jeudi 3 août 2023

L’Être du Soi suffit-il ou ÊTRE et Devenir du Soi reviennent-ils à aspirer vivre le Soi avec une âme ?


Frédérique Lemarchand - Voute de Silence



L’Être du Soi suffit-il ou ÊTRE et Devenir du Soi reviennent-ils à aspirer vivre le Soi avec une âme ?



La distinction du Soi et de l’ego devient ainsi une pratique et une réalisation courante.

Les souffrances de l’ego amènent celui-ci à rechercher un mieux-être. La psychologie, avec les thérapies comportementales cognitives de 3ème génération, amènent de plus en plus à expérimenter la présence d’une conscience en arrière-plan qui n’est pas prise dans les difficultés de notre individualisation.



Déjà Nietzsche distinguait l’ego et le Soi dans Ainsi parlait Zarathoustra. Mais déjà avant lui, celui que Nietzsche reconnait comme son maître à penser, dans les pages de son livre Le Monde comme volonté et représentation, Schopenhauer distinguait l’ego et une conscience en arrière-plan.

Mais, entre eux, un vieux débat ressuscitait sur la valeur du Devenir. Pour Nietzsche, le Soi servait de pont vers un Devenir créateur et en évolution constante tandis que pour Schopenhauer, le Soi était un seuil vers la porte de sortie d’un Devenir absurde, émanation d’une poussée aveugle qui broyait tout ce qu’elle suscitait pour se poursuivre sans but et sans direction.

Ce débat avait aussi lieu bien plus tôt en Inde. Les tantrikas voient le Soi aussi bien comme l’Être immuable du Dieu Shiva que dans le Devenir, le mouvement de sa Déesse, sa Shakti, sa parèdre avec qui il n’est qu’Un. 

Face à eux, les bouddhistes aspiraient, eux, à l’abolition de la soif du désir, de tout Devenir dans la réalisation du Non Soi. Des penseurs comme Sankara estiment que le Soi se libère de l’illusion de tout devenir, la maya. Ils voient dans le sommeil profond la seule authentique libération des diverses facettes du Devenir que sont nos rêves et nos réalités.

Dans l’antiquité, jouant ce débat, Platon avait opposé Parménide, interprété comme l’apôtre de l’Un immuable révélant l’illusion de tout mouvement et Héraclite, le chantre du Devenir. Nos philosophies occidentales sont imprégnées par ce débat sur la valeur de l’Être et la valeur du Devenir, même quand elles ignorent la réalisation pratique d’une distinction entre le Soi et l’ego.




Alors la réalisation du Soi est-elle celle d’un Être libéré du Devenir ou ouvre-t-elle à une connexion nouvelle de l’Être et du Devenir ?

Du point de vue du Soi, d’une lumière spirituelle, de la réalisation de sa distinction d’avec les lumières de l’ego, il y a comme une convergence des spiritualités philosophiques et religieuses. Mais dès qu’on entre dans la question du rapport entre l’Être du Soi et du Devenir du Soi, rien ne va plus. Le sommet atteint du Soi semble comme dans la brume.

Derrière cette brume, y a-t-il un Être tellement éthéré qu’il faut abolir tout Devenir y compris celui qui nous a menés là en un Non Soi ? Ou derrière cette brume, y a-t-il encore un soleil Divin caché dont les éruptions solaires peuvent redessiner tout le Devenir de la montagne gravie jusque-là ?

Les enjeux de ce débat sont multiples. En avant-goût de ces débats, il y a le sens profond de la valeur de l’ouverture du cœur que les spiritualités mettent en exergue pour estimer la qualité de la réalisation du Soi. Sur ce point encore, si elles semblent à première vue converger, avec un peu de lucidité et d’honnêteté, on doit admettre que ce n’est qu’une apparence.

