mardi 23 juillet 2024

CE QUE NOUS APPREND LA PSYCHOSPIRITUALITE PLATONICIENNE



Schématisation de la vision psychospirituelle du Socrate de Platon

LA LIGNEE SPIRITUELLE SOCRATIQUE SE CARATERISE EN SON ORIGINE PAR UNE INDIVIDUATION DE LA SAGESSE 

Je me sens relié à la tradition philosophique occidentale et à la figure de Socrate.

J'admire ce maître dont les disciples ne sont pas des copies et n'ânonnent pas un enseignement qu'ils auraient reçu de lui. Dans l'histoire de la spiritualité, on voit peu d'équivalent sur ce point.



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Antisthène, un des disciples de Socrate, mettait un vieux manteau usé et troué pour lui ressembler en mieux. Il faisait de la modestie de train de vie de son maître un modèle ascétique à dépasser. Socrate lui asséna que par les trous de son manteau, on voyait sa vanité. 
Ce qui est alors manqué par Antisthène est l'authenticité de son âme : une âme n'est jamais en concurrence mimétique, ni en conformisme anticonformiste.
Aristippe de Cyrène, aux bains publiques, vola le manteau troué d'Antisthène pour le porter. Antisthène pouvait soit sortir nu, soit mettre les habits luxueux laissés là par Aristippe, cet autre disciple de Socrate qui plaçait les plaisirs vécus de façon détachée au-dessus de tout.On dit qu'Antisthène choisit la honte, pour lui, des vêtements luxueux. Dans la rue, Aristippe l'attendait habillé de ses hardes et l'apostropha, pointant la racine d'inauthenticité de sa honte.
Parmi ceux qui suivirent Antisthène, émergeront les cyniques qui valorisèrent la liberté nudiste, le renoncement libérateur aux normes sociales de la honte, quand le manteau n'était pas nécessaire. Emergeront aussi les stoïciens, ceux qui valorisèrent l'acceptation de ce qui est et le détachement au-delà du renoncement, c'est-à-dire une égalité intérieure face aux circonstances et conditions de vie changeantes, certains porteront le costume de l'exclave et d'autres celui de l'empereur. Antisthène lui-même n'aurait-il pas favoriser ces récits défavorables sur lui pour au final favoriser l'authenticité d'âme de ses élèves ?


Dans la tradition philosophique occidentale, quand elle a la fibre socratique, la sagesse n'est pas qu'une réalisation impersonnelle, la réalisation d'un état de conscience qui nierait toute dimension personnelle de l'absolu. L'amour de la sagesse, en Occident, passe par une transformation de la personne, éventuellement par la révélation d'un rayon d'âme émané du soleil Divin. L'âme dont parle ces sagesses socratiques n'est pas à confondre avec l'identité d'un ego, comme certaines pensées chrétiennes et postchrétiennes le font.


Entre ses disciples Platon, Antisthène, Aristippe, Xénophon, Euclide de Mégare et tant d'autres, il ne s'agit pas de condamner untel qui dévierait d'un enseignement originel de Socrate. Ce serait et cela a toujours été une trahison de l'esprit socratique. Socrate entendait aider les âmes à se rappeler les idées ou formes intelligibles concernant la sagesse qu'elles peuvent singulièrement contempler. D'ailleurs, on ne peut pas rencontrer Socrate qu'à travers le Socrate de Platon. En lisant Xénophon ou ce qu'en disent les cyniques, les stoïciens (issus d'Antisthène), les cyrénaïques (le courant d'Aristippe), etc., on aura une meilleure approche de sa maïeutique qui individue la pensée d'une âme autant qu'elle lui donne un accès à des réalités universelles.

Ne confondons pas les idées de Platon et ce qu'on nomme couramment idée. Aider une âme à réaliser une idée ou une forme intelligible revient ici à aider ainsi une âme à participer aux forces-valeurs du soleil du Bien, au rayonnement de la source de toute chose qui est le soubassement de l'harmonie cosmique. 

LA VOIE SPIRITUELLE SOCRATIQUE DE L'ÂME EST AUSSI UNE VOIE DEVOTIONNELLE

L'amour du Beau, du Vrai et du Bien, la soif de justice, dans la champ de la spiritualité, relève aussi de ce qu'on désigne comme voies spirituelles de la dévotion. La lecture intellectualiste des socratiques manquent souvent cette aspiration dévotionnelle au Beau, Bien, Vrai qui imprègne cette approche philosophique spirituelle. On voit Socrate de Platon faire des sacrifices et des prières, on voit des stoïciens contemplatifs, nous invitant à l'aspiration et à la gratitude dévotionnelle.
C'est cette dévotion qui permet, selon Socrate selon Platon, une sublimation de l'énergie des désirs appétits et de la sensibilité à la beauté :


LA VOIE SPIRITUELLE DE L'ÂME ET LA REMINISCENCE

Socrate ne transmet pas un savoir comme d'un liquide d'un récipient à un autre, il cherche à ce qu'on retrouve en soi les éléments de sagesse dont le souvenir peut être objet de réminiscence, rappel de forces-valeurs vivantes de la Vie, qu'une vie humaine mentale focalisée sur les biens matériels et sociaux peut aisément oublier. Le Bien, le Beau, le Vrai est donc plus que ce qu'on entend usuellement en français par une idée. Pour Platon, prendre conscience pleinement d'une idée revient à réaliser la source de ce qui est. Nous avons, dans nos vies humaines, perdu de vue l'absolu, la Vie sans mort, source de toute vie. Nous ne ressentons plus la dimension individuelle qui participe de la Vie sans mort, l'âme. 
Pour nous, l'âme est une croyance que nous avons ou nous n'avons pas. 
Parfois vaudrait mieux que nous soyons incroyants plutôt que d'avoir une croyance qui nous amène à prendre notre ego, notre identification à un ensemble de flux incohérents et impermanents mentaux, émotionnels et physiques, pour notre âme.
Kant, Fichte et Schelling peuvent nous ramener à Platon, quand ils pointent la phénoménalité de notre ego, dont les apparences sont temporelles et spatiales et, par là, notre incapacité mentale à en saisir sa chose en soi racine, une âme irréductible à notre sensibilité consciente temporelle et spatiale, faisant un extérieur et un intérieur de notre champ de perception.


Socrate, par son attitude, nous témoigne non pas  de ses seuls pressentiments justifiés rationnellement de l'âme, mais il nous laisse à penser qu'une réalisation de cette quatrième dimension nouménale (le plan des choses en soi) est possible en cette vie.


LA VOIE SPIRITUELLE DE L'ÂME SUPPOSE D'ÊTRE SA PROPRE AUTORITE ET PRECISE LE SENS D'UNE LIBERTE INTERIEURE INDIVIDUELLE


Ainsi à côté de cette démarche positive de réminiscence, il y a une démarche socratique visant à surmonter les illusions liées à nos croyances. Par exemple, il s'agit vraiment d'apprécier d'être réfuté plutôt que de trouver les moyens de se mettre en valeur en réfutant les autres (voir le Gorgias de Platon). Il s'agit vraiment d'être sa propre autorité plutôt que de répéter une tradition sans la questionner. Il s'agit d'avoir le sens de sa dignité intrinsèque.


