jeudi 8 août 2024

UNE SPIRITUALITE AVEC UNE ÂME ADMET UNE SPIRITUALITE PLURIELLE, REFLETANT L'UN INNOMBRABLE QU'EST LA VIE - Eveil direct, progressif et évolutif.


Cet article vient s'inscrire en prolongation de celui qu'on trouvera en cliquant ici proposant une réalisation de la présence de la lumière intérieure spirituelle avec la méthode de Douglas Harding.


 LA SPIRITUALITÉ EST NATURELLEMENT PLURIELLE, CAR ELLE RELIE À L’« UN INNOMBRABLE » QU’EST LA VIE.


Une première limite de l’approche spirituelle centrée sur la distinction du voir et des pensées, des émotions, etc. à l'aide de la lumière intérieure est de sembler de présupposer une convergence de toutes les voies spirituelles, sans vraiment la justifier[1]. Une convergence est indéniable, puisque des hommes la retrouvent au cœur même de leur capacité à accueillir tous les autres et tous les événements du monde, quels qu'ils soient. Un tel sens intériorisé de l'accueil les amènera à s’ouvrir à d’autres voies spirituelles. Ils ont soif d’explorer toutes les dimensions de l’unique absolu. S’ouvrir à un dialogue entre voies spirituelles impose de ne pas présupposer mentalement une forme d’unité de ces voies. Comme on perçoit la provenance d’une lumière sans jamais voir chacun de ses rayons, on peut apercevoir l’absolu dans son unicité sans voir en détail la pluralité de toutes ses dimensions. Ainsi, malgré une claire vision de l’absolu dans son unicité, l’ignorance d’une de ses dimensions nous empêchera toute représentation juste d’une unité des points de vue spirituels. Elle restreindra la conscience de la plénitude de la vie. 


Si nos vies ne jaillissent que d'une seule et unique source, la vie universelle n'en reste pas moins innombrable. Autrement dit, l’Un n’empêche pas l’Autre, l’unité n’empêche pas l’altérité. Une expérience spirituelle vécue de l’Un sans second peut laisser indistincts certains de ses contours. Le soleil de l'absolu aveugle celui qui vient de sortir de son obscurité, comme l’explique l’allégorie de la caverne de Platon. On peut comprendre dès lors que celui qui vit l’expérience de l’absolu peut en affirmer légitimement l'évidence sans pouvoir en avoir une vision parfaite. Pour éviter que ce « clair indistinct » soit prétexte à des représentations confuses et trompeuses, notre pari est de distinguer de plus en plus finement l’« Un innombrable »[2] qu’est la vie universelle. Présupposer l’Un comme seul et unique sommet de l’expérience spirituelle risque d’ignorer et d’exclure des dimensions innombrables de la vie[3]. Ce n’est pas vivre la vie universelle dans sa plénitude intégrale ! L’aventure spirituelle offre, selon nous, des différences irréductibles de discours qui sont des témoins[5] en faveur de l’« Un innombrable »[6]. La vie est innombrable. La ressentir spirituellement Une est une étape indispensable, mais retrouver et intégrer son caractère innombrable en est une autre[7]. Du moins tel serait le pari auquel nous invitons.

En vue d’atteindre une autre rive de l’existence, une première approche serait de distinguer voir et penser, c’est-à-dire lumière spirituelle intérieure et lumières de la pensée. Cette autre rive est vaste, elle permet sûrement à d’autres véhicules de l’atteindre tout à fait autrement. Par ailleurs, son territoire restera toujours à explorer : cette première approche est-elle vraiment ouverte à des dimensions que d'autres explorateurs affirment essentielles ? Heureusement, aucune approche spirituelle, y compris notre première approche, ne semble suffire à expérimenter l’« Un innombrable ». La pluralité des approches semble un fait irréductible[8]. 


LE PLURALISME SPIRITUEL OFFRE DES ACCES DIRECTS ET PROGRESSIFS A LA VIE EN PLENITUDE.

