NE CEDONS PAS SUR LE SENS
D’ETRE NOTRE PROPRE AUTORITE FACE AUX VISIONS DU MONDE
ANTISPIRITUELLES ! DES SCIENCES
SPIRITUELLES SONT POSSIBLES !
TOUT ENGAGEMENT SPIRITUEL RESTE UN PARI FACE AUX CULTURES
ANTISPIRITUELLES.
Nous invitons à une aventure, pour mettre au
cœur de nos cultures l’expérience de la vie en plénitude. Certains observateurs
donnent à penser qu’un tournant « spirituel » se produit aujourd’hui,
en France et ailleurs. Il concerne une certaine frange sociale des classes moyennes
et touche aussi les classes sociales supérieures[1],
[2].
Cependant, de notre point de vue, il demeure fragile
et naissant : il y a une masse de plus en plus impressionnante de
chercheurs, mais peu de trouveurs parmi elle et encore moins d’authentiques
explorateurs. Ce tournant pourrait n’être qu’une « mode » passagère et non
un tournant culturel et évolutif. A ce stade, il ne s’agit pas de l’émergence
d’un monde surmoderne éclairé fraternellement par de nombreux trouveurs et
explorateurs spirituels, reconnus culturellement et socialement. Cette émergence reste encore l’objet
d’un pari. Notre société demeure globalement un peu déboussolée, malgré la soif de spiritualité qui s’y
manifeste. Une aventure spirituelle reste un saut dans l’inconnu.
Celui-ci paraîtra plus rationnel et souhaitable
si nous comprenons que vivre une spiritualité authentique signifie, aussi,
développer le sens de notre propre autorité. Nous ne pouvons ignorer que notre
société reste imprégnée de culture antispirituelle. Le sens de notre propre
autorité devra croître en discernement face à un mélange de préjugés
antispirituels tenaces et de critiques légitimes de la spiritualité actuelle.
Nous allons donc d’abord chercher à mieux cerner
cette culture antispirituelle. En France, ses racines procèdent de la
disqualification de la science mystique au cours du XVIIIème siècle et du
XIXème siècle. Celle-ci a été menée, à la fois de l’extérieur par les
anticléricaux matérialistes et athées, et de l’intérieur même de la religion
chrétienne par des clercs. Ces mouvements antispirituels sont encore actifs,
mais celui qui, aujourd’hui, s’engagerait dans une aventure spirituelle aujourd'hui aura affaire à de nouveaux succédanés.
S’intéresser à la spiritualité et s’engager
authentiquement dans une pratique pour vivre intérieurement en plénitude se
heurteront à une série d’objections, de suspicions, quand ce n’est pas à une
forme d’ironie. On moquera notre déraison New Age qui va à l’encontre du
bon sens rationnel et scientifique. On accusera nos lubies de contribuer un peu
plus à la ruine des valeurs des traditions religieuses séculaires auxquelles
nos appartenances familiales nous rattachent parfois encore. Si votre relation
à la vie évolue en vérité, cela dérangera forcément une partie de votre
entourage, même s’il joue l’affabilité tolérante. Car, même si contrairement au
sectaire ou au religieux, vous ne voulez pas imposer votre soi-disant vérité,
votre authenticité risquera de froisser l’inauthenticité et le conformisme. Dès
lors face à vous, même si on n’y adhère que par opportunisme, on vous opposera
les armes séculaires de la religion et de la science fourbies contre les
velléités spirituelles et mystiques.
L’inquisition religieuse n’est plus.
Notre société se veut pluraliste et promeut la liberté d’expression et de
conscience. Cependant, parler, aujourd’hui, librement de mystique en dehors des
religions instituées est encore vite assimilé à des troubles psychologiques. Parler
de sagesses en dehors d’une perspective philosophique académique ou parler de
spiritualités en dehors d’une lignée traditionnelle est, souvent, soupçonné
d’errances sectaires. Parmi ceux qui promeuvent la méditation de pleine
conscience comme pratique thérapeutique et méliorative, pointer une réalité
« spirituelle » reste souvent mal vu[3]. Notre pluralisme démocratique devrait aussi promouvoir l’aventure
spirituelle comme expression de la liberté de conscience. Malheureusement, les membres des associations
antisectes s’avèrent, encore trop souvent, des garants d’une tiédeur religieuse
traditionnelle[4] ou des héritiers du matérialisme athée[5] antispirituel. Ils prétendent protéger les gens contre leurs
« errances spirituelles ». Ils ne voient pas qu’ils risquent de
rejeter l’expression la plus haute de leur liberté de conscience :
l’aventure d'une transformation spirituelle. Pour eux, les suspects sont d'abord ceux qui
invitent à mener une quête intérieure en dehors des grandes religions. Certes,
leurs critiques affutées des nouveaux mouvements spirituels hors religion sont
souvent justes. Elles pointent des comportements où la perte du sens d'être sa
propre autorité est manifeste. Mais ils n’ont pas su prévenir le sectarisme
liberticide de trop nombreux croyants religieux chrétiens[6]. On peut aussi constater qu'ils n'ont pas su
prévenir la réelle dangerosité des sectarismes là où elle finirait par produire
le plus de violences. A aucun moment, leurs rapports critiques ne montrent
qu’ils auraient pressenti la montée du sectarisme barbare de certains croyants
musulmans[7].
FAUT-IL LIBERER LES CULTURES SPIRITUELLES DES
VISIONS DU MONDE RELIGIEUSES ?
A vrai dire, aucune culture spirituelle
n’a jamais dominé l’intégralité de la culture humaine. Au cours de ces quatre
derniers siècles, en Occident, les lumières de la science et les progrès
technoscientifiques semblent davantage avoir modelé nos plus grandes
transformations culturelles. Les lumières de l’expérience de la vie en
plénitude sont restées marginales. Certes, des figures religieuses et
spirituelles ont parfois occupé le premier plan social au Moyen Âge en Europe.
