vendredi 29 août 2008

LE DOUTE RADICAL ET L'EVIDENCE INSAISISSABLE DE LA CONSCIENCE. Partie 1.

On trouvera une autre approche encore plus centrée sur la question de disertation philosophique PEUT-ON DOUTER DE TOUT ? en cliquant ici.


Nous rendons un hommage appuyé à Douglas Harding à qui nous devons soit les dessins et schémas soit l'inspiration de nos propres schémas et dessins dans cet article.




INTRODUCTION.


Peut-on douter de tout ? N’y a-t-il pas une évidence indubitable qui résiste aux doutes ? L’exercice du doute ne peut être que méthodique. Pour douter de tout il nous faut douter par ordre pour ne rien laisser de côté quitte à douter ultimement de la méthode en repérant ce qu’elle ne met pas en doute.
Si nous considérons la distinction entre l’espace voire le champ de conscience et les contenus de la conscience, nous pouvons alors distinguer le doute sur les contenus de la conscience d’un doute portant sur la totalité effective du champ de conscience dont nous sommes conscient. A vrai dire les contenus de notre champ usuel de conscience sont des apparences de ce champ de conscience dont on ne sait si elles sont réelles ou illusoires car nous ne semblons guère avoir le pouvoir de les connaître en dehors de notre champ de conscience usuel. La réalité des choses est donc liée à la nature de notre champ de conscience usuel où les choses apparaissent a priori d’abord comme des contenus. Le champ de conscience humain est-il un prisme fiable d’un monde réel ou n'est-il qu’un théâtre illusoire ? Autrement dit l’évidence apparente de la conscience nous permet-elle de statuer sur la nature de sa manifestation et des contenus qui s’y manifestent ? Le doute ne semble pas résister devant cette évidence apparente qu’est notre champ de conscience mais semble persister intellectuellement dès qu’on considère la nature de cette évidence. Fixer intellectuellement la nature de cette évidence apparente semble une tâche impossible, comme si cette évidence ne pouvait être approchée rigoureusement que négativement, en quelque sorte par négation de toute structuration mentale du champ de conscience.


PARTIE I : L’EVIDENCE INSAISISSABLE TRANSCENDE LE DOUTE SANS LE NIER.

L'ÉVIDENCE INSAISISSABLE DE LA CONSCIENCE FACE AU MIROIR.

1) – Pourquoi ne sait-on pas se dessiner soi-même face au miroir ?


A quoi, est-ce que je ressemble en face du miroir ? Quel est le rapport avec mon reflet sur le miroir ? Si on me demande de me dessiner face au miroir, voici ce que je dessine usuellement :



Schéma A.

Mais ce dessin suppose en fait un tiers qui nous observe de l’extérieur. Le schéma A est le point de vue d’un tiers nous dessinant face au miroir. En face du miroir, si je veux dessiner ce que je vois de mon point de vue réel, je dois constater qu’il n’y a pas en face du miroir comme là-bas sur le miroir un visage fermé par un masque de peau et de chair. En face du miroir, il n’y a pas de tête avec deux yeux, il y a une absence, un rien dans lequel le monde visible s’étend. En face du miroir, il y a un rien qui s’ouvre sur quelque chose d’intérieur à soi. Cette ouverture consciente et intérieure comprend aussi mon reflet dans le miroir comme être fermé, limité. Ici face au miroir, je suis comme en caméra subjective, pure vision sans visage :


Schéma B.

Le schéma A qui est la représentation usuelle de soi face à un miroir est en fait une représentation faussée par rapport à la représentation du schéma B. Cette fausseté ne met pas en jeu seulement une erreur de point de vue : le schéma A ne rend pas compte de ma réalité comme conscience en tant qu’ouverture, il ne considère que la représentation du reflet, de la vision que j’offre du point de vue d’un autre que moi. La fausseté profonde du schéma A consiste à projeter la représentation de ce que je suis d’un point de vue extérieur sur ce que je suis effectivement : je colle plus ou moins consciemment le visage clos et limité là-bas sur le miroir sur une expérience de transparence, d’ouverture de la conscience. J’obstrue d’un visage clos, fermé et limité l’ouverture consciente que je suis. Autrement dit, la représentation usuelle de moi-même est fausse et sa fausseté traduit l'oubli de moi-même comme pure ouverture consciente au sein de laquelle paraît mon corps en dessous du cou puis là-bas mon visage sur le miroir et même le monde environnant. La conscience de mon reflet, c’est-à-dire la représentation de soi à partir de l’extérieur, ne doit pas effacer cette vérité de moi-même comme pure ouverture consciente. Je suis avant tout une ouverture de conscience où le visible se révèle devant et à l’intérieur.
La certitude usuelle que nous avons d’être conscient est donc la plupart du temps faussée ou en tout cas ininterrogée faute de s’intéresser à cette distinction.

2) Psychologie de la représentation de soi-même et conscience de soi face au miroir.

