mercredi 25 juillet 2012

L'ISLAM ENTRE PREMODERNITE, MODERNITE ET POSTMODERNITE. Autour de Eric Younès Geoffroy et Abdennour Bidar.


PREMODERNITÉ, MODERNITÉ ET POSTMODERNITÉ.

La prémodernité est la mentalité qui précède la modernité. Elle associe d’un seul tenant une communauté d’appartenance ethnique et/ou religieuse avec une hiérarchie sociale. Les différences de croyances lui sont intolérables au sein de sa communauté même si parfois elles les acceptent en dehors d’elle. La mentalité prémoderne se structure donc autour d’une forte composante traditionaliste et une conception théocratique du pouvoir politique. 

La modernité se caractérise non par l’adhésion à l’autorité de la tradition mais par la liberté de conscience éclairée par la raison. Dès lors la modernité aura tendance à politiquement séparer religion et politique. La citoyenneté n’est plus liée à une communauté traditionnelle mais à l’usage du débat d’opinion. Toutefois la raison peut nourrir des formes de totalitarismes, des tentatives de tout ramener à une seule vision du monde soi-disant rationnelle (le communisme) ou de justifier un retour à un certain traditionalisme (les fascismes et les intégrismes religieux).

La postmodernité peut se définir par la fin des grands récits et des idéologies : seule cette mentalité rompt donc avec le risque totalitaire inhérent à la modernité. Cette fin postmoderne des grands récits implique que les religions toujours communautaristes et tentées d’affirmer leur vérité fassent place, plus la postmodernité s’imposera, à une recherche spirituelle plus individualisée. 

LES MUSULMANS FACE AUX CRITIQUES DE L'ISLAM EN LAÏCITÉ. 
Eric Younes Geoffroy est un islamologue spécialisé sur les questions du Soufisme et de la sainteté. Il enseigne à l’université de Strasbourg et à la faculté catholique de Louvain. Il est engagé par ailleurs au niveau du Soufisme dans la tarîqa ‘Alawiyya.

Son Livre l’Islam sera spirituel ou ne sera plus présente l’essentiel de son approche. Pour lui si l’Islam se spiritualise, il rentrera pleinement dans la modernité voire la postmodernité. Si les religions se centrent sur leur dimension spirituelle, elles peuvent dès lors éclairer la modernité et les défis qu’elle pose. Cependant il n’est pas certain qu’elles puissent pour autant affronter la postmodernité proprement dite.

Avant d’aborder cette question de la spiritualité Musulmane postmoderne, nous voulons insister sur le fait qu’une spiritualité Musulmane pleinement moderne est en effet souhaitable pour l’harmonie de notre société française. Un Islam moderne par exemple ne prendrait plus pour un blasphème la parole de ceux qui critiquent son intransigeance légaliste ou font des caricatures humoristiques de son prophète.

La communauté Musulmane ne verrait plus seulement là un acte de communautarisme contre le sien, elle verrait une critique venant de concitoyens. Au lieu d’être vécue comme une blessure, cette critique, serait vécue comme un défi à relever : non, l’Islam ne se réduit pas à ce que vous en dîtes et nous vous le prouvons. Le Christianisme, en France, hormis chez ses protagonistes d’extrême droite, a très majoritairement appris à répondre de cette manière aux accusations les plus virulentes.

L’Évangile en Matthieu 12, 31-32, dit : « C’est pourquoi je vous dis : Tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera point pardonné. Quiconque parlera contre le Fils de l’homme, il lui sera pardonné ; mais quiconque parlera contre le Saint-Esprit, il ne lui sera pardonné ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir. » Bien entendu au Moyen Âge on disait que celui qui blasphème contre Jésus blasphème contre Dieu et donc contre l’Esprit. Cette interprétation permettait clairement de ne pas entendre le texte. A vrai dire, les premiers Chrétiens cherchaient à dire leur foi à leurs frères Juifs qui ne reconnaissaient pas Jésus-Christ. Et plus globalement, ils étaient invités à convertir les autres seulement par l’amour qu’ils portaient à tout homme quel qu’il soit. Pour ces Chrétiens, Dieu est identifié en esprit à l’amour. La modernité politique a donc permis de retrouver chez les Chrétiens le sens profond de ces paroles (par exemple ici) : le véritable blasphème, c’est agir contre l’amour du prochain. La tolérance moderne, la liberté de conscience et la liberté d’expression seraient très réduites si on interdisait le blasphème contre les représentations religieuses au nom du respect des croyances religieuses. Par contre la tolérance, la liberté de conscience et la liberté d’expression sont des conditions nécessaires pour éviter le blasphème contre l’amour du prochain.

George Fox en donne une expression dans son Journal qu'un musulman initié au soufisme pourrait faire sienne en ayant l'expérience de la lumière divine :
 Le Seigneur Dieu me révéla par son pouvoir invisible, comment ‘chaque homme était illuminé par la lumière divine du Christ’. Je la vis briller travers tous, et que ceux qui croyaient en elle sortaient de la condamnation pour aller vers la lumière de vie, et devenaient ses enfants; mais ceux qui la détestaient, et ne croyaient pas en elle, se trouvaient condamnés par celle-ci, même s’ils faisaient profession du Christ. Je vis ceci, dans les pures ouvertures de la lumière sans l’aide d’aucun homme; je ne savais pas non plus ou la trouver dans les écritures; même si après, en sondant les écritures, je la trouvai.