Une deuxième limite de l’approche centrée sur la prise de conscience du voir dans la lumière intérieure est de suggérer implicitement une voie directe pour entrer dans la plénitude de la vie. Ceci revient à négliger des voies spirituelles éprouvées qui se présentent, au contraire, comme essentiellement des voies progressives. Il y a des basculements subits et fulgurants dont témoignent de nombreux aventuriers spirituels. Mais il y a aussi des témoignages de transformations de la vie intérieure où le temps de la cristallisation s'inscrit dans la durée. On ne peut pas ignorer les doutes que les voies progressives émettent à l’égard des voies directes. 
Prenons un apprentissage quelconque comme faire du vélo ou dessiner. Certains enfants apprennent en reproduisant les gestes de ceux qui savent. À partir de quelques aperçus, certains deviennent en quelque sorte des autodidactes géniaux : très vite au lieu d'imiter, ils apprennent en expérimentant par eux-mêmes. Mais d'autres n'ont, semble-t-il, pas ces capacités. Afin d'acquérir les bons gestes, il faut souvent leur apprendre des techniques préalables qui semblent pourtant élémentaires et évidentes. Et même quand ils auront acquis les bons gestes, il faudra encore les accompagner jusqu'à ce qu'ils agissent enfin de leur propre initiative. Notre première approche s'apparente à une voie directe. Elle esquisse un accès direct à la source de la vie. Mais elle n'a même pas proposé de geste intérieur clair pour cheminer. D’un côté, cependant, les voies spirituelles progressives ne sauraient rejeter cette idée de réalisations qui se cristalliseraient dans un événement. Une métamorphose peut prendre du temps, mais elle commence bien par un événement de basculement de la tonalité d’être. D’un autre côté, les voies directes peuvent avoir le préjugé d’une spiritualité associée à une seule prise de conscience décisive. Entrer authentiquement dans l’aventure revient à s’ouvrir à une progressivité. Cette aventure peut comprendre d’autres réalisations, tout aussi décisives, de dimensions de la vie universelle jusqu’ici inconnues. 
Nous faisons ici le pari qu’être un aventurier implique un progrès dans une exploration de plus en plus portée directement par le courant de la vie universelle lui-même. 


SE RELIER A LA VIE UNIVERSELLE PASSE DONC AUSSI PAR UNE OUVERTURE DU CŒUR A SA PLURALITE.


Notre première approche consiste en une expérience de la vie universelle par la prise de conscience d'une lumière intérieure spirituelle. Celle-ci permet, avons-nous dit, de vraiment voir au lieu de seulement penser rationnellement ou émotionnellement. A première vue, elle ne parle pas, par exemple, d’un pari spirituel mettant en jeu, tout d'abord, une ouverture du cœur. Or de nombreuses spiritualités mettent plus en avant des formes d’ouverture du cœur. Une ouverture à la lumière de la vie universelle comme faculté de voir au lieu de penser produit un processus transformateur dans la vie psychocorporelle. Voir dans la lumière intérieure requiert certes de la sensibilité plutôt que de l’indifférence. S’ouvrir à la vie universelle va certainement à l’encontre d’un cœur fermé et étroit. Cependant une ouverture du cœur comme fruit d’un processus transformateur d’une lumière intérieure spirituelle est loin d’être clairement évidente. Notre première approche parie sur une voie directe et esquisse juste l’aventure qui s’ensuit. Si nous prenons au sérieux une ouverture du cœur, notre voie directe ne devrait pas être étrangère, en aval, à une progressivité. Même si la lumière qui nous éclaire demeure inchangée et immuable, elle peut nous amener à nous transformer. 
Des aspects et des réalisations, qui se produisent en aval de la réalisation dans une voie directe, peuvent, d'ailleurs, être décrits par certaines voies progressives comme le but, rendant toutes les étapes précédentes comme mineures. Ainsi l'éveil à la lumière intérieure, selon des voies progressives, ne serait pas une réalisation spirituelle sérieuse avant qu'elle ne réalise dans une ouverture du cœur. 
Et par ailleurs, en amont de cette aventure spirituelle, des qualités et des vertus, qu’elle présuppose ou qui la facilitent, peuvent être détaillées par des voies encore plus pédagogiquement progressives. 
Une ouverture du cœur met certainement en œuvre des vertus éthiques comme pouvoirs caractérisant cette réalisation.
L’enjeu d’une ouverture du cœur transforme la nature de la friction entre voies directes et voies progressives. Tout débat entre ces voies reste très relatif devant l’aspiration à l'ouverture et à l'accueil spirituel le plus inconditionnel possible. Il serait dommage pour cette aspiration que, au nom d’une de ces voies, on manque l’enjeu de s’ouvrir à l’incarnation d'un amour inconditionnel et non préférentiel.


