dimanche 14 avril 2013

APOCATASTASE ET QUESTION DU MAL. Entre Non dualité et Eveil à l'évolution consciente.


Les chrétiens qui sont tournés davantage vers la spiritualité que vers les dogmes n'ont jamais ignoré la question du mal. Les Lumières sont anti-dogmatiques et dénoncent le mal commis par les institutions ecclésiales mais les auteurs majeurs sont pour la plupart reliés à la figure de Jésus-Christ qu'ils détachent volontiers des Églises. Pour ceux qui s'inspirent directement de Jésus-Christ, la question du mal s'inscrit dans le temps même de la révélation de Dieu. Jésus-Christ innocent et juste subit l'injustice et l'infamie. Or pour un chrétien Jésus Christ est le messager de Dieu. Sa vie et ses actes nous assurent que seul l'amour le plus intégral triomphera du mal.  Pour ceux qui s'inspirent de Jésus-Christ la mort est clairement désignée comme une des formes majeures du mal. Cette assimilation de la mort au mal n'est pas partagée par nombre de spiritualités et certains chrétiens eux-mêmes ont fait de la mort corporelle un élément positif contre les affirmations centrales de Jésus-Christ.
Les disciples immédiats de Jésus ne butaient pas sur la question du mal puisque précisément Jésus était venu selon eux témoigner que le mal ne triomphe qu'en apparence en ce monde et que l'amour remporterait à la fin une victoire contre lui. Jésus témoignait contre le mal qu'y compris un certain moralisme ignore ou que par compromission avec le réel on laisse se produire et montrait qu'il pouvait être vaincu dans ses moindres manifestations. Il nous donnait une voie pour nous confronter de plus en plus authentiquement au mal, une voie pour le reconnaître alors que nous l’ignorions, une voie pour ne plus en être le complice.

Dans les textes du premier testament, les textes de la Bible antérieurs au nouveau testament, la question du mal n'est pas du tout prise en ce sens. Dans le Livre de Job, quand Dieu répond à Job qui a subi maintes épreuves, il lui montre les monstruosités de l'univers qui prouvent sa grandeur et sa puissance. Certes il donne une réponse au juste qu'est Job mais il ne répond pas du mal physique et métaphysique qui montre sa grandeur. D'ailleurs dans ce texte Satan reçoit de Dieu lui-même son autorisation d'exercer le mal.

C'est donc vraisemblablement au temps du Christ que la question du mal que l'on pose au sens moderne a vraisemblablement émergé.

Il peut paraître étonnant qu'aujourd'hui souvent on s'appuie pour rejeter la croyance au Dieu judéo-chrétien sur cette mise en lumière du mal opérée au sein même du judéo-christianisme alors que ce mal jusque là ne choquait personne et c'est la révélation de l'amour dont témoignait Jésus qui en dévoilait l'indignité. L'absurdité du mal perpétré contre l'innocent que ce soit par un autre, une société ou la nature a souvent servi de prétexte pour évacuer le mystère de l'Être qu'explore aussi une spiritualité judéo-chrétienne de l'amour de personne à personne. L'héritage spécifique de cette tradition spirituelle mérite d'être réactualisé à côté des autres grandes spiritualités que la mondialisation nous a rendues accessibles.

Cependant cette évacuation athée du mystère au profit de l'absurde a aussi une certaine légitimité vis-à-vis de certaines dégénérescence du message de Jésus-Christ. Elle a sa source dans certaines tentatives discutables des monothéistes de régler la question du mal en voulant gommer l'absurdité du mal. En effet les deux niveaux d'interprétation du mal l'un provenant des livres de sagesse du premier testament et l'autre mis en lumière par le deuxième ont souvent coexisté et ont été souvent plus ou moins malencontreusement synthétisé en vue de gommer l'absurde. Par exemple le livre de Job dans le premier testament de la Bible ignore l'absurde au nom du mystère de la toute-puissance divine et partant de là on évacue l'absurdité de la mort de Jésus Christ du nouveau testament au profit d'un soi-disant "mystère de la croix". Pour justifier le "mystère du mal", on a souligné les conséquences physiques et métaphysiques du choix d'Adam et Ève ; on a vu alors dans la crucifixion du Christ, le prix du sang pour racheter nos fautes. Le sens pseudo-spirituel qu'on donna au caractère injustifiable du mal consista à insister sur le "mystère" selon lequel la douleur injuste pourrait participer au rachat de notre humanité. Parler de "mystère du mal" implique de le minimiser et donc d'y être indifférent quand l'autre le subit ou d'en faire une chance quand il nous advient pour racheter nos fautes aux yeux de Dieu. Faire du mal un mystère revient donc à le justifier et à secrètement se compromettre avec lui.


Si l'on reconnaît précisément le caractère injustifiable du mal et donc son absurdité pour éviter de se forger un Dieu pervers alors du point de vue de la foi telle que Jésus-Christ l'entend, la trace du mystère de l'Être nous fera espérer davantage une victoire de Dieu contre le mal qui entache sa création. Cette victoire espérée contre le mal met clairement en jeu une apocalypse : c'est-à-dire que la lumière de l'amour se révélant au cœur du monde toutes les figures du mal et du bien s'amplifieraient créant conflits, chaos social et politique, catastrophes jusqu'au retour du Messie avant qu'il ne détruise au final la mort.

La question du mal reconnue dans l'acuité de son absurdité met vraiment en jeu (le pari de Pascal n'est pas loin !) la foi et l'espérance en l'amour comme Devenir : si nous pensons que le mal ne nous permet pas de croire en Dieu, c'est au fond que nous n'avons pas foi en l'absoluité de l'amour. Dans la foi en l'absoluité de l'amour, nous n'avons plus à choisir entre l'absurde et le mystère : l'amour devenant de plus en plus présent révèle de plus en plus l'absurdité et en retour l'absurdité pourrait par exemple souligner le mystère de la persistance d'un appel de l'Être à un Devenir dans ce qui semblait insignifiant ou "insensé".

Aujourd'hui, certains expliquent que l'absoluité de l'amour c'est-à-dire son essence divine implique une impuissance du divin. Cette vision de l'impuissance défendue par Hans Jonas par exemple permet de répondre à la question du mal moral : Dieu s'est rendu impuissant à intervenir directement pour corriger l'homme car c'est l'homme qui est responsable de l'évolution car Dieu le lui a confié. Il y a ici une nouvelle tentative de faire coexister l'absurde et le mystère relié à une thématique de l'évolution.

Mais répond-il vraiment à la question du mal cosmique (maladies, tsunami, tremblements de terre, etc.) et donc plus largement à la question du mal métaphysique (la mort, la finitude, la douleur, etc. qui semblent constitutives de l'être vivant, de la matière elle-même puisque les étoiles meurent et les atomes s'épuisent, etc.) ? Par ailleurs dans une approche évolutive ne faut-il pas donner au va-et-vient entre la révélation réciproque de l'absurde et du mystère une dimension plus approfondie ?


Leibniz dans sa Théodicée a au fond renouvelé sans y insister l'approche théologique de la restauration universelle ou apocatastase. Elle avait été autrefois condamnée au VIème après JC car elle induisait dans sa version primitive la réincarnation alors que le message chrétien semble insister sur la résurrection de la chair personnelle.

Si nous laissons de côté le fait de savoir si la divinisation de la chair est incompatible ou non avec la réincarnation, nous pouvons résumer l'essence de cette approche eschatologique sous la forme d'une allégorie théologique.

Imaginons un Dieu d'amour qui souhaite créer ou manifester une communion d'amour aussi infinie que possible. A vrai dire un amour absolu peut-il vouloir moins ? Dans une communion les individus doivent être libres. Dans l'éternité, une décision est irréversible et éternelle. Or il se trouve des individus dont le premier mouvement est le refus de cette communion. Dieu a alors imaginé le temps et un cycle de vies et de mort permettant à l'âme de tendre vers le bon choix. Certains individus ont besoin de subir le refus de l'amour afin d'ultérieurement aspirer à l'amour et lui répondre en appréciant son atmosphère libératrice de la douleur, etc. Origène qui fut peut-être un disciple d'Ammonios Saccas, comme Plotin, propose à peu près une telle vision. On a bien ici une vision qui concilie la réponse à Job et l'espérance du Christ face à ce qui semble injustifiable dans le mal sans recourir à une image perverse de l'amour de (pour Dieu et venant de Dieu) Dieu.

