dimanche 31 août 2008

LE DOUTE RADICAL ET L'EVIDENCE INSAISISSABLE DE LA CONSCIENCE. Partie 2.


PARTIE II : L'EVIDENCE INSAISISSABLE DU « JE SUIS » REVUE A LA CROISEE DE SA TROISIEME PERSONNE AU CRIBLE DU SCEPTICISME.



INTRODUCTION.

Schéma A

Schéma B

Après avoir ouvert le champ des questions précédentes, retourner à la croisée de notre première personne et de notre troisième personne signifie endosser un scepticisme radical afin de ne pas faire tomber notre enquête phénoménologique dans des facilités interprétatives.
La question que posent les schémas A et B met en jeu comme nous l'avons vu ce à quoi nous identifions notre moi. A priori notre identification usuelle à notre corps, nos pensées, nos émotions, nos désirs, nos sensations, etc. est au final mise en cause par le simple fait d'apercevoir que nous sommes d’abord une ouverture de conscience par rapport à toutes nos identifications à des contenus. Ces identifications impliquent d’ailleurs des refus de s’identifier à tels et tels contenus possibles de la conscience.
Toute forme de croyance même si elle nous propose une interprétation plutôt séduisante de soi, d’autrui et du monde n'est-elle pas en un sens aveugle ? N’y a-t-il pas dans ces croyances une volonté d’éviter le courage nécessaire de mettre en cause notre rapport à la réalité et ce que nous pouvons en juger ? Nos préjugés, nos identifications en général oublieux qu’ils sont de leur relativité ne nous empêchent-ils pas au fond d'affronter notre incapacité de connaître l’essence ultime de la réalité ? C’est là que nous croisons la nécessité d’être à un moment donné capable d’endosser le scepticisme le plus radical pour vraiment prendre le chemin de la philosophie. Être sceptique sérieusement au moins pour un temps exige d’assumer l’absence de conclusion sur l’essence ultime de la réalité et donc de vivre radicalement la question « qui suis-je ? ».

DOUTES A LA CROISEE D’UNE APPARENTE IMMOBILITE DU « JE SUIS » ET D’UNE APPARENTE MOBILITE DE LA TROISIEME PERSONNE.

1) – Action et scepticisme.

Par exemple nos actes apparaissent bien dans le monde de la sensation mais nous faisons erreur en nous qualifiant à partir d'eux. Nos actes ont tel statut du point de vue social mais nos actes ne nous disent apparemment rien de notre réalité ultime. Conclure à ce sujet revient à affirmer une identification à une norme, à interrompre immédiatement l’expérience d'un moment de scepticisme radical. Bien entendu le scepticisme radical dans l’immédiat ne nous interdit pas un certain peaufinage de nos jugements pragmatiques liés à ce monde d’apparences, en tant que l'apparence ici désigne ce qui apparaît sans statuer sur sa réalité ou son illusion ultime. Se conformer aux apparences ne nous empêche pas de nous interdire de conclure sur l’essence de ce qui apparaît. Ainsi nous pouvons envisager de douter de la réalité de ce qui apparaît tout en continuant le jeu des apparences.
Pour mettre de la distance entre engagement sceptique et nos tendances à nous identifier à nos pensées, nos émotions, nos désirs, nos sensations, etc. nous pouvons imaginer que nous avons endossé ce que nous sommes et le monde qui nous environne pour jouer un rôle dans un monde virtuel qui n’a rien de réel ultime ment. Pour être radicalement sceptique, il faut reconnaître que nous ne pouvons pas non plus conclure sur la réalité ou non de ce scénario non plus. Nous sommes virtuel sans savoir en quoi cette réalité virtuelle garde une part de réel ou est seulement irréelle. Découvrir notre apparence fictive est vraiment l’incarnation du scepticisme qui ne tranche pas entre réalité ou illusion des apparences.
Ceci importe peu à vrai dire car tout ce que nous sommes ainsi que tout ce qui nous environne apparaît pour le moment sans qu’il soit possible de conclure au sujet de leur essence.

Le schéma B nous donne de voir un seul espace de perception: il n’y a pas en fait un monde moi distinct du monde du non moi. Tout ce qui apparaît apparaît dans un seul espace de perception. L’essence de nos traits personnels et celle du monde appartient au même espace de perception consciente et dans cette expérience de doute radical prend la même teneur fictive.

2) – peut-on trancher entre « je marche dans la rue » et « mon corps bouge et la rue défile dans ma conscience immobile » ?

Là encore l’acquis de la représentation extérieure de soi pèse. Quand je marche dans la rue, le paysage de la rue défile dans ma conscience mais j’ai cette représentation de moi-même affirmant «je marche dans la rue». Un sceptique radical refusera a priori de privilégier « je marche dans la rue » sur « la rue défile dans ma conscience ». Il fera remarquer qu’il est possible de sentir prioritairement que « la rue défile dans ma conscience ».


Au fond il est fidèle à la physique de Galilée. Si l’observateur est placé ici au centre de ma conscience tout défile dans ma conscience. Si l’observateur est là-bas, en extérieur à mon point de vue subjectif en première personne, en tant que troisième personne «je marche dans la rue » est relativement exact. Notre mental a privilégié un repère sur l’autre, il s’est identifié au repère en troisième personne en l’appelant « moi » mais au fond le repère « moi » au moins aussi authentique est celui où la rue défile en moi. Galilée n’a jamais nié que le soleil tourne autour de la terre du point de vue de la conscience usuelle où la distinction de la conscience n’est guère encore objective. Il a seulement mis en avant qu’un observateur situé dans l’espace extérieur à la terre la verrait tourner sur elle-même tout en tournant autour du soleil. Là où la position de Galilée pour un sceptique devient plus discutable est le fait qu'il privilégie un point de vue sur l’autre. L’observateur terrestre aurait un point de vue moins fiable que l’observateur extraterrestre, le repère extraterrestre serait moins relatif que le repère terrestre. Pour défendre l’absoluité d'un point de vue sur l'autre, on peut comme Galilée insister sur l’effort supplémentaire en terme de complexité qu’implique un repère par rapport à l’autre : le repère le plus absolu serait celui d’où l’effort lié à la compréhension de la complexité est le plus simplifié. On dira dans la même ligne au sujet de notre exemple initial que c’est un effort du corps qui le déplace dans la rue, sans cet effort il n’y a pas déplacement et donc il est de ce point de vue plus légitime de dire que je marche dans la rue plutôt que de dire la rue défile dans ma conscience. Seulement cet effort lui-même du corps apparaît dans la conscience. Dans un jeu vidéo mon personnage ne se déplace pas dans le paysage, ce sont les paysages qui en fait se défilent à l'écran. On a été capable de simuler l’idée qu’on se déplace en tant que personnage alors que ce sont bien les paysages qui défilent afin de restituer le plus fidèlement possible la vision subjective du joueur s’identifiant de ce fait à la conscience perceptive de son personnage. Le schéma F suivant illustre cela :

L’effort que je sens en me déplaçant n’est-il pas en un sens un leurre pour me faire opter pour le jugement « je marche dans la rue » ? Le point de vue de l’effort ne semble t-il pas mieux se comprendre en posant le repère qui permet de penser « je marche dans la rue » ? Lorsque je rêve souvent je sens des efforts alors qu’au réveil je dois constater n’avoir pas bougé. Pourquoi alors s’empresser de conclure entre «je marche dans la rue » et « la rue défile dans ma conscience » ? Si la terre tourne sur elle-même pourquoi n’en ai-je pas la sensation ? Car je ne fais pas d'effort ? Mais on nous apprend en physique que des forces sont à l'œuvre en tout sens. Mon corps apparence n’est pas isolé du reste du monde des apparences matérielles ; les sensations de forces, d’efforts qui me conduisent à conclure que mon corps est séparé de la rue et du reste de l’univers des apparences sont démenties par cette connaissance scientifique élémentaire qui affirme l’unité et l’interdépendance de l’univers des apparences matérielles. Au fond, entre ma conscience usuelle qui conclut que « mon corps se déplace dans la rue en faisant des efforts » et l’idée que « mon corps, ses efforts et la rue défilent dans ma conscience » nous ne pouvons pas conclure. Cependant c’est bien en renversant le point de vue usuel et en prenant au sérieux le point de vue du schéma B dans la vie quotidienne qu’on peut faire l'expérience radicale du scepticisme.

3) – Le « je suis tout en devenir» de « je suis » implique ma responsabilité pour l’action du tout lui-même, toutefois le « je ne suis rien » de « je suis » rend légère une telle responsabilité.