Par sa modernité et l’intégrité de sa foi Musulmane, le soufisme défendu par Eric Geoffroy pourrait peut-être faire accéder les Musulmans de France et d’ailleurs à cette compréhension spirituelle de la modernité. Alors la miséricorde d’Allah serait vraiment au cœur de la foi Musulmane.

POURQUOI ERIC GEOFFROY NE PROPOSE PAS UN ISLAM POSTMODERNE.
 
Eric Geoffroy écrit dans un article présenté sur la page internet http://oumma.com/Le-soufisme-et-la-France-partie-2 :
« D’une façon générale, le soufisme de France professe l’orthodoxie pour plusieurs raisons : - la religion Musulmane est de plus en plus prégnante en France, et elle modèle aussi les comportements des soufis, - le soufisme de France est encore imprégné du fidéisme qui prévaut en pays Musulman, - l’influence de Guénon, qui porte à l’intériorisation, reste très présente et censure des comportements de type New Age, que l’on trouve plus facilement en climat anglo-saxon. »
Il conclut l’article en disant :
« S’il offre une voie spirituelle à certains Européens, le soufisme sert plus largement de médiateur entre l’Islam et l’Occident. »
On peut donc en conclure que pour lui le soufisme est bien à sa place dans le giron de l’Islam et qu’au fond la situation française du soufisme est bonne puisqu’il est à la fois dans l’Islam et intégré à la modernité. Grosso modo, le soufisme en France n’est presque pas corrompu par le New age et ne peut être accusé par les Musulmans de trahir l’Islam véritable. La référence à Guénon, qui ici n’est pas nuancée, est dès lors problématique du point de vue de la cohérence de l’affirmation d’une modernité. Guénon est un antimoderne dont les disciples ont été souvent peu clairs sur les questions de tolérance et qui ont parfois frayé avec l’extrême droite. Même si dans d’autres écrits, Eric Geoffroy dénonce l’antimodernisme de Guénon, dans ce passage l’effet Guénon qui assure le lien du soufisme avec l’Islam serait plutôt positif. Au fond n’est-ce pas l’antimodernisme de Guénon qui tend à cristalliser de façon rigide cette orthodoxie que Geoffroy semble approuver au final ? Approuver Guénon dans l’idée que la spiritualité ésotérique ne saurait exister en dehors d’une religion exotérique pour condamner toute spiritualité soufie libre de l’Islam est une position prémoderne. Réadaptée, elle peut être moderne, mais jamais elle ne pourra être dite postmoderne. Tant qu’une orthodoxie voudra juger négativement les individus qui, au nom même de leur compréhension spirituelle, voudrait s’en éloigner pour la réinventer, il y a quelque chose qui empêche la modernité d’aboutir à son achèvement postmoderne. Ce qui chez Eric Geoffroy refuse sans doute cet achèvement est ce qui en lui refuse à l’évidence la mentalité postmoderne. Il a beau s’en réclamer, il ne l’est pas et les pratiques soufies auxquelles il se réfère non plus (voir notre fiche sur la tariqa Alawiyya qui exige la conversion à l’Islam pour lui appartenir).
Au sujet du passage qui suit dans le même article, on peut d’ailleurs soupçonner quelle est sa véritable opinion :
« D’autres groupes se sont en revanche détachés de la forme Islamique pour mieux dégager, à leurs yeux, l’universalisme de la sagesse soufie. […]. Ils participent de ce que certains appellent le « néo-soufisme », qui désigne un courant purement occidental […].
Ses représentants sont souvent des ‘‘orientaux’’ tels qu’Idries Shah (mort en 1996), en Angleterre, et Pir Vilayat Khan (mort en 2004), aux USA et en France. Les adeptes du soufisme ‘‘Islamique’’ les tiennent pour des charlatans, et rappellent qu’il n’y a d’initiation qu’à l’intérieur d’une forme religieuse définie. Pour eux, l’universalisme ne nécessite nul syncrétisme, car il s’énonce dans l’exploration de la révélation Islamique. »
Pir Vilayat Inayat Khan

Dans son livre L’Islam sera spirituel ou ne sera plus, Eric Geoffroy réitère cette opinion beaucoup moins violemment mais beaucoup plus explicitement p.205 :
« Cette tentation d’opposer un soufisme pur, idéal, à son expression confrérique n’est pas sans rappeler la tendance actuelle à séparer systématiquement le soufisme de l’Islam. »
Toutefois ce genre de condamnation des groupes spirituels non affiliés religieusement n’est-il pas courant aussi dans le christianisme, l’hindouisme ou le bouddhisme qui, bien que modernisés, ne parviennent pas à rentrer de plein pied dans la postmodernité ? Si assumer la postmodernité revient à développer une approche spirituelle sans religion ou une spiritualité laïque comme l’affirment certains penseurs de cette mentalité ou de la mentalité hypermoderne dans laquelle nous nous reconnaissons, on peut comprendre  assez bien cette suspicion et ses limites spirituelles.
Dans son livre l’Islam sera spirituel ou ne sera plus, il écrit contre Abdennour Bidar p.126 :
« Plus récemment, Abdennour Bidar a proposé d’abroger radicalement les versets qui ne s’accordent pas avec notre modernité, et relativisé, pour le moins, le statut des « piliers de l’Islam ». Face à ces pistes aventureuses, l’approche spiritualiste apporte son concours méthodologique car elle ne cède pas à la tentation d’une lecture dualiste, qui oppose une scission au sein même du texte. »

Un postmoderne qui suit une spiritualité inspirée des Evangiles rejettera lui aussi des passages et des idées qu’il juge datés. Par exemple, les passages des lettres de St Paul sur le statut des femmes dans l’assemblée ou encore les passages des Évangiles sur l'enfer lui sembleront tout bonnement dépassés. Les tentatives de justifier par une lecture de la Bible leur réinterprétation lui sembleront inutiles et peu dignes de foi. Le postmoderne peut encore s'inscrire dans une tradition religieuse mais il ira au bout de la contextualisation de son texte sacré. En ne franchissant pas ce cap qui au sein même des religions renonce à faire de son récit sacré un métarécit intangible, Eric Younès Geoffroy ne franchit pas complètement la modernité.

