jeudi 17 avril 2025

QUEL PARI SPIRITUEL FACE A LA MORT ET A LA QUESTION DU BONHEUR ?


 

EVITONS DE CORROMPRE NOTRE PARI SPIRITUEL PAR DES MOTIVATIONS PEU RECOMMANDABLES.

 

PREAMBULE

Ce n’est pas parce que je me méfie des discours religieux et matérialistes anti-spirituels que j’échappe toujours à leur emprise. Je peux me retrouver dans une forteresse mentale qui aura certaines de leurs caractéristiques sans même m’en apercevoir. J’aurai alors perdu un peu du sens d’être à moi-même ma propre autorité …

Il y a tout particulièrement deux grands thèmes rebattus des discours spirituels susceptibles de me reconduire à des forteresses mentales : le bonheur et la mort.

Ce sont aussi, il est vrai, des thèmes centraux de la religion et par conséquent du matérialisme anti-spirituels.

Il n’est pas certain que tous les discours spirituels se soient suffisamment purifiés de rhétoriques religieuses. Il n'est pas non plus certain, ce qui est plus surprenant, que nos discours spirituels soient indemnes de rhétoriques matérialistes, au final antispirituelles. Nous proposerons donc ici un approfondissement spirituel afin d’éviter des obscurcissements et des confusions malheureuses sur ces questions qui hantent encore trop les propositions spirituelles.

 

 

POURQUOI MORT ET BONHEUR FAVORISENT LA CONSTITUTION DE FORTERESSES MENTALES

La mort est rarement un objet de réflexion dans la vie ordinaire. C’est plutôt une idée à fuir. Un horizon, dont inconsciemment on cherche à se divertir. Dans nos sociétés modernes, quand on l’évoque, pour toute profondeur, on se propose presque toujours un hédonisme de bas étage qui revient à des pratiques de divertissements. On s’invite à profiter de la vie autant que possible, puisqu’on peut la perdre à tout moment. Ce matérialisme pseudo-spirituel est funeste car il ne fait qu’encourager l’ego et son accumulation d’avoir.

A vrai dire, ce qui nous angoisse, dans notre côté matérialiste, n’est peut-être pas tant le spectre plus ou moins lointain de la disparition éventuelle de notre personne dans la mort. Si une fois mort, il n’y a plus rien, pas même la moindre bride de sensation, où est le problème ? Ce qui nous angoisse par notre côté matérialiste est plutôt ce qui précède la mort ou l’annonce. Le droit à une mort digne par euthanasie est ainsi devenu une forte revendication sociétale. Ce qui nous angoisse plus que la mort elle-même est l’inévitable processus de vieillissement. Dès la trentaine passée, des signes de dégénérescence apparaissent. Nos côtés matérialistes nous poussent souvent à en ralentir le cours : il nous faut préserver les apparences de la jeunesse.

Nos côtés plutôt religieux nous angoissent tout de même d’une éventuelle vie postmortem. L'idée d’une continuité postmortem dont nous sommes incertains des principes, l’existence de conditions postmortem éventuellement infernales ne peuvent qu’effrayer et hanter notre sensibilité religieuse. La peur de la vieillesse, de la mort ou du postmortem n’est cependant guère spirituelle ! Aucune rhétorique de la peur n’est libératrice. Ces rhétoriques servent souvent à ébranler le sens de notre propre autorité. 

Et nous cédons aux sirènes religieuses ou aux sirènes matérialistes au lieu de vivre plus profondément à partir du fond intérieur d'où se manifeste notre subjectivité. 

L’horizon de la mort et de la vieillesse questionne indéniablement l’horizon de la conscience ordinaire ego-centrique qui s’y heurte dans sa finitude. Et une expérience spirituelle authentique ouvre forcément à une ou des formes d’expérience de l’éternel. Une expérience ne devient spirituelle qu'à partir du moment où se réalise que notre existence personnelle se déploie dans une sphère d'être atemporelle.

Mais faut-il valoriser la mort et la vieillesse pour valoriser la quête ici et maintenant de l’éternité ? Selon nous, la plupart des discours spirituels ne sont pas tout à fait indemnes de rhétoriques religieuses sur la mort. De telles rhétoriques n’ont rien de spirituelles. Imaginons que les progrès de la science matérialiste parviennent à prolonger indéfiniment la vie dans la matière, et il semble qu'un saut dans l'espérance de vie humaine se rapproche inéluctablement, la spiritualité disparaitra-t-elle avec les rhétoriques religieuses sur le vieillissement et la mort ?