Dans un contexte moderne, Leibniz va renouveler plus ou moins implicitement cette théologie de l'apocatastase entre autres face à Spinoza. 

Le rationalisme de Spinoza implique un déterminisme :
"Les choses qui ont été produites par Dieu n'ont pu l'être d'une autre façon, ni dans un autre ordre.", Ethique I, proposition XXXIII. 

Selon lui, l'univers est une libre nécessité qui s'auto-engendre de manière parfaite :
"cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même nécessité qu’il existe. Car la même nécessité de nature par laquelle il existe, est celle aussi, nous l’avons fait voir (Prop. 16, p. I), par laquelle il agit. Donc la raison, ou la cause, pourquoi Dieu, ou la Nature, agit et pourquoi il existe est une et toujours la même.", Ethique IV, Préface ; 
"Par réalité et par perfection, j'entends la même chose", Éthique II, Définition 6

La question du mal est entièrement dissoute par la métaphysique spinoziste : c'est un point de vue humain ignorant qui persiste à se vouloir contre le bon sens être "un empire dans un empire", Éthique III, préface. Le divin n'est pas en soi amour selon Spinoza car l'amour se produit dans le divin par le biais du sage qui est l'amour du divin (amour pour le divin et amour produit par le divin s'individualisant consciemment). Le mal moral est une considération sociale ; le mal cosmique est une vue relative à nos intérêts humains ; le mal métaphysique n'existe que tant que nous sommes ignorants de notre vraie nature à savoir que nous sommes une individualisation temporaire du tout éternel de l'univers. L'univers est parfait puisqu'il se sait être ce qu'il est. Seul un point de vue relatif peut y trouver de l'imperfection dès lors qu'il imagine des intentions contraires aux siennes et dès lors qu'avant cela il s'imagine de la finalité.


Une logique d'inspiration spinoziste alliée à une qualité de conscience vécue qui y correspond dans la vie singulière peut susciter en nous la paix et la tranquillité : les dualités ne sont qu'apparentes. Cependant au sein de cette paix et de cette tranquillité, il y a une insatisfaction positive qui peut demeurer : on peut être en paix et tranquille et cependant aspirer à plus de perfection dans le détail de cet univers. L'artiste peut être paisible en peignant mais rester sensible à l'imperfection du tableau auquel son geste participe. La question du mal reste posée même si elle peut être apaisée par cette prise de conscience d'être en un sens l'univers individualisé. On en revient ici à la réponse à Job formulée de manière rationalisée et donc sécularisée. La nécessité d'une apocalypse divine (d'une manifestation du divin au sein de la création ou de la manifestation matérielle) est écartée.

On doit bien admettre que le renouveau spirituel que la non dualité représente ces dernières années après l’arrivée du bouddhisme et l'influence de l'hindouisme en Occident donne à la position de Spinoza un regain de puissance : c'est l'ego-centrisme se détachant de l'égoïsme qui voit le mal, quand il n'y a plus ni égoïsme ni ego-centrisme parce que l'ego est relativisé dans la conscience pure alors la question du mal peut sembler dissoute. Mais reconnaissons que dans ces philosophies l'amour n'est plus un Devenir absolu car le divin ou l'absolu ne sont pas essentiellement amour.

Par exemple certains comme Arnaud Desjardins fidèle à l'Advaïta vont relativiser l'extase de l'amour (ananda en sanscrit) en affirmant qu'il masque l'Ultime alors que d'autres comme Ma Anandamayi témoigne davantage de l'absolu comme d'un Sat-Chit-Ananda, une Existence, Conscience, Amour-joie. 

On reconnaîtra qu'effectivement le dépassement de l'ego à commencer par sa relativisation aboutit à une dissolution d'ignorance et donc du mal mais peut-on affirmer que la présence du mal soit dès lors entièrement dissoute ? Si l'amour est une dimension essentielle du divin, n'appelle-t-il pas son entière manifestation dans l'évolution cosmique et donc terrestre ? La non dualité fait de l'amour un effet de la réalisation de l'Être en un individu, l'amour étant un effet d'une surabondance d'Être à côté d'une dualité fondamentale de la manifestation. Mais un amour plus authentique n'est-il pas paradoxe de plénitude et d'insatisfaction d'un individu ayant réalisé l'Être ? L'amour le plus authentique n'est-il pas un besoin d'Être, la source d'un Devenir de l'Être ? L'amour vrai et absolu ne se veut-il pas manifesté là où il y a apparente perte d'être au sein de la manifestation ?

Pour clarifier la distinction, on pourrait opposer des formes d'abandons spirituels entendus comme laisser faire (ou "laisser être" version Heidegger sécularisant à sa manière la mystique de la Gelassenheit rhénane) avec un don intégral véritable (surrender en anglais) à l’œuvre divine. 

Leibniz  a certainement aussi été très fasciné par l'approche de Spinoza qui est radicalement fondée sur le rationalisme. Mais pour lui la raison nécessaire n'est pas le tout de la raison. Sa réaction rejoint la nôtre face à nombre de spiritualités contemporaine de la non dualité : pourquoi affirmer que le réel est parfait et ignorer le Devenir en le relativisant au profit de l'Être au-delà du temps (sub specie aeternitatis) ? Chez Leibniz, Le sens de la vision chrétienne visiblement inspirée par la théologie de l'apocatastase inspire un principe de raison suffisante. Il y a plusieurs univers possibles mais c'est le meilleur qui a été créé et le meilleur ne signifie pas celui qui est parfait ici et maintenant. L'hypothèse métaphysique est solidaire d'une vision pratique :
Entrer dans la perfection pleine et entière de l'Être signifie aussi pour un être humain la recherche d'une communion à la dynamique du Devenir.

Dans La cause de Dieu, &71 et suivants, l'un de ses Essais de Théodicée, Leibniz nous décrit de manière inspirée ce point :
Lorsqu'un fleuve emporte avec soi des embarcations, il leur imprime une vitesse, mais limitée par leur inertie propre, en sorte que, toutes choses égales d'ailleurs, les plus chargées vont le moins vite. Ici donc, la rapidité vient du fleuve, et la lenteur du fardeau ; le positif de la vertu du moteur, et le privatif de l'inertie du mobile.
C'est de la même manière, doit-on dire, que Dieu attribue de la perfection aux créatures, mais une perfection limitée par leur réceptivité propre.
De la sorte, l'entendement se trompera souvent par défaut d'attention, la volonté se brisera par défaut de promptitude, toutes les fois que l'esprit, qui doit tendre jusqu'à Dieu, c'est-à-dire jusqu'au Bien Suprême, s'attachera par inertie aux créatures.
NB : On pourra se reporter aussi à un autre passage dans la première partie au &30 du même livre où l'image est développée.

A vrai dire si on prête attention à la fiction, chacun reconnaîtra que la meilleure histoire n'est pas forcément celle qui implique la perfection immédiate. Bien sûr, la meilleure des histoires possibles tendra vers la perfection c'est-à-dire l'achèvement d'une dynamique des personnages et du récit.
Enfin, sans possibles multiples, il n'y a ni libre-arbitre ni d'équivalent envisageables pour l'homme et pour le divin.

Voltaire ironisera en évoquant le meilleur univers possible face aux aléas et aux douleurs des héros de son Candide mais Leibniz considère non pas la surface c'est-à-dire d'abord le bien-être de notre ego mais le développement de notre âme dont ego et corps dans l'histoire sont la matrice. Pangloss est une caricature d'un Leibniz, emporté par le point de vue d'en haut. Le point d'en haut chez les stoïciens relativisait le point de vue individuel, le point de vue d'en bas qui ne perçoit pas l'harmonie. Le Pangloss de Voltaire est au fond déjà un peu spinoziste au point où Dieu sous la forme des turques et Dieu sous la forme des chrétiens se massacre soi-même sub specie aeternitatis.
Dans la non dualité, il y a souvent une négation du mal quitte à relativiser l'horreur de la shoah ou telle catastrophe dramatique.