Lisons Abdennour Bidar dans Le monde des religions :
Vous parlez de « maladie de l’islam » sans (apparemment) prendre en compte la diversité des interprétations, des cultures que recouvre ce terme : n’est-ce pas essentialiser une problématique plus complexe ?
Les traditionalistes musulmans deviennent de plus en plus sociologues et certains sociologues, vaincus par leur empathie naturelle, viennent de plus en plus au secours des traditionalistes musulmans… Les uns et les autres veulent toujours plus excuser l’islam et le déclarer irresponsable de ces maladies qui pourtant, à des degrés divers, s’observent d’un bout à l’autre du monde musulman. à chaque fois qu’on veut mettre en question la religion islam, ils resservent ainsi un discours de victimisation sur les banlieues. Cette dimension sociologique existe. Elle n’empêche pas de dire qu’en plus de la crise sociale, il existe une crise spirituelle, notamment une tragique sous-culture religieuse de tant de musulmans vis-à-vis de leur propre religion, qu’ils réduisent à tous ses stéréotypes les plus médiocres.
Ce que je n’accepte pas dans le discours de gens comme Tariq Ramadan, c’est la volonté cousue de fil blanc de masquer la question religieuse à travers cette analyse sur la condition sociale des populations musulmanes. Autre mauvaise foi : on fait à nouveau plaisir à de nombreux intellectuels occidentaux en se saisissant du concept d’essentialisation. Ramadan se sert ainsi des concepts de réforme, de liberté de conscience, etc. : tout y passe et rien n’est utilisé selon son vrai sens. Au nom d’un refus de toute essentialisation, il juge la critique de l’islam non recevable.
Mais tout en évitant de généraliser, il y a évidemment dans toutes les sociétés musulmanes un ensemble de récurrences extrêmement tenaces et critiquables. Au-delà des différences entre sociétés ou communautés musulmanes, on trouve ainsi des maladies chroniques (dogmatisme, formalisme, machisme, etc.) à différents stades de crispation. Elles sont bel et bien « essentielles » et non « accidentelles », parce qu’elles sont devenues caractéristiques de l’histoire de l’islam et de l’islam contemporain. En réalité, le seul but des traditionalistes qui prennent seulement le masque de la modernité – en parlant le langage des intellectuels de l’Occident – est de défendre un islam inchangé.
Si le religieux est la dimension morale et communautaire nécessaire à la croissance spirituelle, il y aura certes toujours une religion, une ou des formes de communauté axées sur le sens sacré et plus encore sur le sens de l'absolu ou du divin. Mais postmodernisée puis hypermodernisée, une religion tendra de plus en plus vers une religion de l’humanité viscéralement nourrie d’expériences interreligieuses et de pratiques spirituelles non dogmatiques car elle sera au service d’un développement spirituel individualisé. Ce que nous appelons modernité et prémodernité est évidemment encore le lieu des idéologies rationnelles et des orthodoxies rigides. La raison moderne fournit, sans conteste, un instrument essentiel de la liberté de conscience et la coexistence pacifique des communautés religieuses. Mais cette raison moderne ne garantit pas encore que l’individu développe sa propre autorité spirituelle indépendamment de toute pression communautaire. Seule les relativisations critiques postmodernes de la raison brise les métarécits communautaristes en entrant dans une logique du métissage culturel. Les religions adaptées à la modernité font appel à la liberté de conscience pour au final inviter les individus à se soumettre à une communauté et à ses dogmes suffisamment assouplis pour ne pas la heurter. Seules les spiritualités postmodernes défont radicalement les religions de cette négation de la dimension authentique d'autorité personnelle en faisant entrer l'individu dans la convivialité multiculturelle. Les traditions brimant inutilement la personnalité leur semblent alors périmées. Ces spiritualités devenant alors hypermodernes pointent directement la lumière de l’essentiel sans faire croire qu’on doit absolument rentrer peu à peu dans le moule d’une tradition pour au final en faire l’expérience.


Ces spiritualités se réfèrent à des héritages religieux mais sans plus se soucier de préserver une orthodoxie. Leur souci consiste seulement à aider un chercheur spirituel à vivre et évoluer de manière créative dans et à partir de cet essentiel. Partant de ce retournement entier dans la lumière essentielle, elles peuvent finir à l’évidence par élaborer une « religion » de l’humanité authentique. Mais dès lors la postmodernité qui consacrait la fin de toute Vérité absolutiste ou totalitaire, de tout Métarécit culturel par rencontre des autres cultures ferait place à ce qu'on pourrait appeler une hypermodernité.

mardi 24 juillet 2012

EGO EGOÏSTE, EGOCENTRIQUE, EGOÏQUE ET PSYCHISATION.

Beaucoup d'expressions de la spiritualité affirment qu'il faut que l'ego meurt et disparaisse. Il s'agit alors d'humilier l'ego, de lui apprendre à se laisser rabaisser dans son désir de reconnaissance. Ou bien encore de le soumettre à des milliers de prosternations, à des épreuves qui le dégoûte, etc.