La compassion ou le sens de la beauté servent-ils à retirer un à un les fils qui nous accrochent au monde souffrant et aveugle du Devenir ? Ou, au contraire, nous amènent-ils à une nouvelle connexion, à participer plus consciemment au Devenir pour que s’y manifeste radicalement la Joie dont il est dépourvu encore ? Autrement dit, compassion et sens du beau doivent-ils être le fil du désir dans notre cœur qui tranche tous les autres et qui se tranchera lui-même pour enfin retrouver, au-delà de la paix du Soi, l’absence de tout devenir, un Non Soi absolu ? Ou au contraire, dans la multiplicité confuse et obscure des processus du devenir, sont-ils une clé décisive dans notre cœur pour y réaliser notre participation au Devenir vrai du Soi ? Trouverons-nous dans notre cœur ce qui facilitera la transformation des processus actuels déficients de nos désirs bien humains, trop humains ? Ce trésor dans notre cœur serait-il une clé pour ouvrir la porte à une matérialisation universelle de la Joie du Devenir du Soi ? Pour reposer conceptuellement ces questions : une philosophie de l’amour créateur est-elle défendable comme une pragmatique phénoménologique spirituelle possible ou n’est-elle qu’une fiction herméneutique qu’un Non Soi du Soi dévoilerait comme purement fantasmatique ?

« Soyez rusé comme des serpents et doux comme des colombes », nous enjoint Jésus-Christ, constatant que ceux qui desservent l’amour divin font usage de leur intellect et qu’il est dommage que ceux qui veulent servir l’amour ne songent pas assez à mettre leur intellect au service de cet amour véritable. Il est vrai que certaines habitudes mentales de tout saisir sont des moyens de l’ego pour rester subtilement au centre. Mais que vaut une paresse intellectuelle qui se part de la réalité essentiellement non mentale du Soi pour s’affirmer comme une attitude vertueuse ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un mode de survie subtil d’un ego qui ne veut pas faire l’effort de servir l’amour vrai ? Avant d’avoir des réponses vécues à un problème tel que celui que nous énonçons, nous devrons honnêtement affuter notre discernement intellectuel et intuitif.

Reprenons donc notre effort de discernement réfléchi à propos du Soi, de son Être, de son Devenir et du Non Soi. Ne cédons pas à une paresse intellectuelle qui desservira l’intelligence intuitive du cœur.

L’autrement qu’Être du Soi, le Devenir absolu du Soi, peut-il se manifester dans le Non Soi qui se loge aussi au sein des processus actuels en devenir ? Plus largement, faut-il regarder le Non Soi comme le lieu du Tout Possible de la Joie Divine en Devenir ? Ou la seule issue raisonnable est-elle de laisser s’effacer tout processus de devenir jusqu’au pur silence du Non Soi ?

Répondre oui à cette dernière question, c’est le plus souvent répondre non à l’autre. Mais répondre oui à la Joie Divine, si la notion de réponse a encore une pertinence, n’empêcherait pas, par ailleurs, un choix du Non Soi comme sortie possible du jeu du Devenir.

Quoi qu’il en soit, les ténèbres lumineuses du Soi, ces brumes du sommet où il se découvre méritent d’être explorées. Y a-t-il là cachées des lumières d’une Joie qui en éclaircissent irrémédiablement les ténèbres ? Ou ses ténèbres sont-elles le fond sans fond du seul Non Soi d’où les frêles lumières du Soi émergent dans une autocréation joyeuse un peu imbécile et une autocréation de plus en plus malheureuse à mesure qu’elle se matérialise temporellement ?

Ne voir ici que d’illusoires querelles mentales d’interprétations est, selon nous, une façon de choisir déjà une position d’arrangements de l’ego avec la Présence du Soi. Or, ici, il y a bien deux voies spirituelles radicales d’abolition de l’ego, soit celle de l’abolition progressive de tout désir dans le Non Soi, soit celle d’une réforme du désir et de notre humanité à la lumière de la Joie Créatrice absolue.

Il est vrai que, dans la première voie, on peut voir en la mort un processus naturel de rétablissement dans le Non Soi qui ne demande aucun effort de l’ego de son vivant sinon d’être libre de ses désirs. Certains bouddhistes protestent qu’être libre de ses désirs n’est pas encore être sans désir et que les désirs sont comme des forces immatérielles qui trouveront une autre incarnation pour s’y perpétuer tant que tous les désirs ne seront pas abolis dans le Non Soi. Certains balaient ces hypothèses de réincarnations des forces désirantes d’un revers de main un peu méprisant. Petits arrangements de l’ego avec le Soi ?