Le point de vue d'en haut est une approche mentale qui selon Voltaire va éventuellement jusqu'à nier dogmatiquement la souffrance, la douleur oubliant la compassion et parfois même l'engagement pour la combattre. La négation du Devenir par un point de vue d'en haut n'est pas étrangère au geste de Schopenhauer indiquant au soldat où tirer pour abattre un révolutionnaire des années 1848...
Mais si le véritable Leibniz conjecture sur le point de vue d'en haut au risque de ne plus laisser en suspens le mystère, il en parle aussi à partir d'un point de vue d'en bas.
L'extrait précédent de La cause de Dieu est là encore significatif. Leibniz y prend bien le point de vue des individus qui font face au mal (l'inertie interne et externe) auxquels il propose de rejoindre le point de vue d'en haut qui leur destine un Devenir en dépit du mal auquel ils ont personnellement à faire face.
Même au cœur de la souffrance, un être humain peut gagner en humanité ou malheureusement y perdre selon sa façon de vouloir et de penser. 
Ici il y a un point de rencontre possible parmi d'autres entre les pratiques de la non dualité qui permettent à la conscience de l'Être de s'éveiller et l'éveil d'une évolution consciente au service du Devenir.

 
Au final, il y a pour Leibniz une ascension inévitable de l'histoire humaine puisque la grâce divine s'appuie sur le marchepied du mal pour manifester le Devenir : Leibniz influence toutes les théories du progrès et de l'évolution de la conscience en Occident. Voltaire qui induit dans le Candide une critique des disciples dogmatiques de Leibniz partage d'ailleurs cette conviction qu'un progrès est possible. Mais au-delà de sa vision du progrès scientifique et technique, sa discussion avec Leibniz dans le Candide nous suggère de mieux comprendre ce progrès en y voyant une avancée non linéaire à cause d'un va-et-vient entre absurde et mystère. Candide participe au progrès car cet écrit dénonce un mal qui s'ignore bien qu'il entende affirmer le bien.

On a souvent tendance à ridiculiser aujourd'hui cette approche. Voltairien et Rousseauiste, on ne croit plus au progrès inéluctable du genre humain. Les catastrophes totalitaires du nazisme et du communisme (cette dernière ayant été reconnue largement par tous seulement à la fin des sixties) et la catastrophe écologique qui se profile y sont pour beaucoup. On a l'impression que l'histoire proche et contemporaine souligne davantage l'absurde que la lumière du mystère qui lui serait concomitante.

Le rationalisme est même accusé régulièrement d'être la cause de ces catastrophes. L'idéologie du progrès comme progrès du savoir rationnel conduirait à nier justement tout mystère et l'absurdité contemporaine serait essentiellement l'effet de l'oubli du mystère. Des guénoniens ou des néo-heideggériens contesteraient tel ou tel mot de cette formulation mais leur analyse accusant la modernité issue des Lumières a bien un tel air de famille. Cette accusation est souvent portée par des postmodernes quitte à s'aveugler en s'alliant à ceux traditionalistes qui refusent les acquis des Lumières alors que leur existence même en tant que postmodernes les présuppose : la raison a cherché à dominer la nature, l'évolution humaine et l'histoire sociale, ce qui est vain mais comme est vain le refus du discernement rationnel, de sa diffusion démocratique par la liberté de conscience éduquée, etc.
Le rationalisme n'est d'ailleurs pas uniforme et c'est là être post-moderne en devenant hypermoderne : il y a eu et il y a diverses formes rationalismes. Certains négateurs des acquis de la modernité comme les guénoniens usent remarquablement de la critique rationnelle pour pointer ce qui transcende toute raison.

Le rationalisme de Leibniz est peut-être plus ouvert que celui de Spinoza (pourtant aujourd'hui sans doute plus à la mode) car malgré ses ambitions systémiques, il implique aussi que nous ne pouvons pas comprendre dans une vision globale certains phénomènes qui émergent car ils sont inscrits au sein d'une complexité infinie qui nous échappent. La pensée de Leibniz peut donc nourrir une approche spirituelle d’Éveil à l'évolution consciente qui suggèrerait que "tout est conscience-amour", qu'il y a une vision globale divine surabondante d'amour mais qu'elle nous est inaccessible dans son entièreté même si dans son entièreté il apparaîtrait que le mal cosmique et moral que rencontrent les individus ne serait que l'inertie face à un courant évolutif.

Le paradigme d'un éveil évolutif propre au mouvement intégral est donc opposé à ceux qui espèrent subtilement une dissolution de la manifestation ou la relativise d'un point de vue privilégiant la source de l'Être.  Le mouvement intégral même s'il intègre volontiers le meilleur de ces spiritualités donnant accès à l'Être s'oppose donc clairement à certaines écoles bouddhistes, hindouistes relativisant le devenir ou des écoles juives, chrétiennes ou musulmanes centrées sur un devenir réduit au seul salut de l'âme et à une résurrection "spirituelle".

Nous appuyant sur les enseignements de la non dualité, nous pouvons distinguer la perception et la pensée entrevoyant dans la perception un non mental qu'est la vacuité. Mais si la vacuité ouvre une perspective non mentale expérimentale, elle reste dans les faits toujours manifestée le plus souvent dans et par le mental.

L'intuition comme manifestation créatrice et non résultat d'un bricolage à partir de l'expérience semble venir de derrière la vacuité. L'intuition montre que la vacuité mise en lumière par la non dualité s'avère dès lors une lumière ténébreuse qui cache des réalités surmentales voire supramentales (selon certains témoignages) ou encore des réalités liées à une âme. Il y a là les bases d'une spiritualité à la fois centrée sur l'Être et le Devenir.

L'apocatastase est pensée en fonction d'un salut des âmes. Le paradigme évolutif voit là une notion liée à une mentalité encore religieuse au sens où elle se sent tenue à des dogmes. Pour le paradigme évolutif, le salut de l'âme n'est plus le problème central. Mais il y a un héritage spirituel qui demeure de la vision théologique de l'apocatastase : il s'agit que l'unité, la paix et l'amour qui se manifeste au cœur de notre découverte de la vacuité se manifeste à travers tout ce qui se manifeste. L'émergence de la raison a été et reste un énorme facteur de progression de la manifestation humaine en ce sens. Mais l'évolution a besoin de plus que le progrès de la raison pour tendre vers l'unité, la paix et l'amour qui est à sa source. La raison peut éviter, sagement utilisée, les excès de l'égoïsme mais elle ne peut déraciner l'ego-centrisme sous ses formes les plus subtiles que sont l'ethnocentrisme et plus encore l'anthropocentrisme. Il s'agit bien de réduire l'écart entre la source et la manifestation sans dissoudre la manifestation.
 

Si on se place d'un point de vue évolutif, une crise évolutive révèle un mal au cœur d'une forme de vie qui représentait jusque là un bien. Ce qui dynamisait la vie devient alors ce qui représente une inertie. Le lien entre mystère et absurde peut alors se réinterpréter. Le mystère des sauts évolutifs qui jalonnent l'évolution s'accompagne inexorablement d'une mise en lumière d'une absurdité venue d'une forme de vie devenant l'obstacle à son mouvement. Ainsi le mal peut-il redoubler au niveau des symptômes quand un corps en évolution est proche d'y développer une immunité. 

