Une même flamme - Tableau de Niranjan Guha Roy |
AYONS FOI DANS NOTRE BESOIN D’AUTRE CHOSE POUR MIEUX VIVRE NOTRE ÊTRE ET
DEVENIR.
A l’égard du flou spirituel actuel, être authentique engagera aussi notre
participation à une évolution vers des mentalités culturelles surmodernes.
Un enseignement spirituel de qualité est
non évaluable du seul point de vue du profit économique. Certes, le(s) lieu(x)
d’enseignement ou le corps de celui qui véhicule l’enseignement s’inscrivent
dans une vie économique. Cependant, tout enseignement spirituel authentique est
d’abord un partage de la gratuité de l’être. On peut espérer que de tels enseignements
seront considérés un jour comme des biens communs. Des spiritualités laïques
seront alors pleinement reconnues comme une composante essentielle de notre
culture. L'Etat ou toute autre forme d’organisation du bien commun participera
à les partager, y compris avec les classes populaires. Faute d’horizon
spirituel, la redistribution économique d'un État providence impersonnel ne
transforme la misère matérielle qu'en survie frustrante. Instituons un partage
fraternel du trésor spirituel qui, lui, ne connaîtrait aucune limite de
ressources !
Cet idéal d’une
économie vraiment assujettie au bien commun, que notre pari présuppose,
implique, pour ne pas rester une utopie, un tournant évolutif social et
politique. Une vision plus globale de ce qui nous libère des limitations de nos
mentalités socioculturelles nous manque. Notre analogie entre l’expérience
esthétique et l’expérimentation intérieure a déjà pointé des rapports entre
mentalités, expériences spirituelles et qualités d’ouverture. Pour échapper au
flou spirituel actuel, mieux connaître ces rapports est nécessaire. Ken Wilber, dans ses travaux psychosociologiques et anthropologiques,
rassemble en un modèle plusieurs approches de développement des mentalités au
sein d’une culture. Il est, à l’évidence, un héritier de Maslow dont il intègre
aussi la pyramide des besoins[1]. Son modèle clarifie comment les mentalités émergent les unes des
autres, croissant chacune à leur tour, puis cohabitent. Il offre une meilleure
compréhension de leurs interactions évolutives. Dès lors, avec elle, nous
connaîtrons davantage la nature du flou du tournant spirituel actuel. Nous
aurons quelques pistes sur lesquelles parier pour surmonter spirituellement nos
limitations socioculturelles.
La principale source de Ken Wilber pour
établir son modèle[2] d’évolution des mentalités vient, selon lui, des « […] travaux de
Clare Graves, travaux qui portent sur ce qu'il a appelé des « systèmes de
valeurs » et [de] leur popularisation dans le modèle de la « Spirale Dynamique
» créé par Don Beck et Christopher Cowan. »
Nous nous en inspirerons ici en y
joignant certaines nuances.
Les organisations humaines vont des plus simples aux plus complexes et des plus petites aux plus vastes. Elles se sont élargies au fil du temps. Chacun de ces élargissements a intégré des éléments des organisations précédentes et leur a donné un sens nouveau. Chaque type d'organisation sociale repose sur des représentations mentales qui, de même, intègrent des éléments de représentations liés aux organisations précédentes.
La distinction prémoderne hiérarchique, moderne et postmoderne des mentalités est aujourd’hui partagée par de nombreux analystes des mentalités contemporaines.
Commençons par examiner à la lumière de la spirale dynamique
les mentalités prémodernes. Dans une famille clanique, seul l'intérêt de la
famille prédomine : les enfants sont centraux pour l'avenir de la famille.
Les besoins à pourvoir sont d'abord liés à la survie du groupe familial. Quand la famille s'inscrit dans une ethnie,
les intérêts familiaux se plient à ceux de l'ethnie. Par exemple, lors d'une
guerre, les enfants d’une famille servent dans l'armée au risque d’y perdre
leur vie. L’avenir global de l’ethnie est privilégié sur l'avenir d’une famille
particulière. Dans une organisation ethnique, la justice du talion doit
prévaloir sur les vendettas claniques où l'on refuse l'arbitrage d'un tiers.
Pour un clan, les âmes des ancêtres familiaux s'inscrivent dans la nature avec
les esprits des choses et des vivants. Dans une ethnie, il faut unifier les
représentations de la vie profonde : c’est la fonction des religions et de
leur mythologie.