On motive aussi la démarche spirituelle par la promesse d’un bonheur parfait. Il est vrai que la courbe ordinaire de nos vies personnelles est une suite de hauts et de bas. Grâce aux progrès matérialistes, la douleur physique et la souffrance psychologique peuvent être de mieux en mieux contrôlées et réduites. Toutefois des hauts et les bas demeurent. Par exemple, aucune molécule connue ne peut régulariser durablement sans effets secondaires à court ou long terme l’humeur.

Et imaginons une drogue parfaite produisant un état de plaisir continu, la voudrions-nous ? Est-ce qu’un plaisir sans désir nous satisferait pleinement ? Le désir n’est-il pas aussi enrichissant que le plaisir auquel il aboutit ? Cependant l’hédonisme matérialiste le plus courant et irréfléchi basé sur la satisfaction de désirs consuméristes ne paraît pas capable non plus de nous satisfaire en profondeur.

En face de ces déconvenues matérialistes, le discours religieux aura plutôt beau jeu de dénoncer cette vie comme une vallée de larmes où règne l’injustice due aux égoïsmes. La pratique religieuse consiste alors à fortifier une espérance future. Sois religieux et tu te rendras digne du bonheur. La pédagogie religieuse qui motive à agir moralement pour obtenir une récompense a eu ses mérites du point de vue social, même si elle promeut souvent des conservatismes discutables. Un discours plus authentiquement spirituel promettra, lui, dès cette vie, une fin à cette instabilité existentielle d'une subjectivité centrée sur elle-même, habitée par le souci de son existence. Il proposera des méthodes et techniques pour éviter de nous voir balancer entre mouvements de détente et mouvements de stress. Ce balancement instille des courants de légers malaises souvent inconscients et mécaniques : ils peuvent nous être dévoilés pour être mis à distance par l’exercice de l’attention et de la vigilance qu’un engagement spirituel rigoureux appelle à développer. 

Cependant la promesse spirituelle d’un véritable bonheur dès cette vie à condition d’être fidèle à l’enseignement et à l’enseignant peut encore avoir quelque chose des promesses religieuses. En effet, le chercheur spirituel risque de fonctionner ici encore avec des idées de rétributions futures. On ne lui promet pas celle-ci postmortem, mais on la conditionne à une soumission à un chemin, à des pratiques et à des maîtres ; tout ceci reste inscrit dans un imaginaire fortement religieux.

Mais à l’inverse, faut-il vouloir à tout prix montrer immédiatement les fruits de l’enseignement en termes de bien-être ? Pour faire penser au chercheur qu’un enseignement ne lui fait pas perdre le sens de sa propre autorité, on souligne la testabilité de son enseignement avec une touche de développement personnel pour immédiatement partager du mieux-être. Tel enseignant spirituel qui souhaite tirer un revenu substantiel de son activité d’enseignement, soi-disant spirituel, peut être tenté de proposer des techniques de mieux-être personnel sans vraiment s’affronter directement à la question de l’ego-centricité de la conscience ordinaire. 

Et dès lors sous couvert de spirituel, on risque de conforter les attitudes matérialistes les plus anti-spirituelles qui soient en faisant un ego ego-centrique de plus en plus satisfait de soi.

Notre désir de bonheur n’est pas illégitime spirituellement. Le mal-être est à l’antipode d’une vie vécue en profondeur. Toutefois le désir de bonheur d’un ego risque d’étouffer l’audace nécessaire à la spiritualité. En effet, le désir de bonheur comme désir de bien-être d'un ego est difficilement détachable d’un désir de sécurité. L'insécurité est intimement attachée à l'espoir d'un bonheur personnel : le réel est frappant, le tragique et l'injustice frappent à longueur de temps et brisent des vies personnelles. 

Avec un désir de bonheur personnel, nous sommes alors loin de nous abandonner à toute la radicalité possible de l’aventure spirituelle. Notre tendance religieuse y répond toujours en y incluant la promesse d’un salut personnel qui nous oblige à nous soumettre à un quelconque ordre du monde. Nos tendances matérialistes anti-spirituelles y répondent toujours en évitant de questionner un monde où l’échange économique des techniques de mieux-être spirituel est en dissonance avec la vie suressentielle dont une qualité infinie est sa gratuité absolue. Une telle gratuité absolue de la vie à travers une libération de la conscience ordinaire égo-centrique ne devrait-elle pas produire une impulsion d’altruisme au-delà de nos cercles sociaux usuels ? Sur ces tendances s’ancrent facilement un besoin de repères dogmatiques et aussi des manières de pensée fort discutables.