Considérons que le premier obstacle au vivant était certainement l'ignorance de ce qui pouvait interrompre la vie, il fallait donner à la vie plus de possibilité d'explorer ces obstacles à travers diverses formes. Le sexe permit certainement cette exploration. Il participait aussi d'une pluricellularité en devenir. Pour des formes de vie pluricellulaire, le plaisir et la douleur fût donc une réponse possible afin d'éviter l'accident. Cependant la douleur s'avéra aussi limitée, la peur permet de l'anticiper et de l'éviter. Le désir s'avéra une anticipation du plaisir. Mais désir et peur en devenant des émotions de plus en plus subtils risquent d'aboutir à des impasses. La conscience mentale peut les éviter. La prudence réduit les situations d'intensification de la peur tout en donnant au désir le plus de succès possible. La prudence induit aussi le développement d'explorer virtuellement l'action. La tactique, la stratégie relationnelles mais aussi la technique deviennent possibles. Avons-nous vraiment mentalement les moyens de franchir les limites absurdes du monde du désir et de la peur ? Il s'avère pour nous être mentaux que douleur et plaisir physiques et en amont sexe et mort deviennent des limites absurdes.
L'évidence actuelle de l'absurdité de l'existence humaine nous masque la source profonde de l'absurdité : notre stade évolutif humain dont le mental devenu rationnel reflète les limites avec acuité. Le saut évolutif important qui inéluctablement se prépare si le paradigme évolutif est juste n'est donc pas seulement le dépassement de notre condition mentale absurde mais aussi de notre animalité, de sa mortalité qui n'a plus guère de sens et à l'horizon de notre condition d'être vivant encore incapable d'éviter l'accident fatal.

Dans les théologies rationalistes comme celles de Spinoza et Leibniz, le divin est pensé comme devant se conformer dans ses actes à la raison interprétée comme mathesis universalis. Pour Leibniz nous aurons donc affaire à ce qui paraît miraculeux parce que nous n'en avons pas la pleine compréhension rationnelle. Nous pouvons cependant envisager cette complexité infinie à l'aide de ce principe de raison suffisante et comprendre que ce qui à nos yeux est miracle ne l'est pas aux yeux d'une compréhension rationnelle surhumaine.
Le paradigme d'une évolution de la conscience prolonge surement davantage le rationalisme de Leibniz que celui de Spinoza. Mais dans le mouvement intégral le paradigme évolutif implique que le rationalisme est une vision du monde limitée comme toutes les autres visions mentales. La réalité dans une approche intégral d'éveil à l'évolution de la conscience n'est pas irrationnelle mais elle est au-delà du rationnel et même de plusieurs rationalités nécessaires devant admettre leurs limites pour s'en rapprocher. Affirmer l'inverse serait nier que l'évolution puisse produire un être capable d'une conscience supérieure à la conscience mentale humaine.
Qui sait si nous ne sommes pas précisément aveugles aux véritables miracles d'une conscience surmentale voire supramentale comme l'homme préhistorique était aveugle à l'or qu'il croisait pourtant puisque cet or n'entrait pas encore dans sa vision mentale du monde ? Voyant les ressources de ce qui faisait les succès passés ne passerions-nous pas à côté de ce qui marque la présence d'une autre manière d'être au cœur du Devenir ?


Le mouvement intégral est donc clairement un matérialisme divin : il s'inscrit dans une évolution de la matière et de sa conscience.

jeudi 14 février 2013

"TOUT EST CONSCIENCE" OU NON ? Conscience, pensée et formes intelligibles des intuitions créatrices. Les secrets de la pensée (épisode 2).


Lorsqu’on affirme que "tout est conscience", on peut partir du constat qu'offre simplement la vision en première personne. Rien n'est perçu en dehors de cette conscience unique. Aucune autre conscience n'a jamais été perceptible. Bien entendu il ne faut pas ici confondre pensée(s) et conscience. Dans l'unique conscience, à côté de la voix de ma pensée personnelle surgissent d'autres voix qui expriment d'autres manières de penser. Mais toutes ces pensées n'ont jamais surgi que dans cette unique conscience.

Bien entendu, on peut faire des objections à cette approche qui semblera un peu d'un idéalisme naïf :

-1- si tout au fond de moi, je sourd de cette unique conscience qui en son sein fait tout apparaître, pourquoi n'ai-je pas accès à une toute puissance ?

-2- si tout est seulement dans cette conscience par laquelle j'existe en tant que personne, pourquoi l'autre à qui je parle voyant dans une autre direction a accès dans la conscience à ce que moi, je ne puis avoir accès ?

-3- cette hypothèse que tout est conscience ne rend pas compte de phénomènes inconscients qu'un autre peut percevoir comme me déterminant alors que moi agissant semble-t-il en conscience j'ignore ces causes qui me déterminent ;

-4- globalement la science pointe l'existence d'un substrat matériel déterminant pour mon corps et ma pensée que par cette conscience sans l'aide d'instruments adéquats je n'ai qu'une vague idée n'ayant affaire qu'à des surfaces colorées, des sensations olfactives, auditives, tactiles, gustatives ;

-5- cette conscience impersonnelle n'est-elle pas plutôt la prise de conscience de la nature matérielle inconsciente par une structuration d'elle-même ?

-6- la nature étant à sa racine radicalement inconsciente de son surgissement de rien, cette conscience impersonnelle dans laquelle sourd ma pensée personnelle n'éclaire que la surface des choses, la dimension mentale permet d'aller vers sa dimension inconsciente mais au final celle-ci nous échappe.

-7- passer de la confusion de cette conscience impersonnelle avec la pensée personnelle permet d'incarner la prise de conscience individualisée de la nature par elle-même, ce que Spinoza désignait comme le sommet de la connaissance du troisième genre par intuition. Cette connaissance produit joie par adhésion au réel et découverte d'une dimension atemporelle où peut s'éterniser l'ouverture où prend sens notre individualité. Mais cette conscience n'est pas celle de tout comme l'affirme Spinoza car ici le déterminisme n'est pas le fruit de la seule nécessité éternelle mais aussi d'une contingence hasardeuse, d'une impulsion aveugle émergeant de rien. Notre individualité permet la prise de conscience de l'ouverture à partir du rien d'où la nature surgit l'y amenant ensuite.

Remarque : cette ultime approche rappelle celle de Schopenhauer qui parle de volonté (aveugle) de la nature à la source de notre conscience. Notre version cependant n'aboutit pas forcément à la conclusion que la volonté de la nature est un égarement de ce sans fond ouvert (rien ?) qui produit tensions, douleurs et souffrances. Ce qui implique que la prise de conscience de la volonté de la nature n'est que ce qui doit précéder le retour au rien avant même qu'il ne s'ouvre à quelque chose. 
La volonté de la nature peut être aveugle ce qui se traduit parfois encore par le piétinement de l'ouverture individualisée mais sa surabondance qui en soi aveugle piétine souvent ceux qui pourtant la porte permet peut-être à une aventure évolutive de prendre place du point de vue de cet ensemble qui incarne sa prise de conscience.

Nous montrerons que certaines de ces objections à une expérience de "Tout est conscience " sont infondées mais que par ailleurs les affirmations concernant une Inconscience qui en arrière plan les motive n'empêchent pas de la réaffirmer en autre sens que celui d'un idéalisme naïf.

-1- un désir égocentrique manifesté mentalement dans cette conscience n'est en rien la possible "volonté" de cette conscience : cette conscience en première personne n'est pas au service de notre pensée-sentiment de nous-même en 3ème personne  au contraire il s'agirait que notre pensée-sentiment apprenne à s'aligner sur le Devenir de la conscience en première personne. En un certain sens je suis cette conscience en première personne mais de manière lointaine un peu comme une âme enfermée dans un corps (ici la finitude en troisième personne) qui lui ne permet pas de se comprendre pleinement dans ses actes. Il y a en première personne des ténèbres lumineuses qu'on ne peut qualifier mentalement.