Pour vivre un moment de scepticisme radical nous ne devons pas nous contenter de douter de nos identifications usuelles, nous devons aussi arriver au point où il est impossible de conclure à la croisée du point usuel de la troisième personne et du point de vue inaperçu en première personne. Dans notre exemple il est impossible de conclure sur l’essence ultime de qui nous sommes dans la mesure où «je marche dans la rue » est aussi défendable que « mon corps et la rue défilent dans ma conscience ».


L’essence ultime de la réalité semble échapper à l’une comme à l’autre approche. Plus rigoureusement, la conscience de soi en troisième personne qui implique l'énoncé « je marche dans la rue » n’est pas plus réelle que la conscience de soi en première personne qui implique de privilégier « la rue et mon corps défilent dans ma conscience ».
Que faire alors de cette absence de conclusion qui redouble au fond la question « qui suis-je ? » ? Le sceptique radical après s’être interdit de conclure en exerçant alternativement le doute et une attitude de conformation aux normes usuelles découvre qu’on peut vivre libre du souci de conclure. Il a appris en doutant de sa conscience usuelle en troisième personne à l’aide d'une perspective en première personne à considérer comme illusoire les identifications à ses raisonnements, ses émotions, ses désirs, ses sensations qu’elles soient liées au plaisir ou à la souffrance ; rejouant le jeu de ce qui paraît, il s’est trouvé détaché de toute inquiétude vis à vis du quotidien, des questions sans réponse, des souffrances psychologiques et parfois le voici non aspiré dans les douleurs physiques. Quand il subit l’apparence interprétée usuellement comme un mal mais qui a toute sa vigueur sensible, il lui reste cette étrange distance selon laquelle on ne peut pas conclure sur aucune essence ultime, donc sur aucune réalité ou irréalité du mal. Il peut lutter contre ce mal apparent mais avec détachement, car ce qui l’affecte de ce mal apparent n’ébranle pas cet espace intime où se détache toute forme d’apparence.
Un moment authentique de scepticisme radical nous conduit à être libre de tout jugement d’être, le nôtre et celui d'autrui sans pour autant nier la possibilité de juger et d’agir dans le monde qui paraît. A vrai dire notre action dans cet espace de détachement vis à vis de ce que nous sommes (la question « qui suis-je ? » restant ouverte) et de ce que le monde est (la question de l'essence ultime de la réalité restant ouverte) semble entrer dans un espace voire un champ où il n'y a pas de différence essentielle entre nous troisième personne, autrui et le monde.

Restons attentif à la perception qu'occasionne le schéma B, même une question posée suivant les normes usuelles recevra une réponse qui surgira mystérieusement dans l’espace de conscience ouvert contenant soi, autrui et le monde. Ce qu’on appelle l’action sera tout aussi bien une non-action car qui est celui qui la revendiquera en tant qu'action ? Le point de vue conventionnel « mon action » et le point de vue opposé « une action de l'univers en devenir », « un événement de l'univers en devenir » ne peuvent pas être relativisés ou absolutisés l’un par rapport à l’autre. La démonstration du caractère indécidable de ces propositions sera la même qui a vu s’opposer « je marche dans la rue » et « mon corps et la rue défilent dans ma conscience ». Au fond je suis responsable de mes actes et tous les actes qui interagissent avec moi dans l’espace et le champ de la conscience mais ce que je suis ne peut s'identifier purement et simplement aux actes qui semblent surgir de moi et du monde.
Comme le souligne une morale rationnelle réfléchissant une harmonie croissante entre soi, autrui et le monde qui manifeste leur communion de fond en première personne, je suis responsable de mes actes en tant que leur coauteur comme personnage fictif troisième personne de la conscience. Mais où est le véritable auteur ? Est-ce la première personne dans son authenticité ou est-ce l’univers dans sa totalité qui a créé cette troisième personne afin d’éventuellement prendre conscience de lui-même à travers elle ? Le sceptique affirme légitimement en tout cas quelle que soit la valeur morale de mes actes, ma dignité humaine ne peut être entachée par eux car ma dignité est inhérente à la liberté qu’octroie ma conscience authentique en première personne à ma nature fictionnelle. Vivre dans le remords et le sentiment de culpabilité n’est donc en rien faire face à tout authentiquement à la croisée de la troisième personne et de la première personne comme l’exige ma sincère volonté de savoir.
Cependant si notre imperfection morale ne peut pas entachée la tranquillité sceptique, le sceptique ne peut pas non plus exclure le fait que nous pouvons entrevoir une perfection éthique : une conciliation possible entre la dimension « je suis tout en devenir » qui pointe une réalité et « je ne suis rien » qui pointe une irréalité puisque ce sont deux dimensions de notre « je suis » en première personne. Le « je suis tout en devenir » est une responsabilité éthique totale pour le devenir harmonieux de « tout ce que je suis » qui n’empêche pas cependant quel que soit son usage que la dimension « je ne suis rien » demeure la source de ma liberté à jamais inentamée dans sa dignité morale. Le « je ne suis rien » est liberté en effet dans la mesure où il me relaxe de toutes mes actions, du poids d’une responsabilité cependant totale et inaliénable vis-à-vis de ce « tout en devenir que je suis ». L’ataraxie sceptique si elle entrevoit une telle conciliation possible entre la responsabilité éthique pour le tout en devenir et la relaxation morale de n’être rien en profondeur changerait de dimension.
L’enjeu d’une telle conciliation possible est essentiellement pratique. Nous retrouvons ici toute notre réflexion inspirée de Wilber, notre responsabilité devrait alors être approfondie par une connaissance du devenir du tout, une connaissance de son organisation évolutive qui nous amènerait à voir en quel sens participer dans notre action à l’action évolutive du tout qui harmonise ce tout en devenir à un niveau supérieur.
Si depuis notre position sceptique on n’envisage pas cette possibilité, on peut se contenter de répondre sur le plan de l’action en laissant notre troisième personne fonctionner en surface comme auparavant à ceci prêt qu’en profondeur nous devenons de plus en plus conscient que notre troisième personne n’est qu’un processus temporaire du tout en devenir et que quel que soient les actes propre à notre troisième personne et donc de l’univers à travers elle, notre « je ne suis rien » n’est nullement affecté dans sa liberté.
Toutefois une telle attitude ne revient-elle pas à éviter de sonder ce qui en fait unit notre première personne authentique à notre troisième personne. Il faudrait affirmer que notre « je suis » est lui-même en quelque sorte illusoire et le montrer pour ne garder sereinement que cette liberté de rien face à un tout chaotique.
Il y a ici de l’ignorance et peut-être une certaine mauvaise foi car si nous avons raison explorer ce qui lie notre « je suis » à notre troisième personne signifie peut-être augmenter notre pouvoir d’action sur le tout en devenir.

Toutefois à côté d’une volonté pratique de clarifier dans l’action ce qui unit notre « je suis » et notre troisième personne et ultimement unit vraiment notre « je ne suis rien » et notre « je suis tout en devenir », n’y aurait-il pas un bout de chemin théorique au sens phénoménologique qui puisse nous approcher de cette croisée où se joue la transparence du « je suis », son authenticité et bien entendu celle de notre troisième personne.

L'EVIDENCE INSAISISSABLE DE LA CONSCIENCE APPROFONDIE.