Au final, nous sommes encore peu de gens qui cherchent une aventure spirituelle au-delà de la conscience ordinaire égo-centrique, au-delà de techniques d'apaisement et de tranquillisation. 

Mais pourtant, qui ne voudrait pas idéalement d’un bonheur harmonisant une libération de liberté créatrice individuelle et une participation à une solidarité collective ouverte ?

      

PRECISIONS SUR LES MOTIVATIONS DISCUTABLES LIEES AUX DESIRS DE BONHEUR.

 

Celui qui aura vécu une expérience de la vie suressentielle au sens le plus fort aura bien remarqué qu’elle intègre une dimension de plaisir d’exister inaccoutumée. Il y a des plaisirs liés à la satisfaction d'un objet de désir, ici le plaisir d'exister est simplement le fait que la présence d'une vie universelle en laquelle existe notre personne se goûte elle-même à la racine de notre personne-même. 

La présence spirituelle attentive à elle-même suscite la paix intérieure. Cette paix par sa plénitude conduit à la sérénité de notre existence personnelle. L’énergie augmentant dans la paix et l’harmonie, il y a joie sans objet, sans cause. Le cœur s’illuminant, il y a extase. Une joie ondule parfois dans tout le corps au point que reliant terre et ciel, tout est joie.

 

Pour partager son vécu spirituel, on peut tenter alors d’associer la motivation de la recherche spirituelle à un plaidoyer pour le bonheur. 

 

Mais en évoquant ces expériences de bonheur spirituel, il y a un grand risque que la motivation pour la recherche spirituelle ne soit corrompue par la conscience égocentrique usuelle qui reprenne les devants. L’ego veut le bonheur. Tout ego fonctionne à coup de promesses de bonheur. Tous les hommes veulent être heureux, même celui qui se suicide pour fuir sa souffrance ou la douleur, affirmait déjà Blaise Pascal.

 

Nous avons développé quelques habiletés pour nous divertir de nos frustrations et nous avons appris quand nous pouvons satisfaire nos désirs sans trop avoir à souffrir des conséquences. Nous avons renoncé à un bonheur personnel durable et continu : les circonstances et les autres nous offrent rarement pleinement satisfactions. D’ailleurs, qui pourrait satisfaire nos désirs personnels dans leur singularité ? Par habileté prudentielle plus que par sagesse, nous nous sommes résignés à profiter de quelques moments de satisfactions plus intenses de nos désirs. Si ces moments ne sont pas trop espacés, notre vie ne nous semblera-t-elle pas agréable pour valoir le coup d'être vécue ? Si nous envisageons ainsi le bonheur, celui-ci ne concerne alors qu’un point de vue égocentrique ignorant toute spiritualité. 

Le bonheur, dont témoigne la spiritualité, a une dimension impersonnelle car même si la vie individuelle s’y poursuit, son centre ne consiste plus en une expérience seulement personnelle et singulière. Le bonheur spirituel a souvent une composante universelle au sens cosmique.

 

Pour ne pas en rester à de telles généralités, nous pouvons mener un exercice de pensée pour constater à quel point le bonheur selon l’ego ne coïncide pas avec le bonheur spirituel.

 

Imaginons un génie qui nous propose d’être libres de toutes les émotions, accepterions-nous ici et maintenant son don ?

Essayons d’envisager le pour et le contre. Avant de nous confronter aux suggestions qui suivent, pensons-y seul, un moment en laissant ce texte de côté.

 

Est-ce que nous voulons être calmes, sereins et tranquilles quelles que soient les circonstances ? Aucun trouble ne prendrait place dans notre vie de l’esprit. Certains philosophes antiques valorisaient l’apathie, l’absence d’émotion. Mais une vie sans émotion ne serait-elle pas bien fade ?

Nous devons avouer que nous tenons souvent à nos satisfactions égocentriques même si le revers de nos succès narcissiques aboutit par la suite à des souffrances, puisque jamais nous ne pourrons contrôler l’image que nous avons auprès des autres. Nos succès matériels ne nous rendent jamais invulnérables à des infortunes du même acabit. Notre désir d’un bonheur selon nos préférences personnelles égocentriques nous amène à vouloir vivre des émotions même négatives.

