EVITONS DE CORROMPRE NOTRE PARI
SPIRITUEL PAR DES MOTIVATIONS PEU RECOMMANDABLES.
PREAMBULE
Ce n’est pas parce que je me méfie
des discours religieux et matérialistes anti-spirituels que j’échappe toujours à
leur emprise. Je peux me retrouver dans une forteresse mentale qui aura
certaines de leurs caractéristiques sans même m’en apercevoir. J’aurai alors
perdu un peu du sens d’être à moi-même ma propre autorité …
Il y a tout particulièrement deux
grands thèmes rebattus des discours spirituels susceptibles de me reconduire à
des forteresses mentales : le bonheur et la mort.
Ce sont aussi, il est vrai, des
thèmes centraux de la religion et par conséquent du matérialisme
anti-spirituels.
Il n’est pas certain que tous les
discours spirituels se soient suffisamment purifiés de rhétoriques religieuses. Il n'est pas non plus certain, ce qui est plus surprenant, que nos discours spirituels soient indemnes de rhétoriques matérialistes, au final antispirituelles. Nous
proposerons donc ici un approfondissement spirituel afin d’éviter des
obscurcissements et des confusions malheureuses sur ces questions qui hantent
encore trop les propositions spirituelles.
POURQUOI MORT ET BONHEUR FAVORISENT LA CONSTITUTION DE FORTERESSES MENTALES
La mort est rarement un objet de
réflexion dans la vie ordinaire. C’est plutôt une idée à fuir. Un horizon, dont
inconsciemment on cherche à se divertir. Dans nos sociétés modernes, quand on
l’évoque, pour toute
profondeur, on se
propose presque toujours un hédonisme de bas étage qui revient à des pratiques
de divertissements. On s’invite à profiter de la vie autant que possible, puisqu’on peut la perdre à tout moment. Ce matérialisme pseudo-spirituel est
funeste car il ne fait qu’encourager l’ego et son accumulation d’avoir.
A vrai dire, ce qui nous angoisse, dans notre
côté matérialiste, n’est peut-être pas tant le spectre plus ou moins lointain de
la disparition éventuelle de notre personne dans la mort. Si une fois mort, il
n’y a plus rien, pas même la moindre bride de sensation, où est le
problème ? Ce qui nous angoisse par notre côté matérialiste est plutôt ce
qui précède la mort ou l’annonce. Le droit à une mort digne par euthanasie est
ainsi devenu une forte revendication sociétale. Ce qui nous angoisse plus que
la mort elle-même est l’inévitable processus de vieillissement. Dès la
trentaine passée, des signes de dégénérescence apparaissent. Nos côtés matérialistes nous
poussent souvent à en ralentir le cours : il nous faut préserver les
apparences de la jeunesse.
Nos côtés plutôt religieux nous angoissent tout de même d’une éventuelle vie postmortem. L'idée d’une continuité postmortem dont nous sommes incertains des principes, l’existence de conditions postmortem éventuellement infernales ne peuvent qu’effrayer et hanter notre sensibilité religieuse. La peur de la vieillesse, de la mort ou du postmortem n’est cependant guère spirituelle ! Aucune rhétorique de la peur n’est libératrice. Ces rhétoriques servent souvent à ébranler le sens de notre propre autorité.
Et nous cédons aux sirènes religieuses ou aux sirènes matérialistes au lieu de vivre plus profondément à partir du fond intérieur d'où se manifeste notre subjectivité.
L’horizon de la mort et de la vieillesse questionne indéniablement l’horizon de la conscience ordinaire ego-centrique qui s’y heurte dans sa finitude. Et une expérience spirituelle authentique ouvre forcément à une ou des formes d’expérience de l’éternel. Une expérience ne devient spirituelle qu'à partir du moment où se réalise que notre existence personnelle se déploie dans une sphère d'être atemporelle.
Mais faut-il valoriser la mort et
la vieillesse pour valoriser la quête ici et maintenant de l’éternité ?
Selon nous, la plupart des discours spirituels ne sont pas tout à fait indemnes
de rhétoriques religieuses sur la mort. De telles rhétoriques n’ont rien de spirituelles. Imaginons que les progrès
de la science matérialiste parviennent à prolonger indéfiniment la vie dans la matière, et il semble qu'un saut dans
l'espérance de vie humaine se rapproche inéluctablement, la spiritualité
disparaitra-t-elle avec les rhétoriques religieuses sur le vieillissement et
la mort ?