Quant à la seconde voie, elle cherche l’abolition des désirs de l’ego, ici et maintenant, dans leur transformation au service de la Joie. Il ne s’agit pas d’étouffer l’énergie vitale du désir mais il s’agit qu’elle ne se contente plus de prendre la forme de désirs d’un ego. La mort n’est ici que l’interruption du travail de transformation au sein d’une individualisation matérielle, mais l’évolution en question se poursuit et se poursuivra immanquablement à travers d’autres individualisations. Combien de poissons morts asphyxiés pour la joie d’une respiration pulmonaire ? Combien faudra-t-il de vies humaines fades, inutiles ou tragiques pour une respiration naturelle de la Joie créatrice dans la chair d’un individu ? Mais à l’heure de l’asphyxie grandissante de l’humanité, à l’heure où nos désirs proprement humains sont de plus en plus remis en cause par les faits, être un brouillon d’un être individuel pour la Joie du Devenir du Soi, servir consciemment à une individualisation de transition qui pourrait aboutir à une telle individuation du Soi, n’aurait-il pas du sens ?

On aura déjà compris dans quel sens mon vécu du Soi penche. Pour moi, il ne s’agit plus de vivre grâce au Soi de perpétuels petits arrangements apaisés avec mon ego. Il s’agit de vivre le Soi avec une âme, de favoriser l’individuation du Soi comme manifestation de la Joie de son Devenir au travers de cette individualisation qui fût un temps accaparé par mon seul ego. L’abolition de l’ego-centrisme de l’ego par la réalisation de l’Être du Soi universel est donc un pas en cette direction. Mais entrer dans un processus d’abolition de l’ego par le Devenir de Joie du Soi universel est bien plus radical, c’est d’abord aspirer à vivre le Soi avec une âme, c’est prendre conscience de vivre en tant qu’une individuation du Soi universel, c’est laisser se transformer notre individualisation humaine pour qu’elle devienne la personnification d’une Joie Divine, notre vraie nature.



Mais quel est l’intérêt d’expériences et de réalisations qu’on me demanderait de croire sur parole ? Il n’y a en effet que moi qui suis habilité à être l’autorité à propos de ce que je suis vraiment et de ce que, réellement, je deviens. Cependant chacun d’entre nous est habilité à des expériences et des réalisations basées sur des protocoles et des pratiques testables. Bien entendu, être soi-même l’objet du protocole ou d’une pratique est quelque peu embarrassant, quand le cobaye est un autre, la démarche peut se targuer d’objectivité et se dire scientifique. Ici quand notre propre vie est l’objet et le cobaye de l’enquête, c’est prendre le risque de voir la perception de soi-même bouleversée, c’est soumettre sa propre vie à un examen quitte à s’en trouver inquiété. On ne peut nier que dans ce genre d’enquête, il s’agit de disposer d’un pouvoir suffisant de sincérité et d’autres qualités de subjectivité qui garantissent d’être à soi-même sa propre autorité. Car a priori l’ignorance de ce que nous sommes vraiment et plus encore la perversion de ce qui devient réellement tient aux petits arrangements de perpétuation de nos désirs d’ego humain. Le désir de l’ego a plus de facilités à embrasser des croyances qui lui donnent de quoi assurer sa perpétuation, même si celle-ci doit devient plus subtile et plus imperceptible. Par exemple, en s’appuyant sur des protocoles facilement praticables, une prise de conscience répétée d’Être le Soi impose peu à peu à l’ego de renoncer à se percevoir comme centre de l’individualisation humaine. Mais si l’ego-centrisme de l’ego peut être ainsi déraciné, une enquête serrée nous montrera qu’un ego spirituel se formera inévitablement en périphérie du Soi. Il sera complice de la perpétuation de nombreux mouvements égoïstes plus ou moins subtils. Or, déjà le pouvoir de sincérité nécessaire pour le reconnaître devra être d’une qualité bien plus fine. Beaucoup de gens se plaignent des abus et des imperfections des enseignants spirituels, mais peu d’entre nous s’avisent d’observer sincèrement ce qu’il en est pour eux-mêmes. Les défauts d’un maître spirituel sont des pailles parfois très fines que je vois pourtant dans ses yeux. Mais une paille sur mon œil, aussi fine qu’elle soit, ne floute-t-elle pas tout mon champ visuel telle une poutre ? L’aspiration de vivre le Soi avec du cœur demande une réorientation des efforts de l’ego et non plus seulement un simple abandon de son effort irréaliste pour occuper la place centrale de la conscience. Et pour aller plus profondément dans l’ouverture du cœur, il faudra faciliter bien plus encore la purification de tous nos désirs et des émotions qui le concernent au plus près. Ici l’effort qui se sera inscrit dans la durée aura dû faire une place pratique à la grâce des forces venues tant des hauteurs du Soi que de ses soubassements. Cette place donnée à la grâce devra se faire sans pour autant que l’effort se relâche totalement.

