samedi 26 novembre 2016

LE SCEPTICISME COMME MOMENT SPIRITUEL NECESSAIRE VERS UNE SURMODERNITE.

PRÉAMBULE





Pour moi, il s'agit d'élaborer un humanisme surmoderne qui en intégrant modernité et postmodernité et en les dépassant accomplira peut-être le plus admirable du projet humaniste moderne encore inachevé. 

Une réflexion sur le scepticisme représente pour moi un passage obligé par la postmodernité qui peut nous aider à soupçonner presque la plupart de nos raisonnements rationnels d'outrepasser le plus souvent la modestie mentale qui serait nécessaire. 

Certains dépassent d'un bond le mental, d'autres doivent aller par le mental épuiser le mental au bout du mental. Le scepticisme authentique propose cette voie...

BONNE RENCONTRE AVEC LE DEUIL DES PRÉTENTIONS MENTALES  ÉTROITEMENT MODERNES AUQUEL LA DÉMARCHE SPIRITUELLE SCEPTIQUE NOUS CONVIE.



1 – Origine du scepticisme : la rencontre de Pyrrhon et d’Anaxarque avec les gymnosophistes.


Le scepticisme est apparu avec Pyrrhon. Pyrrhon et son maître Anaxarque ont développés une première philosophie sceptique où on ne peut pas savoir si ce dont on est conscient est réel ou illusoire, y compris soi-même. Ces deux philosophes de l’antiquité ont voyagé avec Alexandre le Grand jusqu’en Inde (IIIème siècle avant Jésus-Christ). En Inde, ils ont été très impressionnés par les gymnosophistes (un sage gymnaste). Un de ces sages gymnosophistes, Calanos, a d’ailleurs suivi l’armée d’Alexandre Le Grand. Aujourd’hui, nous savons que ces gymnosophistes sont soit des adeptes du jaïnisme qui rejette le moi et le monde comme illusion, soit des adeptes hindous du hatha yoga ou du raja yoga. Les deux futurs sceptiques ont assisté à l’immolation par le feu (il s’est offert au divin dans les flammes) du yogi Calanos. Cette capacité de brûler calmement et tranquillement dans les flammes prouve qu’on peut donc envisager tout ce qui apparait dans la conscience y compris la douleur comme illusoire.

La douleur est souvent invoquée scolairement pour ridiculiser le scepticisme. Il paraît clair que ceci ne peut pas ridiculiser le scepticisme authentique. Descartes lui même estime en soldat suffisamment aguerri qu'il est parfois plus facile de douter des sensations corporelles que des émotions ou de certaines pensées. Évidemment l'acte de Calanos pourrait n'être qu'une légende et le guerrier s'auto-persuade que la douleur peut être surmontée avant de la rencontrer. Certains actes contemporains montrent que la capacité de tenir la douleur comme une apparence est possible.



L'immolation en méditation du moine Thich Quanq Duc le 11 juin 1963 contre l'intolérance de Ngo Dihn Dierm au vietnam du sud a été filmée : cet homme a en lui la capacité d'échapper à la douleur.






Pour envisager la possibilité de douter de la douleur en dehors du surnaturel nous donnerons quelques pistes :



- parfois on se blesse sans s'en rendre compte à cause d'une concentration ;

- dans le sommeil profond une douleur importante peut disparaître ; 

- on peut se concentrer sur l'espace de conscience où apparaît la douleur et au cœur même d'une douleur il y a un espace sans douleur qui se révèle. 


Comment peut-on se convaincre cependant que tout ce qui est dans la conscience est illusoire ? Quel est l’intérêt d’envisager que tout soit illusoire ?



Thomas Nagel, un philosophe Américain contemporain, raconte une histoire du type qui suit :

Cette nuit, des extraterrestres, ou des savants fous, etc.… ont prélevé à chacun de nous leur cerveau. Ils ont mis tous nos cerveaux, dans une cuve spéciale, qui assure leur survie. On a fait des connections entre les neurones et un super ordinateur qui, ce matin, a reproduit la réalité. Quand notre cerveau se réveille, il envoie à certains neurones un message pour ouvrir les yeux. L’ordinateur lui donne des messages chimiques et électriques pour qu’il ait l’impression d’ouvrir ses yeux, mais aussi qu’il ait l’impression d’être dans son lit, dans sa chambre.