Ou encore de nos jours, en Inde, des politiques se rendent dans des ashrams
animés par des enseignants spirituels reconnus. Ces visites témoignent, au
moins, de l’importance que leurs électeurs accordent à cette dimension. Mais
jusqu’à récemment, ce ne sont que des formes culturelles de nature religieuse
qui ont prolongé le rayonnement des grandes figures spirituelles. Or, à un
moment ou à un autre, toute forme culturelle de religiosité contredit
socialement et mentalement l’ouverture et la liberté qu’exige la vie
universelle. Les croyances véhiculées par les organisations religieuses et
spirituelles produisent des carcans mentaux, qui s’opposent à un authentique
abandon[8] à la créativité de la vie universelle[9].
En Inde, la culture religieuse possède
des lumières spirituelles indéniables. Mais on doit admettre que cette culture
religieuse justifie, le plus souvent encore, un système machiste de castes à l’aide
de catégories discutables, comme le pur et l’impur. Au Moyen Âge, un Bernard de
Clairvaux ou, auparavant, un Augustin d’Hippone étaient indéniablement habités
par une expérience de la lumière spirituelle : leurs écrits nous en offrent de
précieuses indications[10]. Ils avaient les oreilles des puissants, mais l’un et l’autre
n’ont-ils pas cautionné une culture religieuse intolérante[11] ?
On peut relier ceci, peut-être, aux
mentalités prémodernes. Au XXème siècle, le catholicisme, une des plus grandes
religions organisées mondialement, commence à affirmer la nécessité de la
tolérance religieuse moderne et d’un véritable dialogue interreligieux. Ainsi,
aujourd’hui, de nombreux chrétiens postmodernes dialoguent ou même pratiquent
des éléments spirituels des autres grandes religions. Cela ne les condamne plus
à être excommuniés, c’est-à-dire exclus de leur église[12].
Un horizon surmoderne implique de promouvoir une culture favorisant le pluralisme
spirituel. Promouvoir la
coexistence religieuse pacifique est un premier pas appréciable. Nous voulons aller plus loin en favorisant l’incarnation d’un pluralisme surmoderne. Il se
réaliserait à travers la vie de nombreux trouveurs et explorateurs de la vie en
plénitude. Ils seraient habités par l’aspiration à une manifestation exigeante
de leur singularité spirituelle, tout en œuvrant, en commun, à une conscience
fraternelle. Le cœur de cette culture surmoderne, que nous
appelons de nos vœux, s’avèrerait le fait même de notre participation consciente à
l’« Un innombrable ».
Un pluralisme
spirituel surmoderne pourrait aller bien au-delà de la
simple promotion de la tolérance religieuse moderne ou d’un dialogue
interreligieux postmoderne. Tolérance et dialogues n’excluent nullement de
penser qu’au final nos croyances sont plus justes que celles du voisin. Un
pluralisme spirituel de l’« Un innombrable » encouragerait, lui, d’abord
des pratiques multiples. Il favoriserait une individuation par-delà les
représentations sociales et familiales dans lesquelles nos personnalités se
sont tissées dans un premier temps. Ce serait une culture voulant manifester
« innombrablement » l’Un[13].
Une pratique spirituelle est censée
découvrir un fait intérieur, sous un certain angle et à un certain degré de
plénitude. Une croyance religieuse est au mieux une interprétation sacralisée
de faits intérieurs. Nos pratiques spirituelles sont partageables. Elles
permettent des espaces publics de discussions et d’expérimentations. Nos
opinions religieuses nous séparent, car elles nous identifient toujours à des
espaces communautaristes sacralisés, où le non-croyant n’est jamais accueilli
sans des restrictions.
Une culture spirituelle authentique
privilégiera l’exploration des faits intérieurs. Elle veillera à diffuser
toutes les interprétations pertinentes pour la partager expérimentalement. Mais
elle résistera à toutes les tentations de les fixer métaphysiquement ou
théologiquement. Ces interprétations ne doivent ni empêcher de nouvelles
expressions de la vie universelle, ni rejeter des réalisations spirituelles
inédites de son exploration. Cette mise en avant de l'expérimentation
intérieure lui permettra de surmonter plus aisément les difficultés inévitables
d’un dialogue. Au fond, celles-ci tournent toujours autour d’approximations ou
de rigidités, propres aux interprétations de ce qui nous tient à cœur. Enfin et
surtout, une telle culture nourrira l’aspiration à s’ouvrir à des dimensions du
fait intérieur jusque-là ignorées.
Contrairement aux religions stagnant aux
stades prémodernes, ces cultures spirituelles ne rejetteront pas les cultures
scientifiques. Elles s’enrichiront d’apports des sciences de la
nature ou des sciences psychologiques. Avec
elles, ces cultures sauront de mieux en mieux être libres des croyances et des interprétations.
Nous vous invitons à voir que les faits intérieurs authentiques ne sont
pas invalidés par des faits objectifs observables de l’extérieur. Il y a des
faits intérieurs vérifiables, si on mène telle ou telle pratique. Mais leurs
interprétations traditionnelles, ou certaines croyances religieuses qu’ils
justifient, peuvent être discutées. Il y a des faits que les sciences pointent
par des protocoles expérimentaux qui ne sont pas sans rapport avec ces
interprétations et ces croyances. Toute représentation des faits peut, elle,
être invalidée, qu’elle soit scientifique ou liée à une tradition spirituelle
éprouvée. Il suffit qu’un fait intérieur ou objectif, ignoré, négligé ou rejeté
jusque-là, le montre. Des cultures surmodernes ne s’empresseraient pas de
déclarer impossibles telles ou telles dimensions spirituelles. Elles auraient
toujours un usage pragmatique de leurs représentations. Elles sauraient évoluer
aisément si des faits nouveaux, qu'ils soient extérieurs ou intérieurs, y
invitent.
Ces quelques indications suggèrent que
les cultures religieuses ne suffiront plus pour traduire l’expérience
spirituelle, contrairement à ce qui a eu lieu par le passé. Les tendances
intégristes des traditions religieuses s'opposent aux tendances intégrales des
spiritualités surmodernes. L'intégrisme consiste à sacraliser une tradition
dans le moindre de ses détails et à juger profanatrice ou hérétique toute
tentative de réforme. L’aventure surmoderne intègrera tout ce qui amplifie
l’éclairage de sa lumière spirituelle.