Dans un moment de scepticisme radical la question « quelle est la plus authentique évidence de nous-même entre celle liée au schéma A et celle liée au schéma B ? » semble rester ouverte. Le schéma B même s’il correspond à une expérience possible de soi-même antérieure à la représentation n’échappe pas dans sa transmission à la représentation et donc à la forme de conscience liée à la représentation extérieure de soi qu’il est sensé mettre en question. Quand je pense que je peux me comprendre comme étant avant la représentation extérieure de soi et donc avant même en quelque sorte toute idée de soi, un pôle de sensation subjectif et sans personnalité définie, je risque de ne pas voir que cette compréhension de soi est encore liée à un ajustement de la représentation de soi extérieure. La désignation verbale, le pointer du doigt dont elle est originaire indique de l’extérieur un quelque chose qui lui est intérieur : c'est au final la vision subjective sur fond intérieur de laquelle apparaît la représentation d’elle-même, mais sans cette extériorisation de l'intérieur elle resterait moins consciente d’elle-même.
Ce discours qui permet de maintenir la portée du doute pourra recevoir des clarifications si on se pointe du doigt :

Schéma G


En un instant, ce pointer du doigt nous montre qu’à l’évidence, il n’y a pas de visage visible dans sa direction. Il redit bien le fait indéniable décrit par le schéma B. Il pointe ce qui regarde en nous. Il montre que ce qui regarde en nous est au-delà de nos jugements sur ce qui est regardé. Ce pointer du doigt nous invite à nous retrouver comme source du regard en bordure de l’espace visible mais plus largement de tout l’espace sensible et même de l’espace mental et émotionnel. Il montre que tous les contenus de notre conscience comprenant le soi usuel en troisième personne, autrui et le monde se manifestent sur son horizon d’espace de conscience contenant. Notre regard pointé du doigt en amont de nos représentations et formulations mentales est aussi l’horizon contenant tout ce qui est et sur fond duquel paraît tout ce qui est, c’est-à-dire aussi l’horizon où prennent source nos représentations de soi, autrui et le monde. Notre regard pointé du doigt est à l’évidence lié à la vacuité du « je suis ». Ce pointer du doigt montre d’abord la dimension « je ne suis rien » en amont du « je suis » mental, émotionnel, sensoriel… C’est cette dimension qui se retrouve alors en bordure de tout l’espace visible de conscience et par extension en bordure de l’espace de conscience mental, émotionnel, sensoriel…
Ainsi dans un même instant, par ce pointer du doigt notre troisième personne fruit de la représentation extérieure de soi s’entraperçoit dans sa racine originaire sur l’horizon d’une seule et unique première personne. Mais sans cette prolongation en troisième personne la capacité de se représenter de la première personne existerait-elle ? Le pointer du doigt qui est le propre de la représentation extérieure de soi pointe bien la troisième personne lorsque le doigt est pointé vers notre ventre mais il pointe bien notre première personne en tant qu’ouverture lorsqu’on le pointe vers notre visage pour constater sa transparence, sa vacuité. Si nous déplaçons notre pointer du doigt, il nous montre d’abord que nous sommes de l’extérieur un élément du monde par notre ventre et tout ce qui est au dessus de notre thorax (habituellement on dit « en dessous » mais regardons attentivement le schéma B et renversons notre sens du haut et du bas concernant notre corps). Puis il montre que par notre tête transparente nous sommes au centre de la sphère du visible le contenant du monde visible, son intériorité et non pas seulement un élément. C’est au point de basculement entre notre extériorité en troisième personne et notre intériorité en première personne que porte pleinement le doute sceptique sur la priorité d’une approche sur l’autre.
Toutefois même si pour pointer cette intériorité le pointer du doigt semble la pointer depuis un extérieur, ce pointer du doigt se manifeste à l’intérieur de ce qu’il pointe comme conscience en première personne. En un sens le pointer du doigt dirige le regard, il nous fait regarder le regard en nous. Il nous dit donc aussi que les faits sensibles nous regardent et dirigent notre regard et ses représentations contrairement à une idée qui voudrait que seule la troisième personne commande nos représentations. Mais là où notre troisième personne manipule, compare, l’espace en première personne se manifeste par révélation[1]. Une erreur serait donc d’oublier que ce qui pointe participe aussi à ce qui est pointé : on distingue habituellement en troisième personne le regard, le regardé et son déplacement mais ultimement il n’y a pas de séparation entre eux sinon par le biais de la mémoire sélective des représentations qui privilégie en général celles concernant notre troisième personne. Lorsque j’ai suivi le sens du pointer du doigt jusqu’au fond de ma tête invisible la main qui le pointait n’est plus le point de concentration du regard ; la main est toujours vue dans l’espace de conscience qui est un espace d’attention mais la concentration n’est plus sur elle. Et cette concentration sur l’arrière plan de notre tête a ceci de particulier qu’elle efface l’intention et la mémoire pour les soumettre à l’espace d’attention qui comprend tout le visible et cet arrière plan invisible. C’est donc un souvenir de la concentration sur le sens du pointer du doigt qui nous fait affirmer des différences sur le plan des représentations mentales. L’acte de pointer du doigt dont nous parlons n’est donc pas un acte dont l’auteur ultime serait la troisième personne qui par excellence se différencie dans l’espace de conscience. Le plus de conscience qu’est la représentation extérieure de soi c’est-à-dire le mental est donc une manifestation du fin fond de l’espace de conscience en première personne qui ainsi se révèle à lui-même.

Autrement dit, c’est comme par une « autoréflexion » sans médiation[2] de « je suis » comprenant le « je suis tout en devenir » sur les plans mental, vital ou sensoriel et le « je ne suis rien » de ces plans qui est en jeu ici. Le « je ne suis rien » à l’extrême de lui-même ne se connaît pas sans le « je suis tout en devenir » qu’il accueille comme tout des plans mental, vital et sensoriel. Il faut que « je suis tout en devenir » mental, vital et sensoriel forme la possibilité d’un pointé du doigt conscient pour que le « je ne suis rien » soit réalisé au moins à partir d’un arrière plan. La réflexivité sans médiation du « je suis » en première personne qui s’est d’abord cristallisée en miracle d’une conscience en troisième personne peut alors se transcender comme réalisation sous-jacente d’une réflexivité sans médiation entre une prise de conscience de « je suis tout en devenir » mental, vital et sensoriel et « je ne suis rien » en arrière plan.


La question de la priorité entre les schémas A et B semble tranchée à l’aide du schéma F. Cependant l’investigation sceptique est-elle pour autant rendue inopérante ?
Cet acte de pointer du doigt et sa représentation sous-jacente se manifestent de leur côté eux aussi en bordure du monde manifesté visible, ce que me cache la main n’est pas visible et ce qu’elle contient de représentation implicite ne m’est pas révélé avant que je me soumette à son indication. Le non manifesté en tout point de l'espace visible se révèle plus facilement encore à partir de la non manifestation du regard pointé en face si on ajuste son observation dans la direction de ce que pointe le doigt, on doit bien constater un pur invisible sans élément visible qui le cacherait et à partir de cet endroit privilégié le fait qu’il s’étende derrière le visible et même s’y tienne en tout point devient plus évident :

Schéma H


Le pointer du doigt pointe derrière l’intériorité de l'espace visible ce qui en nous au fond de notre visage transparent mais aussi en face de nous n’est pas manifesté même si cela se manifeste. Il y a du non manifesté derrière cette main qui la manifeste, il y a du non manifesté qui, derrière ces murs, les manifeste. L'ouverture de conscience visible sans visage clos s'ouvre de tout côté en avant d’une absence de visibilité. Pour être plus précis on pourrait évoquer à ce sujet un potentiel de visibilité, une visibilité non manifestée. En effet, si je suis dans une pièce je ne vois pas le mur qui est derrière moi, il n'est pas manifesté dans mon espace visible. Le doigt qui pointe vers moi pointe donc aussi dans la direction de l’absence de manifestation visible du mur, il pointe un potentiel de visibilité de ce mur et de ses détails. Bien entendu mon intelligence me permet de prévoir de nombreux aspects cachés mais un potentiel reste un potentiel je n’aurai peut-être pas prévu ce que je verrai derrière moi si je tourne la tête. Le potentiel de visibilité qui peut être généralisé comme potentiel sensible, émotionnel et mental ne contient pas seulement ce qui est en train d’être et qui ne nous apparaît pas encore mais aussi tout ce qui peut être. Ce non manifesté présent en chaque point de l’espace de conscience maintient donc une incertitude radicale, un non savoir. A la croisée de la première personne et de la troisième personne même si au fond la troisième personne est une redondance de la première personne due à son individualisation matérielle, il reste une dimension d’incertitude et de non savoir propre au scepticisme.
Autrement dit notre analyse révèle le « je ne suis rien » comme un presque rien contenant aussi les possibilités non manifestées du « je suis tout en devenir » manifesté mais aussi sans exclure a priori la condition de possibilité de ses virtualités évolutives futures qui pour l’instant n’existent pas comme possibilités au sein de la manifestation. Ainsi le fait du non manifesté et l’histoire de la manifestation que nous révèle le plan mental laisse possible un raffinement surmental du plan mental voire l’apparition d’un nouveau plan transcendant le plan mental. Sri Aurobindo envisage ainsi la venue d'un plan supramental de conscience dans la manifestation et il affirme notre plan mental qui englobe notre champ de conscience usuel n'est qu'une transition dans l'évolution de la conscience comme auparavant de notre point de vue la conscience émotionnelle fût transcendée par la venue du plan mental.