Avec Socrate, la spiritualité intègre la question de l'âme à celle de la réalisation de l'absolu. Avec Socrate, la spiritualité ose dire qu'une injustice en est une. S'il n'y a personne au point de vue absolu, il n'y a pas d'injustice en dernier ressort et il n'y a personne qui puisse subir une injustice. Mais si nos personnes sont des masques à travers lesquels notre âme d'essence divine essaie de grandir, s'en prendre injustement à un jeu individuel de masques personnels, revient à entraver et à faire obstacle aux valeurs et aux vertus de l'âme. En ce sens, mieux vaut subir l'injustice que la commettre, car la commettre c'est d'abord faire obstacle à sa propre âme. Celui dont l'âme émerge ne peut plus être une victime, la souffrance de l'injustice commise restera en surface. Une injustice pour Socrate met toujours en jeu une ignorance de l'âme, celle de l'auteur de l'injustice, il ignore son âme et celle de l'autre, sa victime. Une personne sans connexion avec son âme n'est pas libre dans ses actes. La perte du libre-arbitre, le serf-arbitre (dans le vocabulaire chrétien), est toujours liée à une ignorance de l'âme et de son influence sur notre personne et ses personnalités. Augustin d'Hippone, le penseur chrétien du libre-arbitre de l'ego, un héritier de la pensée platonicienne, a perçu que l'arbitre pouvait être plus ou moins libre et qu'une grâce divine libératrice en était la condition d'exercice au niveau de l'ego, qu'il semble confondre un peu vite avec une âme, comprenant mal Plotin. 
Maître Eckhart, ce disciple lointain de Socrate et Jésus-Christ, rétablira un sens plus profond de l'âme comme forcément d'essence divine transpersonnelle en sa profondeur. L'essence du divin, la déité est individuante (le Fils de Dieu, l'âme au sens vrai qui n'est pas l'ego selon les platoniciens), elle est transcendante (le fond du Père, l'Un des platoniciens), elle est cosmicisante (l'Esprit saint, la Mère divine (l'Aphrodite céleste de Plotin)). Cette déité, ce fond de l'Un divin d'où l'Être surabonde, individualisation, cosmicisation et transcendance, est comme au-delà de l'Être, de son ek-sistance.
Si dans son sens profond, tout choix de notre arbitre en nous est le fruit de l'autodétermination de la Vie ou de l'âme par nature alignée sur les forces de conscience émanant de l'absolu, l'ego peut être considéré comme totalement déterminé par des forces dont il n'a pas conscience. Mais aussi, et tout à fait en même temps, si certaines de ces forces sont des influences par lesquelles l'âme et le Divin croissent dans la conscience de soi au niveau de la vie humaine de surface, l'ego peut être un masque de l'âme par lequel elle joue un choix libre et libérateur.
La tradition socratique a vu précisément que la liberté croissante du choix individuel signifiait l'aspiration croissante au Bien, au Vrai et au Beau.



LA REALISATION SPIRITUELLE SOCRATIQUE QUI N'EST PAS SANS ÂME IMPLIQUE UNE SOIF DE JUSTICE

Une réalisation impersonnelle de la dimension absolue de ce qui est, de l'Être des apparences, ce qui est en train d'apparaître, est certes une réalisation de la vérité. Plus précisément, une réalisation impersonnelle de l'Être des étants est une réalisation indéniable d'une dimension de la vérité. Mais elle reste une réalisation sans âme qui peut être complice de l'injustice. On peut toucher authentiquement la vérité sans être posséder individuellement par elle, sans qu'en nous, des aspects misérables d'un ego sans âme soient abolis.

En parlant de l'Être de l'étant, j'ai repris ici volontairement le vocabulaire d'un Martin Heidegger qui a adhéré au parti nazi et n'a jamais remis en cause son antisémitisme et son mépris du pluralisme démocratique. Mais ce vocabulaire a aussi des proximités avec un certain néo-advaita qui professe de dire Oui à ce qui est en disant Oui à ce que nous jugeons le mal. 

Dans cette logique, faudrait-il, au nom de l'acceptation de ce qui est, dire Oui à Auschwitz, l'événement incarnant la déshumanisation ? A cette question morale, Heidegger renvoie une question de salut par la pensée face à la fascination pour la pensée calculatrice générant l'indifférenciation de l'explosion atomique. Est-ce une réponse satisfaisante ?

Dans les traditions philosophiques occidentales qui mettent en valeur l'ataraxie, dire Oui à ce qui est, être calme, tranquille et serein en toute circonstance n'est pas vivre dans l'attentisme face à ce qui est injuste. Le sage stoïcien, qui se réclame aussi de Socrate et de la tradition antitraditionnelle socratique, sait que son ego est un acteur ; il tient son rôle en fonction de l'intelligence de l'univers qui, elle, se tient derrière le masque de l'ego. Le sage œuvre à un reflet de l'harmonie universelle de l'intelligence cosmique dans le microcosme humain. Le sage se tient alors au-delà de tout moralisme, mais il ne peut pas revendiquer comme sage un comportement immoral. Pour le sage stoïcien, qui se réfère à Socrate, le méchant n'est pas un sage, car son comportement montre à quel point, il est ignorant de cette correspondance entre microcosme et macrocosme, il est ignorant de l'intelligence cosmique. 

La conscience de l'Être de l'étant, la conscience de la vacuité des apparences, la conscience de l'abîme inconscient de l'Être n'est pas la conscience de l'intelligence qui meut harmonieusement l'univers. Un lointain disciple de Platon, Plotin, qui revendique aussi l'héritage spirituel stoïcien, évoque l'âme du monde en la liant à Aphrodite, la déesse Mère. Cette dimension maternelle de l'intelligence cosmique, dont émane le monde matériel, prend sens pleinement avec son enfant, Eros, le feu démonique, la substance qui relie et reconduit amoureusement toute âme au Divin Zeus, l'Un primordial.


Vaut-il mieux changer notre esprit que le monde quand l'injustice nous trouble ou vaut-il mieux, malgré le trouble de notre personne lutter contre l'injustice ? Socrate ne se permettrait pas, comme certains enseignants spirituels influencés de façon irréfléchie par certaines sagesses venues de l'Orient de trancher cette alternative et d'opter pour une des deux priorités comme valant universellement pour tous. Descartes disant qu'il vaut mieux changer soi plutôt que l'ordre du monde serait très mal compris, si on comprenait ce propos en oubliant son projet de devenir grâce aux sciences modernes comme maîtres et possesseurs de la nature.



L'AMOUR DU BEAU COMME PERFECTION ET LA DIMENSION EROTIQUE DE L'ÂME

Au sujet de cette transformation de soi et du monde, chez les platoniciens, il y a une singularité du développement ascensionnelle d'une âme en la lumière divine. Car, dans le courant socratique platonicien, le feu démonique d'une âme est une soif de justice, une soif de beauté, de perfection et de vérité autant qu'une joie, qu'une sérénité de par sa nature divine. Ce feu démonique, Eros, purifie en nous faisant ôter le superflu autant qu'il nous pousse à participer à sculpter la statue unique que nous serons au terme de ce Devenir qui nous ramène à l'Etre, à la source absolue.

Qui est Éros ? 
C’est un daimon, un génie (ni un ange, ni un démon). Il est le fils de Penia, Pauvreté (manque) et de Poros, Ressource (plénitude). Ainsi le désir du beau, Eros n'est ni manque ni pulsion.
Le désir lié à Éros se distingue donc de la simple pulsion de satisfaction sexuelle, d'appropriation et de reconnaissance relationnelle.
Eros est amour de la beauté, amour de la perfection. Le mot utilisé par Platon, kalon en grec, signifie tout autant beauté que perfection. Eros ne concerne pas la pulsion sexuelle même si dans un premier temps ces deux désirs peuvent sembler n’en former qu’un, ils se distinguent ensuite. 
Eros ne concerne pas un désir d'accumuler habiletés et informations, même si connaissance, habiletés et informations, dans un premier temps peuvent ne sembler qu'une. La connaissance vraie est passionnément désintéressée : elle est l'éclat de l'absolu, elle en est la manifestation sans pourquoi. 
Eros ne vise pas non plus à séduire le divin, à entretenir un commerce de bons procédés, il ne s'agit pas d'espérer que s'améliore notre relation avec le divin par la grâce du divin, mais il s'agit que nous nous soumettions à la purification de ce qui empêche notre unité avec lui, unité déjà préexistante au cœur de notre âme.


