vendredi 19 février 2010

MOI, L'EVIDENCE IMPENSABLE. LA PREMIERE PERSONNE VUE PAR DESCARTES, DOUGLAS HARDING ET STEPHEN JOURDAIN. Episode 1.

LE COGITO DE DESCARTES ET L'IDEE D'INFINI.

Descartes dans ses recherches métaphysiques a usé de la démarche sceptique.


Il est important de noter la définition de la chose pensante pour Descartes :

« Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Certes ce n’est pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n’y appartiendraient-elles pas ? », Méditations Métaphysiques, seconde méditation.

Ainsi pour Descartes, toute forme de conscience sous-tend une pensée.



Comment parvient-il dès lors au fameux "je pense donc je suis", le Cogito ?

Descartes commence par douter des moeurs. Il est très aisé de montrer la relativité des moeurs d'un peuple à l'autre.
Il en vient ensuite à douter des sensations. Doutant des sensations, il est aisé de douter du monde et d'autrui qui apparaît dans le monde. Le corps que nous croyons avoir ou être peut alors aussi être mis en doute.

Le rêve est une expérience qui synthétise bien ces différents doutes. Quand soit-disant je ne rêve pas qu'est-ce qui m'assure qu'il ne s'agit pas d'une autre forme de rêve ? N'y a-t-il pas des rêves dont nous croyons nous éveiller et qui sont encore un rêve ? Si tout ce qui apparaît dans l'esprit est un monde onirique, y a-t-il de bonnes moeurs réelles ? Les sensations ne sont-elles pas des apparences oniriques ? Mon corps n'est-il pas illusoire ?

Descartes cependant ne pense pas que le soupçon d'un monde onirique puisse ébranler les réalités logiques et mathématiques. Il y a une évidence de 1+1=2 quelle que soit le rêve.

Il construit alors l'hypothèse d'un malin génie ou d'un Dieu trompeur.

Ce Dieu trompeur peut créer de la certitude pour la cogitation de mon ego alors que cette certitude n'est pas vraie. Il place dans mon cogitatum (ce que je cogite, ce que je pense) une idée claire et distincte dont il semble impossible de nier la certitude.

Considérons en quelque sorte une bulle de pensée :
Considérons que toute idée, toute imagination, toute émotion et toute sensation soit mise en doute, il n'en reste pas moins que le doute demeure une idée que pense "la chose qui pense".

Comme le schéma suivant nous permet de le voir : je suis moi qui pense douter de tout grâce à l'hypothèse du malin génie...

Descartes écrit :

"Je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point? Non certes, j'étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit."

Ainsi cet ego cogito de Descartes n'est pas à confondre tel quel avec une personnalité identifié à un corps. L'ego cogito est plutôt notre volonté infinie. Descartes écrit :

"Si je considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu'elle est d'une fort petite étendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l'idée d'une autre faculté beaucoup plus ample, et même infinie; et de cela seul que je puis me représenter son idée, je connais sans difficulté qu'elle appartient à la nature de Dieu. En même façon, si j'examine la mémoire, ou l'imagination, ou quelqu'autre puissance, je n'en trouve aucune qui ne soit en moi très petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie. Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu."

Le doute hyperbolique a montré contre les certitudes limitée de l'entendement que nous avons une volonté infinie. Douter de tout ce qui se trouve dans la pensée pensante n'est-ce pas douter d'un infini. Cet acte de doute infini est un acte de volonté infinie. La volonté et l'entedement ne sont pas de l'ordre de l'étendue mais ils peuvent l'embrasser. Tandis que notre entendement n'occupe que peu d'étendue, la volonté peut l'embrasser. Quand on dénombre notre attention volontaire peut ainsi embrasser plus de 6 segments tandis que notre entendement peut en saisir 5 ou 6 au plus.
Ce passage relie aussi clairement le "je pense donc je suis" à l'existence de Dieu. C'est donc pour Descartes l'idée d'infini qui conduit à la certitude d'une expérience de Dieu. Considérons Descartes pensant l'infini :

Cette représentation présente visiblement quelque problème. La volonté infinie qui génère l'idée d'infini ne devrait-elle pas pour atteindre la notion d'infini la plus grande possible inclure la volonté infinie elle-même ?