Le pointer du doigt pointe alors une évidence insaisissable car paradoxalement elle englobe à la fois l’action de la conscience en première personne se pointant elle-même dans sa vacuité « je ne suis rien » et toute la vastitude de cette conscience « je suis tout en devenir ».
Par analogie nous estimons que les autres aussi se manifestent en tant que diverses ouvertures en première personne mais seule une certaine ouverture de manifestation est pointée en cet acte à savoir celle que « je suis » car quand les autres se pointent du doigt ils pointent de mon point de vue un visage, semblable à celui qui me caractérise comme troisième personne. Au-delà de la conscience manifestée en première personne, c’est le fait de se manifester sensiblement, émotionnellement et mentalement de la conscience en première personne qui la rend insaisissable car ce qui définit ce qui est ou n’est pas est définitivement indéfinissable. Plus simplement ce qui est insaisissable au cœur de la première personne est l’éclosion d’un « je suis » au sein d’un « je suis tout en devenir » à partir des possibilités d’un « je ne suis rien ». Un pointer du doigt ne peut rien saisir du mystère de la manifestation d’un « je suis », il ne peut que l’indiquer si la troisième personne veut bien se soumettre à la qualité de regard en première personne qu'il pointe. Le même raisonnement concernant le pointer du doigt s’applique aux concepts dont le pointer du doigt est une expression archaïque. Les concepts ne peuvent opérer que comme des signes par rapport à l’ouverture de conscience propre aux concepts : les concepts ne peuvent pas saisir leur point de provenance dans la conscience. Cette réflexion confirme le point de vue sceptique en ce qu'aucune vérité de la conscience n'est atteignable intellectuellement. Cependant si le concept échoue à saisir la nature de la conscience en première personne, il permet de pressentir son évidence qui éclaire notre monde d'apparences. Cette réflexion peut donc nous faire pressentir la portée précise de la démarche sceptique : elle reste relative même si elle touche à l’absolu. En effet le pur regard, la pure conscience en première personne n’est absolument pas un objet, et donc ne peut pas être un objet de doute et de question. C’est un non manifesté indubitable mais transcendant aussi toute affirmation, toute certitude intellectuelle qui en tant qu’affirmations sont des objets de la conscience et non la pure conscience elle-même. Le doute radical s’avère donc une méthode pour transcender la dimension mentale de la conscience. La suspension du jugement quand elle est réussie par le sceptique coïncide exactement avec le caractère indubitable de la conscience en première personne non mentale, non vitale et non sensorielle. Toutefois cette transcendance de la conscience en première personne n'est pas celle qui pourrait transcender la conscience en devenir. Une transcendance cosmique qui implique une évolution de la conscience manifestée n'est pas une transcendance au fond immanente à tout ce qui apparaît dans la conscience. Seul le « je suis » en première personne ce « je ne suis rien » révélé par la démarche sceptique manifeste un tel type de transcendance.
Si on se place dans la posture sceptique la plus radicale où on ne peut pas conclure sur la vérité ou l'illusion des apparences, il n’en reste pas moins une pensée s’interdisant de conclure. A vrai dire, devant l’évidence plus radicale de la vision subjective B que celle du schéma A que nous avions dit fausse dans un premier temps, il faut maintenir une pensée de doute pour ne pas adhérer à cette approche. La pensée liée à 1’évidence B face au miroir comme juste représentation de soi paraît indépassable quel que soit par ailleurs son contenu. La perception en première personne pointée par le schéma B, même si on s’interdit de conclure, nous rend capable de prendre en compte et d’inclure la perception en troisième personne tandis que l’inverse n’est pas possible. La perspective en troisième personne est donc incapable d’inclure l’autre en première personne sauf à la traiter conceptuellement et donc à renoncer complètement au scepticisme. En première personne, je suis tout l’espace de conscience y compris ce qui constitue ma troisième personne comme perspective possible. Je suis l’ouverture de conscience dans lequel surgit une bulle d’univers à commencer par ce corps, ces pensées, ces émotions, ces désirs et ces sensations associés à ma conscience en troisième personne. La conscience en première personne est infiniment plus panoramique que la conscience usuelle limitée en troisième personne. Le panorama de la première personne englobe les activités de la conscience en troisième personne. Il en révèle les identifications illusoires pour le coup. Il met en lumière la vanité des conflits de cette conscience en troisième personne avec soi-même où est impliqué son surmoi, une mémoire plus ou moins inconsciente des exigences familiales, sociales, etc. J’ai alors un authentique point de vue de nulle part qui me garantit une objectivité de plus en plus précise sur moi comme troisième personne voire l’autre et le monde. Cette objectivité qui au fond est le devenir conscient de la conscience de « je suis tout en devenir » au sein du « je suis » ne concerne que les rapports entre les apparences de la conscience que sont moi, les autres et le monde et non la question de savoir si ces apparences sont réelles ou illusoires. On doit donc à ce stade encore maintenir fondamentalement l’approche sceptique. En effet apparaissant sur fond de « je ne suis rien » de l'espace ou du champ de conscience en première personne, ces apparences n'ont pas une autre nature que celle de cet espace ou de ce champ. Et si ce champ de conscience est l'évidence la plus évidente contrairement au scepticisme qui nie toute évidence, il est, nourrissant le scepticisme, ce qu’il y a de plus radicalement non saisissable conceptuellement comme nous l’avons montré précédemment. Ainsi on ne peut guère savoir malgré son évidence, si cet espace de conscience est réel ou illusoire.
En cette évidence insaisissable, il y a encore au moment de son éveil à la fois savoir et ignorance. Le « je ne suis rien » qui s’auto-réfléchit sans médiation dans « je suis tout en devenir » implique un « je sais que je ne sais rien » comme dynamique d’une volonté de savoir et donc d’évoluer dans la conscience de la conscience du « je suis tout en devenir ».
Si nous voulions malgré le non savoir inhérent au « je ne suis rien » préciser le statut ontologique du champ mental de conscience, nous devrions qualifier son essence du point de vue de sa manifestation comme ensemble d'apparences. Nous pourrions constater de ce point de vue qu’il est ontologiquement fictif. En effet la fiction mentale n'est ni réelle ni irréelle et elle peut être illusoire et pourtant nous vivons usuellement notre « je suis tout en devenir » à travers elle. Une fiction peut être simplement virtuelle ou être une interprétation partielle des apparences sensibles comme elle peut être non illusoire si on considère la perception sensible sous l’angle d’une fiction de la conscience elle-même. La qualité fictive ontologique du champ de conscience mental permet la fiction mentale qu’est par exemple notre troisième personne mais la fiction mentale en troisième personne n’est pas la fiction ontologique mentale du champ de conscience, elle est en quelque sorte une fiction de fiction. La fiction mentale en tant que fiction de fiction peut se rapprocher de la fiction ontologique jusqu’à s’y refonder intuitivement ou la nier. Les apparences sensibles même si nous ne sommes pas en mesure d’affirmer leur réalité ou leur irréalité sont donc au moins du point de vue d’une phénoménologie passé au crible du scepticisme des formes fictives manifestées à partir d'une absence ou d'un vide de manifestation sensible, émotionnelle, intellectuelle, etc. L'évidence de cette absence de manifestation, de la dimension « je ne suis rien » du « je suis » en première personne implique donc un mélange de savoir et d'ignorance, autrement dit une docte ignorance car cette absence, source et commencement de la fiction ontologique n'est perceptible que depuis la fiction mentale qui s'y manifeste sans qu'à ce stade de compréhension le sens de la manifestation soit perceptible.
Se tenir à la docte ignorance consiste donc à ne pas exclure une possible prise de conscience transcendant l’horizon mental au sein de « je suis tout en devenir». Autrement dit une nouvelle fois il s’agit de ne pas exclure les possibilités d’un surmental voire d’un supramental.

EFFETS PSYCHOLOGIQUES DU PRESSENTIMENT DE L’EVIDENCE INSAISISSABLE : UNE CONSCIENCE AU-DELA DES GENRES.

Si la conscience en première personne authentique est docte ignorance authentique, elle aura sur nous des effets pratiques indéniables sur le plan psychologique.

1) – La conscience en première personne au-delà des genres et des orientations sexuelles en troisième personne.