Qu’est-ce qui pourrait prouver qu’actuellement, notre cerveau n’est pas dans une cuve relié à un ordinateur ?


 

En première personne je me vois en promenade et un autre cerveau dans la cuve relié au même ordinateur me verrait en troisième personne en promenade. Comment pouvons-nous être surs qu’il n’y a pas un point de vue en troisième personne où nous serions des cerveaux dans une cuve reliés à un ordinateur ? Dans le film Matrix, les réalisateurs essaient de traiter cette question.
Cette hypothèse fictive nous parait un peu folle même si, techniquement, certains pensent qu’on s’en rapprochera dans des jeux vidéo 3D de plus en plus « hyperréaliste ».

Nous avons tous l’expérience d’un état de conscience où on ne sait plus très bien faire la différence entre la réalité et l’illusion. Certains rêves mettent la conscience dans l’embarras de savoir où est la réalité, où est la fiction. Tchouang-Tseu raconte qu’il a rêvé qu’il était un papillon. Mais son rêve était si convaincant qu’à son réveil, il se demandait s’il n’était pas un papillon qui avait rêvé être un homme en train de rêver.

Cette deuxième approche montre donc que la réalité de nos états de conscience est loin d’être un fait. Notre vie émotionnelle, comme le montre la psychologie, est remplie d’illusions.
Notre cerveau a des perceptions illusoires de phénomènes que seule la raison peut repérer.
Pour les physiciens, notre univers matériel n’est pas du tout ce qu’il semble être à notre échelle. En fait, la matière, qu’on croit située dans l’espace-temps, est comme un pli énergétique d’espace-temps. On peut prendre une image : la matière serait comme des vagues sur l’océan d’espace-temps.

Le doute est une méthode, chez les sceptiques de l'Antiquité elle vise à atteindre l’ataraxie. L’ataraxie est une profonde tranquillité de l’esprit, une sérénité qui ne dépend pas des circonstances, qu’elles soient favorables ou défavorables en apparence. L’intérêt de douter est donc d’atteindre un état de bonheur que rien ne peut troubler.
Le doute permet de se détacher mentalement, émotionnellement, physiquement, des contenus de la conscience. Or nos souffrances comme nos enthousiasmes sont des émotions, détachés des souffrances et des enthousiasmes nous sommes sereins. La douleur ou la santé de même sont des sensations, détachés des sensations nous sommes sereins et tranquilles quoi qu’il arrive à notre corps.
De cette approche, quelles connaissances pouvons-nous tirer à propos de la conscience ?
Pour le sceptique, la conscience, du point de vue de ses contenus, n’est qu’un ensemble d’apparences. Le mot « apparence » a deux sens :
- 1er sens : L’illusion ;
- 2e sens : La chose telle qu’elle est apparue.

Par exemple, le miel apparaît bien dans mon esprit lorsque j’en mets dans ma bouche. Je ne peux pas le nier. Mais est-ce que je connais l’ultime vérité du miel ?
Comme le rappelle Sextus Empiricus qui propose l'exemple précédent, le sceptique, grâce au doute, renonce à affirmer ou à nier l’ultime réalité du miel. Le sceptique s’exerce au doute, mais il ne conclut pas que tout est illusoire. Il ne sait pas si ce qui apparaît dans sa conscience est réel ou illusoire. Il doute pour atteindre une absence de conclusion.
 
Ainsi un authentique sceptique n’est jamais fondamentalement triste, jamais fondamentalement joyeux même s’il peut exprimer de la tristesse ou de la joie car il ne conclut jamais, il est serein, calme et tranquille en profondeur quelles que soient ses émotions en surface.

2 – La zététique. Pratiques de base.

La zététique est un art de se questionner pour mettre en doute toute affirmation dogmatique :

(a) - Le non accès à la réalité ultime est alors réalisé. Il reste seulement des questions : l’apparence est-elle le reflet d’une chose en soi ? N’y a-t-il qu’une « forêt » infinie d’apparences ? 

L’inconnaissabilité de l’existence ou non d’une réalité ultime implique l’impossibilité d’affirmer une vérité sinon dogmatiquement.