Ces affirmations pourraient sembler excentriques puisque après tout ce constat de fausseté du dessin de soi-même face au miroir ne concerne qu’une représentation parmi d’autres de moi-même.
A partir de là il devient par exemple intéressant de considérer le fait que le bébé n'ait pas conscience que le reflet dans le miroir soit le sien. Considérer cette question à partir de notre constat précédent ne pourrait-il pas nous apprendre quelque chose d'important sur la nature de notre conscience de soi usuelle ?
A partir de ces deux schémas et de leur explicitation que nous empruntons à D. E. Harding nous comprenons plus facilement pourquoi le bébé n’assimile pas dans un premier temps son reflet dans le miroir à sa personne bien que par ailleurs il reconnaisse nettement dans le miroir les reflets des personnes qui l’entourent. En effet il est en tout premier lieu cette vision [en caméra] subjective du monde où il n’y a pas un visage l'obstruant comme masque fermé de chair. Le bébé se vit comme ouverture de conscience, il ne peut pas s'assimiler au reflet de son corps surmonté d’une boule de chair close et limitée qu’il voit dans le miroir.
Au début de sa vie il ne distingue pas très bien ce qu’il est de ce qui appartient à son environnement. Ainsi dans le ventre de sa mère, les émotions maternelles sont les siennes. L’adrénaline suscitée par la peur de sa mère agit aussi sur lui en créant dans ses propres cellules l’effet propre à l’adrénaline. Ceci bien sûr vaut pour tous les composants biochimiques émotionnels suscités par la vie émotionnelle de la mère. La naissance représente donc la fin d’une symbiose biochimique entre lui et sa mère. C'est donc un premier pas vers la conscience de soi réfléchie. Cette symbiose n’est pas rompue totalement car la mère reste présente olfactivement, tactilement et auditivement à son enfant qui vient de naître, du moins quand la naissance et ce qui suit se passe dans de bonnes conditions[1].
Peu à peu il découvre dans sa vision subjective une partie plus manipulable que le reste de son environnement. La conscience de son corps et de ses émotions propres émerge alors en même temps que la conscience de sa mère comme autre. Dans les premiers temps de sa vie le corps de sa mère qui lui donne chaleur, nourriture et donc attention semblait répondre plus facilement à son désir que son propre corps. Le seul endroit de son corps susceptible d'effectuer correctement sa tâche était sa bouche : le mouvement de succion est paraît-il le seul instinct humain qui persiste à la naissance pour s’estomper plus tard. Mais dans son espace de conscience, ses mains, son corps va répondre de manière plus immédiate que le corps de sa mère. Il devient conscient tactilement, olfactivement, auditivement et visuellement de sa bouche, de ses mains, de ses pieds. Il devient de plus en plus conscient de son corps propre en même temps qu'il devient conscient du corps de sa mère et par extension de son père et de son entourage[2]. A ce stade sa mère le quitte parfois quand il pleure, elle tarde à venir la nuit alors qu’avant elle était disponible presque sur l’instant. Ses parents sont tout pour lui, ils sont sa condition nécessaire pour vivre. Il aura besoin d’un objet symbolisant les personnes nourricières, à vrai dire d'une trace physique de ces personnes qui demeurera dans son espace de conscience olfactif quand celles-ci s’en retirent.

Face au miroir, l’enfant n’a pas deux yeux dans sa vision subjective qui ne forme qu’un unique ensemble où se déploient son corps et celui des autres : il ne peut s’assimiler au visage sur le miroir. Mais il apprend à communiquer par le miroir avec l’autre personne. Il envoie un sourire adressé à l’autre par le biais du miroir.
Et un jour mystérieusement il saura que c'est une image extérieure de lui qui est dans le miroir. Il saura pointer du doigt cette image de lui comprenant un visage alors qu’en face du miroir il n’a pas de visage visible, il n’est qu'ouverture à l’espace visible. C’est en pointant successivement ce visage là-bas et cette ouverture ici sur laquelle il y a le visage de peau jusque là invisible voire impensable que l’enfant naît à la conscience de soi réfléchie. Puis plus tard le mot, le nom participera à cette désignation. Notre cerveau humain exprime la capacité d’atteindre ce niveau de conscience, il en a le potentiel à condition que l’interaction parents/enfants basées sur l’attention des parents envers l’enfant soit suffisante. Comment s’effectue la mise en place effective de ce qui demeure au départ un potentiel ? Comment expliquer que la nature ait produit un être capable de ces facultés ? On peut parler de véritable miracle[3].