NOTRE PARI EST QU’A COTE DES AUTRES SCIENCES,
DES SCIENCES SPIRITUELLES EMERGENT LIBREMENT DES RELIGIONS.
Le bouddhisme véhicule une culture
spirituelle très pragmatique. En Asie et en Occident, il a cependant bien le
visage d’une religion[14]. La majorité des fidèles participent à des cérémonies, des rituels.
Certains fidèles pratiquent des mœurs sans en percevoir l’intérêt spirituel.
Des récits légendaires ou miraculeux sont perpétués. Face à la modernité,
certains courants bouddhistes ont pu représenter des forces de stagnation, de
déclin. Et pire, en l’adoptant, d’autres, tout particulièrement au Japon, ont
nourri un impérialisme[15]. Cette attitude religieuse ressemble alors en tout point à celle d’islamistes
promouvant l’expansion de l’Islam par la guerre. Elle ressemble à celle de
missionnaires chrétiens occidentaux approuvant les colonisations ou une
déculturation économique. En Occident, la spiritualité du bouddhisme reste
portée par des figures en apparence moins marquées par le religieux[16]. De ce fait, sa science expérimentale de l’intériorité est davantage
perceptible[17]. Ces dernières années, les sciences de la nature et de la psychologie
ont confirmé les effets bénéfiques de certaines pratiques bouddhiques sur les
plans biologiques ou au niveau du bien-être psychique[18]. Dans le bouddhisme, pour s’assurer que les mots, les pratiques et
les expériences soient entendus et vécus de manière juste, une initiation
s’avère nécessaire. Malheureusement, comme dans les autres religions, il arrive
trop souvent encore que les autorités spirituelles les plus authentiques légitiment
institutionnellement des pratiques, des autorités et des croyances peu
éclairantes[19]. C’est d’ailleurs fréquemment en marge des institutions religieuses
qu’a lieu la diffusion d’une culture philosophique et spirituelle bouddhique
réellement libératrice.
Cela ne choque personne que les sciences
de la nature et de la matière puissent être vulgarisées. Nous admettons que
seuls ceux qui la font vraiment peuvent nous éviter les mésinterprétations
qu’engendrent les vulgarisations.
Il est clair que les mésinterprétations
d’une culture spirituelle sont plus nombreuses encore que celles d’une culture
scientifique. A première vue, les mots d’un discours spirituel semblent souvent
plus accessibles qu’une formule mathématique dont l’énoncé a un sens que pour
celui qui a été suffisamment initié. En fait, cette première impression est
fausse, car un discours spirituel authentique use de concepts, qu’il faut
entendre dans leur juste sens pour une mise en pratique efficace. Un même mot
peut avoir un sens différent d’une culture spirituelle à l’autre. Un usage
fossilisé et rigide d’un concept spirituel le ramène déjà à n’être plus qu’une
croyance : il n’est plus uniquement au service d’un fait intérieur, il
devient un énoncé qui s’oppose à d’autres jugés sacrilèges, il devient un dogme.
Le chercheur spirituel doit croître dans le sens d’être à soi-même sa propre
autorité pour le discerner. Mais la maîtrise de la cohérence mentale d’un
ensemble de concepts spirituels n’est pas l’équivalent d’une perception intérieure
claire. Le sens d’être sa propre autorité doit donc gagner en acuité ; il
s’agit de bien entendre des concepts qui décrivent des gestes intérieurs pour
vivre et percevoir sa vie plus en plénitude[20].
Entre 1694 et 1696, se joue le destin de
la « mystique »[21] en France. La Justification de Madame de La Motte Guyon, à
laquelle contribue Fénelon, défend en note les termes de « science
mystique » :
«
[C]ar enfin qu’un Docteur en théologie, parce
qu’il est habile Docteur se croit médecin, il se tromperait ; parce que c’est
une science particulière jointe à l’expérience […]. La science mystique est de
même. Elle a convenance avec les autres sciences, mais elle a en même temps des
différences infinies. Et de même qu’un médecin savant, sans aucune expérience
de son art, ne fera jamais un bon Médecin, quoiqu’il soit très savant ; aussi
dans la science de l’intérieur, l’expérience est la véritable science, et même
l’unique ; parce que la science de l’intérieur est une sagesse infuse par
dedans, dont l’expérience est lumineuse, et enseigne elle-même sans
raisonnement successif ; ce qui ne se trouve en nulle autre science, dont
l’étude précède l’expérience. »
Fénelon et Madame de Guyon considèrent la
spiritualité comme une science de l’art à l’image de la médecine. Leurs propos
nous inspirent notre pari d'une culture éclairée par des sciences spirituelles.
En leur temps, Fénelon et Madame de Guyon s’étaient heurtés à l’hostilité religieuse
de ceux qui détenaient socialement et politiquement le pouvoir. Ils furent
accusés de quiétisme[22] ou de semi-quiétisme. Ces accusations soupçonnent (peut-être
pertinemment) que cette « science mystique » puisse venir à se passer
de ce qui constitue le religieux : rituels, cérémonies sacramentelles et
donc respect d’une hiérarchie ecclésiastique[23], [24]. Bossuet, le leader de l'opposition à Fénelon et Madame de Guyon, aura été
un des artisans du retour de la « science mystique » au plus secret
des monastères[25]. Selon
nous, cette volonté du religieux de soumettre la « science mystique »
révèle déjà la crainte d’une spiritualité laïque libre de toute autorité
sociale extérieure[26], [27].
En ce sens, il y a effectivement le fait
que l’entourage de Fénelon et Madame de Guyon était composé de nombreuses personnes
laïques. On y comptait des protestants ou un des futurs acteurs majeurs de la
Franc-maçonnerie comme le chevalier de Ramsay. La conversion spirituelle
intérieure prévalait sur la conversion religieuse, même si certaines de ces
personnes se sont converties au catholicisme de Fénelon et de Madame de Guyon. Une
spiritualité laïque peut être liée à une conversion intérieure[28], mais elle n’exige plus de conversion religieuse. Elle n’impose plus
des rites et des règles d’appartenances communautaires religieuses qui
définissent un « nous » par rapport à un « eux ».