Pourquoi, par exmple, Alcibiade, le plus bel homme d’Athènes, ne parvient pas à découvrir cette beauté intérieure ?
Il veut posséder la beauté de Socrate en possédant charnellement son corps. Or la beauté de Socrate est intérieure, son corps charnel est laid pour la vue. Si Alcibiade veut vraiment posséder cette beauté qu’il voit en Socrate, il doit la chercher en lui-même. Il ne s'agit pas d'étouffer et de rejeter l'énergie pulsionnelle, mais de bien la diriger pour qu'elle nourrisse la bonne direction de notre âme. La purification de nos énergies pulsionnelle dans le feu d'aspiration érotique de l'âme est la condition pour donner des ailes à nos âmes.
Cette difficulté est pointée dans le Phèdre de Platon :


L'enseignement platonicien n'est pas ainsi sans rappeler certaines pratiques de l'Inde ou de la Chine concernant une élévation énergétique de la conscience à travers la purification, l'ouverture et l'ascension à partir de centres psychospirituels :

L’amour platonique n’est pas forcément un amour sans consommation charnelle, comme on le résume faussement. L'amour platonique est davantage que la recherche de la beauté intérieure de l'autre en relativisant sa beauté physique extérieure. L'amour platonique, à proprement parler est une recherche de la beauté en soi-même à laquelle chacun des amants, sous l'emprise d'Eros, peuvent s’entraider.

POUR UNE RELECTURE SPIRITUELLE DE L'ALLEGORIE DE LA CAVERNE

Simone Weil, la philosophe (à ne pas confondre avec Simone Veil, la femme politique ayant défendu un droit légitime à l'interruption volontaire de grossesse), s'est toujours réclamée de Socrate et de Platon. Comme elle, je parlerai du retour du philosophe dans la caverne, du travail du philosophe en ce monde. 


L'allégorie de la caverne de Platon, attribuée à Socrate, décrit un philosophe comme un prisonnier qui échappe aux illusions de l'opinion, de la manipulation et des lueurs des feux de la pensée pour atteindre aux lumières du Vrai et au soleil du Bien. 

allégorie de la caverne
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La plupart du temps, dans l'enseignement scolaire de cette allégorie, le retournement du regard n'est pas compris comme une conversion spirituelle, les lumières intellectuelles discursives ne sont pas comprises comme clairement distinctes des lumières spirituelles de l'intuition noétique. Les idées, les formes intelligibles sont rabattues sur le champ intellectuel. 


Or ce ne sont pas des réalités réductibles à des concepts, ce que la science désignerait chez le Socrate de Platon. Ce sont d'abord des intuitions au-delà du mental discursif. La forme intelligible n'est même pas le support lumineux et coloré, sur lequel on s'appuie, quand on déroule un concept, c'est, comme nous l'avons dit précédemment, une force de conscience issue du soleil supra-intelligible du Bien. 
Par exemple, l'intuition noétique n'est pas l'esquisse de tracé de triangle sur lequel s'appuie intérieurement pour mettre en discours la définition conceptuelle de triangle. 


Les lectures scolaires opposent la science, rapprochée de façon discutable du sens moderne, comme connaissance des lois de l'univers matériel, à l'opinion et à l'ignorance. Or, pour Platon, influencé aussi par les pythagoriciens, il s'agit d'abord d'une science de l'intériorité spirituelle immatérielle. Certes la science des lois mathématiques commande l'extériorité matérielle des astres ou des harmonies musicales. Mais on peut considérer la trouver dans l'extériorité de discours de raisonnements s'appuyant sur des figures dessinées. Une logique inscrite dans le déploiement cohérent d'un langage n'est pas encore pour le Socrate platonicien une intuition noétique proprement dite. Un raisonnement logique n'est pas l'expérience de cette lumière qui se discerne dans les ténèbres lumineuses de l'esprit et qui, par sa présence, résout une énigme ou éclaire partiellement une apparente aporie philosophique.
Nos pensées et concepts sont certes l’expression des idées (ou formes intelligibles). Mais les idées, au sens de l'expérience spirituelle platonicienne, sont des forces de conscience immatérielles qui précèdent les mots qui les expriment.
Quand je parle, j’exprime une idée. Parfois je perçois l’idée mais j’ai du mal à l’exprimer. D’autres fois, mes pensées sont insatisfaisantes et une idée apparaît et je vois mes pensées se clarifier.
Il peut y avoir expression d'une idée dans plusieurs intellects à distance et en même temps : ceci arrive aussi très souvent dans la recherche scientifique. En mathématiques, il apparaît clairement que les idées n'ont aucune consistance matérielle ou sensible, comme l'idée de point qui n'a ni épaisseur, ni espace.
Mais ce que nous suggérons de l'expérience courante de l'idée qui se distingue des mots n'en est pas encore l'expérience de sa conscience force. Bergson en décrivant ce qu'il appelle l'intuition créatrice par contraste avec la pensée intelligente pointe un élan, une force de vie productrice des idées-intuitions. Si la notion de création est étrangère à Platon, la dimension d'élan, de vie productrice des idées-intuitions s'exprime aussi en parlant d'éclat des formes intelligibles, de moules et modèles des formes sensibles. 






L'allégorie de la caverne précise que la présence du Bien s'aperçoit comme ténèbres lumineuses de l'esprit, car elle aveugle la vue spirituelle de l'âme. Cette lumière du Bien aveuglante nécessite qu'on s'y accoutume pour y puiser les éclairages des idées-intuitions-forces de conscience. 
Sur ce point, je me sens profondément socratique, la Présence réalisée ne peut que l'être que de façon claire confuse si la faculté de l'œil de l'âme est encore embryonnaire et l'âme encore insuffisamment purifiée de son ego mondain. L'aspiration de l'âme qui a conduit à la réalisation de la lumière spirituelle peut être encore une méconnaissance des forces de conscience qui forment sa filiation avec le Souverain Bien, le Un absolu source.

Mais dès lors, d'autre part, revenir auprès de ceux qui restent prisonniers des opinions produit des difficultés : s'habituer à la région diurne du vrai peut rendre inadapté au monde nocturne où vivent les prisonniers de la caverne et où demeure le corps et l'ego du philosophe. C'est ce point que souligne Simone Weil dans sa lecture de l'allégorie de la caverne.

La région diurne des véritables lumières et la région nocturne des ombres où séjournent les corps restent deux lieux du seul pays de la vie. Des commentaires précis de Luc Brisson et de Jean-François Pradeau, entre autres, le rappellent en pointant le fait que nulle part ne parle de deux mondes séparés ; ce sont des interprètes ultérieurs qui parlent de monde sensible et de monde intelligible créant par leur vocable une dualité qui n'est pas chez Platon. 

Des philosophes chrétiens et des néo-platoniciens ont pu opposer le mondain matérialiste et le céleste. Des gnostiques chrétiens et manichéens, lecteurs des socratiques, sont allés jusqu'à penser que le monde matériel était diabolique, déterminé par les forces du mal et que seul le monde céleste était libération de l'âme.
La critique nietzschéenne des pensées socratiques veut en déloger le nihilisme. Pour ce qui est de ces succédanés, le nihilisme est patent.
Mais si le multiple matériel ne peut être déconsidéré au nom de l'unité spirituelle, cela implique-t-il la rejet de l'Un comme illusoire ? cela interdit-il l'aspiration à une harmonie de l'Un et du multiple qui ne se cantonne pas au plan incorporel de la réalité ?





Au fond, la lecture de Simone Weil de l'allégorie de la caverne, ne pointe-elle pas le  le propre de la spiritualité occidentale issue de Socrate ? Le propre d'une philosophie occidentale spirituelle, quel est-il sinon de ne renier aucune des deux régions du seul pays de la vie : la matière et l'esprit ? Le courage n'est-il pas après avoir expérimenté le détachement de l'esprit de toute l'imperfection mondaine de revenir dans le monde pour y partager la perfection spirituelle ?

En ne négligeant aucune des régions de la Vie, n'est-ce pas entendre, en ce sens, aussi bien le Socrate de Platon, le Socrate des stoïciens et aussi le Socrate des hédonistes réfléchis comme Aristippe ?