Mais comment l’aveugle accède t-il à la conscience de soi réfléchie ? En effet la vue est le sens le plus propice pour se distinguer corporellement dans l'espace du reste de l'espace de conscience. Par le seul sens du toucher il est en effet très difficile de distinguer les frontières entre mon corps et l'objet avec lequel il est en contact. L'audition permet davantage de distinguer sa voix intérieure inaccessible à l’autre d’une voix extérieure audible par l’autre même si ma voix intime inaudible à l’autre s'inscrit sur un fond de silence qui est commun à tout l’espace auditif. On sait par ailleurs que l’aveugle mémorise souvent par le toucher la géométrie d’un lieu s’offrant ainsi un substitut lumineux d’espace visuelle dans lequel il s’inscrit comme corps qu’il a distinct dans cet espace. En effet le corps considéré au sein de cette représentation extérieure est le corps qu’il a, qu’il attribue dans cette représentation géométrique de l'espace à son pouvoir de représentation. Le corps qu’il est lui permet de percevoir son environnement mais dans la continuité voire presque dans l'indistinction d'une éventuelle frontière entre lui et l’objet senti.
Ceci dit, en redécouvrant la perception juste de nous-même face au miroir, et en comprenant à partir de là l’évolution de la vision subjective de l’enfant, quel statut accorder à la représentation comme vision subjective vis-à-vis de la représentation extérieure de soi ? Quelle est l’approche la plus authentique de la conscience de nous-même ? Celle suggérée par notre schéma A à laquelle l’évolution proprement humaine n’a de cesse de conduire miraculeusement l’enfant ou celle suggérée par notre schéma B ? L’enfant vit la représentation suggérée par le schéma B et c’est précisément celle-ci qui fait obstacle à une représentation extérieure de soi-même source et origine de la conscience réfléchie de soi-même et même antérieurement qui fait obstacle à une représentation consciente de l’altérité de l'autre.
Apercevoir aujourd’hui la fausseté du schéma A n'implique pas un retour naïf au schéma B qui rappelons-le est aussi celui de l’enfant avant son accès à la représentation extérieure de soi-même, autrement dit à la conscience de soi.
Dans le schéma A, la fausseté ne consiste pas seulement dans la représentation fausse de ce que nous percevons visuellement de nous face au miroir, la fausseté consiste à réduire la conscience de soi à la représentation de soi de l’extérieur : on ne repère même plus l’évidence d'être d’abord un visage transparent et donc inobjectivable avant d’être un masque de peau identifiable, tendu par la bonne image qu’il cherche à se donner. Ce que nous appelons moi est en fait une conscience de nous d’après des tiers plus ou moins virtuels : cette conscience de soi est en fait une conscience de soi à la troisième personne, identifié à un corps. D’ailleurs la plupart du temps l’enfant parle de lui à la troisième personne au lieu de dire « je ». Il n’a pas encore tout à fait confondu en se désignant le visage fermé extérieur qu’on peut aussi désigner dans le miroir et le visage transparent qu’est l’espace de conscience visible. L’accès à la conscience de soi conceptuelle, à la conscience langagière ouvre en lui une perspective nouvelle qui dans sa première rigueur le conduit à s’envisager en terme de troisième personne. Il semble que le moi usuel, le « je » naîtra vis-à-vis de son désir qui cherche à se reconnaître par le mimétisme et par là à être reconnu.
Parler de soi en vérité ne consisterait-il pas à revenir à la troisième personne aperçue du point de vue de la conscience comme ouverture selon le schéma B ?
Nous apercevons comme une résistance, la représentation de nous-même à la troisième personne n’est-il pas qu’un un jeu littéraire ? Il est possible de substituer dans son propre dialogue intérieur ou même le dialogue avec autrui le « il » au « je » de troisième personne. Mais cela reste au mieux un jeu et au pire une inflation du moi identifié à des représentations extérieures de soi : la troisième personne reconnue socialement, politiquement, historiquement... La troisième personne enfantine ne se dit pas « je » car elle n’est pas encore intensément connectée par le mimétisme au monde émotionnel adulte usuel. En l’absence de « je », l’enfant exprime déjà des désirs mais les désirs exprimés par le « je » adulte sont pour la plupart des désirs égocentriques soigneusement justifiés socialement. Enfin l’absence de « je » de l’enfant montre qu’il n’a pas encore succombés aux jugements intériorisés l’identifiant aux représentations extérieures de soi mentales réagissant les unes aux autres ainsi qu’aux émotions[4]. Pour nous convaincre de la fausseté de notre conscience en troisième personne, confondue avec notre première personne ainsi niée et oubliée, c'est-à-dire pour nous convaincre de notre incapacité à parler objectivement de nous à partir d’un point de vue de nulle part extérieur à nous-même ou plus simplement d’un point de vue intérieur à notre conscience réelle, il suffit de considérer une expérience éthologique menée avec une classe de jeunes enfants. On leur propose un test facile. S’ils ont la bonne réponse, ils ont droit à un seul bonbon qu’ils vont chercher seul dans une salle voisine.