(b) -  La zététique intègre les objections au scepticisme et les réponses sceptiques fondées sur le doute au carré : douter et douter de ses doutes revient à consolider la logique sceptique du « pas plus A que pas plus Non A ».


[Rappel] : l’objection de la douleur qu’on émet contre le scepticisme est la plus ridicule au vue de l’histoire du scepticisme qui s’est constitué précisément au regard de la rencontre de gymnosophistes capables de s’immoler par le feu en considérant la douleur comme une illusion.
[cf. la version courte de ces arguments sur le site du lycée à la page : http://www.lyc-vinci-st-witz.ac-versailles.fr/spip.php?article337&var_mode=calcul]

i – 1ère objection : le doute est-il une pathologie psychologique ?

Rappelons que le doute pathologique comme l’est l’angoisse où nous avons peur de tout et de rien, où la position de notre moi est menacée de l’extérieur nie la faculté de douter volontairement. Un pouvoir est à notre disposition, il ne s’effectue pas malgré nous. Mais même si le doute est volontaire ne nourrira-t-il pas l’angoisse ? Une passion comporte toujours une part volontaire mais rapidement elle commande la volonté. La passion de douter n’est-elle pas une prise de risques psychologiques inconsidérée ?
En fait le doute pathologique est rarement un doute radical ou absolu car douter radicalement ou absolument implique de douter de tous les contenus de la conscience y compris de l’état de doute. Le doute pathologique est subi passivement, il semble incontrôlable pour quelqu’un qui justement n’a jamais exercé le doute radical consistant à douter de tous les contenus de conscience y compris de son doute qu’il soit actif ou passif.
Toute démarche psychothérapeutique visant à surmonter l’angoisse, la mélancolie et autres passions déstructurantes ne consiste-t-elle pas à remettre en chantier les structures mêmes de l’ego et donc à douter de ses structures actuelles qui produisent une telle souffrance déconnectée des situations vécues par le patient ?
Dans la démarche sceptique tout contenu de conscience est nommé apparence car ce terme désigne ce qui paraît sans qu’on puisse déterminer si cette apparition est illusion ou réalité. Chez Descartes le redoublement du doute permet de repérer un « je suis » à la fois personnel et universel inaccessible au doute qu’il soit volontaire ou pathologique. Les sceptiques aussi doutent de leurs doutes si bien qu’ils ne peuvent pas trancher entre les diverses interprétations de l’essence ultime des apparences y compris de ce « je suis » implicite à toute impression consciente et non seulement aux objets de notre attention. Les apparences ne sont-elles pas le reflet d’autres apparences et ainsi de suite à l’infini si bien qu’on ne saurait conclure si elles sont illusoires ou réelles quant à leur essence ultime ? Le doute a permis de les considérer comme illusoires, le doute à propos du doute n’exclut pas leur réalité. Le doute redoublant le doute crée donc une suspension du jugement sur l’essence ultime des apparences ou autrement dit il engendre un esprit d’absence de conclusion. Car plus profondément encore, le doute à propos du doute étant encore une apparence, cette suspension du jugement ou cet esprit d’absence de conclusion se découvre comme arrière-plan toujours déjà là de conscience ataraxique, c’est-à-dire de parfaite tranquillité et de totale équanimité quelles que soient les apparences. Les sceptiques authentiques sont donc parfaitement tranquilles même si dans leur esprit il y a la peur, l’angoisse ou n’importe quelle souffrance psychologique. Le doute redoublé guérit donc les formes pathologiques du doute en révélant un espace de conscience inaccessible aux troubles psychiques.
ii – 2ème objection : douter du danger ne risque-t-il pas d’être fatal ?

Mais si le doute radical relativise la souffrance psychologique comme la peur, voyant le précipice là devant et doutant des apparences vais-je y plonger ? Vais-je douter de tous les messages sensibles de mon corps qui assure ma survie à travers la sienne ? La passion du doute n’est-elle pas alors nuisible à ma survie matérielle par sa relativisation radicale des messages des sens ?
En suivant Descartes et les sceptiques au nom du doute radical et donc redoublé, il faut douter des sens pour discerner qu’ils ne sont qu’apparences et doutant du doute il faut jouer le jeu des apparences. Pendant le temps du doute radical nous sommes comme un personnage principal dans une fiction cinématographique qui respecte un scénario crédible et donc ne se suicide pas d’entrée de jeu.
iii – 3ème objection : douter ne conduit-il pas à l’immoralité ?