LE PLURALISME SPIRITUEL EST UNE NECESSITE DE L’INDIVIDUATION DE LA VIE EN NOUS ; C’EST UNE QUESTION D’ÂME.


Les traditions religieuses sont des ressources spirituelles précieuses. Mais tout traditionalisme va à l'encontre d'un pluralisme de l’« Un innombrable », même avec l’idée traditionniste d’un noyau commun des traditions. 


Seul un idéal spirituel pluraliste et fraternel a, selon nous, la capacité de surmonter les problèmes sociaux inédits. Actuellement, nous avons ceux posés par les cohabitations de communautarismes encore fort ethnocentriques et de formes d’individualismes souvent narcissiques.

Dans un monde globalisé, avec de grandes nations composées de sociétés multiculturelles et individualistes, l’expérience spirituelle ne pourra plus être ramenée dans le giron du religieux (religare) dogmatique. La charité tolérante qu’une spiritualité développe en dépassant la conscience seulement ego-centrique implique décidément un besoin de pluralisme. Au sein de sociétés démocratiques, lorsqu’on se libère de plus en plus des hiérarchies traditionalistes, le partage des pratiques spirituelles va à l’encontre de toute uniformité dogmatique.

Désormais, dans nos sociétés, des cultures religieuses antispirituelles entrent en friction profonde avec l’émergence d’un pluralisme spirituel non dogmatique[8]. Si nous voulons vraiment prendre nos distances avec les valeurs prémodernes, qui nourrissent des intolérances et des fermetures d’esprit, la posture ésotérique traditionniste n’a plus guère de pertinence. Il nous faut plutôt affirmer une philosophie spirituelle de la rencontre, dans un espace commun laïque. 

Parle-t-on de la même chose quand on parle encore de Dieu ? Le Dieu d’une religion dogmatique et antispirituelle n’est-il pas étranger à la vie ou au divin, en jeu dans la transformation spirituelle par une présence intérieure ? Que vaut notre spiritualité si des valeurs athées font montre de plus d'accueil et d'ouverture ? Notre pari s’appuie ici sur l’action spirituelle de témoins qui partagent leur ouverture à la vie universelle, à sa compassion et à son amour, et qui affirment son caractère ineffable, irréductible à tout imaginaire dogmatique.

La posture religieuse antispirituelle produit souvent des cœurs brisés et brimés. Acquis à la modernité, nous pouvons être enclins à rejeter tout ce qui a rapport à la religion autochtone. Partant de cet athéisme, la fréquentation d’expériences spirituelles extérieures à notre culture peut dénouer ces blessures psychologiques. Mais par la suite, cette libération pourra peut-être se réintégrer dans la profondeur et l’évolution mentale de notre culture. Sinon, bien sûr, à notre tour, dans le rejet de notre culture d’origine, nous pourrions négliger une dimension spirituelle dont elle était pourtant secrètement porteuse. Même une conversion intérieurement libératrice peut aboutir à une forme subtile de dogmatisme.

 Redécouvrir l’expérience religieuse spirituelle propre à la religion avec laquelle s’est développée notre culture fera peut-être partie de notre aventure.

