Dans le Jules César, acte 1, scène 2 de Shakespeare, on lit :
"CASSIUS : Brutus, je vous observe depuis quelque temps. Je ne trouve plus dans vos yeux cette affabilité, cet air de tendresse que j'y trouvais naguère. Vous traitez avec trop de froideur et de réserve votre ami qui vous aime.
BRUTUS : Cassius, ne vous y trompez pas. Si j'ai le front voilé, c'est que mon regard troublé se tourne sur moi-même. Je suis agité depuis peu par des sentiments contraires, par des préoccupations toutes personnelles, et peut-être cela a-t-il altéré mes manières ; mais que mes bons amis (et vous êtes du nombre, Cassius), n'en soient pas affligés ; qu'ils ne voient dans ma négligence qu'une inadvertance du pauvre Brutus qui, en guerre avec lui-même, oublie de témoigner aux autres son affection.
CASSIUS : Je me suis donc bien trompé, Brutus, sur vos sentiments ; et cette méprise est cause que j'ai enseveli dans mon cœur des pensées d'une grande importance, de sérieuses méditations. Dites-moi, bon Brutus, pouvez-vous voir votre visage ?
BRUTUS : Non, Cassius ; car l'oeil ne se voit que réfléchi par un autre objet.
CASSIUS : C'est juste. Et l'on déplore grandement, Brutus, que vous n'ayez pas de miroir qui reflète à vos yeux votre mérite caché et vous fasse voir votre image. J'ai entendu les personnages les plus respectables de Rome, l'immortel César excepté, parler de Brutus, et, gémissant sous le joug qui accable notre génération, souhaiter que le noble Brutus eût des yeux.
BRUTUS : Dans quel danger voulez-vous m'entraîner, Cassius, que vous me pressez ainsi de chercher en moi-même ce qui n'y est pas ?"
Pour qui connaît la vision sans tête, il y a effectivement un grand danger à laisser l'autre nous dire qui on est car il risque de faire de nous un objet et en l'occurence un instrument. D'ailleurs la suite de la scène précise le risque dont il s'agit :
"CASSIUS : Préparez-vous donc à m'écouter, bon Brutus ; et puisque vous vous reconnaissez incapable de bien vous voir sans réflecteur, je serai, moi, votre miroir, et je vous révélerai discrètement à vous-même ce que vous ne connaissez pas de vous-même. Et ne vous défiez pas de moi, doux Brutus. Si je suis un farceur vulgaire, si j'ai coutume de prostituer les serments d'une affection banale au premier flagorneur venu ; si vous me regardez comme un homme qui cajole les gens, les serre dans ses bras et les déchire ensuite, comme un homme qui, dans un banquet, fait profession d'aimer toute la salle, alors tenez-moi pour dangereux."
Dans Mesure pour mesure, acte 2, scène 2, on lit autour du même thème :
2 commentaires:
thank you for the watch...
http://eveilphilosophie.canalblog.com/archives/2015/06/20/32246820.html
José Le Roy précise ce point :
L'écrivain Aldous Huxley a consacré aussi plusieurs articles à cette citation de Shakespeare, articles publiés dans les années 40. Voici les commentaires de Huxley :
1er extrait :
"Le Brahman, le fondement, la claire lumière du vide, le royaume de Dieu désignent tous une même réalité intemporelle. Cherchez-la en premier, et tout le reste - depuis une philosophie adéquate jusqu'à la libération de la compulsion à nous abrutir et à nous détruire nous-mêmes - vous sera donné en plus. Ou, pour parler comme Shakespeare, si nous cessons d'être « très ignorants » de ce dont nous sommes « très sûrs, notre essence transparente » - l'esprit indivisé, le principe de notre être. L’atmân,alors, nous pourrons être différents de cette épouvantable caricature d'humanité qui
Comme un singe en colère.
Joue de tels tours à la face du ciel
Qu'elle en fait pleurer les anges."
Aldous Huxley, Sur une phrase de Shakespeare
Deuxième extrait :
"Homme, homme fier, drapé dans sa dignité dérisoire –
Plus ignorant de ce qu'il croit être le plus assure.
Son essence transparente — comme un singe en colère.
Il joue de tels mauvais tours à la face du ciel
Qu'il en fait pleurer les anges.
Ainsi parle Shakespeare dans la seule de ses pièces qui révèle un souci profond des réalités spirituelles ultimes. C'est l’«essence transparente» de l'homme qui forme la réalité dont il est le plus sûr, la réalité qui le soutient et en vertu de laquelle il vit. Et cette essence transparente est de même nature que la claire lumière qui est l'essence de l’univers. En nous, cette « étincelle », cette « profondeur non créée de l'âme », cet atman, demeure sans souillure, quelque mauvais tour que nous puissions jouer, tout comme, dans le monde extérieur, la nuit et les étoiles demeurent elles-mêmes malgré les lumières de Broadway et de Piccadilly, malgré les phares et les bombes incendiaires. L'immense monde non humain, qui est présent en même temps en nous, est gouverné par ses propres lois divines, lois auxquelles nous sommes libres d'obéir ou de désobéir. L'obéissance conduit à la libération, la désobéissance à être plus profondément esclave de la souffrance et du mal, à vivre notre vie comme des singes en colère. L'histoire humaine se résume en un conflit entre deux forces : d'une part, la présomption imbécile et criminelle qui rend l'homme ignorant de son essence transparente, d'autre part, l'aveu qu'à moins de vivre en accord avec le cosmos immense, l'homme est le mal absolu et son monde un cauchemar. Dans ce conflit interminable, les deux forces remportent alternativement la bataille. Aujourd'hui, nous pouvons témoigner du triomphe temporaire de ce qui est spécifiquement humain dans la nature humaine. Nous avons choisi pour quelque temps de croire que notre petit monde de néons et de pyromanes est le seul monde réel, et qu'il n'y a en nous aucune transparence essentielle. Et d'agir en conséquence. Singes en colère, nous-nous imaginons, parce que nous sommes malins comme des singes, que nous sommes des anges ou, pour dire vrai, plus que des anges, des dieux, créateurs et architectes de notre destin. Ce triomphe de ce qui est purement humain en l'homme, quelles en sont les conséquences ? Les manchettes des journaux du matin fournissent une réponse sans équivoque : la destruction des valeurs humaines par la mort, la dégradation et la perversion, pour le bien de la politique, de la révolution et de la guerre. Nous avons la prétention d'être, ou de devenir, dans un futur utopique, « pareils à des dieux » alors qu'en fait nous sommes en danger mortel de devenir des démons uniquement capables (bien que nos idéaux soient élevés, bien que nos projets soient magnifiques) de ruiner notre monde et de nous détruire nous-mêmes. Le triomphe de l'humanisme est la défaite de l'humanité."
Aldous Huxley, L'homme et la réalité
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