Imaginons que des extraterrestres nous aient transportés pendant notre sommeil dans leur laboratoire. Qu’ils aient décalotté notre crâne, qu’ils en aient extrait notre cerveau et l’aient plongé dans une cuve pour le préserver, aient relié ses neurones par des câbles à un super ordinateur, pour nous donner l'impression d’avoir tel corps, puis d'ouvrir les yeux, de voir telle personne, tel paysage. Comment pourrions nous savoir que nous sommes prisonnier d’un tel artifice ?
Imaginons que par erreur tel cerveau de bébé relié à l’ordinateur se soit vu attribué un corps d’homme alors qu'il s'agissait initialement d’une fille. Il aurait l’impression subjective suivante :
Aligné à gauche                 Schéma I

Imaginons maintenant que nous soyons libéré par miracle et que nos libérateurs refassent par clonage nos corps que les extraterrestres nous avaient subtilisés. Le bébé devenu grand se découvrirait avec stupéfaction avec l'impression subjective suivante où deux seins saillants sont au premier plan :


Schéma J


Si on passe outre le choc psychologique, qu’est-ce qui ne change pas entre L’impression I et J ?
C’est évidemment la conscience en première personne, l’ouverture de conscience où mon corps m'apparaît ainsi que l'autre et le paysage. Peu importe la réalité ou la fausseté des apparences dans la conscience, la conscience elle est toujours stable.
Du point de vue psychologique si je me suis identifié à l’image extérieure de mon corps, à la culture sociale associée à cette image extérieure, cette aventure peut être insupportable. Encore que le transsexuel nous prouve que cela peut être vivable car désirant vivre dans un corps d'un autre sexe, il vit avec son corps niant son image extérieure, en espérant une autre. Est-ce à la lumière d’une relative souffrance psychologique qu'on peut en résoudre une autre plus grande ?
C’est peu sûr mais du point de vue de la conscience en première personne, le moi associé au schéma J et le moi associé au schéma I sont parfaitement substituables. Le genre masculin ou féminin est un problème pour la troisième personne oublieuse de sa première personne. Du point de vue de la première personne, nous ne sommes ni homme ni femme ou nous pouvons être à partir d'une racine androgyne aussi bien homme ou femme.
Mais les idées sont-elles les miennes ? Mes émotions ? Mes désirs ? Dans cette aventure du passage du schéma I à J, les idées en I ne vont-elles pas devoir s’adapter ? Les émotions pour des raisons hormonales ne vont-elles pas changer ? Et mes désirs ? L’idée, l’émotion, le désir et les sensations ont quelque chose à voir avec notre image extérieure, notre identification corporelle mais aussi en fait avec le point commun entre nos deux schémas I et J à savoir la véritable conscience en première personne que personne ne pourra jamais effacer à moins de s’effacer lui aussi. La conscience profonde en première personne et la conscience en troisième personne liée à notre identité sexuelle se croisent donc au sein de notre corporéité. Elles relèvent du même processus, de la même loi. La conscience en première personne ne peut être consciente éventuellement d’elle-même qu’à l’occasion de ce cerveau, de ce corps et donc de sa dimension sexuelle.
Il est clair que les vécus qui valent tant pour l’autre que pour moi sont universels, à commencer par l’universalité du modèle de la conscience en première personne tandis que nos différences sexuelles, émotionnelles, sensitives, etc. ne sont que relatives. Elles individualisent la conscience androgyne en première personne psychiquement en une personnalité en troisième personne et physiologiquement en un corps doté de telles et telles caractéristiques.
La découverte intuitive de ce que nous venons d'envisager intellectuellement prend corps dans l’acceptation du moi en troisième personne d’être relatif à la dimension universelle de la conscience en première personne. Dans le passage du schéma I à J, seule cette attitude permet de relativiser les difficultés psychologiques qu’il engendre. Et de même pour chacun de nos nœuds psychologiques dont les conflits constitutifs peuvent se dénouer dans cette relativisation en première personne. Ramener à la conscience les traumatismes du passé fondateurs de ces nœuds n’est pas suffisant pour en être libre car la troisième personne peut continuer à s’y identifier en tant que victime perpétuant activement les attitudes qui produisent un passif énergétique produisant des symptômes névrotiques. En psychanalyse, le thérapeute peut être envisagé comme le symbole de la conscience en première personne qui offre le miroir idéal à la troisième personne pour abandonner ses identifications névrotiques.

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La troisième personne devient donc de plus en plus nettement une forme relative de la première personne. Etant le centre formant les représentations, elle apparaît alors de plus en plus objectivement comme une fiction mentale émergeant à la croisée de la première personne et du corps où elle s’ouvre à la possibilité d’une représentation consciente d’elle-même. La vision en première personne crée une acceptation de soi-même troisième personne qui naturellement déracine tous les nœuds psychologiques en dernier ressort liés à la séparation égocentrique. (personnelle, familiale, ethnique, humaine voire biologique). Les identifications du passé y compris celles liées au corps représenté de l’extérieur peuvent donc peu à peu être réinscrites et transformées dans le contexte de la vision en première personne. Celle-ci s’ouvre sur une troisième personne donnée, mais en son cœur elle s'ouvre par elle librement sur le monde et si sa qualité d’ouverture semble se détacher du caractère individualisé de sa bulle d’ouverture, elle implique dans le même temps une nouvelle qualité de son individualisation en troisième personne. La première personne se révèle à travers une bulle de conscience individualisée : le contenu est changeant, situé, individualisé mais le contenant de cette bulle paraît lui non soumis au devenir temporel, il semble universel, transcendant toute individualité. Parce que le cœur de son ouverture en première personne est immanent à la troisième personne, si cette dernière se soumet à sa vision elle y est reconstruite, restructurée pour plus de transparence. La transcendance invisible qui habite de façon immanente tout l’espace de perception sensorielle devient alors de plus en plus visible au cœur de sa troisième personne. La transcendance en première personne devenant immanente au plus profond du cœur de sa troisième personne installe donc au-delà d’un bouleversement intellectuel un nouvel état sensitif et émotionnel : la troisième personne peut savourer en son cœur l’impression de sa nature de première personne jusqu’à peut-être être transfigurée en elle. Cette impression rendue parfaite comprendrait du point de vue de son arrière plan ultime toute pensée positive ou négative, toute émotion positive ou négative, tout désir et toute peur, toute sensation douloureuse ou non, etc. et surtout le pouvoir de discriminer les positives des négatives.


LE DEPASSEMENT SANS RENIEMENT DU SCEPTICISME.


Ce qui a permis de valoriser l'absence ultime du souci de conclure est la pensée à la croisée de la conscience en première personne et de la conscience en troisième personne. La venue à la pensée dans l’enfance semble impliquer un passage de la conscience en première personne à l’état brut sans véritable incarnation mentale à la confusion du moi identifié illusoirement à sa seule troisième personne qui finalement reflète la confusion sociale et quelques rares aspects du « je suis » non mental.
La pensée et la pratique sceptique dans son absence du souci de conclure à la croisée de la conscience en première personne et de la conscience en troisième personne ne peut nier une impression racine d’où germe son impression d'insouciance tranquille vis-à-vis de toute pensée et impression singulières. C’est à cette impression racine que la pratique sceptique conduit le jeu du doute et de la conformation aux règles du jeu des apparences. L’absence du souci de conclure demeure liée d’une façon ou d’une autre à la pensée, à l’impression. Elle pointe elle-même vers une pensée ou impression première précédant tout contenu précis, elle pointe vers la possibilité de l’impression capable d’être tout contenu possible, elle pointe vers l’acte même de penser inhérent à l’impression d’une conscience de soi réfléchie. Elle pointe vers l’acte d'être de la pensée-impression se déterminant mais toujours indéterminé en tant que racine de la pensée et des impressions. On peut donc retourner le scepticisme le plus radical en déclarant l’évidence et la certitude de l’ouverture de conscience sans souci de conclusion. Aller au bout du scepticisme le plus radical n’est pas nié l’efficacité du doute, c’est montrer le caractère parfaitement réversible de la pensée du doute et de ses impression les plus pures en l’impression de certitude d’être la plus pure. Autrement dit l’impression « je doute » équivaut ici à l’impression préverbale naissante en première personne « je suis ». Mais dans sa racine l’acte d'être de la pensée précède tout contenu déterminé de pensée et d’impression. En ce sens la détermination paradoxale préverbale « je-suis/ je-ne suis-pas-cela » ou « je ne suis rien/je suis tout en devenir » est une désignation plus rigoureuse de la racine des pensées et impressions qui précède « je doute » ou « je suis en toute certitude ».
Même si la pensée préverbale « moi » a surgi dans le cadre de la perception brute d’une bulle de conscience lui donnant authentiquement la conscience de sa dimension individuelle, un « je-suis/je-ne-suis-pas-cela », un « je ne suis rien/je suis tout en devenir» préverbal se découvre en amont de mon développement personnel. L’acte d’être de la pensée et de l'impression était en germe l’acte d’être de cette bulle individualisée de conscience, elle n’a fait que prendre corps ou même cerveau si l’on veut.
On peut rester fidèle à la pratique sceptique et jouir de son insouciance tranquille bien sûr puisque au fond nous ne savons rien de cet acte d’être racine de la conscience en première personne, et de la pensée même propre à cette conscience en première personne. Comment pourrait-on savoir quoi que ce soit de quelque chose qui se crée soi-même ou autrement dit qui se révèle à soi-même ?
Mais la dénomination de sceptique peut trahir en un sens l’évidence insaisissable qui peut ici s’intuitionner comme contenant ultime des révélations et manifestations de contenus de pensées ou d’impressions. Elle peut faire manquer ce quelque chose autocréateur de toute pensée et impression à commencer par la pensée-impression de soi-même s'ouvrant en troisième personne et subsidiairement de son attitude sceptique.
La technique sceptique permet donc d’ébranler l’illusion fondamentale d’une nécessité de la conscience isolée en troisième personne prise pour notre première personne. Par le jeu alternatif du doute et de la conformation au jeu du monde, les pensées et impressions déterminées vont comme imploser en absence d’identification à toute pensée et impression déterminée, c’est-à-dire en une pensée-impression indéterminée intemporellement intérieure à tout devenir de la pensée et de l’impression à commencer par la pensée et impression liée à la conscience en troisième personne. A chaque instant de la pensée et de l'impression, la pensée-impression indéterminée atemporelle, qu’on peut décrire comme un « je-suis/je-ne-suis-pas cela», un « je ne suis rien/je suis tout en devenir » préverbal crée et manifeste nos qualifications et nos représentations inhérente à une pensée ou impression déterminée liée au devenir en troisième personne.