Par ailleurs, notre passage de la
Justification précise bien, en effet, que c'est la lumière intérieure de la
vie, en tout et au-delà de tout, qui enrichit, elle-même, les connaissances de
la science de l'art spirituelle. Ainsi, cette science se renouvelle dans
l’approfondissement de l’illumination intérieure elle-même. Une telle science
ne peut se réduire à une fidélité doctrinale à un ensemble de concepts, même
s’il a permis une perception de la lumière spirituelle. Une organisation
ecclésiastique, qui tire autorité de concepts et de symboles sans en avoir la
perception, ne peut que se sentir menacée, dans ses prérogatives, par une telle
Justification de Madame de La Motte Guyon.
Plus tard, le rejet de la mystique par
les athées matérialistes antispirituels sera plus radical que son confinement
en dehors de la vie publique. L'offensive athée contre la « science
mystique » consistera à l’assimiler à l’hystérie ou aux prétentions
fumeuses occultistes et ésotériques. À la fin du XIXème siècle, la médecine
psychiatrique naissante associera, presque unanimement, la mystique à la folie.
Pour les athées matérialistes antispirituels, les symboles religieux n’ont donc
pas de signification intérieure authentique ; c’est un monde imaginaire
enchantant illusoirement le réel de superstitions et d’obscurantisme. Au cours
du XIXème siècle et au début du XXème siècle, le rationalisme entendait expliquer
tout le réel et lui ôter tout mystère. En réaction sont apparus des mouvements
comme le spiritisme ou la théosophie[29]. Une parapsychologie a voulu prouver des phénomènes occultes. La
pseudo-rationalité de ces mouvements a été régulièrement démystifiée. Dans le
domaine religieux, on a aussi valorisé les phénomènes extraordinaires comme les
miracles et les apparitions[30]. Mais des supercheries récurrentes dues à ce goût pour l'extraordinaire
ont été révélées. La « science mystique » occidentale est restée loin
des consciences : le goût des miracles ou le désir de communications avec
des esprits ne sont que rarement soif d'éveil à la vie universelle. Un occultisme
nébuleux peut même renforcer parfois dramatiquement l’illusion de la conscience
ego-centrique.
Tous ces mouvements auront ainsi mis fin à la curiosité pour la véritable « science mystique », en la disqualifiant pour longtemps. La spiritualité « mystique » et, plus encore, une « science mystique » restent aujourd’hui inadmissibles pour le grand public. Plus stupéfiant, elles le restent pour nombre de chrétiens. Comme nous l’avons vu, ils s’agrippent, avant tout, à leur morale religieuse. Ils en attendent vainement un amour désintéressé.
Cependant, l’expansion actuelle de la
méditation de pleine conscience est un signe avant-coureur de changement. Selon
nous, certaines spiritualités (sur)modernes germent déjà. Pour Fénelon et
Madame de Guyon, la spiritualité chrétienne peut se développer comme une
science de l’art à l’image de la médecine. Aujourd’hui encore, la médecine reste
une science de l’art. Elle intègre des ressources de diverses branches des
sciences de la vie. Elle recourt à des médecines traditionnelles à l’efficacité
reconnue. Elle peut aussi intégrer des éléments de psychologie et même de
spiritualité. C’est alors un art de combiner diverses techniques au service
d’un patient : comme par le passé, mais en un autre sens, elle demeure donc une
science de l’art. Nous parions que ce statut de sciences de l'art sera
également reconnu pour des « thérapeutiques » spirituelles qui défont
efficacement le nœud mental et émotionnel ego-centrique. La spiritualité comme la médecine doit intégrer la
spécificité de son « patient » en le soignant, car chaque être a ses
singularités. En effet, il y a des soins généralement appropriés à tous, mais
il se peut exceptionnellement qu'ils ne le soient pas. Notre enfermement dans
une manière d'être de notre personne a des particularités qui font obstacle,
spirituellement, à une expérimentation ou à une réalisation. Prolongeons
l’analogie. D’après certains médecins, pour améliorer la prévention, la
singularité des prescriptions médicales serait plus grande encore. Du côté
spirituel, si la vie universelle s’est réalisée, son ouverture se manifestera
aussi à travers notre individualité donnant à toutes
nos évolutions de conscience une dimension
singulière. Se développant en sciences de l’art, les sciences surmodernes de
l’intériorité intégreront cet aspect singulier de la transformation
spirituelle. Celle-ci sera promue autant en amont qu’en aval de la réalisation
de la vie universelle.
[1]. Le GERPSE (Groupe
d’étude sur les recherches et les pratiques spirituelles émergentes)
(http://dres.misha.cnrs.fr/spip.php?article365)
a mené une enquête sur plus de 6000 questionnaires qui le démontre. Le
compte rendu de cette enquête se lit dans l’ouvrage de Jean-François
Barbier-Bouvet, Les nouveaux aventuriers de la spiritualité. Enquête sur une
soif d’aujourd’hui, Paris, Médiaspaul, 2015.
[2].
Dans les pays anglo-saxons comme la Grande-Bretagne ou les USA, certaines
enquêtes suggèrent aussi un recul du religieux au profit du spirituel. Dans
l’article Trends in Church Life : The Spiritual Revolution, Linda
Woodhead rend compte de l’enquête sociologique menée avec Paul Heelas :
« Pendant deux ans, nous avons exploré chaque forme de religion et de
spiritualité que nous pouvions trouver à [Kendal] cette ville de 28000
habitants. Nous avons observé leurs activités caractéristiques et nous avons
interrogé ceux qui étaient impliqués. Nous avons observé que les activités
associatives religieuses et spirituelles de Kendal pouvaient être divisées en
deux catégories : celle qu’on a fini par appeler « le domaine congrégationnel »
et l’autre, « le milieu holistique ». […] En comptant le nombre impliqué dans
le domaine congrégationnel et holistique, en entreprenant quelques recherches
longitudinales, nous avons trouvé qu’en dépit du fait que son nombre dépassait
le deuxième avec une proportion de 4 pour 1 à l'époque de notre recherche (7,9%
de la population de Kendal était actif dans le domaine congrégationnel, 1% dans
le milieu holistique), le domaine congrégationnel était en train de décroître
et que le milieu holistique se répandait rapidement. Si la tendance actuelle se
maintenait, le milieu holistique commencerait à dépasser le domaine
congrégationnel dans environ 40 ans. Avec cette découverte en tête, nous avons
nommé le livre qu’on avait écrit sur le projet : La révolution spirituelle :
pourquoi la religion laisse sa place à la spiritualité [The Spiritual
Revolution: Why Religion is Giving Way to Spirituality] (Paul Heelas and
Linda Woodhead, 2005). [Pour davantage d’informations et de données, voyez
notre site www.kendalproject.org.uk.] » [Nous traduisons].