Cependant si la passion de douter radicalement est une prise de risque souhaitable pour en finir avec la souffrance psychologique voire pour relativiser la douleur, on peut s’interroger sur ses effets sociaux. La passion de douter n’est-elle pas une passion profondément égocentrique qui permettra à l’ego de douter à son avantage de toutes les normes morales ?
Là encore il s’agit de redoubler le doute radical. Chez Descartes la morale provisoire n’est pas seulement quelque chose qu’on exclut du doute, c’est l’effet du redoublement du doute. La morale est ce dont il est le plus facile de douter car ses normes ne sont pas de façon évidente universelles : ici il est indifférent de montrer la plante de ses pieds, là-bas en Thaïlande ceci est d’une grande impolitesse. Cette facilité de douter de la morale est suspecte : mieux vaut être conformiste dans le domaine moral car il y a des raisons de douter du doute radical à l’égard de la morale. Le conformisme sceptique n’est ni une adhésion à la vérité de la morale ni non plus une négation pure et simple d’une vérité morale.

D’ailleurs en suivant les sceptiques, il faut s’exercer aussi au doute simple car le redoublement du doute est inauthentique s’il est incapable de jouer parfaitement le jeu des apparences sociales parce qu’on s’identifie aux peurs, aux désirs plus ou moins égocentriques, à la souffrance psychologique et à la douleur physique. Le sceptique parce qu’il doute authentiquement respectera mieux la morale qu’un autre. Il sera parfaitement libre de ses désirs égocentriques s’il a réussi à en douter intégralement et à partir de là il pourra paradoxalement être parfaitement conforme sceptiquement à une morale qui exige de sacrifier ses désirs égocentriques. Plus précisément, les apparences mentales rassemblées et identifiées sous une position égocentrique, c’est-à-dire comme désirs et volontés d’un moi risquent de nier la mise en doute de toute position et de toute certitude mentale. Le sceptique authentique n’a aucune position à défendre dans l’idéal de son authenticité et plus particulièrement en ce qui concerne la position de son moi égocentrique. Utiliser le scepticisme pour justifier une position égocentrique revient à ne pas redoubler de doute. Si tout me paraît être apparence comment aurai-je envie de nier par le meurtre les apparences d’autrui ? Si tout n’est qu’apparence quel profit aurai-je à voler des apparences ? Etc. L’immoralité procède toujours par le fait que la conscience intentionnelle de moi-même considère comme une réalité plus que désirable telles et telles choses au mépris des autres. Et l’apparence plus que désirable s’origine dans les circonvolutions mentales visant à maintenir une position égocentrique. Le désir d’un moi égocentrique ne saurait se contenter d’être apparent et fictif, le désir d’un moi égocentrique est narcissique : il se fantasme sérieusement, il ne joue pas à s’imaginer. Le sceptique ne méprise rien, il considère l’ensemble des apparences et même s’il ne statue pas sur l’essence ultime du jeu des apparences il le joue tranquillement et avec équanimité en le considérant dans sa globalité et non plus du point de vue de ses intérêts égoïstes. Jouer le jeu amoral de la morale est plus tranquille et tend plus facilement à considérer la globalité du jeu des apparences qu’être immoral. Douter authentiquement de la morale n’est pas être immoral mais redevenir amoral par le chemin de la morale.

(c) - Les 5 modes d’Agrippa ou les limites des rationalités :


Les modes d’Agrippa permettent de mettre en cause l’idée d’une rationalité universelle, unique et fondée. Car on pourrait au final accuser les sceptiques d’utiliser la raison pour fonder leur point de vue sur l’ignorance de l’existence d’une vérité absolue. En effet l’affirmation qu’il n’y a pas de point de vue absolue ne semble-t-elle pas se prétendre absolue ? Eviter cette contradiction performative passe par une déconstruction des rationalités.
i – La discordance de toute thèse avec son antithèse ne peut être tranchée (on ne peut pas trancher entre A et non A qu’on peut argumenter également).

ii – Les axiomes peuvent être considérés comme des hypothèses car il n’y a pas d’intuition vraie d’un axiome. Par exemple on peut défendre le tiers inclus (non non A n’est pas forcément A) contre le tiers exclu (non non A = A).