Mais qui peut se porter d’un coup à cette évidence insaisissable pour tout contenu déterminé de pensée et d’impression puisque cette évidence est celle de la racine impensable, indéterminable de toute pensée pensable et déterminable ainsi que plus généralement de toute impression possible pouvant s’éprouver ?
Toutefois même si cette évidence reste pressentie par la pensée et non éprouvée immédiatement au cœur de chaque pensée et impression déterminée, ce qui nous permet de la pressentir et de nous laisser éclairer par elle est net : c’est notre distinction entre une conscience en première personne et nos pensées en troisième personne, la distinction entre la bulle individualisée permanente de la première personne et l’espace fictif impermanent qu’y occupe notre troisième personne. Plus nous nous maintenons dans cette distinction usuellement oubliée dans l’espace de conscience qui s’ouvre en face de nous, plus le pressentiment du cœur en nous se précise c’est-à-dire du lieu/non-lieu de cet espace de conscience où l’espace psychique impermanent de notre troisième personne surgit à chaque instant dans le point de pensée impression indéterminée où se déploie la bulle individualisée en première personne. Ainsi la véritable conscience de soi ne consiste pas en une conscience identifiée à ses attributs mais en ce mystérieux jeu de coïncidence/non-coïncidence avec ses attributs.
Mais le chemin est long jusque là car il y a des mécanismes d’oubli de la vision juste de nous-même en troisième personne relative à l’espace de conscience en première personne. Et chaque fois il nous faut reprendre le chemin de l’évidence insaisissable au cœur de la croisée entre première personne et notre troisième personne. Chaque fois il nous faut nous laisser gagner par la précision et en quelque sorte par l’objectivité d’une transfiguration de l’espace psychique de notre troisième personne par la qualité de l’espace de conscience en première personne pourtant toujours déjà là.


CRITIQUE RELATIVISANT LA PENSEE REFLEXIVE.
Dessin de François Matton

La véritable conscience de soi n’est donc pas non plus simplement un mouvement réfléchissant usuel. Dans le mouvement réfléchissant usuel, il y a un attribut plus ou moins implicite « moi » écho d’un premier acte d'être pensant, un écho temporel du moi authentique en première personne qui échappe à toute mobilité temporelle. Autrement dit le mouvement réfléchissant usuel implique des médiations mentales. Ce que je dis, ce que j’écris, ce que je lis n’est pas le moi authentique, le pur énonciateur sans arrière pensée, l’auteur spontané, le pur lecteur précédant toute forme de commentaire. Il n’y a pas de lu sans lecteur mais ce qui est lu, interprété n’est pas tout le lecteur, le lecteur n’existe pas sans une certaine innocence de lecture. De même le moi pensé n’est pas le moi authentiquement penseur même si le moi pensé semble être le moi pensé d'un moi pensé précédent. Comme toujours nous confondons le moi en troisième personne, le moi concrétisé dans le monde associé à telle impression fluctuante d’un complexe d'impressions usuelles, faites de pensées, d’émotions, de désirs, de sensations et le moi authentique qui se concrétise ainsi de façon contingente mais qui se concrétise aussi en l’autre personne, en chaque impression de conscience avant qu’elle entre en relation avec les mécanismes illusoires du moi en troisième personne. La pensée moi qui est saisie n’est jamais la prise de conscience immédiate et insaisissable de soi/non soi, de « je ne suis rien/je suis tout » à l’arrière plan de toute pensée ou impression. Sauf exception le mouvement réfléchissant comme retour de soi sur soi efface non seulement la non-coïncidence entre le soi qui se pose et le soi qui reprend sa trace déposée comme impression dans l’espace de conscience mais surtout il laisse dans l’oubli l'unique soi/non soi, l’unique « je ne suis rien/je suis tout », l'unique acte qui n’est pas pris dans les traces du temps et des impressions de mémoire, l’unique acte diachronique. Car si l’acte d’être de la pensée semble se répliquer au niveau du temps, au niveau de l’a-venir de la première personne dans sa bulle individualisée d'univers manifesté puisqu’une pensée déterminée succède à une autre pensée déterminée et mémorisée, ce serait une aberration de croire à un flux linéaire de pensée. Bien sûr, j’écris, je lis, je pense maintenant en fonction de ce que j’ai écrit, lu et pensé précédemment mais ce serait vite oublier notre engagement sceptique que se cantonner à la nécessité de ce flux du devenir perçu comme continu. Seule la présence/absence non temporelle de la racine de l’acte d’être de la bulle individualisée de conscience permet et entretient les mouvements imbriqués et discontinus formant le temps.
Chaque pensée est un acte d’être indéterminé se déterminant. La pensée réflexive n’est que l’acte de pensée plus ou moins oublieux de lui-même se tournant vers l’écho de l’acte de penser précédent, se réitérant en fonction de lui ou s’offrant à l’exercice d’une pensée préprogrammée dans la mémoire. Le contenu de l’acte de pensée est privilégié jusqu’à l’oubli de l’acte lui-même de penser et surtout jusqu’à l’effacement de l’acte pur de penser indéterminé d’où émerge temporellement la détermination de cet acte. Seule une série de contenus de pensées s’abandonnant de plus en plus à une impression de neutralité de pensée vis à vis de l’écho de pensée précédent pourrait peut-être permettre que se réalise la nature absolument neutre du contenant créateur qui habite cette tentative de neutralité elle-même. A vrai dire quand la pensée réflexive devient une attitude de doute méthodique elle se constitue de plus en plus problématiquement, elle se réfléchit en question de moins en moins élucidable par son jeu réflexif. La pensée réflexive subit alors un état d’indétermination qui la précède en sa réitération. La pensée réflexive dès qu’elle esquive cette indétermination de la pensée, qu’elle ne s’intéresse pas à cette neutralité dont pourtant elle émerge se perd en elle-même.
Notre réflexion d’ensemble qui croise la recherche de Descartes d’une évidence première indubitable permet à partir de ce qui vient d’être dit de relire son raisonnement qui repose sur l’équivalence entre :
«je doute » , «je pense que je doute », « moi, je suis qui pense que doute », «je pense [donc] je suis ».
Toute la difficulté envisageable à partir de la vision sans tête du schéma B touche à cette équivalence. Celui qui voit sans tête voit au travers de la représentation de son visage, au travers de l’identification à son corps, au travers de tout ce qui compose sa personnalité. Par exemple la vision que j’ai de ma paresse et celle que j’ai de mon sens du devoir est différente voire opposée au niveau des qualités attributs. Le moi paresseux heurte conflictuellement le moi travailleur mais il s’agit à l’origine d’une même vision et se placer en amont de l’identification successive à un de ces quelconques attributs désamorce le conflit psychologique entre impressions passionnelles.
En posant au fond une équivalence entre l'impression liée à l’état de conscience sceptique du doute et celle liée à l’état de conscience d’une certitude de soi-même, il s’agit de percevoir une conscience en amont de tout état de conscience, en amont de tout changement d’état de conscience, en amont donc de toute impression déterminée. Dans le miroir mon visage change et vieillit jour après jour, l’impression inhérente à l’ouverture de conscience ne vieillit pas, elle est en deçà du changement.