On notera qu'une telle approche permet de justifier le pouvoir du gourou sur le disciple. Le disciple qui joue le jeu a l'impression de progresser mais en fait il justifie les abus de pouvoir d'un gourou. Le mot gourou implique les spiritualités de l'orient mais on trouve dans la spiritualité monothéiste des idées et donc des comportements forts similaires.

Rappelons que psychologiquement de telles relations ne sont pas sans rappeler les relations parents/enfant. L'enfant est dépendant de ses parents qu'il le veuille ou non pour sa propre survie et son développement. Beaucoup d'enfants si ce n'est la plupart sont victimes d'abus de pouvoir à un moment ou à un autre. Ils sont alors incapables de discerner si l'intention éducative sert leur vérité ou si elle sert aussi et d'abord les intérêts de l'éducateur. Certains se sentent exister auprès de leur parents que dans l'humiliation... Manipuler de tels ressorts si cela était vraiment nécessaire à une démarche spirituelle nécessiterait donc une purification psychologique préalable. De telles pratiques ne peuvent pas avoir d'efficacité spirituelle avec des egos qui ne sont pas sains.

Peut-on surmonter les limites de l'ego en faisant œuvrer l'ego et son monde de dominant/dominé, de ce qui est orthodoxe ou hérétique, etc. ? 
Ne faudrait-il pas trouver le moyen judicieux de court-circuiter ce monde de l'ego autrement que par l'ego ?

Après avoir remédié à certains de mes déséquilibres psychologiques, j'ai constaté certes qu'une humiliation circonstanciée de l'orgueil une fois acceptée ou qu'un renoncement de l'ego à son affirmation de soi avaient entraîné plusieurs fois pour moi un lâcher-prise laissant une ouverture produire une expérience spirituelle sans précédent. Mais ceci ne donnait guère un chemin pour vivre vraiment à partir de la lumière de ce qui s'est alors révélé. Si le processus se produit plusieurs fois et qu'on veut bien s'observer, on constatera que l'ego demeure encore dans cette lumière. Il n'est plus égoïste et n'est plus seulement égocentrique mais il demeure. Une inflation de l'ego est même possible en présence de cette réalité. Nous ne sommes plus dans le diabolique de l'égoïsme séparateur mais dans le luciférien d'un reliquat d'égocentrisme qui survit dans la lumière divine. Sri Aurobindo parlait de zone intermédiaire. Ma propre expérience luciférienne me fait voir que envisager l'humiliation et l'exigence de sacrifice de soi comme chemin spirituel pour aider les autres serait par excellence luciférien. L'emprise luciférienne sur la spiritualité contemporaine est encore énorme. Beaucoup de chrétiens ont fait leur aggiornamento à ce sujet même si dans de nombreuses composantes chrétiennes de telles tendances demeurent (opus dei, Les béatitudes, certains groupes pentecôtistes, etc.) mais malheureusement beaucoup de ceux qui ont quitté le judéochristianisme vont auprès d'un gourou (néo-hindouiste, bouddhiste, new age, intégraliste, etc.) accepter les mêmes logiques de plus belles.


J'en suis venu à distinguer trois états de conscience de l'ego : un état égoïste, un état égocentrique et un état simplement égoïque avant d'envisager la possible dissolution de l'ego qui n'aurait rien à voir avec une destruction de la personne en nous mais avec plutôt un authentique élargissement dans une conscience universelle et transcendante. 

Il y a un état égoïste qui se caractérise par une négation de toute règle morale. La morale a sans doute une portée seulement relative mais l'ego qui ignore la morale et qui n'envisage pas son dépassement mais seulement sa transgression en faveur de son seul désir est seulement égoïste. L'état égoïste consiste à ne jamais prendre en considération les autres. La démarche morale est relative mais toujours nécessaire car sinon on ne peut pas apercevoir l'état égocentrique est toujours à la racine de nos déviances égoïstes. Donner une importance à la morale pointe du doigt notre incapacité à donner vraiment un amour égal à soi et à l'autre. Nous découvrons que notre point de vue ordinaire reste égocentrique c'est-à-dire toujours centré sur nous. Cette découverte est facilitée d'ailleurs par la lutte contre le moralisme : c'est-à-dire le refus de compenser les renonciations morales en voulant imposer socialement notre droiture morale. Nous sommes pour la justice entre nous mais la morale n'a qu'une valeur relative à notre égo-(centrisme).

Pour découvrir un autre état que celui ordinaire de notre égocentrisme même moralisé, la vie (qui est certainement un meilleur gourou que tout autre) peut nous amener à être humilié ou à renoncer à nous-mêmes de telle sorte qu'on lâche-prise : c'est donc par un principe intérieur à nous-même et non par une demande extérieure que notre égo est relativisé. Soudain, nous vivons dans un état non égocentrique. La vision du monde et l'action ne sont pas de notre ressort égoïque. Notre réalité égoïque n'est plus au centre de notre perception du monde, elle est relative à une réalité absolue. Ainsi c'est une décision égoïque qui était à la source de notre effort spirituel pour lâcher-prise comme avant ce sont des décisions égoïques qui ont forgé en nous une conscience morale autonome contre nos égoïsmes. Desjardins ou d'autres insistent sur la constitution d'un ego de disciple rassemblant tous les aspects égoïques, cette foule de dimensions personnelles jusque là informes et chaotiques.