On motive aussi la démarche
spirituelle par la promesse d’un bonheur parfait. Il est vrai que la courbe
ordinaire de nos vies personnelles est une suite de hauts et de bas. Grâce aux progrès
matérialistes, la douleur physique et la souffrance psychologique peuvent être
de mieux en mieux contrôlées et réduites. Toutefois des hauts et les bas demeurent.
Par exemple, aucune molécule connue ne peut régulariser durablement sans effets
secondaires à court ou long terme l’humeur.
Et imaginons une drogue parfaite
produisant un état de plaisir continu, la voudrions-nous ? Est-ce qu’un
plaisir sans désir nous satisferait pleinement ? Le désir n’est-il pas
aussi enrichissant que le plaisir auquel il aboutit ? Cependant l’hédonisme
matérialiste le plus courant et irréfléchi basé sur la satisfaction de désirs consuméristes
ne paraît pas capable non plus de nous satisfaire en profondeur.
En face de ces déconvenues matérialistes, le discours religieux aura plutôt beau jeu de dénoncer cette vie comme une vallée de larmes où règne l’injustice due aux égoïsmes. La pratique religieuse consiste alors à fortifier une espérance future. Sois religieux et tu te rendras digne du bonheur. La pédagogie religieuse qui motive à agir moralement pour obtenir une récompense a eu ses mérites du point de vue social, même si elle promeut souvent des conservatismes discutables. Un discours plus authentiquement spirituel promettra, lui, dès cette vie, une fin à cette instabilité existentielle d'une subjectivité centrée sur elle-même, habitée par le souci de son existence. Il proposera des méthodes et techniques pour éviter de nous voir balancer entre mouvements de détente et mouvements de stress. Ce balancement instille des courants de légers malaises souvent inconscients et mécaniques : ils peuvent nous être dévoilés pour être mis à distance par l’exercice de l’attention et de la vigilance qu’un engagement spirituel rigoureux appelle à développer.
Cependant la promesse
spirituelle d’un véritable bonheur dès cette vie à condition d’être fidèle à
l’enseignement et à l’enseignant peut encore avoir quelque chose des promesses
religieuses. En effet, le chercheur spirituel risque de fonctionner ici encore avec
des idées de rétributions futures. On ne lui promet pas celle-ci postmortem, mais on la conditionne à une soumission à un chemin, à des pratiques et à des maîtres ; tout ceci reste inscrit dans un imaginaire fortement religieux.
Mais à l’inverse, faut-il vouloir à tout prix montrer immédiatement les fruits de l’enseignement en termes de bien-être ? Pour faire penser au chercheur qu’un enseignement ne lui fait pas perdre le sens de sa propre autorité, on souligne la testabilité de son enseignement avec une touche de développement personnel pour immédiatement partager du mieux-être. Tel enseignant spirituel qui souhaite tirer un revenu substantiel de son activité d’enseignement, soi-disant spirituel, peut être tenté de proposer des techniques de mieux-être personnel sans vraiment s’affronter directement à la question de l’ego-centricité de la conscience ordinaire.
Et
dès lors sous couvert de spirituel, on risque de conforter les attitudes
matérialistes les plus anti-spirituelles qui soient en faisant un ego
ego-centrique de plus en plus satisfait de soi.
Notre désir de bonheur n’est pas illégitime spirituellement. Le mal-être est à l’antipode d’une vie vécue en profondeur. Toutefois le désir de bonheur d’un ego risque d’étouffer l’audace nécessaire à la spiritualité. En effet, le désir de bonheur comme désir de bien-être d'un ego est difficilement détachable d’un désir de sécurité. L'insécurité est intimement attachée à l'espoir d'un bonheur personnel : le réel est frappant, le tragique et l'injustice frappent à longueur de temps et brisent des vies personnelles.
Avec un désir de bonheur personnel, nous sommes alors loin de nous abandonner à toute la radicalité possible de
l’aventure spirituelle. Notre tendance religieuse y répond toujours en y
incluant la promesse d’un salut personnel qui nous oblige à nous soumettre à un
quelconque ordre du monde. Nos tendances matérialistes anti-spirituelles y
répondent toujours en évitant de questionner un monde où l’échange économique
des techniques de mieux-être spirituel est en dissonance avec la vie
suressentielle dont une qualité infinie est sa gratuité absolue. Une telle
gratuité absolue de la vie à travers une libération de la conscience ordinaire
égo-centrique ne devrait-elle pas produire une impulsion d’altruisme au-delà de
nos cercles sociaux usuels ? Sur ces tendances s’ancrent facilement un
besoin de repères dogmatiques et aussi des manières de pensée fort discutables.
