L'approche qui suit en tant qu'expérience spirituelle possible semblera plus solide si quelques éléments de vie spirituelle sont devenus familiers. Voici quelques articles qui posent des bases en vue de celui-ci (pour le lire, cliquez sur la ligne concernée) :
- sur la possibilité de sciences de l'art spirituelles ;
- sur la réalisation de la lumière spirituelle ;
- sur la foi comme qualité de l'âme ;
- sur le pressentiment d'une âme ;
Sur l’arbre de vie de l’« Un innombrable », la feuille découvrira le sens de ce qui l’individue dans le feuillage[1]. Imaginons un arbre s’identifier à l’une de ses feuilles. A la pensée de chaque automne et de chaque hiver, à la vue de ses congénères mangées par des insectes ou emportées par le vent, cette feuille se sentirait condamnée à la tragédie de la vie. Si la feuille se savait et se vivait comme la terminaison d’une branche, elle se ressentirait l’expression d’un principe d’individuation de la vie de l’arbre. Elle saurait sa place dans l’œuvre de la manifestation de la vie. Quand la feuille a fait son temps, la branche qui s’est développée à travers elle demeure. Elle y fera repousser une toute nouvelle feuille à la saison prochaine. La feuille, ses couleurs émotionnelles, ses nervures physiques, ses pensées et ses volontés n’étaient qu’au service de la croissance de cette branche, du véritable principe d’individuation en la branche.
Prendre conscience de ce principe d’individuation reviendrait à faire émerger ce que certains appellent l’étincelle de l’âme, d’autres le jivatman ou encore la Monade. Le mot « âme » fait l’objet de beaucoup de croyances religieuses qui cherchent à consoler l’ego. Ici, l’âme pourrait être d’abord le terme le plus simple pour dire l’avancée de l’individuation de la vie universelle en nous. Elle n’est donc pas ici une idée faisant espérer une vie de l’ego après la mort physique. Dans notre esprit, elle désigne l’expérience d’une réalité immortelle qui croît à travers la manifestation, la transformation et la dissolution de l’ego.
Dans les promesses religieuses de salut, il est rarement question d’un ego individuel qui servirait, sans le savoir, la croissance de l’âme. L’aventure spirituelle à laquelle nous invitons fait ce pari : l’absolu est l’arbre de vie une et innombrable ; chacune de ses feuilles en sert la manifestation globale et en particulier celle d’une branche ; chacune peut y participer de plus en plus consciemment. Quand elle s’imagine n’être qu’un individu mortel séparé des autres, une feuille ignore la présence de la branche qui s’individue secrètement à travers elle.
Quand une feuille se vit comme l’expression du tronc et de sa sève, elle est certainement plus proche de son âme. Déjà, elle s’éprouve animée d’une vie sans naissance ni mort. Prendre conscience de cette vie intérieure, qui embrasse tout l’arbre, peut relativiser fructueusement l’existence ego-centrique de feuille. La réalisation qu’elle est, dans son essence, la sève de tout cet arbre, peut aider une feuille à percevoir la branche qui l’individue. La reconnaissance d’être la vie universelle ouvre le cœur. Découvrir le secret de l’âme, l’étincelle par laquelle la lumière de la vie universelle s’individue, c’est être au cœur du cœur. Distinguer le foyer subtil de l’âme dans le cœur est le fruit d’une aventure souvent longue et exigeante ; la seule réalisation spirituelle de la sève peut sembler suffisante. Une feuille peut avoir l’idée qu’après cette réalisation, il n’y a rien à faire. Peu importe qu’elle demeure une manifestation relative et imparfaite avec ses désirs de feuille jusqu’à sa chute, puisqu’en arrière-plan luit la paix de la vie universelle.
Ce figuier primordial a ses racines en haut et ses branches en bas, dit la Katha upanishad |
Pour nous, perpétuer une distinction entre un absolu et un relatif n’est pas embrasser la vie une et innombrable en plénitude. La vie de l’arbre peut être clairement consciente d’elle-même à travers une feuille, mais elle peut laisser indistinct le processus qui en fait un arbre. Pour certains d’entre nous, une aspiration au beau, au juste et à l’authentique porte notre individualité humaine à plus de perfection. Elle rend insatisfaisante la seule juxtaposition de la paix intérieure et la joie d’être impersonnelles avec le devenir informe de nos petits désirs. Cette aspiration nous invite à parfaire nos pensées, nos émotions et notre volonté. Dérangés dans leur positionnement, certains s’en prennent à toute aspiration à la perfection. « Tout est parfait », assènent-ils. Pour nous, ressentir l’harmonie de cet ici et maintenant ne s’oppose pas au fait d’en percevoir la perfectibilité. La perfection de l’être n’empêche pas la perfectibilité de son devenir. Pour certains d’entre nous, l’aspiration à la perfection est l’expérience d’une manifestation spirituelle de la vie universelle. Si une telle aspiration émane de la vie de l’arbre et si elle sert sa croissance, elle pourrait peu à peu déplacer le foyer d’existence d’une feuille. A terme, son existence pourrait prendre forme consciemment au niveau de la branche qui la porte, au cœur de son cœur.