Mais comment s'opère le passage d’une
mentalité clanique à une mentalité ethnique ? Il faut que des gens
imposent un ordre par-dessus les clans, il faut imposer sa force et son
pouvoir. Les tenants de la spirale dynamique parlent de stade égocentrique de
l'évolution des mentalités. Il y a encore actuellement des territoires où des
seigneurs de guerre unissent par la terreur des clans et mettent leurs
conquêtes et leurs projets individuels au-dessus de tout. La magie comme pouvoir
sur des forces invisibles, comme capacité de manipuler des énergies, ou comme
capacité de se défaire de forces négatives, prédomine alors. Des superstitions
qu'on pensait abolies se portent bien. Dans nos sociétés, certaines ambitions
ont cette coloration. Gangsters, mafieux ou affairistes véreux relèvent de
cette mentalité égocentrique. Cependant, cet égocentrisme a aussi quelque chose
d’indéniablement héroïque, puisqu’il amène ses protagonistes à risquer
beaucoup. L’enfant de 3 ans qui s’oppose à ses parents a aussi quelque chose
d’héroïque : dans de nombreuses familles, il rencontrera violence et
humiliation. L’ambiguïté de ce stade égocentrique et héroïque est flagrante d'un point de vue
moral quand certains sportifs héroïques à nos yeux tirent d’abord leur énergie
d'une ambition égocentrique. Le caractère négatif de cette ambiguïté entre
héroïsme et égocentrisme est particulièrement net chez les gens tentés par le
terrorisme. Mais l'héroïsme peut jaillir de façon moins égocentrique à un
moment donné de nos vies, quand notre besoin légitime de nous affirmer a pu
conduire à nous distancier de dépendances affectives aliénantes. Trahir des
fidélités aliénantes n’est pas réductible à un désir égocentrique ! Pour
se libérer existentiellement et même spirituellement d’un ordre aliénant, il
faut avoir intégré cette dimension héroïque.
Avec les valeurs ethniques, les ressorts
de l’égocentrisme sont soumis à des lois justifiées par des mythes collectifs
considérés comme des vérités sacrées. La religiosité et la spiritualité font de
l’adhésion à ces normes sacralisées un idéal premier : le « nous »
ethnique s'impose au « moi » égocentrique ou au « nous » clanique. L'héroïsme
ainsi que tous ses envers égocentriques sont désormais canalisés au service de
l'ethnie et, plus particulièrement, au service de l'autorité de la tradition
qui en assure la pérennité. En Occident, le moine, la moniale ou le chevalier
furent au Moyen Âge des figures de l’héroïsme comme de l’affrontement aux
tentations égocentriques. Venons-en à un point délicat concernant cette
mentalité ethnique. Les religions de mentalité ethnique prémoderne peuvent
avoir une vision universaliste mais ethnocentrique. Pour elles, il y a en
effet un ordre cosmique avec des forces organisatrices et des forces
désorganisatrices qui valent pour tout être humain. En d’autres termes, dans un
vocabulaire dualiste, ces mentalités absolutisent un bien et un mal. Les
contrevenants sont objets de déchaînements de violence et d'exclusion extrêmes.
L’universalisme des
prémodernes ne consiste souvent qu’à convertir l’autre à sa vision du monde. Le monde et la mentalité moderne élargit les organisations humaines en valorisant la
rationalité par rapport aux seules appartenances ethniques ou aux identités
religieuses mythologiques. Une nation moderne peut être composée de plusieurs
ethnies, de plusieurs religions et avoir une forte cohésion. L'idée de progrès
de l'humanité par les sciences ou l'idée d'un droit international se répandent
avec la modernité. Cette modernité juge naïves les mentalités claniques
animistes qui ne connaissent pas le sens critique. Elle dénonce les
superstitions des mentalités guerrières égocentriques ou magiques. Et, bien
sûr, elles contestent la vérité littérale des mythes des mentalités
traditionalistes. Une libre enquête s’appuyant sur l’expérimentation ne saurait
se soumettre à l’autorité d’aucun littéralisme. Par exemple, la démarche
scientifique d’un Galilée est plus convaincante que la croyance littérale en la
parole « Soleil, arrête-toi. » qui se trouve dans la Bible en Josué
10, 12. Pour la rationalité moderne, ces autres mentalités ignorant les
démarches critiques et scientifiques sont prémodernes.
Le raison moderne a cependant ses limites
lorsqu’elle devient un rationalisme. Celui-ci n'élimine pas une pluralité de
visions du monde justifiables par des rationalités diverses. Concevoir n’est
pas voir. L'ambition de fournir une explication rationnelle totale du
réel fait place à la reconnaissance de notre non savoir : la part de
l'inconnu demeure plus importante que celle du connu. Ici germe la
postmodernité. Des formes de scepticisme et de relativisme plus ou moins
subtiles en sont caractéristiques. Certes, comme le dit Ken Wilber dans Le
livre de la vision intégrale, « [c]ette perspective est tellement pluraliste, en fait, qu'elle finit souvent
par être complètement fragmentée et aliénée, saturée de nihilisme, d'ironie, et
de non-sens (cela semble familier ?) ».