Commencé en septembre 2023

samedi 30 décembre 2023

POUR UNE SYNTHESE DES VOIES DEVOTIONNELLES PERSONNELLES ET DES VOIES IMPERSONNELLES EN VUE D'UNE PERFECTION DE L'EVEIL SPIRITUEL.

Préambule :

Cet article présuppose d'avoir une intuition phénoménologique de la lumière spirituelle. Ce que je dénomme ainsi s'inscrit dans une convergence des philosophies spirituelles et des spiritualités religieuses. 

L'article ci-dessous précise le concept de lumière spirituelle à travers ses occurrences et propose une démarche phénoménologique expérimentale pour que se reconnaisse ce que le concept désigne : 

https://carnetphilosophique.blogspot.com/2023/11/experimentations-de-la-presence-de-la.html



L'abord d'un chemin spirituel est bien souvent différent de la pratique sur le long terme.

A première vue, l’engagement spirituel théiste ou déiste semble plus périlleux pour demeurer sa propre autorité. La conviction qu’une relation personnelle avec notre réalité ultime a du sens ne va pas de soi. Elle ne semble pas immédiatement favorable à notre sens moderne de l’autorité personnelle. Un moderne regarde avec commisération un individu qui s’adresse à des objets. La conviction que la lumière spirituelle de la vie universelle pourrait communiquer avec notre personne n’est-elle pas du même ordre ?

Toutefois, rien ne dit qu’un engagement sur des voies prônant l’impersonnalité de la vie universelle soit moins périlleux. Telle voie bouddhiste ou telle voie spirituelle venue d’Inde ou de Chine présuppose souvent de suivre aveuglément un chemin traditionnel ou un maître spirituel censé nous guider[1].

Par ailleurs, rien ne permet d’affirmer de façon indiscutable l’absence de dimensions personnelles au sein même de la lumière spirituelle.

Les voies impersonnelles ont une curieuse notion de non savoir de l'absolu lorsqu'elles proclament l'impersonnalité de l'essence de la présence.

Les expérimentations proposées ici donnent à voir la lumière spirituelle comme vacuité et davantage comme ténèbres lumineuses. L'évidence lumineuse est indéniable quand elle s’aperçoit, mais elle s’aperçoit dans notre individualité et ses limites. Des ténèbres demeurent dans cette lumière intérieure. Elles laissent encore indistinctes des dimensions qu’une transformation de notre individualité révélera.

Quand le dévot, ici un amoureux de l’amour, a trouvé en lui la lumière spirituelle, il sait qu’il entrevoit le trône de son Dieu ou de sa déité au centre de l’esprit. Il se situe plus facilement en périphérie. Jusqu’à son unité d’amour avec le Divin, au centre de soi, il se situera en tant que personne, à la périphérie, qui reste à transformer.

Celui qui trouve la lumière impersonnelle en son centre par un chemin de reconnaissance affirme qu’au centre de soi, il n’y a personne. Il évitera sans doute plus aisément les pièges de la croyance que le dévot.

Cependant prêtons attention à la mise en garde de Sri Aurobindo :


"Oui, la soumission au Divin impersonnel (sans forme) laisserait certaines parties de l'être assujetties aux gouna et à l'ego, car les parties statiques seraient libérées dans le sans-forme alors que la nature active resterait livrée au jeu des gouna. Nombreux sont ceux qui se croient libérés de l'ego parce qu'ils ont le sentiment d'une existence sans forme. Ils ne voient pas que des éléments égoïstes subsistent dans leurs actes tout comme avant.", Lettres sur le yoga, III, Buchet/Chastel, p.129.


On ne peut certes pas opposer la sécheresse impersonnelle et la passion dévotionnelle. Il y a aussi une compassion fondée sur cette dimension impersonnelle qui n’est pas sans faire écho à l’amour cultivé par la dévotion.
Mais selon nous, approfondir l’impersonnalité ne devrait pas empêcher de questionner certaines idées et de retrouver la valeur infinie de la dimension personnelle inscrite au cœur même de la source de ce qui est et qui devient.
Par exemple, dans quelle mesure est-il vrai qu'il n'y a rien à faire sinon laisser la vie universelle et impersonnelle se réaliser ici ? En tenant ce discours, nous pouvons en effet aisément nous autoriser un refus subtil de participer personnellement à transformer en nous ce qui résiste à l’élan évolutif de la vie universelle. Affirmer qu’il n’y a rien à faire revient alors à ignorer que notre individualité n’est pas seulement le produit en devenir de forces et d’énergies cosmiques.

Si incarner consciemment une individuation directe de la vie universelle elle-même est possible, nourrir patiemment l’aspiration à le réaliser sera alors crucial.

Si une individuation de la vie universelle a du sens en amont de notre ego qui s'identifie à cette individualisation dont il réclame la propriété, alors en la vie universelle, une dimension impersonnelle s'accompagne d'une dimension personnelle.

S’agripper à la paix immuable de la vie universelle et en ignorer l’impulsion évolutive limite l’ouverture de notre cœur et son intelligence. On préserve secrètement alors un dualisme subtil entre un monde relatif périphérique, endroit où les désirs humains sont perpétués, et la conscience d’une liberté absolue.

Certains philosophes opposent l'altruisme efficace à un altruisme et une compassion s'exerçant d'abord par empathie. S'il y a une évolution mettant en jeu l'amour alors aimer sans y participer ne serait pas très efficace.

Un dévot sait dans la lumière de sa déité qu’il doit être transformé pour ne faire qu’un avec elle : il aspire à fondre sa vie personnelle dans l’absolu. Au centre de tout, du point de vue de l’absolu qui se découvre à lui, il peut voir que tout est parfait en être et en devenir. Pour un dévot, en effet, le divin est parfait en être et en acte. Son amour, cependant, le pousse à discerner davantage ce qui est à transformer en lui pour s’unir totalement à son essence absolue (qu'est le divin) dans les profondeurs de son cœur. Immanquablement, des résistances au devenir se dévoilent. Les surmonter lui réclame un effort d’aspiration plus sincère en vue d'un don de soi au Divin.

Sri Aurobindo précise ce paradoxe de l'effort et du don de soi :

" Dans la mesure du don et de la consécration de soi, le sâdhak [l'aventurier spirituel] prend conscience que la Shakti divine [La Mère Esprit du Devenir] fait la sâdhâna [le chemin spirituel] et pénètre en lui de plus en plus en y établissant la liberté et la perfection de la Nature divine. Plus cette opération consciente remplace son propre effort, plus rapide et véritable devient le progrès. Mais elle ne peut faire disparaître complètement la nécessité de l'effort personnel qu'au moment où la soumission et la consécration sont devenues pures et complètes de haut en bas.
Remarquez qu'une soumission tamasique [liée à notre inertie, induisant léthargie et paresse] refusant de se soumettre aux conditions et demandant au Divin de tout faire et de vous épargner toutes les difficultés et toutes les luttes, est une duperie et ne mène ni à la liberté ni à la perfection.", Sri Aurobindo, La Mère.

A cet endroit, une démarche dévotionnelle sincère peut recourir au tranchant de la connaissance.

Mieux connaître la vie universelle en son être et en son devenir mettra à jour des croyances non questionnées, des ombres insoupçonnées. Ces résistances à la transformation spirituelle ont des composantes socioculturelles autant que personnelles.

Joindre le point de vue impersonnel de la connaissance et le point de vue personnel de la dévotion amènerait alors à mieux entrer dans le processus évolutif de la vie universelle. Il amènerait aussi à mieux le servir.

Une fois la vie universelle réalisée, une fois nos vies personnelles devenues ondes embarquées sur le grand fleuve de la vie, une partie de nous se dissout en effet dans une paix immuable, sans forme, et il n’y a plus rien à faire à ce sujet.

Mais, au nom de cette paix immuable, il y a de la mauvaise foi à affirmer que tout est parfait et à nier qu’il y ait un perfectionnement à l’œuvre.

Il ne s’agit pas d’un idéalisme. Les formes individuelles et socioculturelles peuvent vivre un processus spirituel de transformation.