Là on dispose un énorme de saladiers débordant de bonbons. On place un poste d'observation caché. L’enfant seul prendra sauf très rares exceptions plus d'un bonbon voire une quantité importante qu’il cache tant bien que mal sur lui avant de retourner en classe. On ajoute dans la pièce un miroir. Dès lors les enfants hésitent à ne pas respecter la consigne, la représentation extérieure de soi dans le miroir donne le point de vue potentiel de l’adulte qui a donné les consignes : le surmoi social est en quelque sorte inhérent à la représentation extérieure de soi. La conscience morale est donc liée à une conscience de soi éprouvée de l’extérieur. Le miroir est donc seulement le lieu de la prise de conscience extérieure formant ultérieurement le moi usuel mais aussi dans cette expérience le symbole du regard extérieur sur nous-même. Le moi intègre qu’il le veuille ou non dans sa représentation de lui-même le regard d’autrui. Le jugement d’autrui fera intégralement partie du jugement de soi. Le désir n’est plus seulement le désir propre mais le désir social, c’est-à-dire le désir familial, tribal, national, « civilisationnel », humain....
Si nous réinterprétons ce qui dans l'image sociale pèse sur la conscience moi du point de vue d'une morale réfléchie et rationnelle, nous aboutirons idéalement au point de vue de l'autonomie de la première personne qui s’exprime comme recherche d'une harmonie entre moi, autrui et le monde. Nous pouvons alors de ce point de vue repousser une conflictualité interne au moi finalement constitutive d’une perception de soi à partir d'un tiers absent (voir schéma A) qui s’avérera finalement parental ou social (familial, tribal, national, « civilisationnel », humain…). Le moi qui se conçoit suivant le schéma A en effet occulte sa propre contradiction interne entre ce qui relève de son image sociale et de l’expression de ses propres désirs. Allons plus loin, son image sociale elle-même est divisée entre les désirs mimétiques vis-à-vis de l’espace social et les interdits issus du même espace social. Les contradictions du moi sont donc les contradictions même de l’espace social. Les problèmes de l'espace social sont donc aussi les problèmes du moi. L’identification fausse et irréfléchie du moi avec la conscience en troisième personne trouble l’objectivité qui se définit par un regard extérieur interchangeable et qui prend racine avec cette reconnaissance de soi en troisième personne. Le moi plus authentique à l’horizon d’un point de vue en première personne se découvre en amont de toute identité sociale (familiale, tribale, nationale, « civilisationnelle », humaine…).
Prenons un exemple, tous les complexes quant à notre physique sont liés au fond au décalage entre notre physique et les idéaux sociaux (familiaux, tribaux, nationaux, « civilisationnels », humains…) de la beauté physique.