iii – On n’échappe pas à des régressions à l’infini dans les raisonnements et les explications des phénomènes (contre Aristote qui prétend qu’il faut présupposer un premier moteur divin de l’univers pour ne pas tomber dans des absurdités).

iv – On n’échappe pas à des cercles vicieux (diallèles) où pour démontrer A, on démontre B et pour démontrer B on présuppose A ; il y a un cercle de la démonstration qui la rend peu convaincante.

v – On n’échappe pas à la relativité de l’assentiment individuel et culturel. L’assentiment à un énoncé, la certitude ne coïncide pas forcément avec la vérité. L‘assentiment est relatif à des exigences de rationalités diverses. Descartes avec l’hypothèse d’un dieu trompeur (d’un dieu tout puissant qui loin d’être bon serait cruel et jouirait de voir les hommes croire n’importe quoi et se tuer pour leurs « vérités ») montre qu’on peut disjoindre la certitude intérieure de la vérité.

(d) – Bilan : 

Il n'y a pas de vérité cohérence, pas de vérité-correspondance et pas de pragmatisme indiscutable du point de vue des valeurs et au niveau de la fiabilité de l’induction.


3 – La suspension du jugement (épochè).


La suspension du jugement est le fruit de la zététique. Toute conclusion n’est que relative et jamais définitive. Ce point revient à ne jamais essentialiser aucun jugement. Il y a là une éthique qui n’est pas sans rappeler les mises en garde de Jésus-Christ contre le jugement. Il est facile de voir la paille dans l’œil de son voisin sans voir la poutre dans le sien. Suspendre son jugement, se tenir dans l’absence de conclusion définitive évite de s’essentialiser et d’essentialiser les autres. Il est facile de se croire condamner à être prisonnier de tel défaut : c’est une essentialisation. Il est facile d’étiqueter l’autre comme ci et comme ça : ceci revient à nier sa liberté. Le racisme procède aussi souvent par essentialisation : dans telle culture on est comme ça. Or si aucune essentialisation n’est jamais définitive, on est ouvert au changement, on ouvre en soi l’espace pour que l’autre change. Dans une activité éducative, l’absence de conclusion et d’essentialisation est donc essentielle.

4 – L’aphasie ou la découverte d’un fond de silence intérieure où se relativise les pensées.


Celui qui observe ainsi ses pensées comme des conjectures, des fictions sera plus apte à percevoir entre deux pensées un arrière-plan de silencieux au sens où la pensée se déploie forcément sur une conscience vide sans pensée. Cette interprétation de l’aphasie résout l’énigme apparente d’un sceptique bien bavard pour quelqu’un qui affirme expérimenter l’aphasie. On peut parler sans perdre de vue l’espace de silence dans lequel s’inscrivent les syllabes formant nos pensées. De façon semblable, un musicien sait que le son des notes s’inscrit toujours sur un espace de silence où il vient se superposer avec celui d’autres notes. D’ailleurs les sons entendus prennent sens avec des sons mémorisés qu’on entend plus comme les syllabes font des mots et des pensées à l’aide de la mémoire où ceux qui précèdent se sont entreposés. Prendre conscience de l’espace silencieux où toutes ces opérations s’effectuent est selon nous l’expérience de l’aphasie. Ici l’aphasie n’a donc rien à voir avec la pathologie qui empêche de parler et de communiquer. L’aphasie est par contre la faculté d’attention silencieuse toujours disponible permettant de voir les pensées comme des pensées et non comme des vérités. Dans l’aphasie la pensée « j’ai mal » n’a pas mal. Dans l’aphasie, la pensée « j’ai mal depuis deux jours » s’avèrent une fiction qui ne peut pas contribuer à créer le désespoir face à la douleur. L’aphasie s’immisce aussi dans les émotions, les désirs et les sensations qui ne sont plus essentialisées et absolutiser par la pensée. L’aphasie est un espace de fluidité au cœur des apparences. Le chœur des apparences est un ballet dans un océan de silence où chaque apparence apporte sa petite goutte d’arrière-plan silencieux.

5 – L’ataraxie comme grâce et non comme fruit d’un effort ou d’un désir de l’ego.