Toutefois cette redécouverte a plusieurs devenirs possibles : 

+ Soit nous serons tentés de nourrir de nouveau une volonté de glorifier notre tradition religieuse ou, juste un peu plus ouvert, de prôner le retour de chaque culture à sa tradition. Car même l’idée traditionniste d’un noyau commun de toutes les traditions, plus encline au respect des autres cultures religieuses, nous assigne de choisir une appartenance. Que vaut cette nostalgie communautariste dans une société-monde d’ores et déjà multiculturelle et métissée ? 

+ Soit nous assumerons la liberté spirituelle octroyée par la modernité et les critiques athées légitimes. Nous ne chercherons plus des repères communautaires à tout prix. Nous serons imprégnés par ce dialogue religieux, philosophique et culturel constitutif de notre aventure spirituelle. Vivant la vie en plénitude, nous deviendrons de plein pied un individu créateur s’incarnant dans un point de vue intérieur singulier. 

Pour nous, ce second devenir seul subsistera. 


Nos dialogues avec d’autres cultures, d’autres spiritualités, dans une société pluraliste, stimuleront l’aventure spirituelle et favoriseront notre individuation de la vie universelle. 


Pour une grande part, l’individualisation de l’ego consiste à vêtir les habits culturels, sociaux et familiaux qu’on lui impose ou que ses pulsions lui font convoiter. Notre ego est donc rarement une expression d’originalité créatrice et de liberté. Notre pari est que l’aventure spirituelle peut de plus en plus reconfigurer notre individualisation ego-centrique en une individuation de la vie universelle singulière, libre et consciente d’elle-même. 

Aujourd’hui, le plus souvent, l’individualisation moderne et postmoderne de l’ego est d’abord mue par le désir d’être socialement intégré pour pouvoir satisfaire au mieux ses pulsions animales de reconnaissance, d’appropriation et de sexualité. Bien qu’elle soit moins soumise à des valeurs privilégiant le collectif, cette individualisation reste mimétique, mécanique et largement inconsciente. L’ego qui en est le produit reste animé par de nombreux déterminismes. Par exemple, cette individualisation conduit à des identifications qui nous séparent systématiquement, en tant qu’ego, des autres et du monde. Cette séparation psychologique peut nous sembler saine lorsqu'elle est accompagnée de sens éthique. Elle trace cependant des refus de voir l'autre et du monde comme des éléments de la même conscience où nous nous situons. Lorsque nous dialoguons authentiquement avec d’autres perspectives mentales, culturelles et spirituelles, de nouvelles manières d’être peuvent émerger plus aisément en nous. Lorsque nous nous confrontons aux limites et aux impasses de nos propres cultures, une vérité plus consciente de nous-mêmes, des autres et du monde, peut germer en nous. Cultiver un dialogue intérieur favorise une libération de ce qui détermine l’individualisation de notre ego à se vivre séparé des autres, du monde et de sa source de vie universelle. Avec des pratiques spirituelles du dialogue, il y a, bien sûr, la croissance d’un mental plus ouvert, d’un ressenti de la vie universelle de moins en moins brouillé par des représentations limitantes. Et, paradoxalement, cette dynamique spirituelle d’ouverture et de sens de l’universel favorise l’émergence d’un meilleur ressenti de ce qui nous individue authentiquement. Notre individuation véritable se joue dans les dimensions relationnelles au sein d’une vie universelle vécue en plénitude, où il n’y a aucune tension séparative ; l’individualisation de l’ego n’en est qu’un moment inconscient et perfectible. En effet, l’ego se vit, lui, dans une individualisation séparative ; il est inconscient de tout mouvement d’individuation d’une vie non séparative. Pourtant, notre pari suppose qu’elle est là et qu’elle essaie de trouver un chemin à travers lui pour se réaliser. Comme nous le savons avec la spirale dynamique, qui étudie l’évolution des mentalités, un renouvellement du processus du développement personnel implique de nouvelles formes d’aventures évolutives collectives. Au fil de notre aventure individuelle, qui sait si une soif surmoderne de l’« Un innombrable » ne s’emparerait pas de nos cœurs ? 