Une pédagogie spirituelle qui se contenterait d'imiter de l'extérieur la vie dans ses contraintes à des humiliations et à des renoncements serait bien fragile. Le pédagogue lui-même serait assez peu dans l'intelligence de la lumière intérieure de la vie. Une spiritualité moderne et authentique pointera directement cette lumière en nous. La voie directe de la non-dualité quand elle ne tombe pas dans une vénération de l'enseignant propose ce chemin. Les voies de l'oraison ou de la méditation peuvent nous apprendre à vivre dans cette lumière. Il ne s'agit pas seulement de changer son ego à partir de son ego pour faire l'expérience de la lumière absolue en nous. Il s'agit de s'appuyer sur des facultés égoïques non égocentriques pour découvrir cette lumière, à utiliser chaque instant pour vivre en elle et amener la réalité égoïque à se transformer en elle. La raison et le sens de l'observation non subjective sont des facultés que la modernité a développé chez beaucoup et sur lesquelles on peut s'appuyer pour faire ce cheminement.

La vision sans tête de Douglas Harding en ce qui me concerne m'indique comment découvrir cette lumière en nous qui précède notre ego :
Cliquez sur l'image pour voir en détail.
Il y a bien d'autres chemins pour faire cette découverte. Si la lumière intérieure qui relativise notre structure égoïque est vue avec intelligence et non par des circonstances déstabilisantes, nous pourrons éviter peut-être davantage les circonstances lucifériennes, ce que Sri Aurobindo appelle zone intermédiaire dans sa phénoménologie spirituelle et qui nommée ainsi est moins connotée religieusement.


L’Éveil à la lumière intérieure par l'intelligence égoïque n'est donc pas le point d'arrivée de l'aventure spirituelle mais son commencement. La réalité égoïque éclairée par cette lumière essentielle en effet n'est pas à l'abri de la dérive luciférienne, des pièges de la zone intermédiare. Dans le monde de la non-dualité de nombreuses personnes pensent qu'une fois éveillées à cette lumière intérieure et une fois  cet éveil stabilisé dans la durée, il n'y a plus rien à faire : sont-elles sincères ? Quelle est alors la réalité de nous même, de notre individualité qui peut vraiment dépasser ces dangers ? 


On peut en venir (au sens d'un horizon de transformation) à l'idée d'une réelle abolition de l'ego et non à sa simple relativisation. De nombreuses traditions affirment la coïncidence de notre personne avec l'absolu : un Soi absolu émergerait où il n'y a plus d'ego du tout. Ou en d'autres termes, la structure égoïque serait pleinement vue dans sa vacuité au point où elle ne pourrait plus être vue que comme une illusion persistant avec l'individualisation corporelle. 

Personnellement ces visions me paraissent relativement possibles mais une autre qui me paraît trop peu envisagée peut les compléter et les préciser : derrière la réalité égoïque, il y aurait une réalité personnelle divine, ce que certains chrétiens appellent le Fils de Dieu, le Christ en nous ou que Sri Aurobindo ou Mère nomme l'être psychique, l'âme. L'ego serait complétement dissout quand notre dimension divine personnelle influencerait directement toute notre individualité en harmonie avec ses autres dimensions au lieu de n'être que la simple résultante d'une série de déterminismes extérieurs. La vie spirituelle ne serait plus liée à des décisions égoïques de suivre ou non cette lumière qui indique la volonté juste. Il n'y aurait plus de tentation, d'hésitation et donc d'effort vers le non-effort de la grâce. Ce qui permet d'être en Vérité au sein de toutes les dimensions du divin serait simplement effectué. Cette transformation spirituelle serait donc de plus en plus sans effort. Au final, l'aventure continuerait comme aventure de la manifestation divine mais non plus comme aventure spirituelle.
Cette dimension divine personnelle serait donc intiment liée à des dimensions divines cosmiques ou transcendantes (comprenant Soi et/ou vacuité). Et si cette vision est juste, alors il s'agit dans le processus de transformation de la structure égoïque qui demeure dans la lumière absolue de reconnaitre la lumière de son âme. Il n'y a pas exactement auto-destruction de l'ego mais dissolution de l'ego par un processus de psychisation et donc d'élargissement authentique de son individualisation. Plus simplement, l'ego disparaitra quand, dans le rayonnement absolu, nous serons un rayon de la lumière divine personnalisée au service de la manifestation du divin dans le corps et l'univers.

dimanche 1 juillet 2012

POUR UNE SPIRITUALITE PARACHEVANT LA MODERNITE.

Cet article reprend et transforme une discussion avec Vives les sociétés modernes sur la spiritualité.

Est-ce que vraiment l'approche du Guide Almora de la spiritualité valorise la modernité et l'intègre ?
En introduction nous écrivions :
"C'est peut-être la société telle qu'elle est qui a un avenir inquiétant . Crise économique, crise morale et éducative, démultiplication des maladies psychiques, des addictions chimiques, prémisses d'une crise écologique majeure..."