La sérénité ne peut être l’objet d’un effort ou le fruit d’un désir de l’ego. A vrai dire tant que l’ego convoite la suspension du jugement et s’empare de la liberté liée à l’aphasie, il ne peut y avoir une sérénité qui couronne le calme et la tranquillité intérieure. Cette idée que l’ataraxie surgit quand on ne la cherche plus ressemble à la grâce monothéiste où au final Dieu illumine et parfait l’âme dès lors que l’ego renonce à soi dans l’humilité. Un parallèle très net existe aussi avec le bouddhisme ou le vedanta hindou selon lesquels la réalisation spirituelle ultime est relativisation définitive de l’ego devant la prise de conscience d’une conscience impersonnelle. Sextus Empiricus pour expliquer cette idée prend l’exemple du peintre Apelle contemporain d’Alexandre le Grand qui ne parvenait pas à faire l’écume d’un cheval à l’aide d’une éponge. De rage il avait jeté l’éponge et soudain l’écume espérée était apparue sur la peinture du cheval. Ainsi l’ataraxie se réalise donc selon les sceptiques quand vraiment l’ego est vécu comme une apparence aussi bien que toutes les autres. C’est-à-dire que l’ego renonce à produire la libération ultime et que soudain la vie de l’esprit bascule dans une conscience qui n’est plus égo-centrique. Ce fond sans fond de l’ataraxie est une pure gratuité qui n’enlève rien à l’inconnaissance d’une réalité ultime. Cependant il s’avère étranger à la souffrance psychique car toujours intègre en arrière-plan de toutes nos souffrances psychiques et de même il peut s’avérer un arrière-plan intangible de la douleur au cœur même de la douleur.
 

6 – L’abandon de la tentation de tout démontrer revient à abandonner toutes les tentations d’idéologies totalitaires. La sagesse sceptique ouvre à une conception de la vie publique comme relativisme des valeurs.


Premièrement, la méthode sceptique dans une discussion permet une émancipation des préjugés et des autorités dogmatiques qui au fond travaillent à la rendre inauthentique. Ce scepticisme seul permet à la postmodernité de s'opposer avec la modernité contre la prémodernité tout en se distinguant de cette dernière. L'argument de Montaigne dans ses Essais nous invitant à envisager que nous aurions pu être complètement imprégné d'une autre culture en naissant ailleurs est un procédé pour réaliser que notre identité culturelle n'est qu'une apparence. Toute absolutisation de l'identité culturelle est inauthentique. Mis en face de leur inauthenticité, ceux qui tiennent à leurs préjugés et à leur autorité dogmatique risquent de vouloir user de violence pour se préserver. Un authentique exercice du scepticisme ne fera pas usage de violence quand la discussion lui sera désavantageuse. S’il a à utiliser lui-même la violence, ce sera face aux ennemis de la discussion : face à un nazi, et plus généralement face à un fanatique qu'il soit idéologique ou religieux. Ces ennemis du dialogue ne sont jamais convaincus par un discours de vérité. Chercher à les convaincre d’une autre vérité est sans effet, il faut davantage les persuader en les touchant émotionnellement soit par la douceur, soit par la force (violente ou non à leur égard) provenant d’un sens renouvelé d'un pouvoir partagé démocratiquement.
Deuxièmement, si on confond conscience et ego, certes, l’attitude sceptique peut entraîner une forme de solipsisme mais si la conscience qui doute, doute authentiquement tout autant de l’ego, de l’autre et du monde, où est alors le solipsisme ? La conscience elle-même comme théâtre de soi, de l’autre et du monde mis en doute, où est le solipsisme ? Enfin pour le sceptique le doute est aussi fort que l’assentiment donc être sceptique signifie être agnostique quant à la réalité ultime de l’apparence d’une rencontre entre moi, l’autre et le monde. Ainsi pour ceux qui font usage d’un scepticisme authentique le solipsisme est inhérent à toute interprétation égocentrique de la conscience qui au fond est le pire obstacle à l’authenticité de la discussion. Dans sa version intersubjective, le solipsisme est ethnocentrisme, forme d'égocentrisme identitaire malheureux et toujours tragique. 
Mais reconnaissons-le nos démocraties modernes butent aussi sur ce solipsisme égocentrique qui les conduisent à la Ploutocratie (au pouvoir des valeurs d’enrichissement) ou à des désirs croissants de hiérarchies sociocentriques menaçant de mettre un terme au pluralisme démocratique.
Le sceptique postmoderne peut enrichir le débat démocratique d'un nouvel humanisme appelant à transcender et à relativiser tous les réflexes identitaires y compris ceux d'un modernisme humaniste.