Bilan :

Partant d'un approche privilégiant l'éveil direct par la vision de la lumière intérieure, nous avons donc mis en avant un Devenir : il y a une dimension progressive, une descente dans le cœur. Celle-ci peut s'approfondir avec un éveil évolutif. Certes celui-ci peut s'apercevoir avec une observation d'une évolution des mentalités. Cette évolution des mentalités qui, par exemple, concerne aussi nos conceptions technoscientifiques ne croise donc pas toujours la descente dans le cœur. Le croisement cependant entre évolution des mentalités et descente dans le cœur est évident en ce qui concerne, par exemple, la culture de la rencontre avec autrui. Dans le cœur évoluant en intelligence mentale et émotionnelle, peut émerger de plus en plus consciemment la présence d'une individuation de la Vie divine au sein de l'individualisation personnelle humaine que nous sommes. Là commence à proprement parler l'éveil évolutif et, avec lui, le ressenti d'un "regard innombrable" au-delà de notre conscience mentale. Se dessine avec ce regard "supramental", ce regard innombrable au-delà du mental, pressenti par l'individuation de la Vie divine, le chemin d'un saut évolutif physique et biologique encore à venir.


NOTES


[1]. Dans La mystique sauvage, Puf, 1993, Michel Hulin évoque les cas d’expériences mystiques (ou spirituelles, si l’on préfère) en dehors des contextes religieux. Il discute ensuite de l’expérience mystique et des divergences d’interprétations : « Le point crucial est celui-ci : pour être autorisé à distinguer, classer, hiérarchiser les différents types possibles d’expérience mystique il faudrait, dans chaque cas, pouvoir déterminer ce qui figure réellement au contenu de l’expérience et ce qui lui a été rattaché après coup, à titre d’explication ou d’interprétation. » (p.278). « C’est pourquoi les interprétations divergentes n’ont pas vocation à se figer chacune dans sa différence mais au contraire, en prenant le souci de l’unité comme signe de ralliement, à se corriger les unes les autres, à s’aider mutuellement à progresser vers le centre inaccessible où se tient « la chose même ». » (p.282).

 [2]. Nous parlerons ici de l’« Un innombrable » plutôt que de non-dualité. La non-dualité est la libération d’une dualité illusoire entre moi, sujet, et tout objet. Mais elle nomme aussi une mouvance spirituelle actuelle. Par ailleurs, l’expérience non duelle peut être claire et en même temps confuse. On peut comparer ceci à un moment où nos yeux passent de l’obscurité à la lumière : ils voient alors confusément, même si tout est éclairci. Dans Entre Dieu et le cosmos, Albin Michel, p.182-183, Raimon Panikkar prévient les confusions liées à des conceptions non duelles niant la relation : 

« Q : En ce cas, nous sommes bien dans une certaine dualité relationnelle.

Raimon Panikkar : Je préfère néanmoins l’appeler non–dualité, parce que la dualité – ce n’est peut-être qu’une question de langage – me semble impliquer que les deux termes en cause sont d’abord des entités autonomes qui n’entreraient en relation qu’en seconde instance ; alors que, pour moi, il n’y a pas de un et de deux compris comme des substances, ni de un et deux qui entreraient en relation, mais il y a la relationalité pure […]. Il y a donc bien non-dualité. […] Mais pour moi le non- ne signifie pas négation de quelque chose, mais qualifie l’affirmation sur laquelle il tombe. C’est pourquoi le terme de non-dualité ressortit à une sorte de pis-aller auquel me contraint la pauvreté du langage […]. Mais pour traduire ce que perçoit ici le troisième œil – cette vision immédiate, directe, qui ne peut être exprimée ni par l’unité ni par la dualité – je dois d’abord, me semble-t-il, me garder du danger qui réside dans la dualité ; c’est pourquoi, j’opte quand même pour la non-dualité. Et je pourrais parler aussi bien de non-unité ; je dirai alors : non-un. Mais l’expression de non-unité est au fond contradictoire (puisque le non- porte sur le un) ou bien elle suppose une dualité (une pluralité) à partir de laquelle on nie l’unité, et donc, on tombe ou bien dans un certain nihilisme ou bien dans un certain atomisme. Or pour moi, il ne s’agit ni de nihilisme ni de substantialisme. […] Au fond, ce qui conviendrait le mieux serait la lexie de relationalité pure. » Nous espérons que notre défense d’un pluralisme spirituel de l’« Un innombrable » évite les impasses décrites par Raimon Panikkar et intègre l’intuition de la relationalité pure.