Ces lignes semblent à première vue ne témoigner que d'un amour très modéré de la modernité sociale et politique.
Ces crises dont il est question sont assez peu contestables. Mais faut-il y voir une condamnation sous-jacente de la modernité ? Il ne s'agit pas de jeter le bébé malade mais de soigner la maladie. Et soyons plus précis, il y a là une crise de croissance de la modernité et non une maladie congénitale.
En nous extirpant de la survie, en généralisant la possibilité du temps libre et en nous amenant à relativiser les repères moraux et théologiques proposés par la pré-modernité, la modernité suscite une crise existentielle que Pascal avait parfaitement repérée en ce qui concerne les nobles et les bourgeois de son temps et que Kierkegaard a clairement relier à la mélancolie et au désespoir. Le grand inquisiteur de Dostoïevski affirme que les gens ne veulent pas être libre et autonome, que cela leur est une souffrance. Ces auteurs voient dans le christianisme la réponse (la seule valable bien sûr !). La foi (en la vie) quand elle se spécifie devient vite croyance dogmatique (foi au Dieu de Jésus-Christ unique sauveur de l'humanité) et le plus souvent aboutit à une adhésion communautaire étrangère au pluralisme. La valorisation de l'expérience (au sens moderne de l'expérimentation) spirituelle peut éviter ce glissement. De nombreuses thérapies psychiques puisent désormais dans les pratiques spirituelles expérimentales : relaxation psychocorporelle (inspirée du yoga), méditation de pleine conscience d'origine bouddhiste ou pratique de l'oraison de source chrétienne contre la dépression, discernement stoïcien des représentations mentales (pour les troubles du comportement), développement du sens de la dialectique pour relativiser les points de vue mentaux (pour les Borderline), etc. Longtemps nous avons réduit la spiritualité à la foi et à la croyance, nous découvrons des exercices et des pratiques dont l'efficacité est testable et observable scientifiquement. La modernité nous offre les moyens de mieux discerner dans les traditions spirituelles ce qui est de l'ordre de la croyance discutable et ce qui est expérimentalement testable. Elle libère la spiritualité proprement dite (une aventure de la conscience) de la religion (rites, croyances dogmatiques, superstition).


Nous savons que l'enrichissement global des sociétés modernes qui avaient fait leur succès et qui pour de nombreux peuples restent le facteur d'attraction essentiel est devenu problématique : nos États social-libéraux ou libéral-socialistes ne parviennent plus à satisfaire cette attente pour le plus grand nombre. Soit parce que des pays d'ailleurs se modernisant la redistribution de richesse ici ne fonctionne plus comme dans les Trente glorieuses malgré un accroissement du PNB (1% sur 10 ans = plus de 18% !!). Soit parce que les ressources naturelles ne sont plus assez importantes pour satisfaire la demande (d'ici une cinquantaine d'année, une vingtaine d'éléments du tableau de Mendeleïev ne pourront plus être extraits), parce que nos productions ont des conséquences environnementales négatives et dont les effets devront être gérés. Pour apporter des solutions à ces problèmes, vouloir mettre fin au pluralisme et défendre l'autoritarisme pourrait-il fonctionner ? Ces problèmes mondiaux et pas seulement nationaux exigent plutôt de chercher des moyens de facilitation du dialogue démocratique et de chercher à achever urgemment le projet moderne d'une paix perpétuelle entre les nations. Le choc des religions et des civilisations que les nostalgiques de la pré-modernité brandissent s'opposent nettement à la rencontre des spiritualités qui cherchent à manifester humainement, socialement et politiquement, l'unité qu'elles ressentent comme condition de leur authenticité. La paix et la communion (l'unité dans la différence et l'égale dignité) sont des valeurs centrales permettant de discerner ce que sont des spiritualités authentiques.

Au cœur de la modernité, il y a des formes de vie essentielles pour que les spiritualités ne dégénèrent pas en religions sectaires : le sens d'être sa propre autorité (grâce à la raison critique entre autre), le sens du pluralisme (et donc du dialogue), etc. Si une spiritualité rejette ou minore ces forces vitales de la modernité, forcément elle enferme ses adhérents dans une forme de forteresse mentale.

Dans certains discours spirituels, il s'agit de diminuer la place du mental et l'ego pour laisser place à l'expérience de l'absolu. Mais ce genre de propos oublie qu'on peut relativiser notre intellect en saisissant par la raison critique ses limites intrinsèques (la tradition kantienne est ici capitale) : il ne s'agit pas de ne plus penser mais d'élaborer une meilleure façon de penser qui permette d'entrevoir un au-delà de la pensée. Deuxième point, il ne s'agit pas de détruire l'ego, de le haïr mais de dissoudre ses frontières, de le rendre poreux et ainsi de s'individualiser non plus en fabriquant des frontières identitaires. Je vois là au moins deux traits essentiels d'une spiritualité moderne que les spiritualités pré-modernes ont souvent ignorées. Des auteurs comme Pierre Leroux ou Bergson dont l'évolutionnisme et la modernité ont été vivement rejetés par Guénon ont été les pionniers d'une spiritualité libérée des sociétés closes (et donc pré-modernes ou antimodernes).

Et dans une démarche spirituelle au service d'un élargissement de la conscience et intégrant authentiquement la modernité, il y a des éléments qui peuvent permettre à la modernité d'affronter tranquillement ses crises :

retrouver en nous le pouvoir d'accueillir l'autre quel qu'il soit en relativisant tout jugement ; commencer à échapper par le haut à la lutte entre notre bestialité (nos penchants) et notre sens de l'autonomie morale grâce à un pouvoir de détachement accru facilitant l'effort de renoncement qu'implique la raison morale ; faciliter la prise de conscience de notre lien viscéral à la nature en constante évolution.

Mais si nous voulons aller au bout de la modernité nous devons aller au-delà tout en l'intégrant. Le mouvement intégral entend à vrai dire faire de même pour les diverses mentalités en présence :

 
La philosophie intégrale prend le meilleur de :
 
PREMODERNE
MODERNE
POSTMODERNE
M
O
D
E
R
E
Nombreux niveaux d’existence

origine divine de l’homme

La Grande Chaîne de l’Être
déontologie de la science

autonomie de l’ego

progrès culturel par l'émancipation
Le sens est basé sur le contexte

l’ego humain n’est pas absolu

dialogue interculturel
 
Mais il rejette leur version extrême :

E
X
T
R
E
M
E
conservatisme rigide

systèmes des castes

 oppression hiérarchique
Vision du monde du type “plat-pays”[1]

hyper-individualisme

Ethnocentrisme occidental
relativisme culturel


Acharnement contre l’Occident

 [1] Cette expression désigne la manière qu’à la science positiviste de tout réduire à un simple objet, négligeant ainsi la dimension subjective – la profondeur – de l’expérience humaine, à laquelle seul le dialogue permet d'accéder. 