Nous proposons donc d'interpréter à partir de là l'expérience de l'idée d'infinie que Descartes nous invite à effectuer pour éprouver la présence de Dieu. En formant une idée aussi grande qu'il est possible de penser nous arriverions à une telle expérience :
Ecoutons Descartes dans sa troisième méditation :

"Et toute la force de l'argument dont j'ai ici usé pour prouver l'existence de Dieu consiste en ce que je reconnais qu'il ne serait pas possible que ma nature fût telle qu'elle est, c'est-à-dire que j'eusse en moi l'idée d'un Dieu, si Dieu n'existait véritablement ; ce même Dieu, dis-je, duquel l'idée est en moi, c'est-à-dire qui possède toutes ces hautes perfections, dont notre esprit peut bien avoir quelque idée sans pourtant les comprendre toutes, qui n'est sujet à aucuns défauts, et qui n'a rien de toutes les choses qui marquent quelque imperfection. D'où il est assez évident qu'il ne peut être trompeur, puisque la lumière naturelle nous enseigne que la tromperie dépend nécessairement de quelque défaut.
Mais, auparavant que j'examine cela plus soigneusement, et que je passe à la considération des autres vérités que l' on en peut recueillir, il me semble très à propos de m'arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d'admirer et d'adorer l'incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre. Car, comme la foi nous apprend que la souveraine félicité de l'autre vie ne consiste que dans cette contemplation de la Majesté divine, ainsi expérimenterons-nous dès maintenant, qu'une semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie."
Au fond avec Descartes Dieu est la conscience divine au-delà de l'idée d'infini mais au-delà de toute conscience mentale. Descartes défend en effet l'idée que d'une part Dieu est au-delà de l'idée d'infini et de toutes les qualités qu'on lui donne et d'autre part que Dieu crée lui-même cette idée en nous à laquelle nous pouvons accéder.

DE L'EVIDENCE PENSABLE A L'EVIDENCE IMPENSABLE. DESCARTES REVISITE A LA LUMIERE DE DOUGLAS HARDING.


Notre schéma offre déjà en soi un commencement de réinterprétation de la pensée de Descartes.

Le détail essentiel qui change la lecture usuelle de Descartes consiste à dénoncer le sens de l'ego qu'on a habituellement de soi. Douglas Harding nous fait remarquer que les gens se conçoivent ainsi face à leur miroir :
Mais à bien y songer ce dessin est faux puisqu'il suppose que quelqu'un nous représente d'un point de vue extérieur à notre corps. Le corps auquel nous nous identifions est représenté de l'extérieur. Nous situons notre esprit à l'intérieur du crâne. On voit mal alors comment on pourrait douter que nous sommes ce corps et ces mains. Pourtant Descartes à la fin de sa première méditation écrit :

"Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n'ayant point de mains, point d'yeux, point de chair, point de sang, comme n'ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C'est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu'il soit, il ne pourra jamais rien imposer."

Il faut sans aucun doute constater que la donnée de base face au miroir est celle-ci :
Ce point de vue est vraiment notre point de vue en première personne.
Stephen Jourdain dans Une promptitude céleste, p.23 écrit en ce sens :

"Marchant dans la rue, je surprends, venant à ma rencontre, mon image dans la glace latérale d'une devanture. C'est celle d'un Tiers, c'est aussi Moi.
Pendant une fraction de seconde, j'ai l'impression de dire "je" à la troisième personne. Brusque bouffée de bonheur. - Pourquoi ?"


Celui qui veut douter de tout ce qui apparaît dans son esprit doit exercer ce point de vue en première personne incluant sa troisième personne, s'il ne veut rien manquer dans l'horizon de son doute. Tout qui apparaît que ce soient des pensées, des émotions, des sensations (dont celles qui concernent la vision) apparaît vraiment sans médiation intellectuelle que dans le champ d'apparition en première personne. Peut-il en être autrement d'ailleurs ? On peut dès lors douter d'une réalité en dehors des apparences autrement dit en terme philosophique d'une extériorité. Mais on ne peut pas douter d'une "réalité" inhérente au champ d'apparition lui-même où les apparences de quelque nature que ce soit apparaissent.