Au final, nous sommes encore peu de gens qui cherchent une aventure spirituelle au-delà de la conscience ordinaire égo-centrique, au-delà de techniques d'apaisement et de tranquillisation.
Mais pourtant, qui ne voudrait pas idéalement d’un bonheur harmonisant une libération de liberté créatrice individuelle et une participation à une solidarité collective ouverte ?
PRECISIONS SUR LES MOTIVATIONS DISCUTABLES LIEES AUX DESIRS DE BONHEUR.
Celui qui aura vécu une expérience de la vie suressentielle au sens le plus fort aura bien remarqué qu’elle intègre une dimension de plaisir d’exister inaccoutumée. Il y a des plaisirs liés à la satisfaction d'un objet de désir, ici le plaisir d'exister est simplement le fait que la présence d'une vie universelle en laquelle existe notre personne se goûte elle-même à la racine de notre personne-même.
La présence spirituelle attentive à elle-même suscite la paix intérieure. Cette paix
par sa plénitude conduit à la sérénité de notre existence personnelle. L’énergie augmentant dans la paix et
l’harmonie, il y a joie sans objet, sans cause. Le cœur s’illuminant, il y a extase. Une joie ondule
parfois dans tout le corps au point que reliant terre et ciel, tout est joie.
Pour partager son vécu spirituel, on peut tenter alors d’associer la
motivation de la recherche spirituelle à un plaidoyer pour le bonheur.
Mais en évoquant ces expériences de bonheur spirituel, il y a un grand
risque que la motivation pour la recherche spirituelle ne soit corrompue par la
conscience égocentrique usuelle qui reprenne les devants. L’ego veut le
bonheur. Tout ego fonctionne à coup de promesses de bonheur. Tous les hommes
veulent être heureux, même celui qui se suicide pour fuir sa souffrance ou la
douleur, affirmait déjà Blaise Pascal.
Nous avons développé quelques habiletés pour nous divertir de nos frustrations et nous avons appris quand nous pouvons satisfaire nos désirs sans trop avoir à souffrir des conséquences. Nous avons renoncé à un bonheur personnel durable et continu : les circonstances et les autres nous offrent rarement pleinement satisfactions. D’ailleurs, qui pourrait satisfaire nos désirs personnels dans leur singularité ? Par habileté prudentielle plus que par sagesse, nous nous sommes résignés à profiter de quelques moments de satisfactions plus intenses de nos désirs. Si ces moments ne sont pas trop espacés, notre vie ne nous semblera-t-elle pas agréable pour valoir le coup d'être vécue ? Si nous envisageons ainsi le bonheur, celui-ci ne concerne alors qu’un point de vue égocentrique ignorant toute spiritualité.
Le bonheur, dont témoigne la spiritualité, a une dimension
impersonnelle car même si la vie individuelle s’y poursuit, son centre ne
consiste plus en une expérience seulement personnelle et singulière. Le bonheur
spirituel a souvent une composante universelle au sens cosmique.
Pour ne pas en rester à de telles généralités, nous pouvons mener un
exercice de pensée pour constater à quel point le bonheur selon l’ego ne
coïncide pas avec le bonheur spirituel.
Imaginons un génie qui nous propose d’être libres de toutes les émotions,
accepterions-nous ici et maintenant son don ?
Essayons d’envisager le pour et le contre. Avant de nous confronter aux
suggestions qui suivent, pensons-y seul, un moment en laissant ce texte de côté.
Est-ce que nous voulons être calmes, sereins et tranquilles quelles
que soient les circonstances ? Aucun trouble ne prendrait place dans notre
vie de l’esprit. Certains philosophes antiques valorisaient l’apathie,
l’absence d’émotion. Mais une vie sans émotion ne serait-elle pas bien
fade ?
Nous devons avouer que nous tenons souvent à nos satisfactions
égocentriques même si le revers de nos succès narcissiques aboutit par la suite
à des souffrances, puisque jamais nous ne pourrons contrôler l’image que nous
avons auprès des autres. Nos succès matériels ne nous rendent jamais
invulnérables à des infortunes du même acabit. Notre désir d’un bonheur selon
nos préférences personnelles égocentriques nous amène à vouloir vivre des
émotions même négatives.