Notre ego était un obstacle en tant qu’ego-centrisme nous séparant d’une possible conscience de la vie universelle. Mais il n’était pas qu’une auto-illusion de la vie universelle, il est aussi une formation pour servir la croissance de la vie universelle. Celle-ci peut être transformée et perfectionnée jusqu’à la dissolution de toute volonté ego-centrique et de toute identité séparatrice. La formation de l’ego n’est pas alors simplement abandonnée ou abolie par la vie universelle ; elle est élargie et assimilée au sein de l’entité psychique par laquelle la vie s’individue en nous.
Parmi les feuilles en qui la sève de l’arbre se reconnaît comme source de vie, il y a des feuilles dont la contribution à la croissance de tout l’arbre semble mince. Qu’en sera-t-il la prochaine saison ? Toutes les branches poussent sur le même arbre de vie et ont leur place dans son tout. Les imperfections du feuillage n’empêchent pas la perfection du branchage où la plus infime contribution vaut incommensurablement.
Par la conscience croissante
de son principe d’individuation, une feuille pourrait incarner une conscience
de plus en plus fine de cet « Un innombrable » qu'est l'arbre en
entier. Par la conscience de la sève, il y a vie éternelle. Et par une individuation
croissante de l’« Un innombrable », il y a vie en perpétuelle
évolution créatrice. En se mettant à l’écoute de la dimension individuante,
l’aventurier spirituel qu’est cette feuille servira au mieux la croissance
évolutive de toute la vie de l’arbre. Ainsi notre pari d’aventurier spirituel
est qu’être de plus en plus conscient du processus d’individuation de la vie nous
ouvrira à une incarnation évolutive inédite de l’« Un innombrable ».
Cette image de
l’arbre de vie permet au moins mentalement de mieux pressentir l’individuation,
mais elle a une limite. Elle peut sembler tenir la feuille pour accessoire à
cause de sa mortalité et donc de son impermanence. Mais à y regarder de plus
près, sans ces feuilles, il n’y aurait pas croissance de l’« Un innombrable »
à travers ses individuations. La matière et ses processus évolutifs sont le
lieu du devenir de la vie universelle. L’individuation de la vie est
interdépendante des évolutions de la conscience dans la matière. C’est à
travers des organisations de la matière de plus en plus complexes comme la
conscience émotionnelle et mentale, qu’elle peut elle-même émerger. Jusqu’à
présent, l’individuation de la vie n’était qu’une influence souterraine, une
certaine coloration indistincte des actions d’un ego.
[1]. Le symbole de l’arbre apparaît dans de nombreuses traditions spirituelles. Dans Le yoga de la Kathopanishad, Les éditions du Rocher, p.271-274, Sri Krishna Prem (1898-1965) traduit ce passage de l’Upanishad sur l’arbre : « (1) Ce Figuier primordial a ses racines en haut et ses branches en bas. En vérité, c’est le Pur, c’est le Brahman, Celui-là qu’on nomme l’Eternel. Il contient la totalité des mondes et nul ne va au-delà de Lui. C’est Cela en vérité. » Puis, il commente : « [I]l existe dans la tradition hindoue une particularité qui, à ma connaissance, ne se trouve nulle part ailleurs, c’est-à-dire que l’Arbre est décrit avec ses racines en haut et ses branches en bas [...]. De ce lieu d’enracinement transcendant il fait descendre son tronc de manifestation à travers les univers, et sept branches essentielles partent de ce tronc, chacune d’elles se subdivisant en rameaux et tiges innombrables. Le tronc lui-même est unique, car c’est l’arbre de la Mère, la grande Mula prakriti, substance de l’univers. La sève qui coule dans ses veines est la vie même de toutes les créatures et sur ses branches les Etoiles sont aussi suspendues. Cet arbre existe sur tous les niveaux et par conséquent en l’homme aussi […]. » Notre développement sur le lien entre cet arbre de la vie universelle, la croissance de notre âme comme individuation de la vie et notre existence psychocorporelle est au fond un commentaire de la Katha Upanishad.
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