Ce même
ouvrage de sociologie présente p.55-60 des discussions sur des données qui
rendent compte d’un déclin similaire des églises et congrégations religieuses
aux USA, depuis les années 1970.
[3]. Par exemple, Jon Kabat-Zinn est un des principaux acteurs anglophones de la
méditation de pleine conscience. Dans un premier temps, certains passages d’un
de ses livres plus axés sur la spiritualité et la nécessité de développer une
culture spirituelle sur les plans sociaux et politiques n’ont pas été traduits
en français. Dans une conversation rapportée par Thierry Janssen dans Ecouter le silence à l’intérieur,
L’iconoclaste, 2018, p.221-222, Jon Kabat-Zinn reconnaît lui-même ses efforts
pour « éviter ce mot, car il faisait encore peur à beaucoup de
gens. ». Pour pénétrer notre culture, il fallait valoriser le caractère
scientifique de cette pratique, quitte à taire sa dimension spirituelle. Dans
les pays francophones, la méditation de pleine conscience reste donc d’abord
considérée comme une des thérapies cognitives de troisième génération (cf.
Docteur Yasmine Liénard, Pour une sagesse moderne, Les psychothérapies de 3e
génération).
[4].
Ces antisectes, par ailleurs religieux, sont les héritiers de Bossuet. Ce haut
dignitaire de l’Eglise catholique du XVIIème siècle a disqualifié la véritable
science mystique. Excellent rhéteur et intrigant, il l’a fait condamner pour sa
radicalité même. Il lui a substitué de la bigoterie, une pseudo-spiritualité
dévotionnelle affadie. Nous reviendrons plus loin sur le recul de la
spiritualité catholique en France à partir de la fin du XVIIème siècle. Notre
note 102 reviendra plus en détail sur les idées de Bossuet contre les échos des
mystiques rhéno-flamandes dans l’école française de spiritualité du XVIIème
siècle.
[5].
Nous voudrions nuancer le propos de Michel Onfray lorsqu’il affirme dans sa Contre-histoire
de la philosophie que le matérialisme athée est une composante
intellectuelle rejetée par les pouvoirs universitaires et politiques. Car le
matérialisme dialectique communiste a dominé la scène philosophique au XXème
siècle. Ce matérialisme est même devenu une position intellectuelle politiquement
dominante dans certains pays. Enfin, le matérialisme athée est assez largement
dominant dans la communauté scientifique depuis la fin du XIXème siècle jusqu’à
aujourd’hui. C’est donc le matérialisme athée comme art de vivre qui est resté
rare jusqu’à aujourd’hui. Avec André Comte-Sponville, Michel Onfray en est un
des représentants les plus connus médiatiquement.
[6].
Car il faut aussi évoquer l’obscurantisme de certains mouvements évangéliques
et l’étroitesse d’esprit de la plupart des confessions chrétiennes. Certains
évangéliques pratiquent des exorcismes dangereux. La plupart refuse des
enseignements scolaires scientifiques élémentaires sur l’évolution ou sur le
genre. Lors de coming-out, l’homophobie rampante de nombreuses familles chrétiennes
de toutes confessions produit des violences regrettables. Le refus moral des
chrétiens d’une libre sexualité adulte consentie et du droit de disposer de son
corps veut passer pour un respect de la vie et de la nature. L’étude des
comportements sexuels animaux montrent qu’ils projettent souvent leurs préjugés
sur ce qu’ils croient naturels. Ces chrétiens montrent beaucoup d’énergie pour
des croyances et des valeurs bien relatives au regard de ce qu’il faudrait
investir pour démocratiser l’expérimentation de la valeur infinie du fait
intérieur. L’amour évangélique prôné ici est loin d’être inconditionnel et non
préférentiel : il assume de façon fort limitée la liberté d’individuation
de l’« Un innombrable » de la vie…
[7].
Nous renvoyons à notre Guide Almora de la spiritualité, édition 2013,
p.545-552.
[8].
On peut trouver paradoxal d’associer abandon, d’une part, et créativité d’autre
part. Swami Prajnanpad, maître d’Arnaud Desjardins pousse plus loin que nous ce
paradoxe en affirmant : « Complete slavery is perfect
freedom [L'esclavage complet est la liberté parfaite] ».
[9]. On se reportera au chapitre V portant sur la foi, la confiance, le
doute et la croyance pour clarifier cet apparent paradoxe.
[10].