Ce niveau d’interprétation de la proposition du génie révèle combien
nous sommes en général peu convaincus du lien entre souffrances émotionnelles
et conscience égocentrique. Il faut malheureusement parfois que nous goûtions à
l’enfer émotionnel pour que nous envisagions de nous libérer de nos souffrances. Et nous devons comprendre qu'il faut
aussi nous libérer de nombreuses
émotions soi-disant positives.
Car nos émotions de souffrances et un certain type d'émotions positives
s’impliquent les unes les autres. Quand j'ai la tête sous l'eau, je souffre de ne pas respirer et quand
j'ai l'opportunité de respirer, j'ai grand plaisir. Mais il est dommage de
frôler la noyade pour profiter de la respiration alors que nous pouvons en
jouir dans la banalité quotidienne. Il est dommage de succomber à une addiction
qu'elle soit physiologique ou
relationnelle pour être mis au pied du mur et reconnaître le piège liée à cette
combinaison de plaisirs et de
souffrance s émotionnelles.
Le génie ne nous a pas cependant proposé l’apathie, l’absence d’émotion ; il nous a proposé plutôt d’être libres de nos émotions.
L’acteur qui joue sur scène est complètement investi dans une série d’émotions que lui impose la mise en scène ; et pour passer de l’une à l’autre, il doit en être libre, il doit mener chacune à son terme sans qu’elle laisse de trace pour passer à la suivante. Reconsidérons ce don que nous propose ce génie.
Essayons
à nouveau d’envisager le pour et le contre. Pensons-y seul un moment en mettant
la lecture de ce texte de côté.
L’objection qui nous vient contre cette proposition est qu’on veut
vivre l’émotion complètement. On ne veut pas être un acteur qui joue une
émotion lorsqu’il dit « je t’aime » à un partenaire de scène.
Mais d’un autre côté, si on se refuse de jouer les émotions, ne
risquent-elles pas d’être bien souvent dramatiques ? Ne vais-je pas une
fois de plus sacrifier le sens de ma propre autorité spirituelle à l’amour
égocentrique d’un être au lieu de donner cours à l’amour de l’Être ?
Quand vous étiez enfant une émotion surgissait, mais vous ne songiez
pas à la refouler, vous l’exprimiez totalement. Vous relâchiez toute votre
frustration dans la colère ou les pleurs. Mais la peur a pu vous amener à
refouler certaines émotions mal vues par votre entourage. L’attachement social
aux êtres l’a emporté sur l’amour de
l’Être.
Parmi les plus heureux d’entre nous, certains ont peut-être eu des
parents qui nous ont appris à jouer un tant soit peu avec elles, à en rire ou à
les déplacer, en modifiant et en adaptant le désir sous-jacent.
L’ego parce qu’il veut perpétuer sa vie de conscience égocentrique masque un secret amour du drame, malgré ses affichages pour soi-disant obtenir le bonheur.
La dépression est devenue une impasse courante de la vie égocentrique ordinaire. Et ceux dont le chemin consiste aussi en une descente dans le cœur, le savent, ils ont forcément affronté ces forces de conscience créant la dépression. Cet affrontement à ces forces de conscience peuvent nous attraper même si la paix du Soi, la présence de la lumière spirituelle, s'aperçoit en arrière-plan. L'ego préfère s'enfermer dans le drame et le refus de la vie intérieure plutôt que de mourir à soi pour que paraisse la lumière dans le cœur. Il faut que ce manège soit vu dans la lumière spirituelle pour le savoir.
La réalisation spirituelle nécessite un certain équilibre
psychologique. Or, bien souvent, la prise de conscience de ce déséquilibre
implique que le chemin nous plonge dans des souffrances bien plus grandes qu'auparavant. Avant que d’atteindre une réalisation spirituelle plus profonde et plus stable, il faut que les forces de conscience qui nous composaient jusque là inconsciemment soient débusquées et soulevées.
L’acteur doit faire apparaître l’émotion nécessitée par le scénario.
La vie fait apparaître certaines émotions nécessaires même pour ceux qui sont
éveillés à la présence spirituelle :
-
certaines émotions apparaissent d’elles-mêmes
cristallisées par notre corps-esprit. Même si, intérieurement, nous sommes libres
et détachés, notre corps-esprit individuel s’est attaché et la tristesse, le deuil
seront naturels, si, par exemple, un être cher disparaît de nos vies. Mais on peut accueillir la tristesse
et rester disponible pour les autres à partir de cette paix intérieure qui
demeure.