Si la dynamique de ce perfectionnement de la vie universelle se matérialisait sous nos yeux, elle liquiderait toutes nos tentations nihilistes et notre défiance à la racine. Aucune forme de foi ne serait plus d’actualité. Mais notre attentisme aurait fait partie du nœud évolutif qui viendrait d’être surmonté.

Et surtout, il serait évident que nous aurions pu nous laisser gagner depuis longtemps par la joie intérieure créatrice du processus spirituel de transformation. Nous saurions alors sans aucun doute que cette joie avait toujours brillé et impulsé notre devenir sans attendre notre adhésion pleine et entière.

Dans La cause de Dieu, paragraphes 71 et suivants, l'un de ses Essais de Théodicée, Leibniz décrit ce processus paradoxal liant la paix immuable du fleuve de la vie, qu’il appelle Dieu, et son processus d’écoulement temporel transformateur. Pour lui, ce fleuve divin de la vie nous emmène tous sans exception. Tous nos progrès résultent de sa force d’écoulement et, à la fin, nous pourrions tous être amenés à évoluer à sa vitesse :

« Lorsqu'un fleuve emporte avec soi des embarcations, il leur imprime une vitesse, mais limitée par leur inertie propre, en sorte que, toutes choses égales d'ailleurs, les plus chargées vont le moins vite. Ici donc, la rapidité vient du fleuve, et la lenteur du fardeau ; le positif de la vertu du moteur, et le privatif de l'inertie du mobile.
C'est de la même manière, doit-on dire, que Dieu attribue de la perfection aux créatures, mais une perfection limitée par leur réceptivité propre.
De la sorte, l'entendement se trompera souvent par défaut d'attention, la volonté se brisera par défaut de promptitude, toutes les fois que l'esprit, qui doit tendre jusqu'à Dieu, c'est-à-dire jusqu'au Bien Suprême, s'attachera par inertie […]. »



Chacun est embarqué dans le processus évolutif de la vie universelle, qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non. Chacun évolue à son rythme, avec ses difficultés et des résistances. Ces différences font partie de notre individuation.
L’aventure de ceux qui naviguent devant nous préfigure la nôtre. Dans le sillage de ceux qui précèdent, certains, dont l’embarcation semblait fragile, prendront le relai. Ils utiliseront les routes tracées par leurs aînés et iront toujours plus avant.
Sur le fleuve de la vie, la foi et la confiance en la vie universelle supposent que ce qui nous sépare ne peut que s’amoindrir.
Le pari spirituel auquel nous invitons ici est de réaliser qu’une même vie s’individue innombrablement. Ce pari spirituel peut faire de certains d'entre nous les pionniers d’une fraternité ouverte surmoderne.





Périssoires à Yerres (1877) - Gustave Caillebotte




[1]. Sur la question de demeurer sa propre autorité spirituelle face à un enseignant qui se présente comme maître spirituel, nous renvoyons aux critères de discernement de notre Guide Almora de la spiritualité.

dimanche 3 décembre 2023

ELEMENTS POUR NOURRIR UNE FOI EN LA VIE AU-DELA DE TOUTE CROYANCE ET NIHILISME

Krishna - Tableau de Niranjan Guha Roy

Un des points les plus délicats pour fonder des sciences de l'art spirituel (comme nous en avons posé les bases dans cet article qu'on trouvera en cliquant ici) est la question de la foi et de la croyance.


LE CONTRAIRE DE LA FOI N'EST PAS L'INCROYANCE MAIS LE NIHILISME


Dans le chant XVII, 3, la Bhagavad Gîtâ affirmait :

« 2. La foi est, dans les âmes, de trois sortes ; expression en chacune de sa nature [énergétique et physique] propre, elle se colore de sattva [VERTU], de rajas [PASSION] et de tamas [IGNORANCE et INERTIE]. 

Écoute !

3. La foi de chacun est, ô Bhârata, conforme à son être intime ; c’est sa foi qui fait l’homme ; telle sa foi, tel il est lui-même.

4. Les êtres de sattva sacrifient aux dieux, les êtres de rajas aux Yakshas et aux Rakshas ; les autres, les hommes de tamas, sacrifient aux morts et aux spectres. »[1]

On peut soupçonner là des ruses de théologiens pour utiliser un vocabulaire religieux applicable à tous, y compris à l’athée. Mais il y a la vérité du propos : nos croyances peuvent changer du tout au tout, mais notre foi ne fait que se déplacer. Il arrive que, parlant d’un passé religieux, on dise qu’on a perdu la foi, mais, à notre insu, on confond alors la foi avec certaines croyances. L’alignement entre notre personne et la vie ne change que si la profondeur de notre foi elle-même se transforme. Le contraire de la foi n’est pas l’incroyance. Un philosophe sceptique authentique aura foi dans la pratique de la suspension de tous ses jugements. Sa foi sceptique lui fait comprendre qu’il faut éviter toute conclusion dogmatique sur quoi que ce soit. Sa relativisation des croyances par le doute est une foi pratique pour s’ouvrir en profondeur au jeu de la vie.


Envisageons le pari que le développement de la foi et de la confiance sous ses diverses formes fasse partie d’une individuation de la vie universelle à travers nous. Les difficultés majeures rencontrées pourraient être semblables à des pathologies auto-immunes. Des systèmes de pensées, des schémas émotionnels ou des habitudes physiques, qui furent, à un moment donné, pertinents pour fortifier notre équilibre psychique et organique, s’avèrent par la suite des obstacles à l’individuation de la vie en nous. Pour notre pari, l’impasse majeure du développement de la foi et de la confiance est certainement la négation de la valeur de la vie par des formes de vie. Ainsi, s’il y a bien un ennemi de la foi et de la confiance, selon nous, c’est le nihilisme.

RETROUVER LA VERTU ENFANTINE D'UNE FOI SANS DEFIANCE ?


Pour réfléchir sur la dimension pathologique du nihilisme, on peut examiner l’émergence dans la petite enfance d’une défiance originaire face à une confiance originaire. Dans ses premières années, un enfant est tout sauf nihiliste, il a une confiance radicale en la vie qui le fait grandir et se développer.

Dans Dieu existe-t-il ?, p.513 sq., avant d’exposer sa vision de la croyance en Dieu face à l’athéisme, Hans Küng, un théologien reconnu et discuté au-delà du monde chrétien, défend le développement, à nouveaux frais, d’une confiance originaire en la vie surmontant toute forme de nihilisme. Il se réfère à ce sujet aux travaux du psychologue Erikson. 
Ainsi autant la croyance en Dieu ne nous semble pas un prérequis pour un pari spirituel, autant un rétablissement dans une confiance originaire en la vie nous semble le b.a.-ba de la démarche spirituelle.

Quand nous voyons un enfant, animé par la foi en la vie, vivre tout ouvert au devenir, nos tentations nihilistes deviennent moins fortes.

Face à un enfant animé par cette foi, notre défiance en la vie peut, certes, reprendre le dessus en évoquant l’ignorance de l’enfant.

Les vieilles béquilles de la croyance avec leurs petits et grands espoirs bien pesés semblent donner le sentiment d’être plus raisonnable et expérimenté que peut l’être l'enfants qui ne connait rien à la vie. Mais, pour un moment, un mouvement spontané de confiance en la vie partagé avec un petit enfant aura relégué notre défiance en arrière-plan. Bien sûr, comme tout le monde, une certaine confiance dans nos relations avec les autres et le monde reste à notre portée. Cependant, sauf exception, pour faire confiance, il nous faut un moment de réflexion, il nous faut du temps pour réactiver une émotion positive ou un acte de volonté. Tout délai est inconnu à la confiance originaire de l’enfance qui est un abandon immédiat entre les mains de la vie. Notre réflexion prend du temps pour qu’à l’aide de croyances qui nous redonnent un peu d’espoir, la balance entre confiance et défiance penche davantage vers la confiance. Cependant, ceci signifie que le mouvement de défiance persiste. Il est la racine première de nos tentations nihilistes. Même si la défiance a peu d’ampleur, l’émotion doit faire face à ce sentiment contraire. A cause d’elle, la volonté reste divisée ; la part qui va vers la confiance n’est jamais sûre de l’emporter. Parfois, le fil de la confiance devient si mince que, pour ne pas succomber au désespoir ou ne pas vivre replié complètement sur nous-même, de l’aide est nécessaire. L’aventure spirituelle, elle, s’appuie sur un socle de confiance qui se trouve dans la plénitude de la vie au moment présent.