Mais avec la mentalité postmoderne, certaines
connaissances spirituelles prémodernes s'avèrent audibles. Un rationalisme
moderne étroit est incapable d'entendre que mythes et symboles peuvent
véhiculer des connaissances. Il est incapable de produire des rationalités
nouvelles pour retranscrire les connaissances pourtant véhiculées par d'autres
visions du monde. Le développement de l’imagination dans la mentalité
postmoderne rend davantage capable de faire émerger ces autres rationalités[3]. Des
connaissances prémodernes sont réhabilitées par les postmodernes. Ces
réinterprétations postmodernes subvertissent celles d’antimodernes fascinés par
les hiérarchies traditionalistes. Ceux-ci voudraient volontiers conserver à ces
connaissances leurs caractères indiscutables et ethnocentriques. Or ces
connaissances psychocorporelles ainsi réhabilitées ont même des convergences
avec des démarches scientifiques : elles ont des dimensions testables. Ce
sont des postmodernes qui ont popularisé et fait reconnaître auprès des
sciences modernes occidentales diverses sciences psychocorporelles
traditionnelles. Parmi elles, il y a la médecine chinoise intimement liée à la
spiritualité taoïste, les hathas yogas liés aux spiritualités hindoues ou
encore les techniques de méditation, maintenant intégrées à des thérapies
psychologiques. Ces sciences psychocorporelles et d'autres ont des dimensions
qui, si elles sont développées, peuvent déboucher sur une aventure dans les
profondeurs et la vastitude de la vie. Les mentalités prémodernes n'ont pas
conscience d'une évolution des visions du monde. Les antimodernes jugent ces
évolutions comme une dégénérescence et revendiquent la vérité absolue de leur
vision du monde. Les modernes introduisent l'idée de progrès dans le cadre
d'une vision rationnelle du monde qui doit prévaloir.
Dans ce cadre, des faits scientifiquement
établis ouvrent à l'idée d'une évolution du vivant. À vrai dire, c’est en étant
pleinement postmoderne qu’on s'ouvre à l'idée que toute forme de vie devrait
avoir sa place, y compris les plus marginales. Mais ces valeurs postmodernes se
heurtent à l’existence de formes de vie qui mettent en péril nos systèmes
politiques, socio-économiques et écologiques. Quand des prémodernes cherchent à
déstabiliser l’équilibre de notre pluralisme social, quand des modernes
minimisent les réalités écologiques, il y a urgence à envisager une vision
évolutive des mentalités. Nous devons nous ouvrir à l’idée d’une organisation
intégrée des diverses mentalités selon leur niveau d’évolution. Il y a, en
effet, urgence à inventer une harmonie intégrant toutes les mentalités, mêmes
les plus minoritaires, dans un processus évolutif plus conscient. Ceci est
incontournable pour faire face aux crises sociales, économiques, politiques et
écologiques qui menacent l'existence du pluralisme politique et culturel qui
nous est cher[4].
Nous rejoignons Ken Wilber : « [u]ne
vision du monde véritablement intégrée et cohésive ne peut commencer à émerger,
finalement, qu'au stade suivant, le stade « systémique » : celui-ci permet le
début de ce qu'un sociologue a appelé l'Âge Intégral. » Cette vision intègre l’idée d’un développement des
mentalités qui heurte le relativisme postmoderne, puisqu’elle amène à dire
qu’une culture peut être plus développée qu’une autre sur le plan des
mentalités. Toutefois, cette affirmation intègre la critique postmoderne de
l’ethnocentrisme, car elle ne préjuge pas qu’une culture, comme un individu, ne
puisse pas se développer. Elle est étrangère aux tentations modernes de
domination culturelle au nom du progrès. Selon Ken Wilber, « Clare Graves
souligne ce passage comme un changement radical des valeurs du premier palier
(qui sont partielles) aux valeurs du deuxième palier (caractérisées par leur
nature intégrée). […] Aujourd'hui, dans l'ensemble de notre culture, nous
sommes sur le bord de faire ce saut extraordinaire vers le second palier, du «
postmoderne » vers « l'intégral » ... un « saut » sur lequel nous allons
revenir très vite. » La distinction prémoderne hiérarchique, moderne et
postmoderne des mentalités est certes partagée par de nombreux analystes des
mentalités contemporaines. Mais l'idée qu'un saut vers un deuxième palier est
en train d’avoir lieu peut paraître discutable. Plus globalement, notre modèle
d’évolution des mentalités est-il convaincant lorsqu’il suggère un
élargissement inéluctable d’une conscience individuelle et collective ?