En première personne, nous ne sommes pas essentiellement une intellection, une chose qui pense ou une volonté infinie mais bien plutôt un champ infini de perception. Ce qui regarde n'est pas l'ego mais bien un rien de conscience condition de possibilité de toute manifestation d'une quelconque perception. La représentation qu'a l'ego de lui-même est soudain le seul petit espace d'étendue qu'occupe une telle pensée qui se pense toujours avec un objet. En première personne la distinction entre la créature et le créateur persiste comme chez Descartes mais en un autre sens.
Chez Douglas Harding il y a en effet le petit et le grand. Mais à vrai dire si le grand est perçu comme condition de possibilité de toute perception, ne peut-on pas dire que "Je Suis" avant même d'être le petit quelconque que j'ai cru être ? Dans la lumière du grand quelque chose du petit subsiste certes mais Je suis ce grand avant d'être le personnage du petit.

Par ailleurs ce grand de quelle nature est-il ? N'est-il qu'une conscience infinie ?

Partant de ce que Douglas Harding nous donne à percevoir et non à pas seulement à penser, nous distinguons trois dimension à ce "Je Suis" du champ de perception. La première est ce presque rien, un Zéro de conscience qui est la condition de possibilité d'une quelconque apparition. La seconde englobe l'infini de ce champ d'apparition qui va bien au-delà de l'infini de l'univers et de notre volonté personnelle infinie qui peut douter des sensations, des émotions et des pensées. Enfin il y a la dimension d'unité sans second possible, la dimension de UN de ce champ puisque tout ce qui apparaît apparaîtra soit comme un élément de champ ou un niveau de profondeur de ce champ.

Dieu si cette notion peut avoir un sens n'est donc pas une entité séparée de ce que "Je Suis". S'il existe à cause de l'Unicité du champ d'apparition, il ne pourrait être qu'une profondeur de ce que "Je Suis".

Cependant toute notion de Dieu est-elle inadéquate ? N'y a-t-il pas un mystère qui demeure ? Du point de vue de notre intellection, les modalités d'apparition nous échappent certes totalement mais, du point de vue de notre aperception même, en tant que champ d'apparition, il y a comme une inconnaissance de l'autocréation de ce que "Je suis" au niveau de l'apparition de ce que "Je suis". On peut considérer ce mystère comme celui d'une transcendance au-delà de la transcendance au sein de laquelle se déploie l'univers dont nous sommes une partie. Au sein même du zéro du champ d'apparition, du presque rien de la conscience, on ne trouve pas seulement une pure vacuité, il y a comme des voiles d'inconnaissances qui imposent la reconnaissance d'un mystère de toute apparition et du champ d'apparition lui-même.

On pourrait retraduire tout ceci en un langage proche du langage chrétien mystique par exemple dans la perspective suivante :

La vision ou plus exactement la perception en première personne est évidente mais au-delà du pensable. Ce que Je Suis à lumière de Douglas Harding est donc une évidence impensable. Le Je Suis n'est pas selon nous à placer sur le même plan que "je pense" au sens de Descartes. Il y a un au-delà de la pensée qui se joue dans le "donc" d'un "je pense donc Je Suis" si on prend au sérieux cette approche postcartésienne. Il y a un passage de la représentation réflexive de l'ego à la prise de conscience du champ d'apparition que "Je Suis".

EN QUETE DE MOI, L'EVIDENCE PERDUE SELON STEPHEN JOURDAIN EN PARTANT DE LA VISION EN PREMIERE PERSONNE SELON DOUGLAS HARDING.

Stephen Jourdain dans cette ligne écrit dans L'irrévérence de l'éveil :

"je suis d’abord une créature, mais en même temps, une partie de moi-même est bel et bien Dieu…"

L'ego, la créature est comme l'enfant d'un principe d'individualisation agissant mystérieusement au coeur du champ d'apparition. Prendre conscience de plus en plus profondément de cela permet d'envisager que le mystère de l'apparition à travers un voile d'ignorance est lié à une tendance à l'individualisation au sein du champ d'apparition. Si une telle prise de conscience s'approfondissait au-delà de certains voiles d'inconnaissances qui nous séparent de notre profondeur ne pourrait-on pas prendre conscience de notre âme personnelle engendrée instant après instant par l'autocréation mystérieuse du champ d'apparition ?
Dans L'irrévérence de l'éveil, on peut ainsi lire :