Certes, beaucoup d’entre nous peuvent estimer que la vie leur a porté des coups qui justifient leur défiance. Le risque reste cependant de laisser celle-ci se nourrir de représentations hors contexte. Les émotions liées aux blessures passées qui réinvestissent le présent pourraient peut-être être dénouées. L’amour du drame et la défiance ont partie liée. Nous sommes prompts aux généralisations abusives. Nous jugeons la vie trop peu fiable pour participer à son jeu évolutif parce que nous la jugeons trop imparfaite en l’état. Cette défiance dénonce volontiers l’imperfection de la vie pour occulter son caractère perfectible et démobilise en nous les mouvements de participation à son évolution. Or, c’est seulement si la vie était parfaite qu’évoluer n’aurait aucun sens. 
Certes, dans l’immédiat, pour la plupart d’entre nous, la tâche de faire évoluer le monde dans sa globalité est hors de portée. Cependant, ne peut-il pas y avoir une forme de mauvaise foi à affirmer que toutes nos imperfections individuelles morales et psychologiques sont impossibles à surmonter ? 
« Chasser le naturel, il revient au galop ! », affirmera-t-on volontiers en invoquant la « sagesse » populaire. Mais y a-t-il du bon sens à étouffer toute aspiration évolutive, avant même que son cri ne s’élance vers le pressentiment d’autre chose ? 

Même ceux qui pensent avoir été épargnés du pire résistent rarement à la tentation de se défier de l’existence. Il leur suffit d’ajouter au poids de leurs petites blessures présentes et passées celui de toutes ces enfances blessées et de toute cette humanité qui souffre et geint un peu partout. Les bons sentiments sont soigneusement mis en avant pour mieux faire passer en contrebande l’amour du drame. 

Avec Paul Tillich, reconnaissons que notre volonté elle-même joue un rôle non négligeable dans la défiance, puisque « [m]ême dans l'état de désespoir, on a toujours assez d'être pour rendre le désespoir possible. »[2]. Cet être de la vie, aussi fragile nous paraît-il, nous ramène devant une décision, ici et maintenant. Si nous aspirons réellement à une vie en plénitude qui ne prolonge pas l’imperfection du cours ordinaire de la vie, il ne s’agit pas de se décider à nourrir un peu d’espoir pour supporter le désespoir jusqu’à demain. 
Ici et maintenant, il s’agit de nous décider ou non en faveur de l'être, à l’encontre du non être qui se propose. La douleur, la souffrance et le drame auront-ils le dernier mot ? Si la spiritualité d'une vie vécue en plénitude n'est pas illusoire, paix, joie et amour ne sont-ils pas à notre portée en toute circonstance ? Il nous faut aussi apprendre à douter de notre défiance : ne nous empêcherait-elle pas l’accès à une confiance originaire ancrée en la plénitude de la vie-même ? La défiance qui a grandi en l’enfant et en l’adolescent dépendait des circonstances de son développement psychospirituel. La défiance se nourrit de failles intellectuelles, de ressorts émotionnels malencontreux et de faiblesses de l’acte volontaire. Si notre pari est fondé, la vie en sa plénitude n’est enfermée et limitée par aucune des circonstances.

Si l'on prend au sérieux la confiance originaire de l'enfant dans la vie, il apparait que la foi est déformée dès lors qu’elle est vécue d'une façon uniquement centrée sur l’ego. Celui-ci se voit comme auteur exclusif de sa foi à l'encontre de ses défiances. La foi quand elle est celle d'un ego n’existe pas sans des croyances mentales. Elle ne va pas sans aléas émotionnels ou sans habitudes physiques dévitalisantes. Elle se perpétue dans une lutte de la volonté avec elle-même. Immanquablement, l’ego est prisonnier du temps pour rétablir sa foi et sa confiance face à ses mouvements de défiance. Il privilégie forcément telle faculté plus qu’une autre. Sa foi et sa confiance sont alors réduites soit d’abord à une connaissance, soit d’abord à un acte volontaire, soit d’abord à un sentiment. Ceci peut aboutir respectivement à un intellectualisme, un moralisme ou un sentimentalisme[3]. Spirituellement, on privilégie telle philosophie, on ne jure que par la consécration à telle œuvre ou on s’enflamme pour telle dévotion. Une faculté cultivée aux dépens des autres fait manquer à la foi sa profondeur existentielle. La foi, comprise comme ce qui nous tient authentiquement à cœur avant même que notre ego ne s'en mêle, transcende et englobe intellect, volonté et sentiment. La foi originaire de l’enfant est en son cœur un acte psychocorporel de la vie. Chez les tout-petits, elle est éminemment de cet ordre, vu qu’intellect, émotions, habitudes physiques et volonté sont rudimentaires, vu que l'ego n'est pas développé au point de vivre une conscience ego-centrée.

L'INTELLIGENCE DE LA FOI PART DE L'EXPERIENCE DIRECTE DE LA VIE UNIVERSELLE


Nous revoici au faîte d’une spiritualité entendue comme vie vécue en plénitude et non plus seulement comme vie ego-centrée. 
Plus notre foi et notre confiance en la vie seront authentiques, plus leur mouvement prendra racine au fond de nous-mêmes (le cœur donc), là où la vie universelle engendre notre vie individuelle[4]. Une foi ou une confiance, spirituelles, autonomes et authentiques, se déploieront quand leur mouvement amènera notre vie personnelle à s’ouvrir à l’expérience directe de la vie universelle. 

A vrai dire, cette expérience s’éprouvera de plus en plus nettement comme celle que fait la vie universelle à travers nous, y compris à travers notre histoire. Le mouvement de la foi, comme confiance en la vie, vise ainsi un acte de participation à un devenir de la vie universelle. Et, reprécisons-le encore une fois, cet acte lui-même prend racine dans la conscience de la vie universelle comme fait intérieur.


Nous affirmons qu’il est possible de retrouver la confiance originaire qui va vers la vie, de qui elle reçoit son élan. A cette fin, il nous faut redécouvrir en nous-même l’absence de défiance propre à l’innocence psychocorporelle de l’enfance. La science spirituelle met en jeu une science de la foi en la vie. Nous voyons bien que la joie de l’enfant unit confiance originaire en la vie et l’amour de la vie, pour elle-même, à travers son être psychocorporel. Il s’agit d’y revenir à travers une nouvelle amplitude psychologique et socio-culturelle qui n’aura plus rien d’infantile. Le développement de la buddhi intervient ici. Comme réflexion favorisant une intuition de la vie universelle, celle-ci donnera à la foi originaire la capacité de surmonter les obstacles psychospirituels qui, chez l’enfant que nous avons été, ont plus ou moins semé la défiance. Une intelligence mature et une confiance spirituelle en la vie, authentique et autonome, appuieront une participation immédiate à la vie avec de plus en plus de conscience. Ceci confirmera un point sur la foi spirituelle : elle est une aptitude à « prendre le risque, malgré tout, de laisser émerger des prises de conscience ».

Un processus de confiance qui œuvre par-delà l’ego est une forme de foi en la vie produite par la vie elle-même. Le mot confiance est ici utilisé, mais parfois dans une acception qui est plus commune pour la foi. Le mot foi pouvait désigner un processus qui saisit l'ego alors que la confiance est usuellement un acte de l'ego. Ici, un processus de confiance s’impose à l’ego et le dessaisit de sa volonté d’être aux commandes de la vie. Parler de processus de foi ferait peut-être moins violence à la langue. Nous pourrions pointer les avantages et les inconvénients respectifs du mot foi ou du mot confiance. Nous pourrions souligner leur complémentarité. Mais le point qui fait véritablement problème ici est de reconnaître, ou non, le fait de la vie, de voir le mouvement de la vie et non de le penser.