Cette logique de dépassement et d'intégration n'est pas seulement un projet du mouvement intégral. Elle est à l’œuvre si le moderne comprend comme Habermas qu'il ne peut raisonner seul pour déterminer à l'avance comment sa rencontre avec l'autre doit se passer. Le postmodernisme n'est qu'une étape du développement des mentalités pour dépasser le monologisme moderne mais très rapidement la postmodernité produit des impasses qui nécessitent de réintégrer consciemment des éléments de la modernité. Ne s'agirait-il pas d'une hypermodernité positive ? Ici rien à voir avec une hypermodernité consumériste incapable de vision à long terme, "l'hypermodernité positive" serait plutôt une autre appellation possible pour le Mème jaune de la spirale dynamique qui se caractérise par les adjectifs adaptatif et systémique. L'hypermoderne adaptatif et systémique s'ouvre inévitablement à la spiritualité lorsqu'il réintègre l'intériorité, une subjectivité libérée du subjectivisme et lorsqu'il embrasse l'objectivité à partir de cet horizon d'un idéal de qualité de subjectivité.

Ainsi nous, hypermodernes (adaptatifs et systémiques) et postmodernes, relisons, discutons et interprétons les défenseurs de la prémodernité.

La référence à René Guénon est courante dans les milieux spirituels. René Guénon reste souvent un défenseur de la prémodernité dans le rapport entre religion et spiritualité. Par exemple, Mircea Eliade connu pour ses travaux montrant notre enracinement dans le sacré ou religieux malgré la sécularisation ou l'athéisme militant en est un lecteur : sa distance vis-à-vis des évolutionnismes et des eschatologies monothéistes ne sont pas sans rapport. Arnaud Desjardins ou Yvan Amar eux aussi s'en inspirent.  La spiritualité est pour Guénon la dimension ésotérique d'une religion exotérique. La plupart de ceux qui louent René Guénon ne voient pas que sur ce point ils ne sont plus du tout prémodernes ni même nostalgiques de la prémodernité. Arnaud Desjardins n'exigeait pas un engagement religieux préalable à la recherche spirituelle. De même Yvan Amar. Guénon fidèle à ses principes avait rejoint une société traditionnelle épousant sa religion exotérique pour mener sa recherche spirituelle ésotérique. Les lecteurs de Guénon ne retiennent souvent que l'idée que toutes les spiritualités religieuses convergent vers un même absolu, ils oublient que politiquement Guénon n'envisage pas une société pluraliste tant du point de vue religieux que spirituel : ils sont alors plus modernes voire postmodernes que prémodernes.
On peut aussi remarquer que l’œuvre de Guénon s'inscrit dans une logique d'interprétation des mythes et des symboles. Il y a une raison herméneutique typique de la réaction romantique à la modernité. Malgré lui, son œuvre par son style s'adresse à des gens de cultures modernes.


Quant aux critiques de Guénon concernant le quantitatif, le matérialisme, un Rousseau qui reste une racine majeure de la modernité les approuverait certainement en grande partie. Bien entendu, la dénonciation de Guénon du pouvoir du peuple ne serait pas associée forcément à une massification (une somme de volontés, une volonté de tous).

Rousseau en pensant la République s'inscrit dans une tradition spirituelle d'origine judéo-chrétienne étrangère à Guénon mais qui compte encore aujourd'hui en terme d'influence : quakers, unitariens, héritiers du personnalisme, héritiers de Ellul, de Michel de Certeau, actions inspirées par Maurice Bellet, etc. La spiritualité non religieuse en France comporte donc un idéal de communion (anti-hiérarchique) et de dialogue. Au nom de l'unique Tradition au cœur de toutes les traditions, Guénon juge inutile entre religions ou entre spiritualités. On ne peut pas être authentiquement spirituel dans une société moderne sans développer un réel sens du dialogue. Quand on va à la rencontre des diverses spiritualités il est rapidement évident qu'une unique Tradition est un mythe.

Guénon reprend politiquement l'idéal du roi philosophe, un être éveillé spirituellement dirigeant une communauté. Mais dans la ligne de Rousseau et de la modernité, on valoriserait autrement cet être éveillé : il tient plutôt dans l'Emile un rôle d'éducateur et dans le Contrat Social d'un législateur qui propose. Au final, l'individu "s'autonomise" et le peuple dispose. Cette figure n'a rien d'un roi, elle renvoie davantage à celle d'un passeur sur un fleuve qui donne les moyens d'aller plus loin. Le Bouddha utilisait cette image pour dire son rôle spirituel. Le Christ invoquait le rôle du serviteur. Le goût du pouvoir retarde surement l'évolution des spiritualités et des religions en ce sens : Guénon peut servir de caution à la position de gourou. Mais déjà la modernité est tellement prégnante que le terme traditionnel hindou de gourou est déconsidéré. La fonction perd de sa royauté, on va préférer parler d'ami spirituel, d'enseignant, etc. On va demander de tester l'enseignement et de ne pas renoncer à son sens critique. Ceux qui prétendent à la royauté ne sont guère crédibles bien longtemps : ils s'avèrent sectaires, despotiques et bien souvent amateurs d'argent.