C’est parce que je m'identifie à cet idéal que me voici complexé. Si je retrouve l’ouverture de conscience symbolisée visuellement par le schéma B, en face du miroir, j’aperçois l’inanité d’un idéal qui prend corps avec l’identification de soi avec son image extérieure, avec la partie visible de soi-même. Englobant mon corps visible ma conscience comme ouverture du visible est une transparence parfaite bordé de rien : sa beauté inaltérable et universelle tant qu’un être humain existe est son invisibilité, sa transparence où peut émerger le visible. Je peux commencer à voir que ma propre confusion quant au rapport à mon physique est aussi la confusion de ceux qui inconsciemment m’ont transmis leur propre confusion.
Du point de vue du schéma B, je découvre que je suis l’ouverture de conscience en amont de toute la confusion sociale (familiale, tribale, nationale, « civilisationnelle », humaine…) qui est devenue ma propre confusion soit par collusion soit par réaction irréfléchie. Retrouver son identité véritable comme ouverture de conscience nous donne donc à faire face de façon responsable à nos déterminations familiales, sociales, nationales, humaines… jusque là plus ou moins inconscientes. D’ailleurs lorsqu’elles semblent conscientes du point de vue de notre troisième personne, elles restent cependant oublieuses de l’ouverture de conscience qui seule rend d’autres identifications possibles de façon radicales.
Le moi comme identification à un ensemble de pensées, de désirs, d’émotions, de sensations, etc. est soudain bouleversé par la découverte de la vision propre au schéma B. Jusqu’à présent il y avait des écarts entre le moi troisième personne et d’autres contenus de ce moi troisième personne. Il y avait à gérer la confusion inhérente à la confusion entre le moi construit socialement (familialement, « tribalement », nationalement, « civilisationnellement », humainement…), le moi désirant à l’encontre de la société et le moi agissant. Cette confusion diminue si on apprend à distinguer le moi objectif troisième personne déterminée socialement et une subjectivité plus authentique comme ouverture de conscience en première personne. Quand nous faisons que le moi en première personne englobe le moi en troisième personne déterminée socialement, les conflits entre nos intentions individuelles et les impératifs sociaux ou les conflits entre nos intentions et nos actes sont vus comme points de vue relatifs d’une seule et même intériorité. Ils sont situés à l’intérieur du point de vue en première personne. Ils apparaissent comme des tendances internes d’une seule intériorité synthétique. Notre intention en troisième personne peut se clarifier en se tournant vers cette intériorité où elle gagne en objectivité et en qualité puisque cette intériorité transcende sa dimension individuelle et sociale. Le divorce entre nos actes et nos intentions est vu comme illusoire : plus nos intentions sont reliées à l’évolution réelle de l’intériorité de la première personne, plus elles produisent des actes conscients qui sont les actes de conscience de cette première personne. La plupart de nos autres actes et intentions s’avèrent juste des mécanismes déterminés au sein de cette première personne et qui sont en première personne d’abord acceptés comme tels en attendant que l’évolution de la conscience en première personne s’y porte. La tension entre l’individuel et le collectif est vue comme un moteur évolutif au sein d’une seule et même première personne. L’harmonie intérieure qui est vue déjà réalisée en première personne devient l’horizon possible de l’intention en troisième personne. Plus le vécu de la troisième personne se retourne vers son intériorité en première personne, plus il transcende lui-même ce conflit initial. Le moi usuel en se réalisant comme effet évolutif de la première personne devient de plus en plus l’intention en troisième personne d’une intériorité en première personne.
Ceci nous permet donc de mieux apercevoir la nature de l'évidence de l’espace et du champ de conscience : il ne saurait être confondu purement et simplement avec la conscience de soi en troisième personne.
Ceci nous conduit à distinguer dans l’univers de la représentation : la conscience de soi en troisième personne, un conscience de soi réfléchie liée à un corps (celle qui prend naissance avec la reconnaissance de soi dans le miroir, symbolisée ci-dessous par un reflet sur un miroir) et l'espace ouvert de conscience en première personne (c’est-à-dire la conscience de ce que pointe l’ensemble du schéma ci-contre). Le moi usuel identifié à un corps semble alors devenir un phénomène de cette conscience ouverte apte à la perception et à la représentation, c’est-à-dire objectivement une conscience en troisième personne.

3) Le monde n’est pas à l’extérieur car le « moi » en troisième personne, l’étendue de l’espace de conscience et donc le corps sont toujours des représentations à l’intérieur de la conscience.

Le schéma B implique selon nous une prééminence du point de vue en première personne si on comprend d’abord la conscience comme une ouverture où soi, le corps et plus largement le monde apparaissent. A l’appui de ce point de vue il ne nous semble pas inutile d’évoquer une expérience fictive voire de science fiction mais pensable.

On peut imaginer qu’on ôte de la tête d’une personne son cerveau ; on le maintient en vie dans une cuve prévue à cet effet ; on relie le cerveau à un ordinateur puissant capable de traduire ses messages électriques et chimiques en informations. Ces informations sont transmises à un poste émetteur qui les relaie par l’intermédiaire d’un poste émetteur situé dans la boîte crânienne au reste du corps de l’homme décérébré. Bien entendu L’émetteur relié au cerveau dans la cuve recevrait les informations venant de celui du corps décérébré de cette personne. Du point de vue intérieur, un tel homme pourra voir son cerveau à l’intérieur de sa conscience : voir le schéma C ci-dessus. Ainsi, le cerveau, l’objet où il situe habituellement ses activités cérébrales se verra nettement au centre même de sa conscience visuelle ; ce qui prouve que toute représentation sensorielle du corps et donc toute représentation scientifique sont comprises à l’intérieur de notre conscience.
Il n’est peut-être pas besoin d’ailleurs de réaliser une telle expérience : il suffit de lever son bras en pointant son doigt vers le ciel tout en coiffant de l’autre main notre tête par derrière comme le montre le schéma D ci-contre…
Ce doigt pointant vers le haut sera nettement plus haut que l’autre main coiffant notre tête qui pourtant contient notre cerveau. Ce doigt pointant vers le haut se situera à l’intérieur de l’espace visuel de conscience, il pointera le sommet de notre espace visuel de conscience qui à l’évidence enveloppe notre corps entier.
Du point de vue scientifique matérialiste, il y a là une illusion sensorielle même si du point de vue adaptatif du corps à son environnement, elle est positive. Du point de vue matérialiste, en effet, on ne voit pas dans nos yeux. La lumière au fond des yeux est transformée par des cônes et des bâtonnets cellulaires photosensibles en signaux électriques. Ces signaux sont réinterprétés par le cerveau sous la forme de ce que nous percevons. L’image du point du vue du scientifique est donc bel et bien située d’abord à l’intérieur du cerveau mais celui-ci est programmé pour produire l’impression d’une image devant les deux yeux. Ainsi le champ visuel s’ouvre toujours devant un seul œil que nos deux yeux soient ouverts ou un seul ; ce n’est que dans le champ de conscience propre au sens du toucher que nous ressentons toujours la présence de nos deux yeux de chair. Ceci explique d’ailleurs pourquoi les hallucinations sont possibles, pourquoi nos rêves nous donnent l’impression d’événements qui se passent devant nous : l’inconscient peut agir en stimulant des signaux électriques sur nos cônes et bâtonnets cellulaires photosensibles et simuler une perceptions sensible d’origine externe dont l’origine échappe au contrôle de notre conscience personnelle. Dans le cas du rêve on peut même constater des mouvements oculaires du rêveur qui renforcent sans aucun doute le réalisme du rêve en lui faisant croire qu’en tournant ses yeux, il découvre un environnement externe.
Mais au moment où le point de vue externe matérialiste affirme l’illusion de la représentation de notre corps au sein de notre conscience, puisque selon lui l’une et l’autre se produisent à l’intérieur de notre corps, n’oublions pas que ce point de vue matérialiste lui-même reste situé au sein même de l’intériorité de la conscience en tant que construction mentale.