Car comment pourrions-nous abolir la défiance de notre ego et ainsi entrer dans un processus de confiance par-delà l'ego, si l'évidence majeure de la vie universelle manque dans notre paysage ?

Comment une vague qui n'a pas conscience de l'océan pourrait-elle se faire une idée juste de la vie ? Elle verrait le rivage, elle y verrait les traces de cet océan, elle baserait sa confiance sur son interprétation de ces traces. Comme pour cette vague inconsciente de l'océan, notre jugement sur la vie est basé sur des événements, leur interprétation et non sur la conscience de la vie, ici et maintenant. Comme cette vague ignorante de l'océan face au rivage, nous pouvons parfois pressentir, face aux événements, la puissance de la vie. Mais la plupart du temps, comme cette vague, nous ne voyons souvent autour de nous qu'un désert sans vie. Comme elle, nous sommes inconscients de la grande rumeur océanique de la vie ; nous sommes inconscient de cette toute-puissance vivante dont nous ne sommes que l'onde. Nous ne voyons autour de nous que des vagues, s'écrasant sur ce rivage du temps et n’y laissant qu'une trace insignifiante. Et, pour beaucoup, nous nous laissons aller à dire que c'est là tout ce que la vie peut offrir. Nous proclamons l'absurdité de la vie, en oubliant que l'essentiel de son paysage nous fait défaut. Bien sûr, il y a des vagues qui ont marqué le rivage de leur empreinte. Certaines ont même changé durablement le sens de ce paysage. Mais il y a tant de vagues qui disparaissent avant même d'atteindre ce rivage.  Tant que, comme cette vague, nous ne serons pas conscient directement de l'océan de la vie, nous ne ressentirons pas cette force capable de refaçonner entièrement le rivage, d'en redessiner entièrement les contours dans une configuration qui échappe à toute spéculation. Autrement dit, tant que nous ne vivrons pas consciemment à partir de la vie universelle, nous passerons à côté de sa force évolutive, nos petits doutes limiteront l’étendue de ses possibles. Immanquablement, la confiance et la défiance en la vie se coloreront d'abord de ce qui nous arrive, à nous, tout particulièrement. Notre jugement sur la vie varie au fil de nos vécus, mais la vie ne se réduit à aucun de nos vécus, comme l’océan ne se réduit à aucune de ses vagues ou aucune de ses traces sur le rivage… Limitée à une conscience ego-centrique, notre confiance en la vie sera inévitablement teintée de défiance. Une confiance authentique en la vie doit être relative à une conscience directe de la vie universelle et non à ses manifestations, à commencer par celles qui nous concernent. La seule considération ego-centrique des manifestations de la vie nous donnera toujours autant de raisons d'avoir confiance en la vie que de nous en défier. Pour vraiment jouer authentiquement le jeu de la confiance ou non, nous devons voir tout le paysage de l’existence, et particulièrement la vie universelle qui l’englobe, et non plus y penser

La foi est inévitable quand on fait un acte d'audace spirituelle, il s’agit alors aussi de savoir comment éviter ses errances dans l'optique de demeurer à soi-même sa propre autorité. Pour que vraiment se vive la vie en plénitude, surmonter les doutes liés à la défiance n'est pas non plus renoncer à discerner par un usage réfléchi du doute à quel endroit une foi spirituelle risque de tolérer en nous des croyances préjudiciables. Un idéal de purification et d'élévation spirituelle de la foi doit être poursuivi, car « [u]ne foi qui serait fondée sur la compréhension d’un dessein divin, d’un ordre, ne serait plus une foi, mais une croyance (subtile) »[5], rappelle Yvan Amar. Avec lui, nous pouvons affirmer que la purification des croyances a un profond sens spirituel :


« C'est parce que la foi n'a nulle part où se fixer qu'elle peut continuellement se jeter dans le Tout. » [6]



QUAND LE TROUVEUR-EXPLORATEUR REMPLACE LE CHERCHEUR, LA FOI ET LA CONFIANCE SPIRITUELLES BASCULERONT, EN PARTANT DESORMAIS DE L’EXPERIENCE INTERIEURE.

Nos propos précédents peuvent nous amener à distinguer l’amont de l’expérience intérieure et l’aval de celle-ci : ceci vaut pour la vertu de foi et de confiance. Si l’expérience intérieure de la reconnaissance de la lumière spirituelle au centre de nous-même a lieu, la foi et la confiance basculeront. Elles passeront de leur vécu en amont de cette expérience à leur vécu spirituel en aval de celle-ci. La foi ou la confiance qui dépendait d’une conscience ego-centrique basculeront alors en celle initiée par la présence de la vie universelle en un individu.

Nils Kuhn de Chizelle, un aventurier spirituel qui se réclame du mouvement intégral[7], témoigne de ce basculement à propos de sa foi et de sa croyance en Dieu[8] :

« J'ai constaté qu'à partir de cet instant, mon histoire personnelle, mon narratif, ont perdu toute leur importance. Et que ma recherche de Dieu, qui jusque-là était mon moteur le plus intime, avait cessé. Je n'avais plus foi en Dieu, cette notion perdant instantanément tout son sens. En revanche, je me découvrais avoir foi à partir de Dieu. »


Son propos vaut, même si on évite le vocabulaire de Dieu. Un athée qui réalise la présence de la lumière spirituelle pourrait l’interpréter ainsi :



Un individu athée peut se découvrir comme une individualisation de l’univers. A travers cette individualité, l’univers se voit alors soi-même dans sa lumière spirituelle. Un individu ne peut pas s’abandonner à une telle prise de conscience sans un solide courage d’être, puis une confiance en la vie. Mais ces qualités individuelles, requises par l’aventure (sur)moderne, deviennent, dans l’expérience de la lumière spirituelle, une confiance en la vie à partir de l’énergie de la vie universelle elle-même. Dans cette interprétation, l’expérience directe de la lumière spirituelle n’abolit pas la nécessité d’une vertu de confiance. Cet individu, qui participe à cette prise de conscience de l’univers à travers lui, entre dans un processus mystérieux. De la confiance lui est indispensable. Il ne vit plus séparé des autres et de l’univers. Mais, au sein de la vie universelle, tant que son vécu individuel se distingue par certaines émotions ou par certains désirs, il lui faut de la confiance. Toutefois, il ne s’agit plus de celle d’un chercheur en quête de l’expérience de la vie universelle. Il s’agit d’« une confiance à partir » de l’évidence de la lumière spirituelle. Elle peut amener à se vivre de plus en plus radicalement comme une individualisation de la vie universelle.

Nos interprétations de la nature de cette lumière spirituelle ne doivent pas faire obstacle à son action transformatrice. Nous aurons besoin de foi ou de confiance à partir de la lumière spirituelle, tant que nous ne serons pas libéré de toute culture antispirituelle et tant que demeurera un reste d’ego avec d'infimes mouvements ego-centriques. Cette vertu de foi ou de confiance devra faire face à nos ombres, nos nuits obscures où la frêle lumière de la vie universelle n'est, semble-t-il, qu'une blessure. Comme nous le confie Douglas Harding :

 « Toute la pratique de la vie consiste à transférer la confiance de ce que vous paraissez être à ce que vous êtes. »


FOI ET INDIVIDUATION DE LA VIE UNIVERSELLE

La perception de la lumière spirituelle est perception de la vie en plénitude. Cependant, l’individu, en qui il y a cette perception, y est rarement immédiatement totalement transparent. La « foi ou la confiance à partir » de la lumière spirituelle est alors une foi et une confiance en notre aventure individuelle vers plus de transparence à la plénitude de la vie. On voit bien ici que cette vision de l’aventure de la foi et de la confiance n’est pas contraire à l’établissement en profondeur du fait d’être notre propre autorité spirituelle : poursuivre au plus loin cette aventure avec foi et confiance revient à nous rendre libre de toute notre personne.