Ce niveau d’interprétation de la proposition du génie révèle combien nous sommes en général peu convaincus du lien entre souffrances émotionnelles et conscience égocentrique. Il faut malheureusement parfois que nous goûtions à l’enfer émotionnel pour que nous envisagions de nous libérer de nos souffrances. Et nous devons comprendre qu'il faut aussi nous libérer de nombreuses émotions soi-disant positives. Car nos émotions de souffrances et un certain type d'émotions positives s’impliquent les unes les autres. Quand j'ai la tête sous l'eau, je souffre de ne pas respirer et quand j'ai l'opportunité de respirer, j'ai grand plaisir. Mais il est dommage de frôler la noyade pour profiter de la respiration alors que nous pouvons en jouir dans la banalité quotidienne. Il est dommage de succomber à une addiction qu'elle soit physiologique ou relationnelle pour être mis au pied du mur et reconnaître le piège liée à cette combinaison de plaisirs et de souffrance s émotionnelles.

 

Le génie ne nous a pas cependant proposé l’apathie, l’absence d’émotion ; il nous a proposé plutôt d’être libres de nos émotions. 

L’acteur qui joue sur scène est complètement investi dans une série d’émotions que lui impose la mise en scène ; et pour passer de l’une à l’autre, il doit en être libre, il doit mener chacune à son terme sans qu’elle laisse de trace pour passer à la suivante. Reconsidérons ce don que nous propose ce génie. 

Essayons à nouveau d’envisager le pour et le contre. Pensons-y seul un moment en mettant la lecture de ce texte de côté.

 


L’objection qui nous vient contre cette proposition est qu’on veut vivre l’émotion complètement. On ne veut pas être un acteur qui joue une émotion lorsqu’il dit « je t’aime » à un partenaire de scène.

Mais d’un autre côté, si on se refuse de jouer les émotions, ne risquent-elles pas d’être bien souvent dramatiques ? Ne vais-je pas une fois de plus sacrifier le sens de ma propre autorité spirituelle à l’amour égocentrique d’un être au lieu de donner cours à l’amour de l’Être ?

Quand vous étiez enfant une émotion surgissait, mais vous ne songiez pas à la refouler, vous l’exprimiez totalement. Vous relâchiez toute votre frustration dans la colère ou les pleurs. Mais la peur a pu vous amener à refouler certaines émotions mal vues par votre entourage. L’attachement social aux êtres l’a emporté sur l’amour de l’Être.

Parmi les plus heureux d’entre nous, certains ont peut-être eu des parents qui nous ont appris à jouer un tant soit peu avec elles, à en rire ou à les déplacer, en modifiant et en adaptant le désir sous-jacent.

 

L’ego parce qu’il veut perpétuer sa vie de conscience égocentrique masque un secret amour du drame, malgré ses affichages pour soi-disant obtenir le bonheur. 

La dépression est devenue une impasse courante de la vie égocentrique ordinaire. Et ceux dont le chemin consiste aussi en une descente dans le cœur, le savent, ils ont forcément affronté ces forces de conscience créant la dépression. Cet affrontement à ces forces de conscience peuvent nous attraper même si la paix du Soi, la présence de la lumière spirituelle, s'aperçoit en arrière-plan. L'ego préfère s'enfermer dans le drame et le refus de la vie intérieure plutôt que de mourir à soi pour que paraisse la lumière dans le cœur. Il faut que ce manège soit vu dans la lumière spirituelle pour le savoir.

La réalisation spirituelle nécessite un certain équilibre psychologique. Or, bien souvent, la prise de conscience de ce déséquilibre implique que le chemin nous plonge dans des souffrances bien plus grandes qu'auparavant. Avant que d’atteindre une réalisation spirituelle plus profonde et plus stable, il faut que les forces de conscience qui nous composaient jusque là inconsciemment soient débusquées et soulevées.

 

L’acteur doit faire apparaître l’émotion nécessitée par le scénario. La vie fait apparaître certaines émotions nécessaires même pour ceux qui sont éveillés à la présence spirituelle :


-        certaines émotions apparaissent d’elles-mêmes cristallisées par notre corps-esprit. Même si, intérieurement, nous sommes libres et détachés, notre corps-esprit individuel s’est attaché et la tristesse, le deuil seront naturels, si, par exemple, un être cher disparaît de nos vies. Mais on peut accueillir la tristesse et rester disponible pour les autres à partir de cette paix intérieure qui demeure.