Premièrement, on peut opposer ce qui
semble des contrexemples. Il y a des consciences prémodernes[5] qui paraissent plus profondes que celles de niveaux de mentalités
postérieurs : un chamane semble plus « profond » qu’un ingénieur
humiliant les employés à ses ordres. Ken Wilber a répondu à ces objections en
distinguant au point de vue spirituel des niveaux grossiers et des niveaux
profonds pour chaque étape de développement mental. L’expérience
esthétique, elle aussi, nous paraît nécessiter un tel genre d’appréciation
multidimensionnelle. Les promoteurs de spiritualités modernes amenant à vivre
individuellement toute la vie en sa plénitude ont été parfois des
artistes. A l’encontre de nombreux prémodernes, ils ne font plus, par exemple,
la séparation entre action profane et acte sacré[6], qui nécessairement restreint l’individuation de la vie. D’ailleurs, cette dimension de l’aventure
spirituelle, à partir de l’extension des mentalités modernes et postmodernes,
connaît un accroissement de son potentiel, inconnu des mentalités précédentes.
Deuxièmement, on peut juger notre modèle
un peu imprécis à partir de la postmodernité qui précède le deuxième palier.
Qu’est-ce qui nous assure que toutes les cultures peuvent permettre ce
déploiement évolutif des mentalités ? Une réponse serait que, pour
s’approcher du second palier et pour dépasser vraiment les niveaux modernes et
postmodernes, une culture apprend à se métisser positivement en incluant et en transcendant. Elle ne le fait
plus stratégiquement pour intégrer la logique d’un adversaire mais par besoin
d’ouverture et de dialogue. Actuellement, des difficultés dans ce processus
suscitent l'incertitude du devenir politique et spirituel de nos sociétés
multiculturelles. La coexistence des cultures et mentalités diverses, les unes
avec les autres, est rendue délicate par leurs aveuglements et leurs
incompréhensions mutuelles. La bonne volonté postmoderne est comme devenue impuissante à tisser une fraternité multiculturelle. Dans nos sociétés multiculturelles, le sens du
dialogue interculturel et interreligieux ne cède-t-il pas le pas à diverses
revendications ethniques et religieuses obscurantistes ? L’idéal d’un melting pot culturel et spirituel ne
suscite plus l’enthousiasme. Rares sont ceux qui voient encore l’opportunité
d’hybridations culturelles créatrices de nouvelles perspectives évolutives.
Face aux résurgences des obscurantismes, ne faut-il pas sortir de ce qui
s'avère l'impasse postmoderne et réaffirmer la mentalité moderne ? La
rigidité du rationalisme judicieusement critiquée par les postmodernes ne nous
semble pas la panacée. Les moralismes modernes et postmodernes qui veulent voir
des oppresseurs et des opprimés, ou des dominants et des dominés, ne modèrent
pas les poussées politiques de haines et de ressentiments prémodernes.
Ce deuxième axe de mise en question de l’évolution des mentalités selon la spirale dynamique aboutit, nous semble-t-il, à l’urgence de parier sur une mentalité culturelle plus évoluée pour surmonter l’impasse actuelle.
Notre pari spirituel sera donc de participer au développement de
nouvelles mentalités qui seraient en meilleure résonnance avec une expérience directe de la vie
universelle. Notre aventure, en aval d’un saut spirituel, serait de bâtir des
rapports plus harmonieux entre prémodernes, modernes et postmodernes, puis de
favoriser leur développement aux stades suivants. Pour passer au second palier,
il nous faudra d’abord être postmoderne. L’examen des limites des mentalités
postmodernes a ici pour but notre passage au second palier. Prendre ces limites
pour des critiques justifiant une régression ou une résistance, par rapport au
pluralisme postmoderne, serait un contresens.
Pour mieux visualiser ces problématiques développementales, nous dressons ci-dessous des tableaux récapitulatifs. Ils rendront un peu plus clair notre pari sur un saut au-delà des mentalités prémodernes, modernes et postmodernes. Ce support permet d'affiner particulièrement notre regard sur le développement des mentalités ; il suffit de privilégier ce qui concerne les valeurs mises en jeu par des rencontres avec d’autres cultures. Sous cet angle, amour et compassion sont de nouveau centraux, comme ils l’étaient pour discerner libération psychologique personnelle et libération spirituelle.
Plus les valeurs socioculturelles évoluent en faveur de la rencontre des autres cultures, plus l’amour et la compassion sont facilités sur un plan social.
Mais cet angle fait mieux comprendre en quoi les expériences spirituelles prémodernes, modernes ou postmodernes ont des limites en tant que pouvoir d'amour et descente dans le cœur pour illuminer une vie sociale.
Un tableau souligne aussi l’importance du
fait que les stades de développement plus avancés ne sont atteints qu’en
passant par tous les stades qui précèdent. Notre premier tableau expose les
forces et les limites des mentalités, à ce jour les plus répandues, dans leurs
compréhensions des autres (cultures). Il montrera que la mentalité postmoderne
s’est montrée, jusqu’à présent, la plus ouverte aux autres cultures et aux
autres mentalités. La lecture de notre premier tableau invite la mentalité
postmoderne à mieux voir en quoi son existence suppose les autres mentalités.