"MON NOM EST PERSONNE
[Gilles Farcet] - Une question plus pointue à présent : Tu parles parfois de "Gilléïté", de "Stevéïté", de cette valeur infinie et éternelle qui m'est propre et t'est propre. Quid de cela ? Une certaine compréhension des spiritualités orientales pourrait grossièrement se résumer ainsi : je suis sorti du Grand Tout et je me prends pour Gilles. Il s'agit de ne plus me prendre pour Gilles. Si j'y parviens, à ma mort, je retournerai me fondre dans le Grand Tout ...
[Steve stephen Jourdain :] Je saisis la perche que tu me tends. Tout ça, c'est de l'idéologie, de l'idéologie satanique ! Satan est ici à l'œuvre de la manière la plus redoutable puisqu'il se pare du nom de Dieu ! Soyons précis : il y a deux façons de frapper à la porte de "je suis". Si l'état de conscience habituel est une illusion, de deux choses l'une : ou bien c'est l'être personnel qui est illusoire, auquel cas parler d'un "moi ultime" est tout à fait impropre. Le mot "moi " ne saurait être employé à propos de quelque chose d'impersonnel. Si le moi est illusoire, il faut s'en débarrasser et atteindre on ne sait quoi, que l'on ne peut même pas qualifier de "Soi" ; ou bien c'est moi qui suis l'ultime réalité et qui me prends pour quelque chose que je ne suis pas. Il faudrait tout de même trancher le problème ! C'est bien sûr la deuxième hypothèse que je considère comme bonne. Il y a eu maldonne et le moi s'est pris pour quelque chose qu'il n'était pas. Moi, dans le sens le plus personnel du terme, est l'ultime réalité - mais il y a maldonne dans la mesure où ce moi ultime et personnel se prend pour quelque chose qu'il n'est pas. Il y a donc identification, falsification, sans que l'on puisse du tout en déduire que le moi n'est pas personnel ou que la personne n'est pas l'ultime fondement de toute chose. Par conséquent, quid de cette "Gilléïté" ou cette "Stevéïté" de l'être ? Aussi irrecevable que cela puisse paraître à la plupart des gens, ce moi personnel est l'infini, l'être absolu, l'ultime. Quiconque ne conçoit pas les choses ainsi ne peut espérer frapper à la porte de lui-même avec quelque chance de la voir s'ouvrir. Evidemment, il convient alors de préciser ce qu'est la vraie personne par rapport à la fausse, ce qu'est le vrai moi personnel par rapport aux faux moi personnels. Ne nous trompons pas... Mais dans ta "Gilléïté", tu es le commencement, la fin et le milieu de toutes choses. Ceci doit être rapproché de ce que nous avons dit à propos du triangle qui, s'étant élevé miraculeusement hors de ses trois côtés, s'étant donc entièrement détruit, naît au sein de sa pure absence. Toi, Gilles, tu es quelque chose de tellement indispensable, de tellement voulu... Faisons l'hypothèse d'un créateur: tu es tellement voulu par lui que même au sein de ta propre absence, une fois que tu as été totalement anéanti, que tout ce qui faisait ton identité de Gilles a été détruit, au sein de ta pure absence, tu continues à brûler. "

Mais comment s'approcher de cette essence de nous-même ? Nous avons fait déjà quelques pas utiles : nous savons comment percevoir au-delà des pensées l'infini de la conscience, sa vacuité et son unicité. Reste à creuser du côté de la petite tâche de pensée qui persiste à se dire soi individu face au monde, aux autres et même face à ce gouffre de la conscience dont elle tient pourtant son apparaître. Il nous faut voir ce qui peut trancher dans le vif de cette représentation de soi glissant toujours en 3ème personne, il nous faut voir si en un sens elle peut remonter le long du fil de son essence, de son apparition des profondeurs de la conscience où tout paraît.

Car c'est dans ce petit, cette représentation de soi en tant que petite personne que subsiste la capacité de chuter en dehors du regard en première personne. Ici il y a une rencontre entre Stephen Jourdain et Douglas Harding : la créature que nous sommes est une créature déchue car elle s'est développée dans une séparation plus ou moins sordide d'avec la profondeur qui pourtant soutient son essence.