« Être libre de toute notre personne » peut être entendu comme découverte d’une liberté de la vie universelle qui s’expérimente en dehors de tout plan personnel de l’existence. 
Ceci peut s’entendre aussi comme participation de toute notre personne à une liberté créatrice de la vie universelle. 

Ce deuxième sens nous paraît souvent oublié dans les courants spirituels de la non-dualité francophone. Rares sont ceux qui témoignent qu'à son point de culmination, cette participation pourrait nous amener à nous reconnaître comme une individuation de la vie universelle elle-même. On y insiste sur le caractère impersonnel de la Vie universelle et on y considère la dimension personnelle comme relative. Ce discours parle spirituellement à l'athée qui refuse toute dimension personnelle à l'absolu.

Il nous semble qu'il y a un préjugé mental qui s'oppose au caractère absolu du dialogue. Il nous semble que c'est le dialogue comme critère d'une foi non enfermée dans des croyances qui nous révèlera que l'absolu comporte une dimension dialogale réelle non contraire à sa réalité impersonnelle indéniable (pour approfondir ce point, cliquez ici).  

Explorer ce deuxième sens d'"Être libre de toute notre personne" repose sur le fait qu'il n'y a pas de liberté vraie sans intersubjectivité, sans relation personnelle. "Être libre de toute notre personne" n'irait pas sans déploiement d'un re-façonnement de notre individualité fondé sur le pressentiment d'un horizon d'une possible communion des cœurs et donc des personnes. Se contenter de l'unité immédiate qui se réalise dans la dimension impersonnelle de l'absolu manque de cœur si cela consiste à persister dans les antagonismes personnels ou à se conformer à des injustices courantes arguant que de toute façon il n'y a personne dans l'absolu qui ne fasse d'injustice.

Par sa propre expérimentation intérieure, Ramakrishna affirme qu’il y a plusieurs accès au toit[9], plusieurs chemins vers le sommet unique de la montagne. Le Devenir de l’Être « un » est multiple, puisque les façons dont il se retrouve ou se manifeste humainement sont diverses[10] : « Il y a involution et évolution. C'est un chemin qu'il faut faire deux fois, en arrière et en avant, en revenant sur ses pas. Vous retournez en arrière vers l'Etre suprême, et votre personnalité se fond dans la Sienne, c'est le samadhi. Puis, vous revenez sur vos pas avec cette personnalité accrue. Vous retrouvez votre « moi » et vous regagnez le point d'où vous étiez parti. Vous découvrez alors que vous, comme le monde, êtes issu de ce même Être suprême, et que Dieu, homme et nature sont les visages différents d'une seule Réalité […]. ». A côté des perspectives de dialogues et de synthèses autour de la « montée », il y a donc celles en « descente ». Ainsi, pour Vivekananda, le disciple de Ramakrishna, « chacun doit s’assimiler l’esprit des autres, sans cesser de maintenir son individualisme et de croître selon ses lois propres »[11]. A la suite d’un Ramakrishna ou de son disciple Vivekananda, une spiritualité surmoderne envisagera la diversité des accès à la vie universelle et aussi de ses manifestations. L'« Un innombrable » a une pertinence en « montée » et en « descente » (pour approfondir cette dimension, cliquez-ici pour trouver une analyse autour de l'arbre de vie évoquée par la Katha Upanishad). Toute son action dans un sens ou l’autre semble portée par son amour créateur. Notre pari est que l’aventure spirituelle le révèle en nous comme l’authentique ouverture intérieure dialogale. Nous aspirons à ce qu’il nous unisse à lui sans séparation des autres et du monde. S’il est le moteur de toute individuation véritable, toute mentalité qui favorise des synthèses existentielles l’exprimera davantage. 


En effet, il se pourrait que notre individualisation égoïque soit complètement refaçonnée dans la lumière spirituelle et une dimension individuante de celle-ci, une matrice d'un psychique personnel illuminé (sur ce point, cliquez-ici pour lire cet article qui clarifie les différents niveaux d'évolution d'évolution spirituelle d'une personne). L'intelligence de la vie aurait un ou des visages personnels bien plus vrais que le visage de nos egos. Là encore, il serait dommage que des interprétations métaphysiques, théologiques, athées, etc., même celles d’un trouveur, fassent obstacle à la manifestation une et innombrable de la vie universelle. 

L'amour Divin - Tableau de Niranjan Guha Roy



NOTES :


[1]. La Bhagavad Gîtâ suivie du commentaire de Shankara, Traduction d’Emile Sénart et de Michel Hulin, Points Sagesses, p.114. Le mot « foi » traduit ici le mot sanskrit « sraddha ». « Que signifie le terme ? Dans un sens, la réponse est à la fois simple et explicite. Cela veut dire presque sans équivoque, mettre son cœur sur. C’est composé de deux mots, srad (ou srat), cœur, et dha, mettre. Effectivement dans le Rig-Veda les deux parties apparaissent habituellement séparément, mais même ici elles sont occasionnellement combinées, et plus tard elles le sont régulièrement. […] Sraddha n’est pas en soi-même un concept bilatéral, bien qu’il réfère à ce qui génère des relations. Cela a à voir avec la capacité de l’homme à être impliqué […]. Cette interprétation de sraddha a l’avantage, comme nous l’avons dit, de laisser l’objet de la foi non spécifié. (A cet égard, c’est en quelque sorte comme le « ce qui nous concerne ultimement » de Tillich). » [Nous traduisons], précise Wilfred Cantwell Smith dans Faith and Belief: The Difference Between Them, Oneworld Oxford, 1998, p.61-62. Ainsi, là où la traduction du Chant XVII de la Bhagavad Gîtâ d’Emile Sénart et de Michel Hulin utilise le mot « foi », la traduction d’Alain Porte privilégie plutôt la notion d’« engagement du cœur ».

[2]. Paul Tillich, Le courage d’être, Livre de vie, p.170.


[3]. Nous réinterprétons ici un passage de Paul Tillich dans Dynamique de la foi, Casterman, 1968, p.47 et suivantes. Il y écrit par exemple : « La foi comme le fait d'être saisi par ce qui nous importe de façon absolue est l'acte central de la personne totale. Si l'une des fonctions qui constituent cette totalité vient à s'identifier, en tout ou en partie, à la foi, le sens de la foi est dénaturé. »


[4]. Rappelons que le mot sanskrit « sraddha » peut se traduire par « foi » et aussi par « donner son cœur à ».

[5]. Yvan Amar, Les nourritures silencieuses, aphorismes, Les Editions du Relié, 2000, p. 99.

[6]. Ibid., p. 101.

[7]. Les acteurs principaux de ce mouvement les plus souvent cités ici sont Ken Wilber, Marc Gafni, Sri Aurobindo et Mère. Ils se caractérisent par une spiritualité qui veut nous faire prendre conscience que la réalisation de la plénitude de la vie (Divin, lumière spirituelle, vie universelle) implique aussi notre participation de plus en plus consciente à une évolution cosmique.

[8]. Nils Kuhn de Chizelle, L’expérience évolutive, Le livre de l’émerveillement, Almora, p.360. Ce texte fait écho, sans aucun doute, à ce passage biblique où Paul explique que la foi qui vit en lui part de la vie universelle du Christ, le Fils de Dieu : « Je suis crucifié avec le Christ; et ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi; et ma vie présente dans la chair, je la vis dans une foi, celle du Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi », Lettre aux Galates 2,19-20.

[9]. Par exemple, « De même qu'on peut monter sur une maison au moyen d'une échelle, d'un bambou, d'un escalier, d'une corde, ou par divers autres moyens, de même les chemins et les manières d'arriver à Dieu sont multiples. Chaque religion dans le monde nous montre un des chemins pour l'atteindre. », §280, L’enseignement de Ramakrishna.

[10]L’enseignement de Ramakrishna, §1284.

[11]. Cité par Romain Rolland, La vie de Vivekananda, Almora, p.48.