Les difficultés majeures rencontrées pourraient être semblables à des pathologies auto-immunes. Des systèmes de pensées, des schémas émotionnels ou des habitudes physiques, qui furent, à un moment donné, pertinents pour fortifier notre équilibre psychique et organique, s’avèrent par la suite des obstacles à l’individuation de la vie en nous.
Sans une croissance et un développement sain de la foi et de la confiance en la vie, en son être et en son devenir, comment souscrire au processus d'individuation de la vie en nous ?
Dans une telle perspective, l’impasse majeure du développement de la foi et de la confiance est certainement la négation de la valeur de la vie par des formes de vie. Ainsi, s’il y a bien un ennemi de la foi et de la confiance, c’est le nihilisme[1].
Deux sources d’impressions le nourrissent. Dans un contexte de sécurité matérielle et sociale, une première source est l’ennui. « La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres. », se lamente le poète Mallarmé.
Tout se vaut, rien ne vaut. Aucun
ensorcellement, le désenchantement à perte de vue, aucune inspiration, la
langueur d’un bof inlassablement réitéré s’emparent de l’enfant désormais lassé
par tous ses jouets. Dans un contexte de sécurité matérielle et sociale,
s’ennuyer démontre toujours que nous ne savons pas jouir du simple fait d’être.
Evidemment, le sentiment de sécurité matérielle, d’abondance et de satiété
reste passager. Une autre impression prend le relai. C’est l’impression que la
vie universelle finit toujours par produire la tragédie, avec ses souffrances
et la mort. Cette seconde source de nihilisme se combine avec la première. Il y
a un chaud froid de la conscience éparpillée, désœuvrée à la conscience
désormais préoccupée, inquiète et angoissée. Amplifié par ce chaud-froid à
répétition, « un vieil air languissant et funèbre »[2]
instille son point d’interrogation mélancolique : « la vie vaut-elle
d’être vécue ? » L’animal fatigué reprend la route. Le fardeau de la
vie peut se porter, se dit-il. L’arrêt sur la question n’est pas souhaité. Des
petites impulsions de ne plus jouer le jeu de la vie s’emparent du sujet. Des
petites zones d’agressivité se hérissent devant qui voudrait déranger l’animal
portant son corps comme un poids encombrant. Et cela pourrait se passer ainsi
de suite sans qu’on prenne la peine de davantage s’y intéresser. Mais ce
trouble, dont peu d’entre nous sont épargnés, s’il apparaît d’abord mineur et
épisodique, peut ensuite prendre des proportions inquiétantes.
Un premier point culminant de la pathologie nihiliste est sans aucun doute la phase dépressive. En arrière-plan, chaque avancée du mal est aussi l’œuvre de doutes à l’encontre de tout élargissement de notre ressenti de la vie : un obscur penchant pour l’étroitesse finit par étrangler tout amour de la vie et endort toute velléité d’en sortir. Le piège nihiliste s’est refermé : il y a les boîtes de médicaments pour ne plus y penser, il y a le fantasme du « dernier soupir et c’est terminé ». Tant que ces moments dépressifs sont ressentis comme pathologiques, le nihilisme n’est qu’un trouble psychique et on a la pensée de se faire aider.
Dans Le mythe de Sisyphe, Albert Camus partait de cette interrogation : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » Inspiré de Camus, on peut défendre un courage d’être malgré l’absurdité de la vie. Quant à nous, nous invitons à parier sur l’expérience d’une vie vécue en plénitude. Nous parions que cette expérience soulagera les difficultés existentielles qui donnent l’apparence d’une absurdité de la vie, avant de les surmonter dans une évolution créatrice.
Mais diagnostiquant l’absurdité de la vie, nihiliste proclamé, un épigone spiritualiste de Schopenhauer argumentera, lui, en faveur d’une défiance lucide envers la vie. Pour lui, la vie, c’est l’ego et ses désirs, ses pulsions de mort. Pour échapper à l’impermanence de la vie qu’il juge vaine, il soulignera que nous ne sommes pas le corps, que l’attention à son égard risque de renforcer une identification illusoire. Pour nous, d’accord avec les spiritualités matérialistes qui disent leur confiance en la vie, notre réalité corporelle peut dévoiler son interdépendance avec toute la réalité matérielle et son devenir. Le partisan des idées schopenhaueriennes applaudira l’épuisement des valeurs, qu’elles soient prémodernes, modernes, etc. Il se délectera de tous les charmes de l’effroi à l’annonce d’un inéluctable effondrement civilisationnel. Nous, nous diagnostiquons une crise évolutive majeure, due à une impasse de la conscience mentale humaine. Notre pari est un défi spirituel pour la surmonter, y compris matériellement.
Pour les nihilistes spiritualistes promoteurs du renoncement à
la vie, la tentation inhérente à toute valeur, c’est la soif de vie et, à
terme, la guerre des valeurs. Le courage d’être malgré l’absurdité de la vie
sera ainsi, selon eux, une soif de vie, par définition incohérente. Pour eux,
l’absurdité de la vie n’est ni apparente ni partielle, elle lui est essentielle.