- Dans la présence spirituelle, l’ouverture à l’autre peut être telle qu’on ressent les émotions de l’autre comme siennes. Les émotions de l’autre ne semblent plus seulement interprétées, elles sont comme vécues directement. L’angoisse ou la peur en l’autre, par exemple, peuvent être, à l’occasion, ressenties en nous, comme s'il n’y avait plus de frontières psychologiques. Cependant, le point de vue de l’autre par rapport à cette émotion demeure insubstituable. Même si, de mon point de vue, il y a un ressenti de l’émotion de l’autre, l’autre demeure seul face à cette émotion dans un ressenti propre à son point de vue. D’ailleurs, face à son émotion, l’autre n’est peut-être pas aussi conscient de cette paix propre à la présence spirituelle qu’il aurait pu l’être. L’aimer revient alors à agir afin de le mettre plus à l’aise vis-à-vis de son émotion.
Le bonheur pour un ego centré sur lui-même ne coïncide pas avec le bonheur spirituel. En finir avec les souffrances inhérentes à la perspective égocentrique revient à en finir avec l’illusion de la seule perspective égocentrique elle-même. Ce ne seront plus « mes » émotions mais des émotions dans la présence spirituelle. Ce ne seront pas les émotions qui seront le sentiment le plus profond, mais une Joie douce et calme du Devenir divin. La joie d'agir se confondra avec l'acte pur de Joie. L'acteur divin véritable, l'actrice cosmique, à travers nous, fera de notre individualité un instrument de sa Joie agissante.
Dans l'aventure spirituelle, un pas décisif est franchi QUAND le moindre signe de souffrance nous ramène désormais vers notre centre, à l’attention inhérente à la présence spirituelle, confiant la souffrance ou la douleur ressenties à ses bons soins.
Cette avancée
spirituelle majeure fera du moindre malaise une invitation à délaisser la
conscience seulement égocentrique. L’ego parfois souffre aussi de voir ses
enracinements ordinaires transformés dans l’attention à la présence
spirituelle. Cet attachement au drame ego-centrique sera rompu, dès lors que ces
souffrances aussi seront l’occasion pour plonger davantage encore l’ego et ses
émotions dans le bain de la seule présence spirituelle.
Evoquer le bonheur spirituel comme abolition de la souffrance inhérente à la vie égotique est efficace pédagogiquement. Cependant, nous pouvons comprendre qu’être libéré de la souffrance revient aussi à être libre de nos émotions. Il devient alors net du point de vue pratique que le bonheur véritable n’est qu’un aspect de la réalisation de la présence spirituelle elle-même[1].
L'aspiration spirituelle authentique au beau, au vrai et au bien relativisera donc
inévitablement la quête de bonheur personnel.
Finalement, l’aventure spirituelle commence vraiment à partir de cette
réalisation de la présence spirituelle. Elle commence vraiment par la découverte de gestes intérieurs
infaillibles de mise en présence spirituelle. La question du bonheur
elle-même s’éclaire seulement à partir de là. Mettre en avant la question du
bonheur personnel risque dans un discours soi-disant spirituel de réinvestir
une thématique religieuse du salut personnel.
PRECISIONS SUR LES MOTIVATIONS DISCUTABLES LIEES A DE MAUVAISES
APPREHENSIONS DU PROBLEME DE LA MORT.
Les stratégies de survie de la conscience
égocentrique sont nombreuses et variées. La question du bonheur est
éloquente : ce n’est qu’en prenant conscience de la limitation du point de
vue égocentrique que nous prenons éventuellement conscience d’une souffrance
inhérente à cette vision du monde réduite à « mon monde ». La vision
égocentrique qui reste socialement la plus fréquente repose aussi sur des
schémas sociaux intériorisés. Elle est rarement questionnée
collectivement ; cela reviendrait à ébranler les bases de notre vie
économique et sociale actuelle.
Dans des sociétés prémodernes, où l’expérience
spirituelle était davantage reconnue et valorisée, quoique confinée dans un
cadre religieux ou un certain cadre assurant la perpétuation de l'ordre social, un aspect décisif de la limitation flagrante d’une vision
seulement égocentrique était souvent rappelé : la mort.
La vieillesse retire de plus en plus d’énergie
vitale nécessaire aux satisfactions de la vie égocentrique. Il y a là des
humiliations naturelles de l’ego qui peuvent conduire à un peu d’humilité[2]. Quant
à la mort, elle est une négation criante de l’ego. La mort marque un point
final au désir de l’ego qui est de persévérer dans son égocentricité. Si nous
ne sommes que limités à la conscience égocentrique, le fait indubitable de la
mort nous prévient que cela finira mal.