De même les impressions pensées changent mais la source des pensées et des impressions demeure la même en dehors du changement. L’équivalence dans notre exemple de raisonnement entre "je pense" et "je doute" risque de masquer, quand elle est aplatie au niveau du seul raisonnement linéaire et temporel de pensée rationnelle, l’émergence de la pensée et de l’impression depuis cet acte pur d’être de la pensée-impression.
D’ailleurs du point de vue linéaire, il est parfaitement contradictoire de tenir pour équivalent une impression de doute et une impression de certitude, ce sont deux états psychologiques différents voire opposés, et en tout cas inconciliables en un seul. On ne peut pas à la fois douter radicalement et être certain radicalement du point de vue psychologique c'est-à-dire du point de vue de la personnalité usuelle. L’équivalence ne peut exister que transitivement par rapport à une donation puisqu’une donnée est état et qu’ici ce n’est pas un état. Ceci échappe à l’univers psychologique. Il faut bien se référer à une pensée-impression originaire, une pensée-impression indéterminée se déployant, se déterminant de façons discontinues en divers instants.


LA RELATIVISATION MATERIALISTE DE L’INTENTIONNALITE.

Rappelons à ce stade l’imbrication des enjeux de notre démarche de pensée. Le raisonnement linéaire qui procède par équivalence logique effacerait les discontinuités entre les pensées liées toujours à des impressions différentes même si elles sont familières. Les états ou impressions psychologiques ne se déterminent pas simplement les uns les autres, comme l’enchaînement logique. D’ailleurs l’enchaînement logique lui-même manque le caractère discontinu des contenus de pensées qui ne se déduisent pas simplement les unes des autres. Cette affirmation d'une discontinuité des contenus de la pensée inhérente à l’acte d’être de la pensée instant après instant impliquerait une unité de la pensée-impression racine située en dehors du temps. La source non temporelle de la pensée et de l’impression rayonnerait dans le temps ; le temps serait marqué par une succession discontinue de pensées et d’impressions plus ou moins superposées dans l’instant. Ainsi la diversité d'états ou d'impressions psychologiques voire leur opposition, leur inconciliabilité seraient rendues possibles par l’existence d’un acte pur d’être de la pensée-impression indéterminée rayonnant de ses déterminations les plus diverses, les plus discontinues donc. Le changement mental, psychologique serait l’écho temporel de l’unité, de l’unicité, de l’un sans second, atemporel, c’est-à-dire éternel.
Même s’il y a encore possibilité de douter de ces points fidèlement à un engagement sceptique, il nous faudra construire une position cohérente qui inclut les points qui dans notre discours semblent toujours accessibles dans le pressentiment de l’évidence insaisissable que serait la pensée-impression indéterminée.
Tout d’abord considérons de nouveau le fait indubitable qu’il y a un état soumis à la linéarité psychologique et qu’il y a un état de conscience transcendant nos univers psychologiques. Notre première personne transcende la personnalité et sa psychologie : elle ne peut pas ne pas adhérer à cette personnalité psychologique puisqu’elle est son lieu d’expression mais elle ne s’y identifie pas simplement. Cet état de conscience non psychologisant et par-là échappant de mieux en mieux aux misères des incohérences psychologiques ne pourrait-il pas pointer tout aussi bien vers l’idée d’une chair du monde consciente d’elle-même au lieu de suggérer implicitement une forme d'immatérialisme qui serait une propriété essentielle de la conscience en première personne. Certes cette première personne n’a pas la sensation psychologique de vieillir, même si ses activités cérébrales déclinent et si donc le fonctionnement rigoureux de sa pensée s’émousse mais il est à noter que sa permanence semble s’évanouir pour un témoin extérieur dès que la troisième personne qu’elle traverse meurt.


Pour au nom du scepticisme lui-même éviter toute tentation de spiritualisme qui confondrait essence de l’espace de conscience et immatérialité, il nous faut examiner un nouveau point de vue. Recourir à l’idée d'un jeu de hasard et de nécessité propre à l’espace temps matière paraît un exercice nécessaire pour ne pas adhérer aveuglément à un scepticisme qui n'interroge pas ses tentations d’immatérialisme de la conscience. Le pur hasard, le pur chaos de matière espace temps produisant un quelque chose produirait une détermination contraignante pour ses déterminations futures. Le hasard créerait de la nécessité et la nécessité guiderait alors le hasard. Mais ce qui se structure, l’aspect nécessaire ainsi produit n’est jamais irréversiblement structuré, le hasard peut peu à peu le restructurer. Au lieu de parler de hasard et de nécessité nous pourrions parler d’un flux de changements rapides s’imbriquant dans un flux de changements lents comme dans le cas du fleuve et de son lit. Les hasards du fleuve sont guidés par la nécessité de son lit même si le hasard peut infléchir la nécessité comme le fleuve tumultueux modifie peu à peu son lit. En un sens la personnalité psychologique relève du flux rapide tandis que notre côté chair du monde consciente relève du flux lent. Mais de cette plus grande permanence ne concluons pas à l’éternité de la conscience en première personne elle-même : l’intemporalité de la première personne n’est peut-être qu’un effet secondaire de sa structure matérielle universelle et devenue nécessaire. Apercevoir en nous ce qui relève du flux lent et donc moins souffrir du flux psychologique rapide met en jeu comme un saut évolutif possible.

En effet prendre conscience du flux lent revient à cristalliser davantage le caractère nécessaire de la structure de conscience en première personne dans le flux d'espace temps matière, le caractère de chair consciente du monde et non plus seulement d’une personnalité met l’humanité à l’abris de sa tendance autodestructrice due à son identification massive au seul flux psychologique rapide. Nous sommes de toute façon à un moment délicat où le hasard qui a produit l’homme peut devenir nécessité à condition d’être la chair consciente du monde et non pas seulement notre chair personnalité. Notre relative nouveauté évolutive n’expliquerait-elle pas notre appartenance persistante au flux le plus changeant et fluctuant qui se traduit en nous par le caractère conflictuel, instable du flux psychologique ? Mais ce saut évolutif se confirme comme nécessité en s’incarnant dans un flux stable se traduisant par la conversion de la conscience personnelle en tant que conscience même locale/globale de l’univers. Celle-ci au final ne dépendrait pas de notre seule volonté personnelle, et donc ne serait réductible à aucune visée intentionnelle.