Et bien sûr, parler de vie en plénitude, d’évolution de la conscience
psychocorporelle, ou encore d’individuation de la vie, comme nous osons le
faire, est, dans leur perspective, un délire. Au mieux, quelques survivants
chanteront autour d’un feu le temps du moteur à explosion, ils méditeront
calmement en attendant que leur corps lâche et que la déflagration de la vie
qui nous donna naissance retourne à zéro. Du point de vue de notre pari, cette
attitude spiritualiste discutable de retrait vis-à-vis du devenir de la vie
jugée absurde reste de l’attentisme qui s’ignore.
Malheureusement, la pathologie nihiliste peut
avoir un autre point culminant. Elle prend alors des formes beaucoup plus
dangereuses, dont certaines peuvent compromettre l’avenir terrestre. Nous avons
vu que la pathologie avait sa dose d’agressivité. Le dépressif la tourne vers
soi, le renonçant spiritualiste à l’encontre de tout devenir en soi. Ce dernier
y voit unilatéralement l’illusion du désir et il cherche à étouffer en lui
toute vitalité. Lorsque le nihilisme n’est pas qu’une violence envers soi, son
refus de la vie universelle peut le conduire à s’opposer violemment aux autres
formes de vie[3]. Lorsqu’il se mêle à un faible sens moral et à quelques velléités
hédonistes, il finit par justifier au nom d’une forme de vie égoïste l’injustifiable
: « Pourquoi je ne pourrais pas faire ça ! Cette vie, c’est de la
merde ! Et on va tous crever ! ». Ce nihilisme égoïste peut
prendre des figures collectives : « Nous ne voulons pas des autres
sur notre radeau de fortune, il deviendra de plus en plus inconfortable pour
tout le monde. Le naufrage aura lieu ; gagnons du temps ;
préservons-nous pour le moment ; coûte que coûte. » Ce qui compte
alors, ce n’est que notre famille, que notre clan, que notre communauté
religieuse, que notre pays. Fasciné par la catastrophe, cette tendance
nihiliste réactive alors les pires nationalismes, les impérialismes, les
racismes et les fascismes. Plus ou moins inconsciemment, elle s’affirme à
travers une culture de la mort où l’enjeu serait ma mort ou celles des
autres, puisqu’il n’y a pas assez de vie pour tous. D’ailleurs, partant d’un
diagnostic nihiliste de cet acabit, il y a la tentation de mettre sa foi dans
la croyance religieuse que la vraie vie est ailleurs, dans un arrière-monde.
Là, la culture de la mort peut prendre des proportions tout aussi inquiétantes.
On se met à juger que le monde humain, pourtant produit par le jeu de la vie
universelle, est corrompu définitivement par le péché. Il est le mal dont il
faut se défaire. La tentation nihiliste aboutit alors à arborer un masque
religieux d’une pureté terrifiante…
Et un comble, bien entendu, en prenant conscience des formes dangereuses du nihilisme, est d’être tenté d’autant plus de souscrire à ses formes dépressives ou à ses avatars « spirituels » attentistes.
Contre toutes les tendances nihilistes, notre pari est de lutter
pour faire grandir la confiance en la valeur de la vie. Le combat commence en
nous, car la croyance nihiliste peut nous tenter ou demeurer obscurément en
nous. Nous l’aurons surmontée, quand nous serons libéré de tous nos mouvements
de défiance envers la vie.
[1].
Pour réfléchir sur la dimension pathologique du nihilisme, on peut examiner
l’émergence dans la petite enfance d’une défiance originaire face à une
confiance originaire. Dans ses premières années, un enfant est tout sauf
nihiliste, il a une confiance radicale en la vie qui le fait grandir et se
développer. On peut se reporter à ce sujet aux travaux du psychologue Erik
Homburger Erikson. Dans Dieu existe-t-il ?, p.513 sq., avant
d’exposer sa vision de la croyance en Dieu à l’encontre de l’athéisme, Hans
Küng, un théologien chrétien, défend le développement, à
nouveaux frais, d’une confiance originaire surmontant toute forme de nihilisme.
Il se réfère aussi aux travaux d’Erikson. Autant la croyance en Dieu ne nous
semble pas un prérequis pour un pari spirituel, autant un rétablissement dans
une confiance originaire en la vie nous semble le b.a.-ba de la spiritualité.
[2]. Nous détournons ici un vers de Gérard de Nerval.
[3].
Dans La foi philosophique, Plon, 1953, p.214, Karl Jaspers donne une
description du nihilisme à laquelle nous souscrivons ici : « il y a
aujourd’hui bien des formes de nihilisme. Des hommes sont apparus qui semblent
avoir renoncé à leur dignité d’êtres libres, qui n’accordent plus de valeur à
rien, qui s’agitent au hasard de l’instant, qui meurent et tuent avec
indifférence, tout en paraissant enivrés par des valeurs quantitatives,
aveuglés par des fanatismes interchangeables, poussés par des impulsions
élémentaires, dénuées de sens, irrépressibles et pourtant vite épuisées, et
enfin par une volonté purement instinctive de jouissance immédiate. Ecoutons
les paroles qu’ils profèrent : elles résonnent comme un appel voilé à la
mort. »
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