-2- si dans cette unique "tout est conscience", la manifestation est "monadique" c'est-à-dire en perspective : il y a une structure psychologique qui à la fois voile et dévoile, il y a une structure biologique qui à la fois voile et dévoile, etc. L'autre ne voit donc pas ce que je vois, il ne pense pas ce que je pense, etc. Sans ce jeu de voilement et de dévoilement nous ne serions jamais la conscience individualisée de tout (un œil du tout sur lui-même) ou une conscience individualisée par l'aide du tout (une âme en évolution) mais directement l'unique conscience de tout. Mais ce jeu de voilement dévoilement n'obéit pas tout à fait à des limites fixées une fois pour toutes par un horizon mental et émotionnel ainsi que perceptif. Ainsi on peut se sentir observé alors que l'observateur est hors de portée de nos sens. Des jumeaux témoignent d'un vécu partagé à distance du point de vue de ces horizons. Ceci est aussi vécu par des disciples vis-à-vis de leur maître spirituel. Parfois un rêve dévoile un futur : c'est une expérience qu'un rêveur lucide assidu finira certainement par constater.

-3- si dans cette unique "tout est conscience", il y a des structures de voilement et de dévoilement qui permettent l'individualité, il y a effectivement des déterminations inconscientes à l’œuvre. Cependant l'individualité en adhérant à ce qui se dévoile adhère au plus près de ce qui lui est inconscient, elle est libérée de son vouloir qui ignore jusqu'à s'opposer à ce qui la détermine. Jusqu'où peut-elle connaître ce qui la détermine si "tout est conscience" ? connaître ici n'a pas seulement le sens mental.

-4- Il est vrai que le substrat matériel semble être voilé. La science m'indique qu'il est question d'énergie- espace-temps mais dans mon expérience ce que je ressens d'énergie-espace-temps n'est que pensée, émotion ou pulsion jamais vibration matérielle. Mais s'agissant de ce voilement, l'inconscient pour la manifestation de conscience humaine ne pourrait-il pas être une réalité consciente pour d'autres formes de vie à venir ? Chaque structuration conduisant à une conscience plus large n'a-t-elle pas inclut une forme de prise de conscience de l'inconscient ? La connaissance animale de la douleur est contemporaine d'une prise de conscience de l'environnement. La peur est liée à une anticipation de la douleur et donc à une conscience encore plus de notre environnement. Le souci mental élargit largement cette connaissance ; la conscience devient plus consciente de son tout et de son rien :
 
Par le biais de la dimension mentale nous avons une connaissance de la matière et des possibilités d'utiliser ses ressources que nulle autre forme de vie sur terre n'a eu avant nous. Ces révélations ont eu lieu par un élargissement de notre connaissance mentale. La démarche scientifique qui permet vraiment d'élargir en ce sens matériel notre puissance d'action est liée à une mentalité moderne. Ce sont des intuitions qui ont élargi la conscience humaine. Il y a comme une montée à une supraconscience par la venue d'intuition créatrice qui a permis la descente dans l'inconscience de la matière. L'expérience du physicien ou du mathématicien n'est pas celle d'aboutir à une nouvelle vision par suite d'un bricolage des vieux modèles, il s'agit de mettre en place des problématiques inédites qui montreront l'inanité radicale de tous les vieux systèmes de pensée, et dans cette ouverture ainsi suscitées vient une intuition créatrice qui éclaire ce qui demeurait inconscient. 

Une prise de conscience peut-elle émerger d'une moindre conscience ou n'est-elle pas plus simplement la révélation d'une supraconscience ? Les mathématiciens et les physiciens salués comme les plus géniaux témoignent unanimement de cette expérience. Ils sont instinctivement et par expérience quasi-platoniciens. Les biologistes eux ont des résultats en bricolant jusqu'à présent en héritant des modèles de ces prédécesseurs. Mais ne devront-ils pas un jour faire face à l'interdisciplinarité qui les mettra dans des situations problématiques qui leur donneront enfin l'envie de savoir ce qu'est une intuition créatrice sur le plan biologique ? Fritjof Capra témoigne d'une expérience momentanée de la matière comme vibrations de petites cordes lumineuses d'énergie. N'a-t-il pas été momentanément conscience de la matière ? L'intuition créatrice au lieu de nourrir une nouvelle vision mentale n'a-t-elle pas révélée la possibilité d'un saut évolutif (celui dont Sri Aurobindo et Mère font état) ? 

-5- Il ne s'agit pas seulement d'une prise de conscience de la nature par elle-même puisque l'individu en appelant ces intuitions créatrices semble pouvoir faire évoluer consciemment la nature et être de moins en moins celui que la nature oblige à s'adapter au plan évolutif.

-6- la dimension mentale de la conscience n'est pas le sommet évolutif où la conscience individualisée peut devenir consciemment le "tout est conscience". C'est la conscience non mentale en nous qui vraiment révèle que tout est conscience mais donc pour nous êtres mentaux, il s'agira toujours d'une docte ignorance. Le "Tout est conscience " est à la fois conscient et inconnaissable. Mais si on admet qu'il s'agit de notre point de vue de ténèbres lumineuses il ne faut pas exclure une supraconscience lumineuse.

-8- Le rien et son ouverture peuvent être le lieu d'un détachement. Mais le rien et son ouverture peuvent concerner les pensées, les émotions, les énergies internes jusqu'aux organiques. Dès lors détaché ainsi individuel d'où sourd le détachement individualisé de la conscience ? Ce détachement exclut-il toute aspiration à d'autres enchaînements de pensées, d'émotions, d'énergies ? Exclut-il une aspiration au silence mental, au calme émotionnel et à la tranquillité physique ? La libération exclut-elle obligatoirement une liberté transformatrice ? Le détachement de conscience exclut-il l'évolution consciente de la conscience individualisée ?
Remarque sur le divin et l'intuition créatrice : Il y a bien là une approche pouvant réactualiser ce qu'autrefois on appelait Dieu. Ce Divin, ce "Tout est conscience" qui se voile et dévoile pour évoluer individuellement à travers un cosmos qui s'individualise de façon multiple n'est le Dieu d'aucune religion qui ne peut n'être qu'un fossile évolutif d'un de ses moments évolutifs. Est-il personnel ou impersonnel ? Un ou multiple ? C'est là une question de moment évolutif...
Mais l'athée ou le spiritualiste qui fait de l'évolution un dynamisme inconscient ne peut pas clairement envisager et d'abord aspirer à cet élargissement incluant vraiment une dimension divine car surconsciente. L'intuition créatrice que le platonicien considérait comme une forme intelligible n'est pour lui qu'une libre association cérébrale à partir de mémoire stockée. Toutefois ceci n'explique pas qu'en affinant notre regard intérieur, on puisse voir les formes intelligibles avant de les exprimer comme des pensées verbales et que parfois parmi ces formes intelligibles on commence à en repérer de différentes teneurs avant même qu'elles soient entièrement exprimées en nous. C'est dans une idée qui s'est approchée et s'est échappée sans qu'on puisse l'exprimer qu'on aperçoit une forme intelligible. C'est dans la résorption intérieure d'un contenu de pensée ou plus encore dans le rejet de ce qui vient avant même que cela s'exprime que la forme intelligible se révèle au regard intérieur. Et puis il y a aussi la coloration de ces formes qui donne des indications. Le grand penseur ou le mystique savent que cette forme intelligible répondra à tel problème global et il en tire l'expression qui étonnement offre des réponses rationnelles à tous les sous problèmes du problème global. Une libre association a-t-elle ce pouvoir ?
On retrouve ici une question d'alignement de notre volonté sur le divin entendu comme élan créateur qui rappelle le "surrender" (l'abandon ou la capitulation de notre volonté) mystique à Dieu. Cependant ici il ne s'agit plus d'une simple acceptation grâce à un détachement de ce qui advient. Il s'agit de discerner ce qui répond à l'appel évolutif pour nous ici et maintenant.
D'ailleurs l'athéisme comprenant la reconnaissance d'un inconscient matériel nié par les religions est aussi un moment évolutif nécessaire pour envisager un matérialisme divin.

mardi 13 novembre 2012

CONSCIENCE, PENSEE ET POESIE. Autour de Michel Henry, Heidegger, d'Alexandre Quaranta, d'Henri Bergson et de Stephen Jourdain. Les secrets de la pensée (Episode 1).