Elle l’invite à les aider à se développer au-delà de leurs impasses :
+ : aspect positif ; - : aspect négatif ; +/- : aspect qui a un sens positif et négatif |
Les mentalités prémodernes laissent bien
peu de place à l’accueil de l’autre, comme facteur essentiel d’une évolution de
soi. Pour entendre l’intérêt d’un point de vue prémoderne, la raison moderne a
besoin d’une dimension postmoderne. Mais en affirmant la valeur égale de chaque
point de vue, la mentalité postmoderne va favoriser, par exemple, des
confusions entre spiritualité, échanges commerciaux, développement personnel et
psychologie. Elle ne va pas s'immuniser contre les stratégies universalistes prémodernes, elle va saper les réponses modernes faces aux limites culturelles prémodernes, elle sera démunie devant les phénomènes de la mentalité héroïque/égocentrique. Selon nous, le flou du tournant spirituel actuel que nous avons
constaté précédemment s’explique en partie au moins par ces confusions et impuissances postmodernes.
Nous parions que seul un saut spirituel
vers des mentalités surmodernes peut apaiser les frictions et les confusions
inévitables causées par les mentalités qui précèdent. Nos sociétés doivent
sortir des illusions générées par la modernité et la postmodernité sans sombrer
dans les pires régressions prémodernes. Ces mentalités surmodernes sont à peine
émergentes. En donner une description exhaustive nierait qu’elles sont encore à
inventer socio-politiquement. Nous pouvons cependant en esquisser des
traits. Comme nous l’avons déjà indiqué,
Wilber, Graves, Don Beck et Cowan les désignent comme les mentalités au-delà
d’un deuxième palier. Dans Le livre de la vision intégrale, non loin du
passage que nous avons cité ci-dessus, Ken Wilber motive cette appellation en
en donnant la description suivante :
« Clare Graves fait partie des chercheurs qui ont, les premiers, découvert la
différence hyper-importante entre le premier palier et le second palier de
développement. A quoi tient cette différence extraordinaire ? Le point commun
des stades du premier palier, c'est que chacun d'entre eux est persuadé que ses
valeurs sont les seules qui sont vraies et justes ; les valeurs des autres sont
tout simplement confuses - mais profondément ! Avec le saut dans le second
palier - correspondant au début des stades qui sont véritablement intégraux -
il est entendu que toutes les autres valeurs et tous les autres stades sont
véridiques à leur propre manière, ou qu'ils sont appropriés pour les niveaux
auxquels ils sont rattachés. Dans le second palier, chaque stade crée de la
place pour toutes les valeurs amenées par les stades précédents. C'est là que commencent
l'assemblage et l'intégration de toutes les valeurs en des tapisseries plus
larges d'inclusivité, d'attention et de compassion. »
Plus il y aura d’inclusivité, d’attention
et de la compassion, plus la libération spirituelle sera probable. Plus un cœur
est ouvert, plus il pourra évoluer dans la rencontre. Plus nos mentalités sont
capables d’authenticité dans la rencontre, plus elles participent à une
évolution consciente. Et plus nos personnes s’y individuent harmonieusement,
plus viendra naturellement le saut spirituel, qui peut en faire une
individuation consciente de la vie universelle.
Ces mentalités, au-delà d’un deuxième
palier d’évolution, seront nommées ici « surmodernes ». Notre usage
du préfixe « sur » veut insister sur la reprise, à nouveaux frais, du projet
inachevé de la modernité. Selon nous, l’éducation de chacun, tant au sens de sa
dignité que de sa propre autorité, reste un projet moderne loin d’être achevé.
La suite de notre propos reviendra largement sur ces points dans un contexte
spirituel pluraliste. Par ailleurs, le préfixe « sur », que nous ajoutons à
« moderne », traduit aussi notre aspiration à éviter une « hyper » -
modernité où l’ego rationnel non libéré de son égocentrisme et son agitation à faire ou à profiter
s’« hypertrophient »[7]. Ce préfixe voudrait aussi intégrer plusieurs caractéristiques des
mentalités postmodernes : la question de l’authenticité, certaines
qualités d’ouverture à l’autre ainsi que certaines critiques des illusions
technoscientifiques. La surmodernité puiserait librement dans les ressources
spirituelles des mentalités prémodernes. Pour se diffuser, elle n’userait
d’aucune violence. Elle saurait sublimer la violence de la mentalité guerrière
inhérente au traditionalisme hiérarchique prémoderne. Elle mettrait fin aux
impérialismes politiques et économiques des modernes. Elle ferait barrage à la
marchandisation hypermoderne éliminant tout sens du bien commun. Un leitmotiv
postmoderne dit que tout se vaut. Selon nous, les grands récits des mythologies
prémodernes ne sont pas équivalents aux récits du progrès moderne. Plus les
mentalités s’approchent du deuxième palier, plus elles se montrent capables
d’aventures évolutives et donc d’une ouverture du cœur par la vie universelle ressentie au-delà de toute bulle mentale.