Le discours qui met en avant la seule intentionnalité, la seule visée intentionnelle de la pensée capable de mettre entre parenthèse mes états psychologiques, comme la phénoménologie de Husserl par exemple, manque certainement quelque chose et en tout cas n’incarne pas cet éventuel tournant évolutif même si dans ses termes il peut représenter une étape dans sa direction. A vrai dire attribuer une intentionnalité universelle à la chair du monde reviendrait en un sens à ruiner le jeu du hasard et de la nécessité. Pour le présent et le futur l’absence d’intentionnalité universelle semble plus évidente que l’inverse. Du point de vue du passé et du chemin orienté qui s’y esquisse objectivement, cela nous oblige à trouver un moyen de réinterpréter une apparence de finalité. Ce chemin passé qui a produit l’intentionnalité en troisième personne implique l’émergence au moins relative des finalités. Comment l’intentionnalité surgit-elle de la polarité hasard/nécessité qui fût a priori construite par les scientifiques pour éviter à partir d’elle de poser de façon irréfléchie un principe absolu et universel de finalité ? Le flux d’être qui se polarise en hasard/nécessité en produisant la conscience en troisième personne ouvre un monde intentionnel des fins mais nous pouvons constater que ce monde des fins restera toujours relatif à l’indétermination du flux d’être. Dans le monde animal en général la conscience n’a pas d'intentionnalité pourtant il y a déjà des formes archaïques de représentation qui permettent aux animaux en fonction de leur survie corporelle d’adapter leurs actions en dehors de simples schémas instinctifs. Ceci n’a rien d'un savoir uniquement extérieur soumis à une croyance métaphysique rejetant à tout prix un principe absolu de finalité. Nombres de nos actions, de nos pensées surgissent spontanément sans être le fruit d'une intentionnalité même si dans un second temps ces inventions, ces découvertes deviennent manipulables par une pensée intentionnelle.
Le dernier recours donc pour éviter l’idée d'une forme d’immatérialité de la conscience ne peut donc pas consister à envisager une visée intentionnelle continue et donc temporelle indemne de tout état psychologique. L’équivalence cartésienne entre «je doute » et «je pense [donc] je suis » est interprétée de façon peu rigoureuse quand elle a tendance à accréditer l’idée d'un moi permanent qui assure la continuité de la pensée. Ce moi implicite à chaque instant est certes dévoilé par la mise entre parenthèse de l’état psychologique de la conscience. Mais ce moi non psychologique est-il lié à ce qui pense intentionnellement la pensée au fil du temps ? L’intentionnalité n’est-elle pas toujours en quelque sorte déterminée par son objet ? A partir du moment où elle est conscience de quelque chose comment pourrait-elle se soustraire au fait de se poursuivre en fonction de ce dont elle est la visée ? L’intentionnalité n’est pas séparée de l’objet de sa visée même si elle s'en distingue, elle n’échappe pas à une forme de psychologie sauf si elle se soumet à l’évidence du tout d’où germe sa visée distinctive.
Le corps par lequel la conscience s’ouvre sur le monde n’est qu’une distinction structurelle au sein de la chair du monde consciente qui permet la distinction illusoire entre des sensations matérielles qui seraient extérieures à nous et notre chair personnelle représentée comme le corps qu’on a du point de vue usuellement illusoire de la troisième personne. Si on regarde le schéma A qui caractérise notre représentation illusoire de nous-même, on y distingue le corps qu’on a du reste du visible, ce corps qu’on a contient l’esprit du moi égocentrique usuel. Du point de vue du schéma B, il n’y a qu’une bulle de conscience dans laquelle se distingue le corps. Cette bulle est la conscience d’un espace matériel plus ample que le corps par lequel elle s’ouvre. Cette bulle est conscience de la chair du monde grâce à la structure matérielle du corps. Notre intentionnalité est donc liée à cette distinction entre le corps qu’on a et la chair du monde qu’on est, elle n’est qu’une relation au sein d’une bulle de chair consciente du monde. Cette relation intentionnelle a certainement pour origine la question de la vie et de la mort de cette bulle. Quand la mort met fin à la structure corporelle associée à notre conscience personnelle, elle met fin à cette ouverture de conscience individualisée comme chair du monde consciente localement d’elle-même. L’intentionnalité est la relation déterminée par quelque chose de la conscience en première personne pour que sa bulle de chair survive en s’adaptant de plus en plus consciemment au milieu : c’est une relation déterminée par l’adaptation consciente à son milieu d’une certaine structure charnelle indispensable à cette bulle de chair. Quand je meurs, le monde meurt en effet en tant que chair consciente attachée à ma structure corporelle. Des éléments de savoir ou de sagesse ne mourrons peut-être pas s’ils ont été transmis intentionnellement à d’autres bulles mais si nos impressions en tant que pensées, émotions, désirs voire sensations peuvent être partagées, nous pouvons douter que l’intentionnalité caractérisant la spécificité individuelle de cette ouverture de conscience puisse être potentiellement réactualisée ailleurs après sa mort. De ce point de vue rien de l’intentionnalité n’est donc absolument immatériel même si on pressent la permanence d’une nécessité qui n’est plus soumise au temps où elle a pris corps par hasard dans les flux temporels. Le flux du changement épouse certaines structures, les reproduit plus ou moins fidèlement, transmet de l'information même si elle semble inaccessible directement sur le plan de nos impressions. Le flux du changement en produisant de la chair du monde consciente se donne une mémoire, une expérience locale, une conscience intentionnelle capable d’une conscience de lui-même et de ses lois. L’émergence d’une intentionnalité corporelle de la chair du monde permet au flux du changement de se créer en contournant ses propres lois de plus en plus consciemment, même si ce flux évolutif en se dotant d’une intentionnalité en troisième personne risque donc de s’égarer en devenant prisonnier de la peur et du désir relatifs à celle-ci lorsqu’elle oublie sa dimension de première personne.
D’après leur travail de mémoire reconstituant objectivement l’histoire de ce flux matériel à partir de ses traces, la pensée et la conscience extérieure de soi en troisième personne qui lui est corrélée sont directement impliquées dans ce qui semble un moment particulier du flux évolutif. En effet l’évolution avait été du point de vue du vivant déterminée d’après le milieu. L’évolution consistait jusque là en une adaptation de la structure charnelle au milieu. La pensée permet de créer des adaptations matérielles qui font médiation entre la chair et le milieu. Bien plus qu’une adaptation ces substituts matériels à ce qui imposait autrefois une adaptation charnelle au milieu transforme le milieu. L’intentionnalité est donc déterminée par le flux du changement à donner à la structure corporelle au centre des bulles de la chair du monde une aisance d’adaptation consciente. Si sa propre impermanence devient consciente, c’est-à-dire si sa peur du non-être et son désir de se perpétuer sont relativisés du point de vue d’une première personne, elle servira d’autant mieux son arrière plan nécessaire et donc en un sens quelque chose en elle participera d’une dimension intemporelle.
Toute spécificité locale de la chair du monde comme l’existence même de ce discours le suggère est impliquée par le global et le global implique toute spécificité locale. La conscience en première personne comme chair du monde n’est pas qu'une simple généralisation nominaliste. L’autre conscience reconnue en face de moi dans sa spécificité de conscience autre implique l’existence d'un même processus local/global, singulier/universel de matière espace temps pouvant produire suivant telles et telles conditions de la chair consciente. Ce processus matériel qui produit la conscience en première personne n’est plus réductible à un simple hasard car il est la conscience qui donne un sens à tous nos vécus même si cette orientation significative de l’évolution est produite par le biais du hasard. Se reconnaître comme chair du monde plus que comme chair personnalisée représente une émergence supplémentaire de conscience dans le flux matériel. Cela renforce incontestablement son caractère nécessaire.
Si je me place en directeur intentionnel de la pensée, j’échoue. En tant qu’observateur, directeur de la quête, je suis déjà immergé au niveau psychologique, j’émets un état psychologique après un autre. Je ne cesse de rompre avec mon engagement sceptique préalable. Je cède à l’identification, je cède à une évidence relative. L’évidence la plus pure est insaisissable ! Si moi en tant que troisième personne usuelle dans sa confusion je prétends m'emparer de la conscience de la chair du monde, je me fourvoie. Ce sera et ce ne peut être que la chair du monde qui prend conscience d’elle-même malgré moi oublieux de ma réalité de troisième personne, qui réinvestit l’intentionnalité comme une relation uniquement personnelle avec elle-même. Une visée intentionnelle seulement consciente d’elle-même personnellement ne peut être que psychologique. Mais alors quel est le statut de ce discours ? N’a t-il pas évoqué une technique et un engagement sceptique ? Donc une volonté d’arriver à cet autre état qu'il évoque, une volonté qui pourrait être couronnée de succès. De même le premier pas effectué ici à savoir la distinction d’une vision usuelle faussée et d’une vision subjective en première personne bénéfique ne fait-il pas appel à une volonté de conversion du regard du lecteur ? Et voici que ce discours qui veut nous amener à une plus juste pensée, à une meilleure volonté voire à la bonne volonté affirme que le retournement, le saut évolutif qu’il implique est hors de portée de la seule volonté, de toute visée intentionnelle réduite à elle-même.
Le raisonnement s’opérant ici par dégagement de l’évidence insaisissable première comme accomplissement du doute a disqualifié aussi pour l’instant toute certitude quant à l’évidence du monde qui s’ouvre à la conscience en s’interdisant pour le moment de conclure cette fois entre immatérialité et matérialité de la nécessité intemporelle du flux évolutif. Mais cet effort d’envisager un point de vue matérialiste pour douter authentiquement, nous confirme dans le nécessaire dépassement de la seule intentionnalité de la troisième personne au sein de ce qui transcende l’intentionnalité dans la révélation de la première personne.
Pouvons-nous aller plus loin dans l’éclaircissement de la première personne comme évidence insaisissable ? Pouvons-nous nous avancer sur la nature de la nécessité intemporelle du flux évolutif ?

On trouvera la partie 3 en cliquant ici.

[1] . Voire évolution mais notre immersion dans le scepticisme nous interdit l’usage d’un mot qui suppose la réalité de certaines descriptions objectives.
[2] . Le « je ne suis rien » est comme un pur miroir où se révèle consciemment un « je suis tout en devenir » et donc un « je suis ». Cette notion de pur miroir est familière dans les bouddhismes T’chan et Zen

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