[3]. Raimon Panikkar a une approche conceptuelle très dense. Mais ne perdons pas de vue qu’il pointe un piège des pratiques spirituelles non duelles. D’une manière incisive, Seng Ts'an, troisième patriarche du Zen affirme en ce sens : « De l'Esprit-Un émerge la dualité, mais ne t'attache même pas à cet un. ». Yvan Amar dénonce aussi ce piège : « Tous les enseignements sont unanimes pour dire qu’il n’y a pas de dualité, qu’il n’y a donc pas de séparation. Notre problème, c’est qu’on lie beaucoup trop souvent cette non-dualité avec une opération qui irait comme l’opération suivante : 2-1=1 alors qu’en fait, la non-dualité c’est 1+1=1. Notre problème à nous, c’est qu’on a une façon de justifier notre refus du monde en postulant une non-dualité qui nous coupe du monde et qui rend ce monde illusoire. Et là, on fait  2-1. Il reste bien 1, mais ce 1-là est faux parce qu’il part du principe que la séparation est vraie, alors que tous les enseignements nous disent qu’il n’y a pas de séparation. Le non-duel m’oblige donc à vivre dans le monde et à trouver dans le monde un chemin qui ne soit plus un chemin qui se fonde sur la séparation. […] Celui qui commence un chemin aujourd’hui, qui est-il aujourd’hui si ce n’est le fruit de la relation ? […] Peut-on fonder une démarche censée nous amener à l’amour par un premier geste d’ingratitude, de renier ce qui nous a fait grandir jusque-là ? » [Dans L’homme entre Terre et Ciel, Nature, écologie et spiritualité, Editions Jouvence] 

[4]. Ces nuances nous distinguent de l’idée traditionniste d’unité transcendante des religions. Elles questionnent cette idée d’une unique Tradition primordiale au sein des véritables voies spirituelles et religieuses. Elles nous rapprochent d’une pratique spirituelle du dialogue suivie par des chrétiens comme Henri Le Saux ou Thomas Merton ou, encore, par des bouddhistes comme le Dalaï Lama ou Thich Nhat Hanh. Dans Entre Dieu et le cosmos, p.20, Raimon Panikkar l’esquisse par la négative : « De ma fenêtre, je pense voir toute la réalité, […] j’ai la tentation de croire que je vois la réalité tout court, car je ne prête pas attention à la vision que l’autre peut en avoir. »

[5]. On lit dans l’Evangile de Philippe que de nombreux chrétiens disent apocryphe : « La Vérité est une et multiple afin de nous enseigner l'Un innombrable de l'Amour. » [Nous soulignons]. Inspiré par la tradition hindoue, Sri Aurobindo définit son but spirituel comme l’émergence d’un « unique regard innombrable » et utilise précisément cette expression de l’« Un innombrable » dans son poème Savitri, Livre I, chant 4. Plus près de nous encore, dans Découvrir l’unité de l’esprit, Actes Sud, p.58, Jean-Raoul Sansen écrit : « On hésite toujours à reconnaître que l’unité enveloppe la pluralité, mais il s’agit de l’unité souveraine, qui est précisément l’unité de la pluralité et qui assure la cohésion de l’univers. »

[6] . Dans sa préface aux Œuvres complètes de Vivekananda, Nivedita tire des conséquences spirituelles de l’« Un innombrable » : « Si le multiple et l'Un sont bien la même Réalité, ce ne sont pas seulement toutes les manières de pratiquer la religion, mais aussi toutes les manières de travailler, toutes les manières de lutter, toutes les manières de créer, qui sont des chemins de réalisation. Aucune distinction, désormais, entre sacré et profane. Travailler, c’est prier. Conquérir, c'est renoncer. La vie, elle-même, est religion. » [Nous traduisons]