Les visions des rencontres
interculturelles des mentalités du deuxième palier, sur lesquelles nous
parions, seront, à cet égard, significatives. Notre second tableau veut en
donner un aperçu :
Nous, qui parions sur une surmodernité spirituelle, valoriserons socialement et politiquement l’évolution créatrice qui est vie en plénitude. Pour nous, toute rencontre authentique est une opportunité évolutive. Notre pari surmoderne est de développer des biens communs facilitant des évolutions individuelles et collectives des mentalités. Nous cherchons une évolution créatrice psychocorporelle individuelle harmonieuse avec une vie collective plus fraternelle[8]. Pour croître en compassion et en amour, notre pari évolutif surmoderne met donc en jeu une libération spirituelle du nœud mental et émotionnel ego-centrique. Un éveil à un voir non égocentré et des pratiques de descente de ce voir dans notre cœur éveillerait une intuition par-delà l'intelligence mentale et émotionnelle.
Mais ceci se place encore dans la bulle mentale humaine, même si elle s'ouvre alors à des influences surmentales, à des intuitions relavant d'une connaissance par identité en lien avec des forces d'actions créatrices.
Un premier pas tout à fait en dehors de la bulle mentale humaine s’accomplira, selon nous, par une individuation consciente de la vie universelle en nous. Cet éveil à notre âme vraie qui n'est pas une âme de désirs humains trop humains transforme radicalement notre humanité. Socrate ou Jésus-Christ témoignent chacun de cet éveil d'une dimension individuelle dans l'éveil à la lumière de la vie universelle transcendante. Cet qualité d'éveil était exceptionnel au temps de Socrate et Jésus-Christ. Jésus-Christ a été considéré comme Dieu fait homme et malheur à ceux qui se sont dit fils ou fille de Dieu en conscience ! La pratique de Socrate est devenue la pratique mentale de la philosophie et celle-ci a regardé avec commisération son daimon.
Notre hypothèse est que cette profondeur de l'éveil progressif du cœur s'avérant un éveil direct à une âme vraie est peut-être aujourd'hui un effet d'une conscience force évolutive possible puisque nous touchons historiquement à la fin de la courbe mentale. Si notre interprétation de certains signes, de certains témoignages et de certaines expériences est juste, cela nous
amènera au niveau humain à œuvrer de plus en plus consciemment aux individuations innombrables
de l’unique vie universelle. Et cela nous amènera au-delà de l'humain à nous inscrire de plus en plus consciemment au cœur de toute l’évolution
cosmique. L’horizon de notre pari tend alors à une prise de conscience de
l’« Un innombrable », une conscience nouvelle au-delà de la bulle mentale humaine.
Nous nous écartons sans doute ici de Ken Wilber et des tenants du mouvement intégral se réclamant de la spirale dynamique.
Certes nous ne nions pas qu'une évolution des mentalités humaines vers un deuxième palier est en cours, mais un peu au sens d'une coévolution biologique et psychologique de plusieurs espèces, dont certaines, la nôtre y comprise, demeureront sur leur plan de conscience, même s'il s'affinera, tandis qu'une nouvelle espèce émergera. Elle se détachera de l'ensemble du peloton d'espèces en coévolution dont elle faisait partie. Car en elle s'incarnera un nouveau plan de conscience, un plan de conscience incompréhensible aux espèces encore liées aux plans de conscience précédents. Toutefois, par l'effet de la coévolution ces plans de conscience auront été affinés par sa présence agissante, ils seront en mesure de la pressentir.
Ainsi, selon nous, ces mentalités du deuxième palier de l'âge intégral seront davantage un effet co-évolutif qu'à la pointe proprement dite de la conscience évolutive. Ken Wilber, avec la spirale dynamique, même s'il y inclut un éventuel stade supramental, qu'il réfère à Sri Aurobindo, ne prend pas acte d'un saut évolutif vers une conscience au-delà de la bulle mentale humaine. Il n'associe pas d'ailleurs ce stade supramental à une conscience de l’« Un innombrable », comme Sri Aurobindo y invite.