-        Dans la présence spirituelle, l’ouverture à l’autre peut être telle qu’on ressent les émotions de l’autre comme siennes. Les émotions de l’autre ne semblent plus seulement interprétées, elles sont comme vécues directement. L’angoisse ou la peur en l’autre, par exemple, peuvent être, à l’occasion, ressenties en nous, comme s'il n’y avait plus de frontières psychologiques. Cependant, le point de vue de l’autre par rapport à cette émotion demeure insubstituable. Même si, de mon point de vue, il y a un ressenti de l’émotion de l’autre, l’autre demeure seul face à cette émotion dans un ressenti propre à son point de vue. D’ailleurs, face à son émotion, l’autre n’est peut-être pas  aussi conscient de cette paix propre à la présence spirituelle qu’il aurait pu l’être. L’aimer revient alors à agir afin de le mettre plus à l’aise vis-à-vis de son émotion.      

 -        Ne serions-nous  pas un rien égocentrique préférant glisser vers l’extase plutôt que de partager la tristesse d’un ami qui souffre ? La décence exige du mystique qu’il apprenne à ne pas laisser éclater indifféremment son extase sur flamme haute. Le mystique cessera d’être égocentrique, quand il saura régler son extase sur flamme basse, quand les circonstances l’exigeront de lui. Le mystique doit donc apprendre à relativiser son extase, du point de vue de la soumission de sa volonté à la présence spirituelle. La Joie vraie du Devenir dont nous serions un instrument n'est pas encore réalisée par ce dévot. Il reste bien ignorant sur le chemin des Œuvres, ce chemin que l'Inde appelle le karma yoga et que la Bhagavad Gita a décrit. 


Le bonheur pour un ego centré sur lui-même ne coïncide pas avec le bonheur spirituel. En finir avec les souffrances inhérentes à la perspective égocentrique revient à en finir avec l’illusion de la seule perspective égocentrique elle-même. Ce ne seront plus « mes » émotions mais des émotions dans la présence spirituelle. Ce ne seront pas les émotions qui seront le sentiment le plus profond, mais une Joie douce et calme du Devenir divin. La joie d'agir se confondra avec l'acte pur de Joie. L'acteur divin véritable, l'actrice cosmique, à travers nous, fera de notre individualité un instrument de sa Joie agissante.

Dans l'aventure spirituelle, un pas décisif est franchi QUAND le moindre signe de souffrance nous ramène désormais vers notre centre, à l’attention inhérente à la présence spirituelle, confiant la souffrance ou la douleur ressenties à ses bons soins. 

Cette avancée spirituelle majeure fera du moindre malaise une invitation à délaisser la conscience seulement égocentrique. L’ego parfois souffre aussi de voir ses enracinements ordinaires transformés dans l’attention à la présence spirituelle. Cet attachement au drame ego-centrique sera rompu, dès lors que ces souffrances aussi seront l’occasion pour plonger davantage encore l’ego et ses émotions dans le bain de la seule présence spirituelle.

 

Evoquer le bonheur spirituel comme abolition de la souffrance inhérente à la vie égotique est efficace pédagogiquement. Cependant, nous pouvons comprendre qu’être libéré de la souffrance revient aussi à être libre de nos émotions. Il devient alors net du point de vue pratique que le bonheur véritable n’est qu’un aspect de la réalisation de la présence spirituelle elle-même[1]. 

L'aspiration spirituelle authentique au beau, au vrai et au bien relativisera  donc inévitablement la quête de bonheur personnel.

Finalement, l’aventure spirituelle commence vraiment à partir de cette réalisation de la présence spirituelle. Elle commence vraiment par la découverte de gestes intérieurs infaillibles de mise en présence spirituelle. La question du bonheur elle-même s’éclaire seulement à partir de là. Mettre en avant la question du bonheur personnel risque dans un discours soi-disant spirituel de réinvestir une thématique religieuse du salut personnel.



 


PRECISIONS SUR LES MOTIVATIONS DISCUTABLES LIEES A DE MAUVAISES APPREHENSIONS DU PROBLEME DE LA MORT.

 

Les stratégies de survie de la conscience égocentrique sont nombreuses et variées. La question du bonheur est éloquente : ce n’est qu’en prenant conscience de la limitation du point de vue égocentrique que nous prenons éventuellement conscience d’une souffrance inhérente à cette vision du monde réduite à « mon monde ». La vision égocentrique qui reste socialement la plus fréquente repose aussi sur des schémas sociaux intériorisés. Elle est rarement questionnée collectivement ; cela reviendrait à ébranler les bases de notre vie économique et sociale actuelle.

 

Dans des sociétés prémodernes, où l’expérience spirituelle était davantage reconnue et valorisée, quoique confinée dans un cadre religieux ou un certain cadre assurant la perpétuation de l'ordre social, un aspect décisif de la limitation flagrante d’une vision seulement égocentrique était souvent rappelé : la mort.