Stephen Jourdain dans L'irrévérence de l'éveil écrit :

"Pour rendre compte de l'horreur de la situation, donc, il faut bien se référer à un événement intime, extraordinairement antérieur au sujet habituel connu de nous. Dans ces abysses de l'intériorité humaine, il se produit à chaque instant un événement dramatique comparable à ce que les chrétiens appellent la chute. On peut l'interpréter en termes moraux ou considérer qu'il s'agit simplement d'une erreur d'attention ; peu importe. Toujours est-il qu'il y a une erreur effroyable que chacun de nous ne cesse de commettre à la racine même de notre existence spirituelle. Dès l'instant où elle est commise, la merde est en place, l'état de conscience habituel est établi, le règne de Satan instauré. Quiconque s'est éveillé touche ce mécanisme. Nous sommes responsables de notre propre déchéance, du délabrement de notre être intérieur, de notre faculté d'intelligence et de notre sensibilité, de cette monstrueuse pauvreté de nos perceptions. Sans doute est-ce horrible, mais c'est aussi merveilleux puisqu'il demeure possible, en remontant à la source, de corriger le tir. Il y a là des concordances avec la conception chrétienne qui m'emmerdent profondément. Cela dit, cela se passe ainsi, tant pis pour mes préjugés, tant pis pour mon père, mon grand-père, ma grand-mère qui me disent: "Allons, Steve, qu'est-ce que tu as à déconner ? Voilà que tu deviens chrétien, mon pauvre petit... " Tant pis pour ces spectres, je les envoie se faire foutre car je suis bien obligé de dire ce qui est !
(...)
"

Alors comment surmonter cette déchéance ?

Premièrement, la vision en première personne de Douglas Harding nous permet d'éviter la confusion dénoncée dans Une bienheureuse solitude par Stephen Jourdain entre intériorité et subjectivité. Avec la vision en première personne, tout est au dedans de nous. Ce n'est pas le dedans de quelque chose d'autre, comme le dedans d'un sac dans un grenier mais c'est tout dedans en première personne. La première personne se caractérise par une intériorité radicale en laquelle paraissent l'esprit, le monde, etc. et notre subjectivité.

Deuxièmement, la vision en première personne évite aussi l'hallucination de l'auto-observation. Dans le champ d'apparition en première personne, cette hallucination est très vite repérée :

On voit nettement alors une pensée de moi observateur et une pensée de moi quelconque dans un seul champ de perception. La subjectivité est liée aux pensées d'un moi mais notre intériorité qui forme le seul point de vue non hallucinatoire persiste malgré tout et dévoile la caractère hallucinatoire de l'auto-observation.

Troisièmement, nous situant en première personne nous pouvons considérer la question du temps.

Stephen Jourdain écrit dans L'irrévérence de l'éveil : "TRAVAUX PRATIQUES
[Gilles Farcet]- Si nous passions maintenant à un exercice pratique, comment t'y prendrais-tu avec moi ?
[Stephen Jourdain :] Je te poserais tout de suite une question : quelle réalité accordes-tu aux trois ou quatre derniers jours que nous avons passes ensemble ? Existent-ils ou non pour toi ? Te paraissent-ils réels ? Ont-ils le statut de réalité à part entière, te paraissent-ils exister de façon autonome indépendamment de ta conscience ? Constituent-ils pour toi un fait, ou peux-tu récuser leur réalité ? Est-ce dans le pouvoir de ta conscience de les remettre en son propre sein, d'y dissoudre cette espèce de béton que sont pour toi les quelques derniers jours de ta vie ? "

Celui qui regarde le tic tac de la trotteuse sur l'horloge est-il un être temporel ?

Quand la trotteuse là-bas pose son avancée, y a-t-il ici au-delà de la pensée du temps , de la fiction du temps un temps qui passe dans le champ d'apparition qu'est la conscience selon nous ?



Entre la première image et la seconde, quelque chose a-t-il changé du côté de ce qui regarde absolument c'est-à-dire en ce qui concerne le champ d'apparition ? La pensée a changé. La position de la trotteuse sur l'horloge a changé. Mais qu'en est-il du champ d'apparition proprement dit ? Son unicité s'est-elle dédoublée en un passé et un présent ? Sa vacuité a-t-elle pris des rides du temps ? Enfin l'idée de temps peut-elle envahir son infinité en acte et donc sa transcendance ? Non. Mais la pensée de temps qui relie et positionne des souvenirs sur une ligne temporelle semble vouloir au mépris de l'évidence perceptive nous imposer sa réalité...