Par ailleurs, un autre point décisif montre qu'avec la spirale dynamique, il n'est question, selon nous, que de la coévolution mentale en cours et non de l'évolution au-delà de la bulle mentale. La spirale dynamique, y compris dans sa réinterprétation par Ken Wilber n'envisage absolument pas un éveil préalable à notre âme vraie évolutive. Cette pensée intégrale évolutionniste semble ignorer l'individuation consciente de la vie universelle en nous. Elle est confondue avec l'individualisation de notre ego mental. Or, selon nous, la prise de conscience de l'individuation consciente de la vie universelle est le premier pas véritable solide en dehors de la bulle mentale même spiritualisée par un éveil à une lumière intérieure non intellectuelle. Un éveil à la lumière intérieure peut sembler non mental, mais il n'est au plus que surmental. Cet éveil prend place dans les stratosphères de la bulle mentale sans toutefois la quitter. Certes l'air mental y est raréfié mais l'illusion de percevoir la lumière spirituelle sans filtre y est courante. Immanquablement les enseignements sur l'éveil à la lumière spirituelle auront des points de divergence dûs à ces filtres mentaux subtils. La plupart ignoreront l'éveil de l'individuation consciente de la vie universelle, l'éveil à l'âme vraie. D'une part, l'éveillé à la lumière spirituelle observant des ténèbres lumineuses ne devrait pas en conclure à une inconscience imbécile de l'absolu, mais plutôt à la sienne. D'autre part, atteignant au deuxième palier de l'évolution des mentalités, il pourrait prendre conscience que sa libération de l'idenfication systématique au fil des pensées n'est pas une libération de la bulle mentale. L'évolution des mentalités que dessine la spirale dynamique lui montrera les limites de ce qu'il croyait non mental : il n'y a pas d'éveil à la lumière intérieure sans une interprétation mentale, qui place cet individu éveillé dans les rets d'une certaine mentalité psychologique et culturelle. Ce ne peut être que cet éveil à l'âme vraie, un éveil dans l'éveil au Soi de la lumière intérieure, qui nous mettra un pied en dehors de la bulle mentale. Et seul la croissance de l'âme vraie fournira le pivot nécessaire pour une incarnation physique de la conscience de l’« Un innombrable » pour l'instant surpraconsciente.
[1].
Dans Le livre de la vision intégrale, InterEditions, p.116-117, Ken
Wilber propose un schéma reliant la pyramide de Maslow et la Spirale dynamique.
Maslow était un collègue d’université de Clare Graves, l’initiateur de la
spirale dynamique. Ce dernier avait lui-même fait état de ce parallèle. Notre
note 190 présente la pyramide des besoins de Maslow et la psychologie
transpersonnelle. Ken Wilber en a été un acteur majeur. De là, il a évolué vers
la mouvance intégrale (voir notes 250 et 251).
[2].
Dans Le livre de la vision intégrale, InterEditions, p.118-121, Ken
Wilber en propose le modèle suivant : « Nous pouvons dorénavant
regarder les travaux de Clare Graves, travaux qui portent sur ce qu'il a
appellé des « systèmes de valeurs » et leur popularisation dans le modèle de la
« Spirale Dynamique » créé par Don Beck et Christopher Cowan. [...] A tout
dire, les valeurs s'épanouissent et se développent à travers la séquence de
stades suivante : tribal, traditionnel, moderne, postmoderne, intégral,
super-intégral, puis vers des déploiements plus élevés dans un futur
évolutionnaire. Aujourd'hui, dans l'ensemble de notre culture, nous sommes sur
le bord de faire ce saut extraordinaire vers le second palier, du « postmoderne
» vers « l'intégral » ... un « saut » sur lequel nous allons revenir très vite.
». Ce livre offre de façon succincte des détails sur chacune de ces mentalités.
[3].
Dans ses débuts, le rationalisme moderne avait été jusqu’à dire que
l’imagination est la folle du logis.
Rappelons qu’un des slogans de Mai 68, qui marque l’entrée dans la
postmodernité pour de nombreux babyboomers, était « L’imagination au
pouvoir ». Elle nous semble à cultiver dans une perspective de
développement psychospirituel. Dans Le
théâtre de la guérison, Albin Michel Spiritualités, p.253, Alejandro
Jodorowsky précise pourquoi : « L’imagination
active est la clef d’une vision élargie, elle permet d’envisager la vie selon
des points de vue qui ne sont pas les nôtres, de penser et de ressentir à
partir de différents endroits. Voilà la vraie liberté : être capable de
sortir de soi, de franchir les limites de son petit monde pour s’ouvrir à
l’univers. »
[4].
Dans une interview du documentaire L’homme
après l’homme, Satprem, un disciple de Sri Aurobindo et Mira Alfassa, aussi
appelée Mère, résume ainsi notre situation contemporaine : « On n'est pas dans une crise morale,
on n'est pas dans une crise politique, financière, religieuse... on n'est dans
rien de tout ça. On est dans une crise évolutive. »
[5].
Les mentalités prémodernes incluent donc les mentalités
« mythique-conformistes » traditionnalistes, les mentalités héroïques
ou égocentriques, les mentalités « magique-animistes » claniques.