4) Doutes et vertiges neurophénoménologiques.

Du point de vue matérialiste lui-même, on devra aller au-delà de la traduction matérialiste du fait que notre représentation sensorielle de notre corps et donc toutes représentations mentales y compris nos représentations scientifiques sont dans notre conscience. Il ne suffit pas de renverser cette donnée selon laquelle notre corps et notre cerveau sont dans la conscience en affirmant que toutes nos représentations sont à l’intérieur du corps et du cerveau pour résoudre le dilemme entre approche de la conscience en première personne et approche matérialiste de la conscience. En effet, la pensée matérialiste d’un corps isolé de son environnement est un faux sens et donc nos conceptions scientifiques elles-mêmes doivent être resituées dans le contexte environnemental de leur surgissement si elles ne veulent pas manquer le point aveugle de leur conception.
Si il y a un corps réel qui permet l’ouverture de la conscience sur le monde en permettant tous les niveaux de la conscience jusqu’à ceux en jeu dans la représentation scientifique, peut-il être connu en tant que tel ? S’il y a un corps réel qui s’étend et se développe pour soi-même comme corps et conscience à travers un jeu d’isolement et d’osmose, de discontinuité et de continuité avec son environnement immédiat, que valent nos représentations mentales matérialistes de ce corps ? Admettons que l’impression de sens externe simulée par le cerveau est parallèle avec le jeu de discontinuité et de continuité entre la matière espace temps corporelle et la matière espace temps de l’environnement immédiat du corps qui rentre dans la constitution même de l’expérience et du développement de la conscience. Alors la pensée matérialiste d’un corps isolé de son environnement autrement conçu comme un point de vue objectif de nulle part est un total faux sens. S’il y a un corps réel le matérialisme n’en aura donc jamais une connaissance pleine et entière car le connaître implique une connaissance de tout ce qui dans l’univers matériel participe à son évolution en s’assurant que la conscience mentale dans laquelle s’énoncerait cette connaissance ne voile pas sa réalité.
Pour approfondir cet horizon infini inatteignable de toute connaissance matérialiste, il faut aussi partir des hypothèses spiritualistes plus immatérialistes puisqu’elles se fondent sur l’évidence d’une conscience en première personne et voir aussi en quoi tout point de vue partant de la conscience en première personne est aussi celui d’une connaissance condamnée à un horizon infini inatteignable. A cette fin, nous pouvons envisager deux confrontations possibles.
D’un côté l’approche matérialiste peut se confronter à une expérience qui montre les limites d’une connaissance qui fait abstraction d’une approche en première personne et qui prétend la réduire à une approche en troisième personne.

D’un autre côté, l’approche plus immatérialiste et spiritualiste qu’est celle liée à une conscience en première personne peut se confronter au fait que la conscience en première personne ne peut pas échapper au caractère problématique de son imbrication avec une dimension matérielle.
Même si comme l’affirme de nombreux points de vue matérialistes, la matière ne s’avère que mouvements vibratoires de l’énergie espace temps, ceux-ci ne semblent se révéler partiellement à la conscience qu’à travers des instruments matériels et à travers ses déductions mentales. Toutefois malgré cette relative inconscience de sa dimension matérielle, la conscience humaine garde le monopole de la connaissance en étant son point de départ obligé et jusqu’ici son milieu de formulation y compris dans le cas d’éventuelles applications. Pour vraiment envisager ce point vertigineux d’une approche matérialiste s’effectuant au sein d’une conscience mentale, le neurobiologiste matérialiste peut aujourd’hui considérer les conséquences du fait qu’il peut avoir aujourd’hui accès à chaque instant aux données neurologiques de son propre cerveau, même les plus inconscientes grâce à l’imagerie par résonance magnétique (IRM) ou grâce à des électro-encéphalogrammes (EEG).


S’il procédait ainsi en observant son propre cerveau et non plus seulement en posant son regard objectif sur une tierce personne, il verrait son travail de jugement objectif s’inscrire devant lui comme participant à un état donné de son propre cerveau ; il pourrait considérer cet état donné de son propre cerveau cherchant à se connaître ; il verrait alors son cerveau modifié par la volonté de comprendre quel est l’état du cerveau d’une conscience qui cherche à connaître son cerveau ; et ainsi de suite à l’infini. Il ferait alors certainement l’expérience que, dans cette démarche visant ainsi à enfin tout connaître de soi objectivement, il y a cette étrange présence d’un retard de la pensée cérébrale sur la conscience qui perçoit la pensée. Bien sûr, d’un certain point de vue, il se peut que l’activité cérébrale qui participe de la pensée précède la conscience cérébrale de la pensée mais face à l’image IRM ou EEG de son cerveau le scientifique verra bien que sa conscience cérébrale précède même l’activité inconsciente qui prépare l’émergence consciente de la pensée cérébrale. Au fond un méditant avancé peut lui-même sentir une pensée s'approchait sans en percevoir le contenu : la question est alors de savoir s'il s'agit d'un inconscient matériel entraperçu ou si les pensées ont une dimension immatérielles inconscientes.