Dans ses Confessions, livre VII, chapitre X, Augustin d’Hippone écrit : « Ainsi
averti de revenir à moi, j’entrai dans le plus secret de mon âme, aidé de votre
secours. J’entrai, et j’aperçus de l’œil intérieur, si faible qu’il fût,
au-dessus de cet œil intérieur, au-dessus de mon intelligence, la lumière
immuable […]. Qui connaît la vérité voit cette lumière, et qui voit cette
lumière connaît l’éternité. L’amour est l’œil qui la voit. » Dans ses Sermons
sur le Cantique des Cantiques XXXI, Bernard de Clairvaux écrit par exemple :
« Ainsi celui qui a l'œil trouble ne voit pas le soleil qui est clair, à
cause de la disconvenance qu'il a avec lui, mais il le voit, lorsque son œil
est clair, à cause de quelque ressemblance entre ces deux corps. Et si l'œil
était aussi pur que lui, il le verrait tel qu'il est sans s'éblouir, à cause de
l'entier rapport qu'il aurait avec lui. De même celui qui est éclairé par le
soleil de justice, qui éclaire tout homme venant en ce monde, peut le voir
ici-bas tel qu'il éclaire, parce qu'il lui est semblable en quelque chose […]. »
[11]. Dans sa lettre
93 à Vincent, Saint Augustin écrit : « Tous ceux qui nous épargnent ne
sont pas nos amis, ni tous ceux qui nous frappent, nos ennemis. Les blessures
d'un ami sont meilleures que les baisers d'un ennemi. Mieux vaut aimer avec
sévérité que tromper avec douceur. […] Qui peut plus nous aimer que Dieu ? Et
cependant il ne cesse de mêler à la douceur de ses instructions la terreur de
ses menaces. Les adoucissements, par lesquels il nous console, sont souvent
accompagnés du cuisant remède de la tribulation ; il éprouve par la faim les
patriarches même pieux et religieux ; il poursuit par de sévères châtiments la
rébellion de son peuple et ne délivre pas l'Apôtre de l'aiguillon de la chair,
malgré sa prière trois fois renouvelée, pour achever la vertu dans la
faiblesse. […] Vous pensez que nul ne doit être forcé à la justice, et vous
lisez pourtant que le père de famille a dit à son serviteur : « Et tous ceux
que tu trouves, contrains-les d'entrer [Evangile de Luc, 14,23] ». Saint
Bernard lance son appel à la croisade dans sa lettre 363 : « Eh quoi,
généreux guerriers, serviteurs de la croix, abandonnerez-vous le Saint des
saints aux chiens et des perles aussi précieuses aux pourceaux ? […] C'est à
vous maintenant, peuple riche et fécond en jeunes et valeureux guerriers, à
vous dont le monde entier connaît la gloire et célèbre le courage, c'est à
vous, dis-je, de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des
armes bénies des chrétiens. Renoncez à ce genre de milice, pour ne pas dire de
malice invétérée parmi vous, qui vous arme si souvent et vous précipite les uns
contre les autres pour vous exterminer de vos propres mains. Quelle fureur et
quelle cruauté, malheureux que vous êtes, de plonger votre glaive dans le sein
de votre semblable et de lui faire perdre peut-être la vie de l'âme en même
temps que celle du corps ! Hélas ! Le vainqueur, dans ces luttes, n'a pas lieu
de se glorifier d'une victoire […] il a frappé son âme à mort du même glaive
dont il a tué son ennemi. Ce n'est point un acte de bravoure, mais un véritable
accès de folie qui vous jette dans les hasards de pareils combats. Je vous
offre aujourd'hui, peuple aussi belliqueux que brave, une belle occasion de
vous battre sans vous exposer à aucun danger, de vaincre avec une véritable
gloire et de mourir avec avantage. » On le voit : une certaine
lecture de la Bible fait que le terrorisme djihadiste n’est pas loin !
Mais l’argumentation nous instruit : il y a une connivence entre la
violence éducative et l’usage des violences religieuses et politiques. L’idéal
postmoderne de la non-violence nous semble aussi un projet inachevé que notre
pari spirituel surmoderne veut intégrer. Par exemple, dans une éducation
surmoderne, on peut s’inspirer de Prajnanpad qui encourageait les parents à la
bienveillance, mais aussi à une fermeté qui ne soit plus confondue avec la
sévérité.
[12]. Ces progrès révisent en profondeur la croyance en l'enfer pour les hérétiques, les mécréants et les non monothéistes. Questionnent-ils assez le principe d'élection divine ?
[13].
En conséquence, un tel pluralisme surmoderne se méfierait de plusieurs écueils.
Ainsi, comme nous l’avons déjà vu, un tel pluralisme ne se satisferait donc
plus d’une coexistence de communautés. Une coexistence des croyances et des
mœurs multiples oublie l’importance d’un réel bien commun. On ne peut pas non
plus se satisfaire d’une démocratie qui, faute du sens approfondi d’une
fraternité ouverte, n'interdit pas encore la tyrannie d'une majorité. Le fait
que demeure la possibilité d’une telle tyrannie montre l’inachèvement de la
modernité. Chercher une harmonie de toutes les voix sera un idéal surmoderne.
Mais il faut encore faire que toutes les voix s’expriment et soient audibles.
Favoriser l’émancipation et la communication non violente est alors un double
défi majeur.
[14].
Nous rejoignons ici Xavier Pavie dans L’apprentissage de soi, Exercices
spirituels de Socrate à Foucault, Eyrolles, 2009, p.16-17 pour assimiler le
bouddhisme à une religion et non à une simple philosophie. Mais nous affirmons,
contre son propos, qu’il y a de nombreux exercices spirituels dans le
bouddhisme adaptables et praticables en dehors de sa religiosité. Les sciences
de la nature et de la matière en ont montré la pertinence, s'agissant de la méditation ou de la
compassion. D’ailleurs, toujours contre son propos, nous
affirmerons par la suite qu’il y a aussi des exercices spirituels chrétiens,
car il y a bien une science mystique. Un enjeu d’une telle science mystique
serait la foi en la dimension divine de l’expérience spirituelle. Mais si l’on
revient à l’expérience, il ne s’agit ni d’adopter dogmatiquement la notion de
divin, ni de la rejeter trop vite en faisant preuve de préjugé. Il faut
toujours et encore privilégier l’expérience spirituelle elle-même, sans
l’enclore dans une quelconque forteresse mentale.
[15]. On consultera Brian Victoria, Le Zen en
guerre 1868-1945, Paris, Editions du Seuil, 2001. Pour une analyse élargie
à tous les courants bouddhistes, on lira Bernard Faure, Bouddhisme et
violence, Editions Le Cavalier Bleu, 2008.
[16].