Michel Henry à propos de son livre La Barbarie disait :


Son propos prolonge à l'évidence celui de Heidegger.
  
Dans Question III s'inscrivant comme héritier de la tradition mystique rhénane, Heidegger écrivait :
La pensée qui calcule ne s'arrête jamais, ne rentre pas en elle-même. Elle n'est pas une pensée méditante, une pensée à la poursuite du sens qui domine dans tout ce qui est.
Quand Heidegger oppose à l'arraisonnement technologique la poésie, on peut semble-t-il rester sur notre faim. Comment la poésie peut-elle faire face aux projets transhumanistes les plus discutables ? Nous avons par ailleurs envisager les limites de la technique comme celle de la conscience mentale montrant ainsi une tendance discutable à vouloir parler de l'expérience spirituelle du point de vue de la science mais en quoi la poésie pourrait être pour la pensée du spirituel plus décisive que la science ?
De nombreux maîtres et penseurs spirituels ont pointé l'importance du regard poétique pour pénétrer au plus profond de la pensée méditante voire pour émerger au-delà de la pensée à même la source de ce qui est. 

Alexandre Quaranta prolongeant à l'évidence l'enseignement de Douglas Harding écrit  dans S'étonner d'être, éditions Accarias L'Originel, p.99-100:
Dans la perception pure, il ne s'agit pas bien sûr de bruler ces savoirs ni de devenir incapable de reconnaître ou différencier le moindre objet. Ce serait alors plus proche d'une pathologie que d'une liberté et d'un épanouissement de la sensibilité; et c'est d'ailleurs une pathologie répertoriée, connue sous le nom d'agnosie visuelle. Il s'agit plutôt de mettre entre parenthèse ces savoirs, de garder étanche la cloison qui doit séparer le domaine perceptif du domaine de la pensée, le domaine "présentation" (c'est-à-dire la vision de ce qui nous est donné dans l'instant, sans rajouts) et le domaine de la représentation.
Ceci nous amène à dire immédiatement que la perception pure d'un objet peut être considérée comme la vision de la manifestation d'une idée : l'objet relatif devient absolu. A travers l'objet, on rejoint l'idée pure.
Prenons un exemple pour récapituler. Une boîte d'allumettes est posée en face de nous, à vingt centimètres. Nous croyons qu'elle a six faces alors que nous n'en voyons que trois. Nous savons beaucoup de choses. Nous savons que c'est une boîte, et que c'est une boîte d’allumettes. Nous savons ce qu c'est qu'une allumette et son utilité. Cependant, nous ne voyons pas les allumettes; elles ne sont pas une donnée de perception. Nous prolongeons notre perception par une représentation, mais nous n'avons généralement pas conscience de ce mécanisme furtif qui a pour effet de nous voiler la perception de l'objet dans sa fraîcheur, et, ultimement, dans son mystère infini.
Parce que nous savons aussi que la boîte est un parallélépipède, nous injectons le volume dans cette boîte que nous avons rempli d'allumettes.
La boîte possède des couleurs, et nous avons des noms pour ces couleurs; nous les plaquons immédiatement sur la perception de la boîte, là aussi, le plus souvent sans nous en rendre compte.
On notera que Alexandre Quaranta associe représentation et pensée qu'il sépare de présentation et idée. Comme nous y invite Douglas Harding il s'agit de court-circuiter le monde des représentations mentales pour frayer avec les perceptions pures dans leur "fraîcheur incommensurable".
 Ceci rejoint Bergson qui dans Le Rire écrivait p.117-118 :
Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont de personnel, d’originellement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe.
Ce que ce texte de Bergson souligne à travers la distinction perception/représentation et que la description phénoménologique d'Alexandre Quaranta à la suite de Douglas Harding vise aussi est une distinction qui met donc en jeu la dimension poétique de la vie. La représentation et son langage risque à tout moment et même la plupart du temps d'évincer cette dimension poétique de la vie qui nourrit notre conscience par-delà notre discours intérieur. Dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience [1927], PUF, 1965, p.123-124, Bergson écrivait déjà en ce sens :
Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage
On notera ici qu'une forme de pensée distincte du langage usuel est réhabilité. Quelle est cette pensée de l'âme qui n'est pas langage et qui est ici réhabilitée ? Une pensée proprement poétique. Elle n'est pas le fait de notre ego mais elle est plus proche de ce que je suis, Moi que notre vision égocentrique et ses représentations problématiques composées d'imitations irréfléchies, de citations non questionnées et d'actions caricaturales.
La poésie (comme essence de l'art de vivre et de créer) mieux que la raison toujours complice de la représentation impersonnelle peut donc pointer l'individualité de notre pensée comme de la perception pure que le langage réduit à ses formulations générales trahit. Celui qui vit en poète par son acte intérieur qui a du style donne au langage une couleur reconnaissable entre toutes. Il fait sonner les mots entre eux de façon si justes qu'ils font échapper au sortilège d'un monde de représentations, un monde toujours vieux (aussi vieux que les mots que les impressions individuelles et poétiques sont toujours neuves et fraîches) et déjà usé (juste utile et le plus souvent utilisé jusqu'à la moelle car toujours ré-utilisé). 


Stephen Jourdain développe ce thème dans La bienheureuse solitude de l'âme, p.96-97 :
Question : Si je tente de toucher en moi ce sentiment d'être, je pense tout de suite à la poésie, à la musique, plus qu'au raisonnement.
Steve : Bien sûr. C'est le domaine de la sensibilité, ce sont tous ces chocs que l'on peut éprouver avec la musique, la poésie. Nous sommes là dans la bonne dimension - à condition de bien comprendre qu'il ne s'agit pas d'une sorte d'annexe, charmante, mais hélas peu sérieuse, subjective, "livresque", du très sérieux Réel. A un moment de notre vie, la musique, la peinture, les livres, nous ont apporté des joies profondes, nous avons été élevés, verticalisés ; jamais plus nous n'avons été les mêmes.
Mais  les années passent, et l'on se dit : "Allons, tout ça n'existe pas réellement, ce n'est que de l'art". Erreur monumentale ! Il y a beaucoup plus de réalité vraie dans Voyage au centre de la terre ou dans Tropique du Capricorne que dans toute perception triviale et utilitaire.
La perception utilitaire est sans valeur ni réalité.
... Bien sûr, le fin du fin serait de comprendre que la poésie n'est pas confinée dans le recueil de poèmes, qu'il est une chose telle qu'une poésie vécue, que le monde qui s'étend au-delà des étroites limites du recueil, est, dans sa vérité, poésie pure !
Question : Écarter comme un imposteur le monde matériel, poétiquement misérable ?
Steve : Ne prendre en compte que cette hyperpoésie qu'est l'impression de matière, unique réceptacle de la vraie matière.

Tout est chant. Notre champ de conscience est un ... chant.



La pensée a donc pour mission de poser l'oreille contre la cloison du monde des impressions poétiques, ce chant de la conscience libéré des représentations et des raisonnements pour tenter de déchiffrer ce qui s'y vit. Il y a un rapport à la perception pure et donc une phénoménologie mais la phénoménologie se doit d'être poétique pour évoquer ce qui échappe au langage à savoir la singularité de l'impression. 


Mais dès lors cette pensée de l'authentique manière d'être MOI, comment est-elle vue de l'autre côté de la cloison qu'elle même forme ? En effet une pensée de l'authentique manière d'être MOI n'en reste pas moins encore qu'une dérivation de MOI. Qu'est-ce que la pensée vue à partir de MOI ?

A suivre ...

mardi 23 octobre 2012

RETROUVER LA PRECISION DES MYSTIQUES CHRETIENS RHENANS.






Cette émission avec le Père Dominique Salin, jésuite et Professeur au Centre Sèvres et Marie-Anne Vannier, Professeur à l'Université de Metz qui a dirigé l'Encyclopédie des mystiques rhénans (Cerf) nous présente la théologie négative comme unissant mystique et théologie. Un des intervenants insiste sur la recherche de l'unité commune aux philosophes grecs et aux mystiques chrétiens. Il s'agit de dépasser la dualité ou la multiplicité. On nous lit un extrait du pseudo-Denys et un extrait du sermon 71 de maître Eckhart.