 

La vieillesse retire de plus en plus d’énergie vitale nécessaire aux satisfactions de la vie égocentrique. Il y a là des humiliations naturelles de l’ego qui peuvent conduire à un peu d’humilité[2]. Quant à la mort, elle est une négation criante de l’ego. La mort marque un point final au désir de l’ego qui est de persévérer dans son égocentricité. Si nous ne sommes que limités à la conscience égocentrique, le fait indubitable de la mort nous prévient que cela finira mal.

 

Cependant, comme nous l'avons déjà montré précédemment,  le discours spirituel n’est-il pas souvent contaminé par le discours religieux anti-spirituel quand il invite à nous préparer à la mort ?

 

Deux options sont à envisager[3]

Soit après la mort, il n’y a plus rien de ressenti : la mort du corps implique la disparition d’une conscience essentiellement liée à ce corps. Soit après la mort, une forme de ressenti persiste : la mort du corps ne serait pas la disparition de la vie en nous.

S’il n’y a plus rien à ressentir après la mort, il n’y a rien à craindre d’elle. Les craintes à ce sujet viennent alors d’une imagination déplacée : des pensées fausses provoquent souvent en nous des émotions négatives inutiles. Nous avons tout intérêt à mieux discriminer nos pensées et à mieux ressentir la vie dès à présent. Il ne faut pas remettre à plus tard la découverte de l’immensité de la vie spirituelle et nous satisfaire de l’étroitesse plus ou moins consciente de notre vie égocentrique actuelle. Comme notre approche d’une spiritualité matérialiste l’a suggérée précédemment nous devons user de cet instant présent pour devenir la prise de conscience du flux de l’univers que nous sommes.

S’il y a en nous une dimension qui échappe à la mort de ce corps, elle est forcément liée à notre essence spirituelle. Nous connecter à cette vie immortelle en nous revient à nous déconnecter de l’étroitesse de notre vie égocentrique. Vaincre la peur de la mort consiste à nous connecter dès à présent à cette vie sans mort.

 

Ce raisonnement est assez classique dans le monde spirituel. Il apparaît cependant quelque peu limité face aux stratégies égocentriques. L’ego aime le drame[4]. La souffrance est inhérente à la vie égocentrique comme nous l’avons montré précédemment.  L’ego, s’il veut perdurer dans son étroitesse égotique, doit feindre d’ignorer cette composante. S’y accrocher, plus ou moins consciemment, lui évite de s’élargir ; il aime dramatiquement sa composante dramatique par laquelle il perdure. La mort est un motif pour profiter de la vie égocentriquement au lieu d’en jouir plus subtilement et largement. Il faut sauter sur l’occasion avant qu’elle ne disparaisse, se dit l’ego. La logique consumériste est donc inhérente à l’ego. Puisque mon monde disparaîtra avec moi comme il finit par disparaître avec tous les autres egos m'ayant précédé, après moi, le déluge… J’assume donc très bien égocentriquement la mort comme encouragement à être encore et plus étroitement égocentrique au mépris du monde et des générations futures qui viendront.

 

Le philosophe Hegel a très bien vu qu’une stratégie de reconnaissance consistait à être prêt à mourir plutôt que de céder quoi que ce soit[5]. Un des summums de l’égocentrisme maladif avec le meurtre pour une bagatelle est le chantage au suicide. L’ego agressif et dominateur valorise les jeux avec la mort. Il prêche « l’être pour la mort ». Il confond, inconsciemment ou par mauvaise foi, spiritualité et pulsion de mort. Il préfère la mort à sa remise en question. 

La mort de l'individu qui le porte est préféré par l'ego à sa transformation spirituelle qui l'abolirait.

 

La mort corporelle ne doit pas être confondue avec une mort spirituelle de l’ego. La mort spirituelle n’est du tout comparable à la mortalité physique car accomplie, elle précède toujours une résurrection spirituelle. La mort spirituelle est la fin d’une vision de la vie essentiellement égocentrique.