Dans Frappe le ciel, écoute le bruit, Pocket Evolution, p.164, Fabrice
Midal, une de ces figures de la spiritualité bouddhiste, rend bien compte d’une
tension interne au bouddhisme entre tradition, religiosité et science
spirituelle vivante : « J’ai compris que là, et là seulement,
réside le sens profond de la tradition – qui ne consiste pas à conserver des
usages anciens, à répéter un ensemble de propos ou de gestes connus, mais à
rencontrer la source d’où ils proviennent pour s’y désaltérer. Or comme
l’institution n’a que faire de cette source sur laquelle elle ne peut pas avoir
la mainmise, elle la trahit. Avec la disparition de la première génération de
ces pionniers qui vinrent en Occident, ayant souvent passé des années en
retraite, le bouddhisme tibétain s’est contenté de répéter les usages. Il s’est
institutionnalisé, perdant un rapport originel à ce qu’il avait reçu. C’est
l’extraordinaire paradoxe de notre temps : la tradition ne subsiste pas là
où elle est pourtant affirmée. Elle s’est échappée. »
[17].
Dans Frappe le ciel, écoute le bruit, Pocket Evolution, p.124, Fabrice
Midal rappelle le rôle éminent joué par le biologiste Francisco Varela pour
constituer une science de l’esprit, proprement dite, en ne s’écartant pas,
cependant, de la méthodologie scientifique : « Francisco Varela
regrettait que la science considère l’esprit humain en oubliant l’expérience
que l’homme peut lui-même en faire. Les sciences ont une méthode solide pour
étudier un objet donné, mais que peuvent-elles proposer pour étudier
l’expérience humaine ? Elles sont démunies. C’est là qu’il faut situer
l’importance de la pratique de la méditation qui est ressource unique pour
comprendre notre esprit :
« On
passe trop souvent sous silence qu’il y a, notamment dans la tradition
bouddhiste, une phénoménologie de l’expérience qui a développé un énorme
savoir ; et l’on n’a simplement pas le droit d’ignorer cette accumulation
de savoir, parce que celle-ci se situe dans le même esprit que la
phénoménologie occidentale, mais mise en action, c’est-à-dire expérimentée.
Hélas les occidentaux, par pur dogmatisme, ont écarté ces traditions sous des
étiquettes du style « ce ne sont que des traditions folkloriques »,
ou « ce ne sont que des religions ». » »
[18].
On trouvera ici quelques articles scientifiques :
http://www.association-mindfulness.org/articles-scientifiques.php.
[19].
On ne peut pas passer sous silence nombre de polémiques agitant le monde
bouddhique francophone que notre Guide Almora de la spiritualité a
relaté.
[20].
Les expériences de pensée visent à cultiver
le sens d’être notre propre autorité en matière spirituelle. Les quelques
expérimentations intérieures présentées ici sur la lumière spirituelle et là sur le rapport entre l'ego et le Soi de la Lumière spirituelle posent des bases, pour leur part, d’une
science de l’art spirituelle. Elles supposent que nous ayons suffisamment
cultivé le sens d’être à nous-même notre propre autorité.
[21].
Au début de son Explication des maximes des saints, Fénelon écrit
significativement : « C'est mettre entre les mains des hommes les moins
recueillis et les moins expérimentés le secret ineffable de Dieu dans les
cœurs, et ces hommes ne sont capables ni de s’en instruire, ni de s’en édifier.
D'un
autre côté c'est tendre à toutes les âmes crédules et indiscrètes un piège pour
les faire tomber dans l'illusion [...]. Mais puisque cette curiosité est
devenue universelle depuis quelque temps, je crois qu'il est important d'écrire
pour empêcher qu'elle n'aille jusqu'à des excès dangereux, et qu'il est aussi
nécessaire de parler contre l'illusion, qu'il eût été à souhaiter de se taire
sur les expériences même les plus véritables. » On est alors fin 1696, le risque
qu’avoue prendre Fénelon, obligé par les circonstances, ne servira pas la
science mystique. La polémique qui suivra révèlera qu’il s’agissait plutôt du
dernier acte du Crépuscule des mystiques.
Le livre de Louis Cognet qui porte ce titre essaie de suggérer que ce destin
s’est joué au travers d’incompréhensions des acteurs de ce drame. Selon nous,
il y a un enjeu de rapport à l’autorité qui ne devrait pas être négligé.
[22].
Le quiétisme serait une doctrine selon laquelle la perfection chrétienne réside
dans la seule passivité de la contemplation de la lumière divine. Mais cette
accusation a-t-elle un fondement face aux doctrines incriminées ?
Certaines doctrines orientales non duelles affirment que la manifestation est
illusoire ou, en termes moins dévalorisants, relative. Elles conduisent au seul
repos dans le divin, c’est-à-dire à un quiétisme, si vraiment désirs et volonté
sont vus comme nécessairement illusoires ou relatifs. Faire la volonté divine
ou suivre l’impulsion évolutive de l’univers n’est pas arrêter d’agir
extérieurement et intérieurement avec notre volonté. Notre idéal est de faire
que notre action volontaire devienne l’action évolutive transformatrice de la
vie et non plus sa perpétuation ou son épuisement. Pour atteindre cet idéal, il
s’agit que notre volonté devienne, ou se découvre, une individuation de la vie
universelle. Aussi, loin d’être quiétistes, les mystiques de l’école française
de spiritualité incriminés par les institutions chrétiennes ne proposent-elles
pas une spiritualité qui va en ce sens ?
[23].
Cette tendance de la mystique à se défaire du religieux, une fois l’union avec
le divin réalisée, se retrouve chez Husayn Mansûr Hallâj, célèbre soufi
musulman du Xème siècle, qui écrit : « Les gens font le pèlerinage, moi
je vais en pèlerinage (spirituel) vers mon Hôte bien-aimé ; s’ils offrent
en sacrifice des agneaux, moi j’offre mon cœur et mon sang ! Il en est qui
processionnent autour du Temple, sans y être corporellement, car c’est en Dieu
qu’ils processionnent, et Il les a dispensés du Haram ! » (Dîwân,
Points Sagesses, p.109) ou plus explicitement « j’ai renié le culte dû
à Dieu, et ce reniement m’était un devoir. – alors qu’il est pour les musulmans
un péché. » (Dîwân,
Points Sagesses, p.134).
[24].