Denys écrit dans sa Théologie mystique :

« Ce n'est donc pas sans motif que le divin Moïse
reçoit l'ordre de se purifier d'abord lui-même
puis de s'écarter de ceux qui ne sont pas purs,
qu'il entend après sa totale purification les trompettes aux sons multiples,
voit de nombreux feux irradier de leur pur rayonnement
et qu'ensuite, séparé de la foule
et avec des prêtres choisis,
il atteint au sommet des divines ascensions.
Mais à ce degré-là il n'entre pas encore en relation avec Dieu,
il ne Le contemple pas – car Il est Invisible –
mais seulement le lieu où Il demeure.
Cela signifie, me semble-t-il,
que les réalités les plus divines et les plus hautes,
dans l'ordre visible comme dans l'intelligible,
ne sont que des analogies hypothétiques
de tout ce que l'on attribue à Celui qui se tient
au-dessus de tout,
et à travers lesquelles se révèle la présence
de Celui qui dépasse toutes nos pensées
et qui repose sur les sommets intelligibles
de ses lieux les plus saints.

C'est alors que Moïse s'affranchit même de ce qu'il voit
et de ceux qui le voient,
il pénètre dans la Ténèbre vraiment mystique de
l'inconnaissance,
il ferme les yeux à toute saisie par l'intelligence
et, dans une totale démission de tout ce qui se peut toucher ou voir,
il appartient tout entier à Celui qui est
au-delà de tout,
il n'est plus à lui-même ni à personne d'autre,
mais il est uni par le meilleur de lui-même
à Celui qu'on ne peut absolument pas connaître,
dans l'inactivité de toute connaissance
et par cette inconnaissance même
il connaît au-delà de l'intelligence. »

Maître Eckhart écrit dans le sermon 71 :
« Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il vit le néant. » Je ne peux pas voir ce qui est Un. Il vit le Néant, c'était Dieu. Dieu est un Néant et Dieu est un Quelque chose. Ce qui est Quelque chose est aussi Néant. Ce que Dieu est, il l'est absolument. Quand il écrit sur Dieu, le lumineux Denys dit : il est au-dessus de l'être, il est au-dessus de la vie, il est au-dessus de la lumière; il ne lui attribue ni ceci ni cela et il veut dire qu'il est on ne sait quoi, très loin au-dessus. Si quelqu'un voit quelque chose ou si quelque chose s'introduit dans ta connaissance, ce n'est pas Dieu pour la raison qu'il n'est ni ceci ni cela. Si quelqu'un dit que Dieu est ici ou là, ne le croyez pas. La lumière qu'est Dieu brille dans les ténèbres. Dieu est une vraie lumière; celui qui doit la voir doit être aveugle et écarter Dieu de quoi que ce soit. Un maître dit : celui qui parle de Dieu par quelque comparaison parle improprement de lui, mais celui qui s'exprime sur Dieu au moyen du néant parle convenablement de lui. Quand l'âme parvient dans l'Un et y pénètre en un total rejet d'elle-même, elle trouve Dieu comme dans un néant. Il sembla en rêve à un homme — c'était un rêve éveillé — qu'il était gros de néant comme une femme est grosse d'un enfant, et dans ce néant, Dieu naquit : il était le fruit du néant, Dieu était né dans le néant. C'est pourquoi il dit : « Il (Paul) se releva de terre et, les yeux ouverts, il vit le néant. » Il vit Dieu en qui toutes les créatures sont néant. Il vit toutes les créatures comme un néant car il (Dieu) a en lui l'être de toutes les créatures. Il est un être qui en a lui la totalité de l'être.»
Lorsqu'on lit ces textes on peut y voir beaucoup de poésie. On peut évoquer comme dans l'émission de KTO qu'il s'agit d'une tentative toujours quelque peu approximative de rendre compte d'une expérience par définition indicible. Mais ces mots, s'ils n'expriment pas la réalité de Dieu comme une formule mathématique peut exprimer et condenser les mouvements des planètes et du soleil sont-ils aussi inexacts et inappropriés que l'entend le père Salin ? La filiation entre ces deux textes n'est-elle que poétique ? Ne pointe-elle que la dimension indicible de ce qu'on tente d'y décrire ?

Ne pourrait-on pas chercher à préciser par d'autres approches de ce dont il est question ? La vision-sans-tête de Douglas Harding montre une expérience simple nous permettant de pointer un indicible.
Si on regarde dans la direction du doigt, voit-on un visage ou imagine-t-on un visage ? Si en ce qui vous concerne, vous admettez que dans cette direction on ne voit pas de visage, qu'est-ce qui est pointé ? Que peut-on en dire ? 
Ce que pointe ce doigt du point de vue de ce qui est visible, est-il une forme ovale, un cercle, etc. Quelle couleur percevez-vous dans cette direction ? Est-ce transparent, translucide, incolore ? Quel âge pouvez-vous attribuer à ce qui est pointé ? Est-ce datable ? Si ce n'est pas datable, est-ce atemporel, éternel ? Ce qui contient ce qui est vu : est-ce borné par quoi que ce soit ? Les bords ne sont-ils pas absorbés par ce qui voit ? Mais ce sans borne de quel taille est-ce ? Est-ce infini ? Est-ce un rayon dans lequel tout apparait projeté ?

Ainsi plus près encore que sous nos yeux, nous avons une réalité paradoxale qui se décrit donc par des contraires si bien qu'au final nous pouvons la dire indicible. Mais cette réalité est bien réelle, facile à identifier... On ne peut ni la toucher, ni la voir, ni l'intelliger.

Si on regarde vraiment dans la direction du doigt ne voit-on pas les yeux ouverts comme Saint Paul un néant en qui paradoxalement est la totalité de l'être ? A partir de la vue de ce néant, on admet qu'on ne peut pas voir ce qui est Un puisque c'est en cet Un que surgit la possibilité du regard et plus globalement de la conscience.


Angelus Silesius, un lecteur de Tauler qui a été lui-même inspiré par la tradition spirituelle fondée par maître Eckhart met en exergue de son Voyageur Chérubinique un extrait de ce passage de la deuxième letttre aux Corinthiens de Paul :

« Car le Seigneur est l'Esprit, et là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. Et nous tous qui le visage découvert [dévoilé (selon les traductions)], reflétons la splendeur [gloire] du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image, avec une splendeur [gloire] toujours plus grande par le Seigneur, qui est Esprit.», II Co 3, 17-18.
Plus clairement, il écrit en IV, 118 de son Voyageur chérubinique :

Le miroir te montre ton visage extérieur :
Si seulement il te montrait aussi ton visage du dedans...
Où voir notre visage du dedans si cela est la clé de la connaissance de Dieu ? Le dessin suivant ne répond-il pas à la question :

La grande erreur des lectures théologiques courantes de ces textes mystiques chrétiens est donc d'en négliger la dimension phénoménologique précise. On n'y voit qu'une poésie de l'indicible à jamais incapable de dire la réalité divine. Cette lecture réductrice confond une réalité au-delà de la pensée ou en amont de toute pensée c'est-à-dire où on ne pénètre pas par la connaissance propre à la pensée et une réalité dont on ne pourrait pas indiquer le chemin à prendre en nous-même pour la trouver grâce à la pensée (entre autre). Le divin ou Dieu est une réalité qu'on ne peut pas rencontrer sans qu'elle le permette. Non pas au sens où Dieu ou le divin arbitrairement se donnerait ou non à percevoir, refusant à l'un qui le désire ou se donnant à l'autre qui ne le désire pas, mais au sens où c'est Dieu même qui permet de percevoir quoi que ce soit lui-même compris. Dieu est toujours ouvert pour accueillir ses enfants : forcément il est au cœur de notre perception. Pour nous guider dans la perception du monde la pensée est utile même si la matérialité de la chose souvent lui échappe. Je peux indiquer par une représentation mentale où trouver telle étoile dans le ciel mais cette réalité matérielle nous échappe bien qu'on puisse l'indiquer. Les mystiques ont essayé de nous indiquer par la pensée où et comment nous pourrions percevoir la réalité divine au cœur de notre perception tout en soulignant qu'aucune de nos pensées ne peut manipuler la perception du divin qui s'y trouve. Notre perception du divin sera comprise dans la perception qu'a de nous le divin. Tant que nous pointons une réalité que nous pouvons manipuler, nous nous pointons donc nous-même ou nous pointons une de nos idées. Les mystiques nous donnent des moyens précis de ne plus pointer un Dieu de notre imagination...