Pour un sceptique, l’apparence (au sens conceptuel sceptique authentique bien sûr !) d’unité de la rencontre entre moi, l’autre et le monde subsiste quand la multiplicité des points de vue s’est épuisée dans le dialogue dialectique. Cette unité de la rencontre qui seule subsiste n’a aucune portée gnoséologique : elle est juste apaisée par la suspension du jugement caractéristique de la dialectique sceptique. Elle est apaisée car aucun point de vue n’est privilégié dans la conscience que ce soit le mien, l’autre ou celui de l’expérience du monde. Il n’y a plus d’individualisme égocentrique, d'ethnocentrismes, d'universalismes particuliers, d’altérités transcendantes prétendant nous soumettre à une vérité dogmatique quand le scepticisme l'emporte. Enfin dans cette rencontre, il n'y aurait plus de scientisme privilégiant aveuglément l’approche technoscientifique de l’expérience du monde. La valorisation d'un principe de précaution en tant que forme juridique d'une suspension du jugement semble nécessaire par rapport à cette surenchère technocentrique et technocratique de la raison mentale moderne.
Mais cette unité de la rencontre qui suspend le jugement est-elle apte à susciter une action commune ? Ne faut-il pas au moins s’accorder intellectuellement et affectivement sur un contenu pour agir ensemble ? A vrai dire le scepticisme ne voit pas d’autre action à accomplir que celle de la suspension du jugement qui intrinsèquement apporte la paix commune vis-à-vis de la pluralité infinie des valeurs, du jeu indéfini des émotions et des sensations. L'action d'un scepticisme postmoderne sera pragmatique et précautionneuse vis-à-vis de la préservation et de l'amélioration de la convivialité de la rencontre et de son environnement.

Dès lors le scepticisme n'est-il pas conduit à reconnaître qu’une partie de nous-même même fictive appartient à une communauté et interagit sur la qualité d’ensemble d’évolution du monde humain ? Même si nous avions l’expérience en profondeur de la suspension du jugement, une partie de nous, même si elle est fictive reste impliquée dans la qualité d’élaboration d’un sens culturel commun qu’il soit familial, clanique, ethnique, civilisationnel ou aujourd’hui mondial et qu’il s’élabore mentalement, affectivement et sensitivement.

Ici le scepticisme souhaitant demeurer dans sa paix intérieure peut intégrer dans un pluralisme démocratique l’idée d’un relativisme des valeurs qu’il s’agit de promouvoir dans la vie démocratique pluraliste pour répondre au mieux à la nécessité d’agir. Il défendra une fraternité ouverte à la diversité culturelle.


 

7 – Critique des limites du scepticisme et par conséquent du relativisme : vers une surmodernité.


1 – Les critères d’authenticité du scepticisme (ou du relativisme pluraliste qui peut se fonder sur lui) impliquent un retour à une forme de vérité bien que les postmodernes le nient. Il y a dès lors une validité de certains critères concernant les vécus subjectifs d'une intériorité et surtout à propos de l'identification ou non identification à eux. 

2 - S’il n’y a pas une validité absolue d’un vrai, d’un bien et d’un beau qu’on puisse établir par la pensée, il n’empêche que malgré eux, les sceptiques contribuent à nourrir une idée d'une vérité non mentale. Et dès lors du point vue mental, il y a de la fausseté, de l’inexactitude de certaines affirmations, il y a des maux et bien entendu du laid. L’idée d’un tout démontrable, d'un système absolu de la pensée est certainement à abandonner mais réduire les sciences à des valeurs et rejeter tous les processus d’invalidation conduirait à une faillite éthique, morale et politique. 

La postmodernité relativiste et sceptique a été un stade nécessaire contre les régressions modernes vers des nostalgies prémodernes totalitaires. Il y a un apparent revirement de Claude Levi-Strauss, ce postmoderne par excellence admiratif du scepticisme, en ce qui concerne la rencontre des cultures à l'égard de l'Islam. Celui-ci vient peut-être de cette prise de conscience que l'Islam moderne produirait plus encore que le djihad de l'Islam prémoderne un totalitarisme d'un nouveau type. 

