comme nous le savons avec la spirale dynamique, qui étudie l’évolution des mentalités, un renouvellement du processus du développement personnel implique de nouvelles formes d’aventures évolutives collectives. Au fil de notre aventure individuelle, qui sait si une soif surmoderne de l’« Un innombrable», l'arbre de vie évoqué par l'Upanishad, ne s’emparerait pas de nos cœurs ?