Cependant, comme nous l'avons déjà montré précédemment, le
discours spirituel n’est-il pas souvent contaminé par le discours religieux
anti-spirituel quand il invite à nous préparer à la mort ?
Deux options sont à envisager[3].
Soit
après la mort, il n’y a plus rien de ressenti : la mort du corps implique
la disparition d’une conscience essentiellement liée à ce corps. Soit après la
mort, une forme de ressenti persiste : la mort du corps ne serait pas la
disparition de la vie en nous.
S’il n’y a plus rien à ressentir après la mort, il
n’y a rien à craindre d’elle. Les craintes à ce sujet viennent alors d’une
imagination déplacée : des pensées fausses provoquent souvent en nous des
émotions négatives inutiles. Nous avons tout intérêt à mieux discriminer nos
pensées et à mieux ressentir la vie dès à présent. Il ne faut pas remettre à
plus tard la découverte de l’immensité de la vie spirituelle et nous satisfaire
de l’étroitesse plus ou moins consciente de notre vie égocentrique actuelle.
Comme notre approche d’une spiritualité matérialiste l’a suggérée précédemment
nous devons user de cet instant présent pour devenir la prise de conscience du
flux de l’univers que nous sommes.
S’il y a en nous une dimension qui échappe à la mort
de ce corps, elle est forcément liée à notre essence spirituelle. Nous
connecter à cette vie immortelle en nous revient à nous déconnecter de
l’étroitesse de notre vie égocentrique. Vaincre la peur de la mort consiste à
nous connecter dès à présent à cette vie sans mort.
Ce raisonnement est assez classique dans le monde
spirituel. Il apparaît cependant quelque peu limité face aux stratégies
égocentriques. L’ego aime le drame[4]. La
souffrance est inhérente à la vie égocentrique comme nous l’avons montré
précédemment. L’ego, s’il veut perdurer
dans son étroitesse égotique, doit feindre d’ignorer cette composante. S’y
accrocher, plus ou moins consciemment, lui évite de s’élargir ; il aime dramatiquement
sa composante dramatique par laquelle il perdure. La mort est un motif pour
profiter de la vie égocentriquement au lieu d’en jouir plus subtilement et
largement. Il faut sauter sur l’occasion avant qu’elle ne disparaisse, se dit
l’ego. La logique consumériste est donc inhérente à l’ego. Puisque mon monde
disparaîtra avec moi comme il finit par disparaître avec tous les autres egos m'ayant précédé, après
moi, le déluge… J’assume donc très bien égocentriquement la mort comme
encouragement à être encore et plus étroitement égocentrique au mépris du monde
et des générations futures qui viendront.
Le philosophe Hegel a très bien vu qu’une stratégie de reconnaissance consistait à être prêt à mourir plutôt que de céder quoi que ce soit[5]. Un des summums de l’égocentrisme maladif avec le meurtre pour une bagatelle est le chantage au suicide. L’ego agressif et dominateur valorise les jeux avec la mort. Il prêche « l’être pour la mort ». Il confond, inconsciemment ou par mauvaise foi, spiritualité et pulsion de mort. Il préfère la mort à sa remise en question.
La mort de l'individu qui le porte est préféré par l'ego à sa transformation spirituelle qui l'abolirait.
La mort corporelle ne doit pas être confondue avec
une mort spirituelle de l’ego. La mort spirituelle n’est du tout comparable à
la mortalité physique car accomplie, elle précède toujours une résurrection
spirituelle. La mort spirituelle est la fin d’une vision de la vie
essentiellement égocentrique.
Cependant, celui qui a vécu la mort spirituelle
peut-il craindre la mort physique ? Traverser la mort spirituelle ne
revient-il pas à anticiper la mort physique ? « S’il veut être prêt à
mourir, un Samouraï doit se considérer comme déjà mort », dit le Hagakure, un manuel japonais, qui
propose aux samouraïs une éthique intégrant des éléments du bouddhisme zen. Virtuellement mort, on se peut se sentir
certes comme invulnérable. Si je suis déjà mort en un sens psychologique, si je
ne crains plus la mort, je peux aller sans hésitation au combat. Je pourrais
offrir mon flan et ma vulnérabilité à l’autre et en user dans la lutte contre
lui. Cependant, dans cette perspective, il devient difficile de distinguer le
chevaleresque et la barbarie. Le kamikaze ne sert-il pas, avec une telle
philosophie de samouraï bon marché, le chaos et la destruction contraire à
l’œuvre de vie et donc à la spiritualité la plus authentique ? La
profondeur de l’Être s’estime par la qualité de liberté de soi et de l’autre qu’elle sert.