Une surmodernité semble recouvrer un sens de la vérité d'une authenticité créatrice que la créativité postmoderne néglige. Le postmoderne défend une convivialité et valorise la créativité au lieu du progrès moderne uniforme. La surmodernité entendrait intégrer politiquement une évolution des mentalités en s'appuyant sur des faits spirituels expérimentaux. A partir de là s'impose radicalement une critique spirituelle à l'égard des combinaisons de modernité et de prémodernité (socialisme ethnocentrique ou ultralibéralisme économique sociétalement conservateur) qu'on nous sert politiquement aujourd'hui contre les combinaisons décevantes de modernité et de postmodernité (formes de social libéralisme plus ou moins libertaires).

Nous voulons dépasser, en tout bien tout honneur, les impasses mentales de la postmodernité et de la modernité en rompant définitivement avec les compromis politiques avec les plus obscures parts des mentalités prémodernes. Nous devons donc insister sur le point qui suit et qui seul transcende le scepticisme et donc le relativisme postmoderne :

3 - C’est du côté de l’intériorité en première personne et d'une authenticité de notre positionnement personnel en cette intériorité qu’on peut montrer l’expérience d’une vérité plus aisément que dans la direction d’une science expérimentale de l’extériorité (en troisième personne). Car du côté intérieur, il n'y a pas qu'une forêt d'apparences sans fond contrairement à ce qui se présente comme l'inconnu de chacune des avancées scientifiques. Les faits intérieurs ne forment pas une forêt infinie d'apparences : ils sont plutôt l'approfondissement infini d'une unité de l'innombrable. 

Cette vérité ouverte et AUTOCREATRICE rend obsolète les prétentions religieuses prémodernes qui utilisent les failles postmodernes pour resurgir. Elle relativise fortement le scientisme et le technocratisme ploutocratique moderne. Elle n'y voit que des apparences de savoir. Elle dépasse définitivement le scepticisme postmoderne en le rendant plus authentique encore c'est-à-dire en valorisant une nécessaire modestie des prétentions de la conscience mentale caractéristique de l'espèce humaine.

Cette vérité est, en effet,  en profondeur non mentale. Elle est vécue intuitivement et son expression mentale n'est jamais qu'une apparence. Elle caractérise un dépassement de la modernité par le biais de la postmodernité vers une surmodernité.



La modernité a opposé les science (les faits objectifs) et les valeurs universalisables (les valeurs objectives) à l'obscurantisme et à l'autoritarisme prémoderne.

La postmodernité en mettant en doute l'objectivité revendique un statut pour un individu s'individualisant à travers des valeurs subjectives conviviales mais la postmodernité ne parvient plus à s'allier à la modernité pour empêcher le retour des communautarismes prémodernes. En France, les formes de social libéralisme plus ou moins libertaires n'ont pas obtenus de résultats probants face à la crise évolutive en cours dans ses dimensions écologiques, économiques, familiales, culturelles et religieuses.
Dans les pays occidentaux actuellement avec par exemple Trump, les nouveaux conservateurs anglais, en France aussi, une part de la modernité participe contre la postmodernité à des alliances contre-nature avec une prémodernité jouée contre les autres. En France, il y a prédominance politique d'un socialisme ethnocentrique et/ou d'un ultralibéralisme économique sociétalement conservateur voire réactionnaire sur le plan des mœurs. 


La redécouverte du fait subjectif de la conscience non égocentrique et de son authenticité ouvre de nouvelles configurations possibles d'une alliance entre modernité et postmodernité sous la houlette d'une surmodernité s'imposant enfin comme une nouvelle composante distincte des deux autres.

Il n’y a pas d’un côté un subjectivisme des valeurs plus ou moins vivifiantes et ouvertes (la postmodernité couvrant un retour de la prémodernité) et de l’autre un objectivisme des énoncés falsifiables donc plus ou moins valides (la modernité). Il y a une manifestation de la vie intérieure intégrant plus ou moins de vitalité et conquérant plus ou moins son inconscience matérielle.