Revenons au texte de maître Eckhart. Quelle lumière voit celui qui est aveugle sinon la simple lumière de l'esprit, ce champ de perception où tout apparaît mais qui n'est rien cependant de ce qui apparaît ? Le dessin suivant ne peut-il pas représenter où regarder sans que pourtant quand nous voyons clairement ce qu'il invite à voir, nous ne puissions rien y faire ? Voici une proposition visuelle essayant de pointer de quoi il est question :


"Tous les sens, dans l'esprit, sont un seul sens et un seul usage ; Celui qui contemple Dieu Le goûte aussi, Le sent, Le respire et L'entend", Le Voyageur chérubinique, V, 351.

On peut éclairer aussi cette vision avec les propos, on ne peut plus suggestifs, de JeanTauler, ce disciple d'Eckhart qui a inspiré Angelus Silesius. Dans son sermon 4, Aux "amis de Dieu", il écrit :
Tandis qu'elle [l'âme] s'applique à cette recherche, en elle se lève une étoile, c'est-à-dire une clarté et un rayonnement de la grâce de Dieu, une lumière divine [...]. Voici que cette lumière indique à l'âme le lieu de cette naissance, car aucune lumière naturelle ne pourrait indiquer ce lieu. Où est-il né ? [..] On ne peut pas trouver de soi-même cette naissance, car la même lumière qui a proféré le Verbe doit aussi nous révéler ce qu'elle est et où elle s'est accomplie. Il y a trois choses à considérer : la première, ce qui cherche c'est-à-dire le désir ; la seconde, la manière de chercher ; la troisième, la découverte de la naissance. Il y a aussi dans l'homme trois choses : l'une sensible, la seconde rationnelle, la troisième spirituelle. Toutes les trois sont différentes et elles ne sont pas impressionnées de la même façon, mais chacune à sa manière. La lumière du soleil en elle-même est simple, mais la même lumière est reçue différemment par des verres différents dont l'un est noir, l'autre jaune, le troisième blanc. Par verre noir, on peut entendre la sensibilité ; par verre jaune, la raison ; par verre blanc, l'esprit dans sa pureté et sa simplicité.  [...]
 Bien que les sens reçoivent leurs images des choses de la nature, cependant ces choses ont, dans les sens, un être beaucoup plus noble que leur réalité. Le verre noir symbolise les sens. La raison vient ensuite ; elle dépouille les images sensibles de ce qui les fait sensible et les rend rationnelles : nous avons alors le jaune. Mais si la raison se dégage d'elle-même, si elle renonce à elle-même et se transforme en esprit pur et simple, nous avons le blanc. C'est là seulement que brille l'étoile. C'est uniquement vers cette lumière que tend la vie de tous les hommes.

Cette lumière inconnaissable par la pensée est lieu d'où sourd aussi bien le monde, notre corps que notre pensée. Notre essence la plus profonde est cette lumière mais en s'approchant de cette lumière et donc de notre essence, il n'y a plus rien de nous qui demeure. Ce qui réalise cette lumière participe de cette lumière ténébreuse, c'est un "Je Suis" qui précède notre existence personnelle dotée d'une histoire. C'est l'archétype des âmes humaines que traditionnellement pour un chrétien on reconnaît comme incarné en Jésus-Christ.
Restons conscient de cette lumière ténébreuse en laquelle tout ce qui apparaît surgit (y compris notre conscience personnelle de nous-même) ne comprenons-nous pas alors comme une description précise et phénoménologique les propos d'Angelus Silesius ? En voici quelques uns que nous tenterons de comprendre à partir de cette vision :
"Je suis une chose bienheureuse, si je peux être une non-chose inconnue de tout ce qui est, n'y ayant aucune part.", I,46.

Commentaire : Ma conscience de moi-même se tournant vers la lumière ténébreuse de l'esprit se détache de toute chose. Cet esprit n'a pas de forme propre, n'a pas de couleur, n'a pas d'odeur, n'a pas de caractéristique qui permette de le dater. Aucune donc des propriétés qui font qu'une chose est une chose. Autrement dit en s'approchant de lui, nous découvrons une non-chose. Au plus proche de notre essence, là d'où nous jaillissons en tant que personne, notre "Je Suis" nous confère d'être une non-chose. Mais seul nous-même pouvons l'expérimenter. Mon prochain lui me voit comme une âme dans un corps et non comme une âme qui reliée à la lumière ténébreuse où Dieu se tient par l'intermédiaire de son archétype JE Suis (le Christ) se découvre en son fond non-chose.



"Perd toute forme, mon enfant, et tu seras pareil à Dieu, et tu seras toi-même ton Royaume des Cieux dans le calme et le repos.", II,54.

Commentaire : S'approchant de la ténébre lumineuse où se voile la transcendance source de tout ce qui apparaît, nous sommes comme entièrement perçu en tant que personne. Nous nous percevons dans ce qui nous perçoit à la fois comme une forme fluctuante, instable plus ou moins lumineuse quelque part entre des sensations corporelles et aussi comme une non-forme participant à la perception de nous-même. Angelus Silesius nous appelle à nous identifier à cette non-forme où débute dans l'instant la conscience de nous-même. Dans cette non-coïncidence à ce que nous venons d'être et qui laisse sa trace, nous participons de l'esprit et de sa lumière ténébreuse avant d'être telle identité et telle pensée tournée vers le monde. Libéré en cette non coïncidence à notre forme, nous sommes dans le calme et le repos même si notre forme elle est dans la tourmente. La notion de repos pointe l'absence totale de mouvement. Le repos n'est pas ici une absence d'activité momentanée : ce qui est pointé quand on pointe la ténébre lumineuse une réalité positive qui n'est autre que repos. Tout mouvement naît en ce repos. En cette ténébre lumineuse où se voile Dieu, nous sommes déjà au Royaume des Cieux. Nous y concourrons : conscient de ce repos, nos actes sont des actes purs, ils n'ont plus aucune énergie contrariée. Ils se posent calmement devant l’œil de Dieu
.


"Celui qui a choisi d'habiter le centre voit d'un regard tout ce qui est dans la circonférence.", II,24.

Commentaire : Retournons notre attention de nouveau vers cette ténébre lumineuse au sein de la quelle tout apparaît. Convertissons notre regard personnel habituellement tournée vers le monde et ses pensées vers ce centre qu'est ce néant pointé par le doigt tourné vers où nous nous pensions doté d'un visage. De là se voit forcément d'un regard tout ce qui est dans la circonférence.



"Dieu est un pur Rien, nul ici, nul maintenant ne le touchent.", I,25.

Commentaire : Pointons encore ce regard vers ce qui regarde, c'est-à-dire vers là où nous pensions avoir des yeux et une tête tels que nous les voyons sur les autres. N'y a-t-il pas rien dans cette direction ? Et pourtant n'est-ce pas là la source de tout ce qui apparaît, nous compris ? Nous devons admettre que tout l'espace apparaît devant ce rien mais que malgré tout l'espace qui se tient en lui, il est en dehors de l'espace. Le temps lui-même se nombre dans l'espace mais rien n'indique une temporalité de ce néant. Aucune variation n'est perceptible en sa réalité de néant même si tout existe en son sein et en aval de lui. 

 "Nul besoin de lunette pour voir le ciel, Tu n'as qu'à te détourner du monde, et puis regarde : c'est fait.", V,318.