Le jugement objectif du scientifique observant son propre cerveau en tant que pensée cérébrale porterait sur le passé, serait toujours en retard sur l’activité biologique cérébrale qui génère la pensée alors que subjectivement ce scientifique se sentirait présent contemplant ce qui est, ce qu’il est en train d’être biologiquement. Contempler ce qu’il est dedans en tant qu’observateur et dehors sur l’écran lui livrant ses données neurologiques amènerait ce scientifique à se découvrir dans sa dimension de un pur fait subjectif qui n’est rien d’autre qu’un contenant conscient, qu’un déploiement de la conscience comme contenant. N’entreverrait-il pas que ce contenant conscient même s’il n’est qu’une activité dans la seule dimension matérielle est la seule activité biologique instantanément consciente ? N’entreverrait-il pas que cette activité spécifique de est la condition de possibilité et la source de contenus et de réactions à ses contenus ?
Dessin de François Matton qui montre l'embarras et la limite de la représentation en train de représenter.


Reconnaître la limite de la démarche objective matérialiste usuelle reviendrait à explorer sérieusement l’interaction entre un sujet, un objet et une médiation technologique expérimentale et nous tournerait vers un autre type de science qu’une simple approche scientifique objective ayant pour objet une tierce personne. Du point de vue extérieur qu’est l’étude d’une tierce personne ou d’un regard en troisième personne, le scientifique observant un cerveau qui n’est pas le sien et qu’il n’identifie pas à son expérience subjective du sien confondra toujours ce qui est du ressort de la matérialisation de[5] la conscience en tant que telle avec ce qui est du ressort de la pensée, de l’émotion, de la pulsion se traduisant matériellement sur le plan cérébral. Du point de vue extérieur, il donnera toujours sans sourciller une place capitale à ce qu’il estimera la dimension inconsciente du fonctionnement cérébral et qui se traduit au niveau conscient par telle pensée, telle émotion, telle pulsion voire telle position de la conscience. Du point de vue d’une étude de son propre fonctionnement cérébral en première personne, n’envisagerait-il pas plutôt des chemins nouveaux pour prendre conscience de qui est usuellement inconscient et qui au fond se joue de notre conscience ? N’envisagerait-il pas des moyens d’étendre le pouvoir de sa propre conscience au lieu de simplement mettre au jour l’inconscience de la troisième personne qu’il est par ailleurs lui aussi ?
Selon nous, l’enjeu le plus profond n’est pas tant de savoir si notre conscience est une conscience extérieure à la matière ou si notre conscience est une prise de conscience de la matière par elle-même bien que jusque là inconsciente. Ce qu’une telle expérience met d’abord en jeu est la croissance de la conscience elle-même car dans tous les cas, l’enjeu est d’approfondir la prise de conscience de[6] la matière. Si on part d’une conscience extérieure à la matière, il s’agit d’améliorer ses capacités de matérialisation et si on part d’une matière inconsciente prenant conscience d’elle-même, il s’agit d’améliorer ses capacités de conscientisation. Mais au final quelque soit le point de départ métaphysique, il s’agira d’approfondir la prise de conscience de[7] la matière.
L’horizon final d’une approche neurophénoménologique menant non seulement une investigation scientifique mais participant à l’accroissement du champ d’action matériel de la conscience semblerait alors une superposition de plus en plus profonde de la dimension consciente et de la dimension matérielle.
Le débat entre défenseurs d’une origine matérielle de la conscience et défenseurs d’une origine spirituelle immatérielle de la conscience ne servirait plus à fuir la matérialisation partielle de la conscience en cherchant une dimension immatérielle de la conscience ou à donner à la conscience de plus en plus de puissance technologique sur la matière tout en se résignant à un noyau d’inconscience matérielle déstabilisateur au cœur même de la puissance technologique développée par la conscience scientifique.
Toutefois le doute permet à ces deux possibilités de s’opposer l’une l’autre et de juger obsolète une telle ambition pratique. D’une part, l’évidence phénoménologique du fait que la conscience enveloppe notre conscience individuelle en troisième personne ainsi que notre corps pourra toujours permettre de douter de l’approche matérialiste. D’autre part, l’évidence expérimentale de phénomènes matériaux précédant les prises de conscience même les plus profondes permettra toujours de postuler l’existence d’un inconscient matériel enveloppant et conditionnant toute prise de conscience. Il faut selon nous reprendre le chemin du doute en croisant les approches spiritualistes et les approches matérialistes concernant le statut des évidences relevant de la conscience et celles relevant de sa matérialité.
Toutefois parmi les quatre propositions usuelles concernant le rapport entre conscience et matière, deux seulement nous semblent crédibles. Parmi ces quatre propositions nous avons :
- le réductionnisme matérialiste qui affirme que la conscience n’est qu’un épiphénomène illusoire en ce qu’elle fait croire que la matière est autre chose qu’un mécanisme aveugle ;
- le monisme spiritualiste qui affirme que la matière n’est qu’une cristallisation grossière d’énergies d’une conscience immatérielle ;
- le dualisme qui affirme que la conscience a une dimension immatérielle distincte de la matière ;
- le parallélisme entre conscience et matière qui suppose que la conscience et la matérialité sont deux aspects distincts inassimilables l’un à l’autre ou deux dimensions parallèles d’une réalité qui nous échappe.
Nos expériences précédentes mettent à mal du point de vue pragmatique les schémas réductionnistes et monistes car elles mettent bien en valeur une discontinuité entre point de vue objectif scientifique matérialiste et point de vue subjectif indépassable de l’observateur scientifique. Les monismes et les réductionnismes ne sont que des positions mentales qui finissent toujours par négliger une dimension de notre expérience lorsqu’elles sont affirmées de manière exclusive : le monisme déconsidère la matérialité objective des sciences que la subjectivité de la conscience naïve n’aperçoit même pas ; le réductionnisme déconsidère la subjectivité de la conscience qui est pourtant l’agent premier de toute recherche d’objectivité scientifique.
Il nous reste alors les théories dualistes et les théories parallélistes. Les théories dualistes finissent toujours par se heurter à la discontinuité entre la matière et l’esprit. Comment un esprit immatériel peut-il matérialiser son action ? Elles sont bien obligées de considérer une unique réalité où matière et esprit communique. En ce sens les positions parallélistes sont plus cohérentes.
Cependant les positions parallélistes ne doivent-elles pas confronter au fait qu’elles affirment derrière la dualité inconciliables des perspectives matérielles objectives et des perspectives subjectives spiritualistes une réalité unique ?
Comment comprendre des dimensions parallèles se rencontrant sur un horizon infini ? En géométrie non euclidienne, l’idée de deux droites parallèles se rencontrant à l’infini n’est pas un non sens et d’ailleurs dans notre vie quotidienne nous voyons des parallèles qui se rencontrent vertigineusement à l’horizon comme sur l’image ci-contre.
Cependant analogiquement ceci ne nous dit rien de l’horizon éventuel de convergence du parallélisme entre matière et conscience sinon son caractère d’autant plus vertigineux pour la conscience mentale…
Le parallélisme est une position équilibrée du point de vue mental scientifique même si au fond du point de vue d’une idée d’unité ontologique de la réalité, le mental est amené à envisager métaphysiquement une forme de convergence des parallèles matérielle et spirituelle dans un horizon infini qui semble dépasser toute compétence mentale.
On pourrait envisager ceci sous un autre jour : si nous avions une conscience directe de l’activité cellulaire comme nous avons une conscience de nos activités mentales ce parallélisme serait peut-être directement conscient de l’horizon infini unique sur lequel ce parallélisme prenait naissance. Mais cette hypothèse demeure encore ici la vue d’un esprit mental : la conscience mentale elle-même ne sera jamais une telle forme de conscience directe de la matière, elle ne peut en être qu’une connaissance indirecte qu’elle prenne un point de vue spiritualiste ou un point de vue matérialiste. S’approcher de l’horizon infini s’il existe implique d’entrer dans un mouvement d’approfondissement réciproque du point de vue spirituel et du point de vue matériel.
Par exemple, d’un côté il nous faut douter du point de vue matériel tant qu’il demeure prisonnier des médiations technologiques car tant qu’il ne permet pas une conscience de plus en plus directe de notre matérialité c’est-à-dire un approfondissement de notre conscience charnelle, il reste une vue de l’esprit mental désincarné qui affirme que tout est matériel sans voir sa propre immatérialité. D’un autre côté, il faut nous méfier de toute déconsidération de notre chair qu’implique souvent le point de vue spiritualiste. Certes pour dégager le point de vue radical d’une perspective consciente a priori immatérielle, il nous faut douter ou mettre entre parenthèse des contenus mentaux, émotionnels, sensoriels, pulsionnels, etc. Ce doute ou cette mise entre parenthèse montrera un pouvoir de désidentification de la conscience vis-à-vis de tout support matériel, comme si elle était caractérisée dans son essence par le fait d’être une vacuité (le bouddhisme) , un presque rien, un quasi néant (Sartre ou Heidegger). Mais ce pouvoir libérateur de la conscience a-t-il une réelle consistance vis-à-vis du point de vue matérialiste s’il n’a pas un réel pouvoir transformateur de nos existences ? Autrement dit, cette vacuité, ce pouvoir de néantisation de la conscience signifie-t-il quelque chose matériellement ?