 

Cependant, celui qui a vécu la mort spirituelle peut-il craindre la mort physique ? Traverser la mort spirituelle ne revient-il pas à anticiper la mort physique ? « S’il veut être prêt à mourir, un Samouraï doit se considérer comme déjà mort », dit le Hagakure, un manuel japonais, qui propose aux samouraïs une éthique intégrant des éléments du bouddhisme zen.  Virtuellement mort, on se peut se sentir certes comme invulnérable. Si je suis déjà mort en un sens psychologique, si je ne crains plus la mort, je peux aller sans hésitation au combat. Je pourrais offrir mon flan et ma vulnérabilité à l’autre et en user dans la lutte contre lui. Cependant, dans cette perspective, il devient difficile de distinguer le chevaleresque et la barbarie. Le kamikaze ne sert-il pas, avec une telle philosophie de samouraï bon marché, le chaos et la destruction contraire à l’œuvre de vie et donc à la spiritualité la plus authentique ? La profondeur de l’Être s’estime par la qualité de liberté de soi et de l’autre qu’elle sert. Autant la mort de l’ego est ambigüe, autant la mort de l’autre ou de soi-même, comme un autre, doit être combattue du point de vue spirituel le plus authentique.

 

On nous dira que la spiritualité doit entendre par réalité et perfection, une seule et même chose, et donc que la mort comme réalité doit être reconnue dans sa perfection.

 

Un exercice de pensée peut questionner ce type d’idées.

 

Certains futurologues avancent que parmi les enfants d’aujourd’hui certains vivront plus de 150 ans voire plus de 300 ans, en attendant mieux. Récemment des chercheurs japonais ont  d’ailleurs réussi à remettre à zéro l’horloge moléculaire de quelques cellules âgées[6]. Cet exploit sur lequel nos futurologues s’appuient n’a rien de contre-nature puisque certaines bactéries ne sont pas génétiquement programmées pour mourir contrairement à nous. Seuls des accidents mettent un terme à leur vie. Nous serons probablement morts d’ici à ce que ces technologies commencent à remettre en cause la mort corporelle.

Cependant imaginons que ceci soit maintenant possible. Voudrions-nous en jouir ? Essayons à nouveau d’envisager le pour et le contre. Pensons-y seul un moment en mettant la lecture de ce livre de côté.

 

 

Bien sûr, nous aimerions bien que ceux que nous aimons ne meurent pas. J’ai remarqué cependant que beaucoup de gens ne voient pas d’un bon œil le développement d’une telle possibilité pour eux-mêmes. Ils reprennent à leur compte une objection qu’on faisait jadis souvent au paradis des religions monothéistes : ce serait ennuyeux à la longue.

Le paradis peut-être mais cette vie-ci ? Si la prolonger la rend ennuyeuse, n’est-ce pas avouer que maintenant, déjà, nous savons que notre vie telle que nous la vivons est insatisfaisante ? Si nous refusons une prolongation de notre vie individuelle, n'est-ce pas parce que domine le sentiment qu'elle se répète déjà trop ?

 

Schopenhauer affirme une spiritualité dont l’arrière-plan philosophique implique que la vie soit souffrance. Selon lui, quand elle n’est pas dramatique, à tout le moins, elle est souffrance par son caractère ennuyeux.

J’avoue que j’ai une très faible expérience directe de l’ennui. Chaque fois que j’ai commencé à tourner en rond existentiellement, je me suis dit que j’étais prisonnier d’une limitation et elle n’a pas manqué de se révéler plus ou moins vite et une évolution a pris place.

 

Si nous en venions à percevoir chaque instant dans son parfum d’éternité, n’en percevrions pas mieux la nouveauté ? La vraie vie est-elle ailleurs dans une échappatoire ? ou bien cet ailleurs n’est-il pas ici comme des lunettes posées sur le nez en plein milieu de la figure de celui qui pourtant les cherche ?

 

Schopenhauer réduit la compassion à un souffrir avec[7] quand l’amour, lui, est au moins fort comme la mort. La générosité[8] de l’amour authentique est la surabondance d’être qui semble plus précieuse que la pitié fondée sur la contemplation de la misère partagée. D’ailleurs, la compassion la plus profonde est due au fait de savoir l’autre prisonnier de ce dont on s’est soi-même libéré, de percevoir en lui une souffrance qu’il ne perçoit même pas et de vouloir partager avec lui généreusement cette source vive de notre liberté.

 

 

La question de la mort n’est donc pas, selon nous, un motif très clair de recherche spirituelle. L’ego peut très bien s’en accommoder pour renforcer sa mainmise égocentrique sur la vision intérieure. Le point de vue de l’éternité, ici et maintenant, est parfois plus embarrassant pour l’ego que sa propre mort par le biais de la mort physique.