Cet idéal moderne par le biais de rencontres interreligieuses, d'actions de solidarité, etc. a sans nul doute influencé l'évolution du bouddhisme, de l'hindouisme ou du soufisme s'implantant en occident. De nouvelles structures institutionnelles émergent et sont de plus en plus modernes. On peut pratiquer le soufisme sans se convertir à l'Islam. Devenir professeur de yoga passe par des formations au format moderne. Des psychiatres ont fait des techniques bouddhistes des méthodes de soin testées et reconnues pour leur bénéfices psychiques. Des médecins adoptent l'approche spirituelle chinoise du corps et de l'esprit.

Enfin, des mouvements et des acteurs spirituels fournissent à la modernité des instruments nouveaux d'émancipation : apprentissage de l'action non violente héritée de Gandhi et Lanza Del Vasto, développement de la communication non violente (utile dans la recherche du dialogue), sociocratie (nouvelle méthode de recherche d'un consensus dans le cadre d'une démocratie directe ou participative), etc.

Mais on peut esquisser un tableau bien plus large des acteurs d'une spiritualité moderne.

Fabrice Midal est un bouddhiste qui mène une réflexion sur la modernité (hypermoderne adaptative et systémique) surtout à partir d'un horizon artistique (Rimbaud, Baudelaire, Matisse, Picasso, etc.). Il montre l'importance d'une spiritualité non religieuse dans l'élaboration de l’œuvre moderne (nous dirions hypermoderne à partir de notre positionnement). Sa lecture de Guénon est assez proche de ce que nous décrivons ci-dessus. Son influence conjuguée à celle d'Eric Rommeluère marque les premiers pas vers une spiritualité bouddhiste libérée de ses crispations religieuses.

Douglas Harding a posé les bases d'une spiritualité étonnamment hypermoderne. Il a répondu aux exigences expérimentales modernes en imaginant des protocoles indépendants de l'enseignant que le pratiquant peut sous sa propre autorité attester, discuter ou rejeter. Il a toujours eu une attitude non sectaire et des pratiques démocratiques. Beaucoup de ses disciples ("amis" serait son terme préféré) se sentaient libres pour d'autres expériences (pratiques Zen et bouddhistes en général, pratiques chrétiennes,pratiques de Yoga, etc.). L'influence hypermoderne de Douglas Harding sur la non dualité contribue sans aucun doute à relativiser pour beaucoup l'influence anti-moderne de Guénon. En France Catherine Harding, la femme de Douglas Harding, et José Le Roy contribuent à poursuivre la diffusion de son approche. 

Je prendrai aussi très au sérieux un tournant spirituel de la philosophie dans ce tableau. Comte-Sponville qui se présente comme un moderne prétend faire ce chemin paraît authentique. Mais il rejoint un Michel Foucault dans Le souci de soi et Pierre Hadot qui nous a appris à retrouver cet héritage d'une sagesse philosophique masquée longtemps par la théologie et la spéculation métaphysique. Spinoza est lu de plus en plus en ce sens et non plus seulement à la lumière de Hegel ou Marx : ainsi Misrahi mais plus récemment et plus radicalement Bruno Giuliani. Nous commençons aussi à nous apercevoir que Voltaire dans des lettres sur la fin de sa vie réenvisage le "Voir tout en Dieu" de Malebranche, que Rousseau dans Les Rêveries d'un promeneur solitaire décrit une expérience spirituelle. Nous redécouvrons le mouvement transcendantaliste américain d'Emerson et des figures comme Thoreau ou Whitman. Etc.

La philosophie en envisageant d'autres lieux que l'occident sans rejeter son héritage moderne accentue cette évolution. La Chine, L'Inde ou l'Islam en philosophie précipite ce mouvement. Jullien, Lévi pour la Chine. Roger Pol-Droit, Hulin pour l'Inde. Abdennour Bidar pour l'Islam.

Enfin, le mouvement intégral, influencé par Ken Wilber mais aussi par Sri Aurobindo et ses disciples entend intégrer et dépasser l'hyper-modernité. René Guénon avait eu quelque respect pour Sri Aurobindo avant de le rejeter : ce qui montre que Sri Aurobindo montre une forte modernité spirituelle même s'il intègre des éléments prémodernes. Ken Wilber avant d'élaborer une position postmétaphysique se réclamait souvent du pérennialisme. Sa confrontation avec Habermas qui cherche à montrer la pertinence de la modernité malgré sa fin proclamée par la postmodernité l'a amené à cette position relativisant la convergence pérennialiste. La possibilité du supramental de Sri Aurobindo prolonge cette position postmétaphysique. Cette possibilité d'un supramental se base en fait sur l'idée que le monde perçu est celui du mental : nos expériences spirituelles phénoménales (y compris celle d'un corps subtil ou d'un corps de lumière) sont toujours en grande part liées à des images culturelles et donc mentales (ce qui ne serait pas le cas d'un corps supramental) et l'élément le plus matériel est perçu à travers un filtre. D'où la conclusion immédiate que le supramental s'expliquera de lui-même puisque le mental ne peut qu'en trahir l'essence.
L'anthologie Sri Aurobindo et la révolution française est instructive sur l'hyper-modernité de cette spiritualité. Auroville inspiré par cette vision spirituelle est une utopie imparfaite mais qui montre par certains biais ce que pourrait être une société moderne spirituelle libérée de la religion. Ceux qui ont promu l'interdisciplinarité et la complexité comme Edgar Morin ou Basarab Nicolescu sont souvent aujourd'hui en discussion avec des acteurs du mouvement intégral.