[7]. Rappelons, avec André Reszler, que l’origine lointaine de l’aspiration au pluralisme émerge quand christianisme et paganisme ont cohabité dans l’empire romain. Un des plus vibrants appels au pluralisme dans l’unité est la pétition du païen Symmaque. Lorsqu’ « en 384, l’empereur Gratien fit enlever à l’instigation de l’évêque Damase, de la salle du sénat, l’autel de la Victoire […] Symmaque se fait le porte-parole d’une cause qu’il tient pour commune à toutes les factions en présence. L’autel de la Victoire n’est pas le patrimoine exclusif du parti païen, affirme-t-il ainsi, mais appartient au peuple tout entier [:] « Il est juste de regarder comme communes à toute la société les choses que chacun honore. Nous sommes éclairés par les mêmes astres, nous avons tous un même ciel, un même monde nous environne. Qu’importe par quels moyens chacun poursuit la recherche de la vérité. On ne parvient pas toujours par un seul chemin à la solution de ce grand mystère. », André Reszler, Le pluralisme, Editions La petite vermillon, p.43-44. A la fin du IVème siècle, le christianisme, qui accédait à une reconnaissance politique, n’a pas su reprendre à son compte cette aspiration. Elle aurait pu pourtant lui sembler légitime. D’une part, elle aurait été fidèle au message christique de non usage de la violence en son nom. D’autre part, elle aurait appliqué la règle d’or évoquée dans son message moral. Cette règle morale implique de ne pas faire à autrui ce qui nous a fait souffrir. La leçon de son passé, avec ses martyrs, ses persécutés et avec sa marginalisation sociale par la religion civile de l’empire romain, l’aurait mené à ne pas marginaliser socialement les païens et à ne pas les persécuter. Au final, seule une institution philosophique comme l’école néoplatonicienne d’Alexandrie aura été capable, par moments, de réunir dans une recherche pluraliste de la vérité des chrétiens et des païens, malgré des querelles fréquentes entre ceux-ci (la philosophe Hypatie en fut victime en 415).


[8]. Dans La spiritualité, à quoi ça sert ?, p.19-21, Louis Trébuchet écrit : 

« Il faut dire que, dans l’histoire, la spiritualité a été apportée à l’être humain par les religions. Je crois, pour ma part, qu’au cœur de toutes les religions se trouvent en effet les questions du sens de la vie, de la relation à l’infini et à l’autre. […] En ce sens, la voie spirituelle ne me semble exclure aucune religion, aucune croyance. Mais à l’inverse, j’ai personnellement le sentiment que ce sont les religions qui me poussent dehors du fait de l’importance parfois accordée à la pratique apparente au détriment de la quête spirituelle, des scories obsolètes figées au fil des siècles et surtout des théories invérifiées et invérifiables assénées sous le nom abusif de vérité. […] L’obstacle le plus difficile pour vivre une religion dans la voie de la spiritualité est […] cette propension des religions à considérer qu’elles apportent la réponse universelle. Elle est contenue toute entière dans cette déclaration d’un Père de l’Eglise chrétienne, Clément d’Alexandrie, au IIème siècle : 

« Il n’y a qu’une différence entre chrétiens et païens, mais elle est capitale : alors que les premiers possèdent la vérité intégrale et totale par suite de la révélation divine, les païens n’en possèdent que des germes. » 

La force que donne à l’être humain la voie spirituelle me paraît résider dans la cohérence intérieure, l’harmonie intérieure qu’elle génère. Cette force, cette foi, ce dynamisme repose donc sur l’adhésion totale de chaque individu à sa vision. Et une adhésion totale implique, c’est évident, une adhésion intellectuelle totale. C’est là que le bât blesse le plus souvent avec les religions, en tout cas pour ce qui me concerne. »

 





Article écrit entre 2017 et 2020

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