Ceci induit qu’il peut y avoir des spiritualités non religieuses qui se réfèrent
à une dimension divine. La philosophie de Karl Jaspers en est un bon exemple,
puisqu’il a toujours tenu à distinguer foi philosophique et foi en la
révélation.
[25]. L’engagement dans une vie monastique est religieux.
Il implique de promettre obéissance à l’institution religieuse, de donner au
moins une partie de ses biens à cette institution et de renoncer à une vie de
père ou mère de famille dans le monde public. Ce système permet au monde social
de ne pas être perturbé par l'aventure mystique ou spirituelle et, en retour,
le monde social valorise le choix monastique. On retrouve ceci en Asie, avec le
moine bouddhiste, et en Inde, avec le sannayasin, le renonçant. Mais avec
l’émergence de la modernité, des moines et moniales d’Occident et d’Orient ont
régulièrement secoué ce statu quo.
[26].
Dans l’Instruction sur les états
d’oraison, Bossuet ne nous instruit pas d’oraison, il instruit un procès à
charge. Il rejette dans sa globalité ce qu’il appelle la « nouvelle
mystique ». Il attaque les témoignages et pratiques spirituelles des
livres de Ruysbroeck et Harpius ; il estime inexacte certaines
formulations de Tauler. Surtout, il cible les livres spirituels de ses
contemporains, ceux de « François Malaval, un laïque sans théologie, et
les deux qui sont composés par une femme, comme sont le Moyen court et facile et l’Interprétation
sur le Cantique des cantiques ». Il est clair que, pour Bossuet,
l’institution ecclésiastique et son autorité ont tout à craindre de ces laïques
(et en particulier des femmes insoumises comme Mme de Guyon). Naturellement, il
associe sa lutte contre les exagérations des nouveaux mystiques à la lutte
contre les béguards et béguines du XIVème siècle. Homme de son époque, il est
du côté de l’autorité de la tradition, qui rend légitime l’intolérance et la
violence religieuse au nom d’une croyance dogmatique. Il est tout ce que la
tolérance déiste du siècle à venir rejettera. Plus loin, dans cette Instruction à charge, il attaque le Père
Combe qui veut répandre l’oraison de quiétude dans toute la société et à tous
les âges comme la clef intérieure par excellence. Symptomatiquement, il fait de
Bernard et d’Augustin les plus hautes références sur laquelle il fonde sa
propre autorité : pour nous, il s’agit certes de deux mystiques, mais leurs lumières
intérieures sont obscurcies par l’étroitesse de leur mentalité prémoderne (voir
notre note 87). Enfin, citons le passage le plus antispirituel de cette Instruction : « Par une
semblable exagération, les mystiques les plus sages inculquent sans cesse leur
ligature ou suspension des puissances : si on les entend à la lettre, en
certains états on n’est plus uni à Dieu par l’intelligence, par la volonté, par
la mémoire : mais par la substance de l’âme : chose reconnue
impossible par toute la théologie, qui convient que l’on ne peut s’unir à Dieu
que par la connaissance et par l’amour, par conséquent par les facultés
intellectuelles ». Il montre un homme dont l’ego-centrisme se nourrit de
son dogmatisme religieux. Cet homme n’entend pas l’appel à élargir et dissoudre
son ego en l’individuation de la vie universelle (divine) qui œuvre au fond de
lui. C’est ce type d’homme religieux, nuisible à la science mystique, dont une
évolution surmoderne doit se prémunir en s’appuyant sur un sens renouvelé de la
laïcité.
[27].
Dans La mystique, Cerf, p.93-96, Joseph Beaude montre que
« l’a-religion » des mystiques chrétiens modernes (nous
soulignons ce qualificatif que l’auteur justifie p.7-9) se distingue de la
dévotion religieuse. L’analyse nous semble pertinente, mais elle a le défaut
d’entraîner une disqualification du terme de dévotion que ces mystiques
utilisent pourtant. Pour nous, la dévotion religieuse inauthentique, rejetée
par les mystiques, est de la bigoterie (le type de religiosité ego-centrique
pratiquée et encouragée par Bossuet, par exemple). La dévotion authentique
n’est pas qu’un zèle religieux. Comme une autre étymologie du terme l’indique,
elle est aussi un dévouement et un attachement à la présence ressentie de la
vie universelle (divine) en nous. La dévotion authentique peut donc valoir en
dehors de toute institution religieuse.
[28].
Nous réinterprétons, à notre façon, la remarque de Georges Bastide dans La
conversion spirituelle, PUF, 1956, p.47 : « Sans doute, le
Dieu qui est atteint par cette démarche ne se présente pas sous l’aspect […]
qui relève de la religion révélée. Mais il se présente comme Esprit, et il n’y
a rien là qui soit incompatible avec la foi religieuse […]. Sans la conversion
spirituelle, la philosophie reste empirique et se perd ou se sophistique dans
la recherche indéfinie des causes […]. Sans la conversion spirituelle, la
religion n’est qu’un commerce avec les Dieux ou qu’une idolâtrie
intéressée ; par la conversion spirituelle, la foi, l’espérance et la
charité trouvent enfin le régime authentique qui les fait être « en esprit
et en vérité ». »
[29].
Sur ce mouvement, on consultera notre Guide Almora de la spiritualité.
[30]. Par exemple, en France, au XIXème siècle, on parle de plusieurs apparitions de la vierge Marie, la mère de Jésus-Christ. Les plus célèbres, reconnues par l’Eglise catholique, sont celles de La Sallette (1846), Lourdes (1858) et Pontmain (1871). On peut soupçonner le religieux de se perpétuer par des superstitions et hallucinations encadrées et organisées. Toutes les religions ont des miracles à revendiquer. La plus haute spiritualité reste d’abord la perception de la valeur infinie de la vie au sein du quotidien le plus banal. Ce qu’il y a de plus divin y est perçu dans ce qui semble le plus ordinaire. Les mystiques qui rencontrent le divin dans l’extraordinaire doivent souvent traverser un appauvrissement considérable de leur vie spirituelle, un long désert ou une nuit mystique pour, enfin, reconnaître aussi sa présence dans le dénuement du quotidien.
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