C’est une pratique de concentrations guidée par ces forces du Devenir du Soi qui demandera peut-être des années avant qu’émerge sans aucun doute possible le fait de vivre le Soi avec une âme. Encore faudra-t-il qu’une qualité d’endurance et de persévérance se développe de telle sorte que nous les pratiquions sans rien en attendre d’autre que servir ainsi le Soi avec foi en son Devenir. C’est d’ailleurs un basculement étranger à tout effort d’une volonté de notre individualisation extérieure qui permettra que, s’intensifiant, l’aspiration d’une individuation intérieure en croissance du Soi se révèle à l’œuvre depuis toujours dans les profondeurs de la grotte du cœur.
Et une fois ce basculement engagé, la Joie infinie et démesurée propre à ce noyau exigera qu’une grande perfection d’égalité équanime soit développée grâce à l’Être du Soi pour la porter sans déséquilibrer de folie extatique notre individualisation. Un pouvoir de douceur sera l’écrin de cette étincelle individuée de Joie Divine. Par ailleurs, une fois ce basculement engagé, il sera de plus en plus constaté que nos efforts se paraient d’un ressenti de pénibilité qui ne traduisait qu’une résistance de notre individualisation à sa transformation. Quand nos élans de dévotion et de foi se développeront comme une nouvelle manière d’être individuelle, l’effort ressemblera de plus en plus à une offrande de nos difficultés au Devenir transformateur que suscite le Soi avec une âme. D’ailleurs, à mesure que le Soi se vivra de plus en plus clairement avec une âme, nous aurons affaire à un grand nombre de faussetés mentales passées jusque-là inaperçues. Nous ferons face à des émotions encore bien immaîtrisées et inappropriées jusque-là négligées. Nous serons dévoilés des désirs relevant encore de mouvements égoïstes bien enfouis, avec des quantités de scénarios fantasmatiques qui se ruminaient dans nos rêves ou nos pensées sans que nous y prenions bien garde. Nous aurons de plus en plus maille à partir avec des agitations pulsionnelles générant des troubles inutiles. Etc. La conscience de plus en plus consciente de l’individuation du Soi nous révèlera ainsi combien son Devenir cosmique et sa Joie transcendante nous sont encore largement inconnus. Il y aura une foi et un amour naturel pour le principe de la prise de conscience absolue et éternelle, Le Seigneur Divin, et sa Joie créatrice, la Mère Divine. Mais nous saurons que nous ne leur sommes pas unis pleinement consciemment, même si notre foi pressent qu’ils sont là dans les profondeurs des ténèbres lumineuses du Soi. Et si une union spirituelle ne nous paraîtra pas impossible, une réalisation physique de cette union nous semblera encore plus lointaine et probablement délicate à avancer suffisamment dans le temps de vie offert par notre corps mortel pour produire un fonctionnement matériel et biologique indubitablement nouveau aux yeux de tous.

Tableau de Frédérique Lemarchand


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