Autant la mort de l’ego est ambigüe, autant la mort de l’autre ou de soi-même, comme un autre, doit être combattue du point de vue spirituel le plus
authentique.
On nous dira que la spiritualité doit entendre par
réalité et perfection, une seule et même chose, et donc que la mort comme réalité
doit être reconnue dans sa perfection.
Un exercice de pensée peut questionner ce type
d’idées.
Certains futurologues avancent que parmi les enfants
d’aujourd’hui certains vivront plus de 150 ans voire plus de 300 ans, en
attendant mieux. Récemment des chercheurs japonais ont d’ailleurs réussi à remettre à zéro l’horloge
moléculaire de quelques cellules âgées[6]. Cet
exploit sur lequel nos futurologues s’appuient n’a rien de contre-nature
puisque certaines bactéries ne sont pas génétiquement programmées pour mourir
contrairement à nous. Seuls des accidents mettent un terme à leur vie. Nous
serons probablement morts d’ici à ce que ces technologies commencent à remettre
en cause la mort corporelle.
Cependant imaginons que ceci soit maintenant
possible. Voudrions-nous en jouir ? Essayons à nouveau d’envisager le pour
et le contre. Pensons-y seul un moment en mettant la lecture de ce livre de
côté.
Bien sûr, nous aimerions bien que ceux que nous
aimons ne meurent pas. J’ai remarqué cependant que beaucoup de gens ne voient
pas d’un bon œil le développement d’une telle possibilité pour eux-mêmes. Ils
reprennent à leur compte une objection qu’on faisait jadis souvent au paradis
des religions monothéistes : ce serait ennuyeux à la longue.
Le paradis peut-être mais cette vie-ci ? Si la
prolonger la rend ennuyeuse, n’est-ce pas avouer que maintenant, déjà, nous
savons que notre vie telle que nous la vivons est insatisfaisante ? Si nous refusons une prolongation de notre vie individuelle, n'est-ce pas parce que domine le sentiment qu'elle se répète déjà trop ?
Schopenhauer affirme une spiritualité dont
l’arrière-plan philosophique implique que la vie soit souffrance. Selon lui,
quand elle n’est pas dramatique, à tout le moins, elle est souffrance par son
caractère ennuyeux.
J’avoue que j’ai une très faible expérience directe
de l’ennui. Chaque fois que j’ai commencé à tourner en rond existentiellement,
je me suis dit que j’étais prisonnier d’une limitation et elle n’a pas manqué
de se révéler plus ou moins vite et une évolution a pris place.
Si nous en venions à percevoir chaque instant dans son
parfum d’éternité, n’en percevrions pas mieux la nouveauté ? La vraie vie
est-elle ailleurs dans une échappatoire ? ou bien cet ailleurs n’est-il pas ici
comme des lunettes posées sur le nez en plein milieu de la figure de celui qui pourtant les cherche ?
Schopenhauer réduit la compassion à un souffrir avec[7] quand l’amour, lui, est au
moins fort comme la mort. La générosité[8] de l’amour authentique est
la surabondance d’être qui semble plus précieuse que la pitié fondée sur la
contemplation de la misère partagée. D’ailleurs, la compassion la plus profonde
est due au fait de savoir l’autre prisonnier de ce dont on s’est soi-même
libéré, de percevoir en lui une souffrance qu’il ne perçoit même pas et de
vouloir partager avec lui généreusement cette source vive de notre liberté.
La question de la mort n’est donc pas, selon nous, un
motif très clair de recherche spirituelle. L’ego peut très bien s’en accommoder
pour renforcer sa mainmise égocentrique sur la vision intérieure. Le point de
vue de l’éternité, ici et maintenant, est parfois plus embarrassant
pour l’ego que sa propre mort par le biais de la mort physique.
A vrai dire, il y a la mort sans suite et sans issue, laissant des potentialités inemployées voire perdues dans les limbes de ce qui n’a même pas trouvé d’histoire pour se dire. Il y a la mort de la chenille qui donne vie au papillon. Toute croissance est mort de la forme ancienne pour laisser place à la forme nouvelle. En ce sens, une certaine mort de l’enfant que nous étions a précédé la vie de l’adolescent que nous avons été. Et, de même, la fin de l'adolescence, une forme de mort de l'adolescent que nous étions, a mené à l’adulte que nous sommes devenus.