La
qualification d’héroïque pour le stade égocentrique est de notre fait. Il nous
semble qu’elle permet vraiment d’inclure et de transcender ce stade. Au niveau
d’une éducation non violente des enfants, parler d’héroïsme permet de mieux
comprendre les enjeux de ce stade. Ce sont les travaux d’Henri Wallon qui, les
premiers, ont su repérer dans le développement de l’enfant ce stade ou cette
phase d’opposition, que la spirale dynamique a retrouvé dans le développement
des mentalités humaines. En le qualifiant d’héroïque, en ne le réduisant pas à
une opposition, à un égocentrisme, nous voulons rappeler qu’il s’agit aussi
pour l’enfant, et plus tard pour l’adulte, d’une quête légitime de
(re)connaissance de sa personnalité.
[6].
Pour creuser cette bidimensionnalité de l’évolution de nos personnes qui est,
d’un côté, spirituelle et de l’autre, mentale puis intuitive, intéressons-nous
à l’animal. Il voit plus qu’il ne pense, il vit
certainement plus souvent que nous dans l’ouverture de la lumière spirituelle,
mais cette lumière restera forcément moins exprimable individuellement par lui
que par nous. La différence entre lui et nous, tient d’abord simplement à ces
capacités d’individuation de la vie universelle. Celles-ci sont bornées,
puisqu’on y croise chez l’animal au plus un mental rudimentaire. Avec l’humain,
l’expérience esthétique atteint aujourd’hui une amplitude qui échappe à
l’animal. On peut aussi utiliser le modèle intégral de Wilber pour explorer la
différence entre l’homme et l’animal dans le rapport aux écosystèmes. Ce qui
saute d’abord aux yeux est notre folie humaine : nous polluons, nous
déréglons le climat, nous risquons de briser des équilibres en détruisant la
biodiversité. La sagesse animale semble nous surclasser. Cependant, il y a en
nous un potentiel de conscience évolutive dont ne dispose pas l’animal. La
réflexion de la conscience écologique pourrait devenir beaucoup plus consciente
chez l’homme. Au lieu de s’adapter seulement biologiquement à son milieu comme
l’animal, l’homme s’est adapté techniquement. Ensuite, il a entrepris de
transformer le milieu au lieu de s’y adapter. Mais il découvre, aujourd’hui, à
grand-peine qu’il doit opérer ces transformations en harmonie co-évolutive avec
le milieu écologique. Ainsi, ce n’est pas le seul fait de voir dans
la lumière spirituelle qui, nous humain, nous distingue de l’animal. C’est le
fait d’évoluer de plus en plus consciemment individuellement et collectivement
dans la lumière spirituelle qui nous en distingue. Certains progrès vers une
évolution plus consciente se matérialisent déjà avec les concepts mentaux
innovants d’économie circulaire, de berceau à berceau (craddle to craddle) ou
encore d’écoconception (ecodesign). Ils marquent un premier pas. Avec la pensée
intégrale de Ken Wilber, nous nous mettons à cultiver une perception
bidimensionnelle combinant l’approfondissement du voir dans la
lumière spirituelle et le développement de la ligne mentale jusqu’à son
dépassement intuitif. Dans une telle perspective intégrale, les limites de nos
mentalités sont ainsi forcément des limites de notre évolution spirituelle,
même si, par ailleurs, l’expérience intérieure de la vie universelle existe
chez l’animal étranger à toute conscience mentale. Peu à peu, une
transformation évolutive et spirituelle peut nous amèner peut-être à affranchir
notre action des vestiges de notre animalité, que sont, entre autres, les
désirs et les pulsions. Et au-delà de la pensée intégrale de Ken Wilber et de
sa perception bidimensionnelle de l’évolution humaine, il nous semble que nos
limites mentales et spirituelles sont liées aux limites d’une individuation
consciente de la vie universelle en nous. Par définition, un tel processus
d’individuation ne peut être qu’en harmonie avec elle-même partout où elle se
produit. Notre pari spirituel se traduit ici de nouveau par une aspiration à un
regard innombrable de la vie sur elle-même. Un regard bidimensionnel ne
suffirait plus alors pour dire l’émergence probable en nous d’une telle
conscience cosmique.
[7].
Les préfixes « trans » ou « supra » disent bien le dépassement des défauts de
la modernité dans ses dimensions les plus grossières. Mais ils ne traduisent
pas forcément notre idée d’un achèvement de la modernité dans sa dimension
spirituelle. Nous écrirons parfois « (sur)moderne » avec le « sur » entre
parenthèses pour y insister.
[8].
Cette évolution a aussi une forte dimension écologique. Ceci devrait faire
l’objet d’une réflexion à part entière. Ici la réflexion sur l’évolution
créatrice du vivant restera plus centrée sur la spiritualité et ses dimensions
individuelles, collectives et universelles.
Tableau de Niranjan Guha Roy |