A vrai dire, il y a la mort sans suite et sans issue, laissant des potentialités inemployées voire perdues dans les limbes de ce qui n’a même pas trouvé d’histoire pour se dire. Il y a la mort de la chenille qui donne vie au papillon. Toute croissance est mort de la forme ancienne pour laisser place à la forme nouvelle. En ce sens, une certaine mort de l’enfant que nous étions a précédé la vie de l’adolescent que nous avons été. Et, de même, la fin de l'adolescence, une forme de mort de l'adolescent que nous étions, a mené à l’adulte que nous sommes devenus. 

Mais c’est l’infantilisme du désir qui devrait mourir et non le regard généreux et ouvert de l’enfance. C'est l'impulsivité adolescente qui devrait mourir et non le sens de la révolte contre l'injustice.

La mort peut être un appui au mouvement évolutif : elle reste le moyen le plus simple de préserver l’enfance spirituelle par le biais de nouvelles naissances auxquelles les morts font de la place. Si, par des progrès technoscientifiques, nous prolongeons la vie corporelle, nous devrons d'autant plus développer cette culture spirituelle de l’enfance, cette renaissance renouvelée de la vie à chaque instant[9],[10].



Ecrit entre 2013 et 2016, révisé pour l'orthographe et certains points en 2025.

   

 



[1]. Niranjan Guha Roy, un disciple de Sri Aurobindo, écrit : « Il faut aussi expliquer quelque chose de fondamental concernant le yoga. Il y a trop souvent des idées fausses à ce sujet. Le retour à la nature n’a rien à faire avec le yoga. La concentration sur l’alimentation, biologique ou autre a très peu à faire avec le yoga. Former une communauté ou vivre en groupe juste pour être ensemble n’a rien à voir avec le yoga. Yoga en Inde signifie union avec le Divin, l’Absolu et la discipline nécessaire pour arriver à la réalisation. Le but de quelque bonheur personnel, d’être heureux, d’aimer d’une manière humaine appartient à l’éthique et n’a rien à voir avec le yoga. »

[2]. Ceci est inspiré d’une remarque de Bernadette Soubirous qui fût au centre des apparitions mariales de Lourdes.

[3]. Cette approche s’inspire de l’épicurisme chrétien. Ce dernier a fleuri lors de la Renaissance.

[4]. Sri Aurobindo relie la dimension vitale de l’ego à l’amour du drame : «Dans une lettre précédente, j'élevais des objections non contre l'aspiration, mais contre une certaine exigence qui fait de la paix, de la joie ou de l'Ânanda une condition pour pratiquer le yoga. Et c'est indésirable parce que si vous avez cette exigence, c'est le vital et non le psychique qui prend l'initiative. Quand c'est le vital qui mène, l'agitation, le découragement, la tristesse peuvent toujours venir, puisqu'ils sont la nature même du vital ; le vital est tout à fait incapable de demeurer en permanence dans la joie et la paix, car il a besoin de ce sentiment du drame de la vie qu'apportent leurs contraires. Et pourtant, quand apparaissent l'agitation et la tristesse, le vital s'écrie aussitôt: "Je ne reçois pas mon dû, à quoi bon faire le yoga ?" Ou bien il fait de cette tristesse un évangile et déclare que le sentier qui mène à l'accomplissement doit être une route tragique à travers le désert. Et pourtant c'est précisément cette prédominance du vital en nous qui rend inévitable la traversée du désert. », écrit-il dans Nouvelles lumières sur le yoga, chapitre 3 repris dans Le guide du yoga, Albin Michel Spiritualités.

[5]. On trouve ceci développé dans la fameuse dialectique du maitre et de l’esclave de Hegel. On en trouvera une version élaborée dans la Phénoménologie de l’Esprit mais une version peut-être plus aisée à saisir dans Le Précis de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques, § 430-433.    

[6]. http://www.lexpress.fr/actualite/sciences/cellules-souches-un-laboratoire-japonais-annonce-une-avancee-revolutionnaire_1318647.html

[7].  Mitleid en allemand signifie en effet souffrir (leiden) avec (mit)

[8]. Descartes et Nietzsche, à l'encontre son maître Schopenhauer, font de la générosité une qualité spirituelle première. 

[9]. A bien y regarder, on ne voit pas comment nous pourrions rajeunir les cellules cérébrales sans mettre fin à certains souvenirs, à certaines fixations passées. Ne pas vieillir pour un corps, c’est aussi se renouveler complètement.

  • [10]. Ceci dit reste à savoir du point de vue de l’aventure spirituelle, si le mouvement évolutif est une manifestation consciente de plus en plus consciente ou si ce n’est qu’une illusion dont il nous faut entièrement sortir.



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