Mais c’est l’infantilisme du désir qui devrait mourir et non le regard généreux et ouvert de l’enfance. C'est l'impulsivité adolescente qui devrait mourir et non le sens de la révolte contre l'injustice.
La mort peut être un appui au mouvement
évolutif : elle reste le moyen le plus simple de préserver l’enfance
spirituelle par le biais de nouvelles naissances auxquelles les morts font de
la place. Si, par des progrès technoscientifiques, nous prolongeons la vie
corporelle, nous devrons d'autant plus développer cette culture spirituelle de l’enfance, cette renaissance renouvelée de la vie à chaque instant[9],[10].
Ecrit entre 2013 et 2016, révisé pour l'orthographe et certains points en 2025.
[1].
Niranjan Guha Roy, un disciple de Sri Aurobindo, écrit : « Il faut
aussi expliquer quelque chose de fondamental concernant le yoga. Il y a trop
souvent des idées fausses à ce sujet. Le retour à la nature n’a rien à faire
avec le yoga. La concentration sur l’alimentation, biologique ou autre a très
peu à faire avec le yoga. Former une communauté ou vivre en groupe juste pour
être ensemble n’a rien à voir avec le yoga. Yoga en Inde signifie union avec le
Divin, l’Absolu et la discipline nécessaire pour arriver à la réalisation. Le
but de quelque bonheur personnel, d’être heureux, d’aimer d’une manière humaine
appartient à l’éthique et n’a rien à voir avec le yoga. »
[2].
Ceci est inspiré d’une remarque de Bernadette Soubirous qui fût au centre des
apparitions mariales de Lourdes.
[3].
Cette approche s’inspire de l’épicurisme chrétien. Ce dernier a fleuri lors de
la Renaissance.
[4].
Sri Aurobindo relie la dimension vitale de l’ego à l’amour du drame : «Dans
une lettre précédente, j'élevais des objections non contre l'aspiration, mais
contre une certaine exigence qui fait de la paix, de la joie ou de l'Ânanda une
condition pour pratiquer le yoga. Et c'est indésirable parce que si vous avez
cette exigence, c'est le vital et non le psychique qui prend l'initiative. Quand
c'est le vital qui mène, l'agitation, le découragement, la tristesse peuvent
toujours venir, puisqu'ils sont la nature même du vital ; le vital est tout à
fait incapable de demeurer en permanence dans la joie et la paix, car il a
besoin de ce sentiment du drame de la vie qu'apportent leurs contraires. Et
pourtant, quand apparaissent l'agitation et la tristesse, le vital s'écrie
aussitôt: "Je ne reçois pas mon dû, à quoi bon faire le yoga ?" Ou
bien il fait de cette tristesse un évangile et déclare que le sentier qui mène
à l'accomplissement doit être une route tragique à travers le désert. Et
pourtant c'est précisément cette prédominance du vital en nous qui rend
inévitable la traversée du désert. », écrit-il dans Nouvelles lumières sur le yoga, chapitre 3 repris dans Le guide du yoga, Albin Michel
Spiritualités.
[5].
On trouve ceci développé dans la fameuse dialectique du maitre et de l’esclave
de Hegel. On en trouvera une version élaborée dans la Phénoménologie de
l’Esprit mais une version peut-être plus aisée à saisir dans Le Précis
de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques, § 430-433.
[6].
http://www.lexpress.fr/actualite/sciences/cellules-souches-un-laboratoire-japonais-annonce-une-avancee-revolutionnaire_1318647.html
[7]. Mitleid
en allemand signifie en effet souffrir (leiden) avec (mit)
[8]. Descartes et Nietzsche, à l'encontre son maître Schopenhauer, font de la générosité une qualité spirituelle première.
[9]. A bien y regarder, on ne voit pas comment nous pourrions rajeunir les cellules cérébrales sans mettre fin à certains souvenirs, à certaines fixations passées. Ne pas vieillir pour un corps, c’est aussi se renouveler complètement.
- [10]. Ceci dit reste à savoir du point de vue de l’aventure spirituelle, si le mouvement évolutif est une manifestation consciente de plus en plus consciente ou si ce n’est qu’une illusion dont il nous faut entièrement sortir.
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