Partant de ce constat Stephen Jourdain affirme :


"Maintenant, essayons de prendre la mesure de ce que tu ne peux pas faire, ce qui revient à prendre la mesure de l'hallucination. En effet, si tu ne peux te confronter à, la réalité des derniers jours qui se sont écoulés pour la récuser en tant que phénomène strictement subjectif tu ne peux non plus récuser le jour où tu as rencontré Anne-Marie, tout ce qui s'est passé avant... Ce que tu ne peux récuser, c'est ta vie ! Et si tel est le cas, tu ne peux récuser le passé en général : tu considères comme évident qu'avant ta naissance ou la mienne, la réalité était là, les événements historiques se sont enchaînés, il y a eu les diplodocus, Charlemagne, etc. Engageons-nous donc dans une direction plus scandaleuse encore : es-tu capable de mettre sur la sellette et de regarder dans les yeux Charlemagne, Jeanne d'Arc, la dernière guerre mondiale, De Gaulle, etc., et dire : Ceci est un pur effet de ma subjectivité, en réalité, je suis absolument seul. Donc, es-tu capable de récuser l'existence de tout le passé jusqu'au big bang et d'être quitte de ce putain de passé, quitte de l'histoire humaine ?
- Non. A ceci près que, si j'ai l'impression d'avoir bel et bien vécu ma propre existence, je n'ai jamais vu Charlemagne ou un diplodocus. On me dit qu'ils ont existé. Il y a un accord général et tacite sur leur réalité...
D'accord, mais ne sous-estimons pas la force de cet accord tacite : même si nous ne savons pas grand-chose de Charlemagne, si les manuels d'histoire ont pu nous induire en erreur, tu es néanmoins d'accord, non seulement pour dire qu'il y a eu autrefois quelque chose ou quelqu'un ressemblant à Charlemagne, mais tout simplement, de manière générale, qu'il y a eu.
- J'en conviens.
Tout ceci est un rêve ! A tout instant, tout ce que nous désignons à l'extérieur de notre conscience et qui nous apparaît si réel, doué d'une réalité autonome et extérieure à notre propre conscience, tout ce que nous apercevons à l'extérieur de nous-même par la fenêtre de notre pensée, tout cela est hallucinatoire. Ceci n'a pas un atome de réalité. C'est un phénomène purement imaginaire. Ce sont des effets subjectifs que ta conscience endormie constitue subrepticement en réalité autonome et séparée de toi. Voilà le propre de l'hallucination. Ressentir comme réel ton passé, le passé en général, ou l'avenir, ou Paris, ou le cosmos en tant que réalités séparées de toi, c'est être halluciné, comme le fou qui passe dans la rue en discutant avec un interlocuteur fantôme. Le type a perdu les pédales parce qu'il a constitué en réalité un effet purement subjectif et irréel. Tout ceci te donne la mesure de ce qui doit être éradiqué. Cela te donne aussi la mesure de l'immensité de ce qui doit être remis au sein de la conscience pour s'y dissoudre. Une fois cette conversion énorme opérée, il n'y a rien de mal à agiter une marionnette et à jouer. Mais il faut absolument percevoir que mon avenir, ma mort, moi-même en train de produire les pensées que je suis en train de produire, les diplodocus, Charlemagne, ne sont que marionnettes agitées par mon esprit, mais qu'en vertu d'une horrible maladie spirituelle qui s'est abattue sur moi voici un milliard d'années, c'est-à-dire maintenant immédiatement tout de suite, plus vite que moi, plus tôt que moi, mon âme ne sent plus ses propres doigts agiter la marionnette et la traite comme une réalité étrangère. Il te faut donc récuser l'irrécusable partout où il sévit, c'est-à-dire dans la totalité de ton champ de perception !
- (Sonné) Euh... D'accord.
La destruction à accomplir est phénoménale. On ne peut pas s'attaquer au rêve par fragments. Quand on se réveille le matin, le rêve disparaît en une seule fois. Il faut donc tout anéantir, crever tous les yeux de la pensée en découvrant en même temps que l'on n'a jamais vu par un autre œil que celui de la pensée. Voilà donc le travail que je te demanderais de faire et qu'il est impératif de mener à bien. Car ou ce travail est accompli et tu deviens ce que tu es, la vérité de toi-même, tu es au contact de cette valeur infinie, au sein de ce que l'on eût autrefois appelé Dieu ; ou bien tu ne procèdes pas à cette mise en question, à, cette destruction universelle, et tu es sous le règne de Satan. C'est aussi simple que cela."
A bien y regarder il nous faut distinguer la pensée du temps, cette reconstitution qui évoque des vécus sans les réactualiser et ce rayonnement secret des instants autour du noyau seul présent qu'une impression peut réveiller.

Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu, « Du côté de chez Swann », 1913 écrit dans un passage devenu célèbre :

"Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir."L'impression de la madeleine a fait revivre présentement un instant vécu du passé. Cet instant se tient donc bien que passé suivant la ligne irréelle du temps pensé comme hors du temps , dans l'éternité. Les instants antérieurs subsistent surement ainsi mais en tant que souvenir reconstitué et pointé le long d'une ligne de temps par une pensée ils n'ont aucune consistance, ce sont des hallucinations. On ne peut pas toucher ce que pointe une pensée dans le passé. Quand je pense maintenant à ma mère et à mon père qui ne sont pas dans cette pièce, je n'ai aucune image d'eux véritablement consistante. Il y a comme une tache dans l'esprit associée à la pensée de mon père et de ma mère, elle renvoie à cette pensée mais elle ne renvoie à aucune impression vécue de ma mère et de mon père. Seule une certaine qualité d'impression permet que je retrouve une image de mes parents. Pourtant qui vit dans la certitude d'une fiction en pensant à ses parents ? Si vraiment on reprend l'expérience alors on pourra se libérer de nos mauvais films à ce sujet et non pas en s'inventant une nouvelle façon de se raconter mais en sachant viscéralement qu'on se raconte.

Forts de ces données sur notre intériorité, notre fausse subjectivité qui prétend s'auto-observer en se positionnant à l'extérieur d'elle-même et maintenant libre de toute pensée d'un passé qui conditionnerait notre subjectivité présente comment voir présentement la fiction que nous sommes subjectivement se mettre en place pour ne plus retomber radicalement dans l'hallucination ?

Si nous voulons ramener la crêpe mentale qui recouvre le champ de perception à n'être qu'une apparition du champ d'apparition, il nous faut retrouver ce qui redonnera à la pensée sa juste place dans ce champ d'apparition sinon elle se perpétuera, elle se reformera dans son épaisseur hallucinatoire. Percevoir en première personne amenuise considérablement la crêpe en question comme nous le voyons en ce qui concerne le temps, l'auto-observation introspective ou la confusion de notre subjectivité et de notre intériorité.
Mais cet amenuisement est-il de même nature que ce que nous évoque Stephen Jourdain quand il évoque son "éveil" pour le briser aussitôt comme une pensée satanique que nous non éveillés nous convoiterions ? Quelle est la nature de l'acte qui partant de notre subjectivité permet de la voir enfin jaillir de notre intériorité ?

Stephen Jourdain écrit dans Première personne, p. 54 :

" Pour qu'il y ait réellement acte, il faut que le sujet qui l'accomplit soit réel; et que le sujet fasse un avec l'acte. Dans l'immense majorité des cas, l'acte que nous faisons est le fait d'un sujet convenu, théorique, bien plus proche de l'idée que nous nous faisons du sujet que de celui-ci; par ailleurs, entre nous-même et notre acte, il n'y a pas coïncidence effusion, mais distance; dans ce cas-là, nous pouvons bien baptiser "acte", "verbe" les mouvement que nous induisons- il ne s'agit plus que de simulacres. Tout de même, il arrive, dans la vie la plus courante, que sujet et acte s'épousent: un homme enfonçant un clou peut se donner si totalement à son travail, faire à ce point corps avec lui, que cet humble geste s'élève à la hauteur vertigineuse de l'acte pur. en ce sens, tout geste humain, si modeste soit-il, s'il est accompli avec une concentration et un amour extrême, peut être une porte ouvrant sur l'éveil. »

Comment cet acte devient-il l'acte de conscience qui va rétablir la subjectivité dans son jaillissement conscient de l'intériorité ?
Douglas Harding évoque une qualité d'impression renouvelée grâce à la vision en première personne. Stephen Jourdain au coeur de cet acte évoque l'oeuvre de qualités d'impression spécifiques qui précisément engendreraient comme des anges ou des fées tout ce que l'intériorité laisse paraître y compris notre propre subjectivité. Ici commence l'aventure de la conscience au-delà de la pensée... Là où la vraie philosophie se moque de la philosophie...