LE RIEN, LE TOUT, L’INDIVIDUALITE ET LA TRANSCENDANCE POSSIBLE DE LA CONSCIENCE QUI DOUTE.

1) En quoi « je suis » est-il « je suis tout en devenir » ? Y a-t-il une transcendance à « je suis tout en devenir » et à « je suis » ?

Schéma C de Douglas Harding

Croisant aussi ce que décrit Descartes en vue d’explorer phénoménologiquement la conscience, il nous semble que la pensée, l’aspect mental de la conscience qui embrasse tous les contenus de la conscience a quelque chose d’à la fois individuel et universel. Comme on le voit avec le « je suis » du schéma ci-contre qui s’ouvre sur un corps, la conscience s’exerce à partir d’une ouverture qui est une perspective individuelle sur le monde : elle traduit malgré le flou de son individualité un pouvoir d’individualisation. Par sa faculté de représentation mentale, elle semble capable d’une conscience de plus en plus abstraite de toute perspective : la conscience est malgré ses particularismes et singularités un pouvoir d’universalisation. Cette conscience mentale à la fois pouvoir d’individualisation et pouvoir d’universalisation semble plus certaine que la conscience de soi en troisième personne identifiée à une psychologie pourtant fluctuante, à un corps pourtant changeant. Si nous réinterprétons Descartes, l’espace infini ou le champ infini de la conscience en tant qu’ouverture motrice, sensorielle, émotionnelle s’inscrit dans l’ouverture mentale infinie qui l’englobe et que le « je suis » perçoit par son pouvoir d’universalisation. Suivant Descartes plus précisément, peut-on ajouter que ce champ universel de conscience mental manifesté et non manifesté qui englobe les autres champs et espaces de la conscience, dans sa dimension manifestée en nous, est le lieu d’exercice du « bon sens » que possède le « je suis » ?
Allant plus loin que Descartes sur ce point, l’évidence de « je suis » pourrait aussi bien se révéler de plus en plus l’effet enveloppant de cette éventuelle conscience englobante. Le « je suis » en tant qu’effet individuel d’un « je suis tout en devenir » pourrait envelopper sa cause qu’est ce « je suis tout en devenir » dans l’immédiateté de sa conscience ainsi que le suggère la pensée de Spinoza. La démarche cartésienne préparerait alors une démarche spinoziste. Le « je suis tout en devenir » serait donc l’aspect infiniment grand de l’espace/champ de conscience qui embrasse toutes les perspectives mentales, émotionnelles, sensibles, motrices et matérielles de la conscience alors que notre « je suis » n’en a qu’une très vague approximation au moment où il se découvre dans sa soi-disant évidence certaine, dans l’universelle bienheureuse solitude de son entendement. Faut-il ajouter que de même ce « je suis tout en devenir » embrasse aussi tous les infiniment petits usuellement inaccessibles pour le « je suis » immédiatement saisissable en première personne qui apprend à se distinguer de sa troisième personne ? La matérialité ou l’infiniment petit constituant le « je suis » est ce qui le connecte directement au « je suis tout en devenir» dans sa dimension la plus englobante. Pour Spinoza, prendre conscience singulièrement, individuellement mentalement et non seulement scientifiquement, généralement de sa sensibilité matérielle, de ses passions émotionnelles nous fait comprendre nous-même « je suis » individuel en tant que pensée universelle du « je suis tout en devenir». Mais pour Spinoza il y a une nécessité éternelle du devenir qui peut transformer le « je suis tout en devenir » en « je suis tout éternellement », un « je suis tout l’espace temps/ je suis tout le champ universel de conscience ».
Mais ce « je suis tout l’espace temps/ je suis tout le champ universel de conscience » n’est-il pas une dimension insaisissable de la conscience « je suis » en première personne puisque la prise de conscience singulière du « je suis tout en devenir » à travers notre individualité reste malgré tout claire confuse comme le suggère un survol de l’ensemble de nos sciences générales qui toutes sont inachevées bien qu’en constants progrès ? Si nous avions une idée claire et distincte ou adéquate de la totalité à travers notre singularité, nos sciences générales ne seraient-elles pas achevées ou en voie de l’être ?
Pour nous, abandonnant la démarche spinoziste pour nous remettre à l’écoute d’une démarche cartésienne, l’idée d’infini dans le champ de conscience mental n’est pas simplement une idée, c’est une réalité innée de ce champ de conscience qui se révèle en tout point de la conscience et qui déborde tous les espaces et les champs usuels de cette conscience. Le schéma C ci-dessus montre un « je suis tout en devenir » qui implique toutes les échelles de l’univers découvertes en l’état par les sciences objectives et qui s’avère le milieu d’émergence d’un « je suis » mais il faudrait y adjoindre les sciences psychologiques et sociales pour qu’il soit plus complet. Ce schéma montre et suggère l’échelle intergalactique, l’échelle galactique, l’échelle stellaire, l’échelle planétaire d’une part et de l’autre l’échelle subatomique quantique, les échelles atomique et moléculaire, les échelles minérale et cellulaire… Mais ce « je suis tout en devenir » n’implique pas que des échelles pour les sciences objectives, il y faudrait intégrer les échelles des sciences humaines car on passerait à côté du parallélisme spinoziste entre matérialité et pensée (au sens cartésien d’une pensée qui embrasse toutes les dimensions de l’intériorité). Tout réduire aux seules sciences objectives est un réductionnisme matérialiste qui manque l’intériorité vécue charnellement : notre conscience est du point de vue d’un observateur extérieur comme un lego de vibrations d’espaces temps mais notre psychisme comme celui de cet observateur constatent que ce lego de vibrations d’espace temps ne se révèle jamais en dehors de la conscience. A un certain niveau, à une conscience directe d’une pensée correspond une conscience indirecte d’un mouvement dans le lego de vibrations d’espace temps mais l’étude du lego matériel ne dira pas grand-chose d’une pensée fictive. Comment dans une vision réductionniste matérialiste tenir compte de la valeur fictive de la pensée ? On pourrait la nier comme certaines philosophies affirment illusoire tout ce apparaît dans la conscience en soulignant l’immatérialité profonde de la conscience. Le parallélisme évite les réductionnismes matérialistes ou immatérialistes, il est une forme de dualisme qui met de côté le problème de l’unité en affirmant qu’il est insondable du point de vue de la pensée.
Voici par exemple ce à quoi on parvient en développant, à l’image de Ken Wilber, le parallélisme qu’envisageait Spinoza à l’aide des connaissances contemporaines et en montrant les correspondances entre les échelles de l’infiniment grand (les collectifs) et celles de l’infiniment petit (les individuels) dans les domaines de la matière au sens actuel et de la pensée au sens cartésien :

PENSEE I N T É R I E U RE -SCIENCES SUBJECTIVES
MATIERE E X T É R I E U RE - SCIENCES OBJECTIVES

INTENTIONNEL
Intérieur, subjectif, psychologie, spiritualité, valeurs, idées, soi, perceptions, intentions, peurs…
BEAU
ART ESTHETIQUE ETHIQUE INDIVIDUELLE -
PHENOMENOLOGIE ET SCIENCES DE L’INTERPRETATION PSYCHOLOGIQUE…
COMPORTEMENTAL
Monde physique microscopique, actions, attitude, faits, statistiques, but, physiologie, nature, corps, biologie, empirisme…
VRAI
TECHNOSCIENCES
SCIENCES PHYSIQUES - BIOLOGIE
- MATHEMATIQUES


I
N
D
I
V
I
D
U
E
L
CULTUREL
Croyances, compréhension du monde, tabous, éducation, langage et signes, mythes, dialogue collectif…
BON
MORALE DES MOEURSJUSTICE - ART POLITIQUEART PEDAGOGIQUE
SCIENCES DE L’ INTERPRETATION CULTURELLE -
PHENOMENOLOGIE INTERSUBJECTIVE…
STRUCTUREL
Structures d’organisation astronomiques, écologiques, structures sociale, éducative, économique, politique...
SYSTEMATIQUE - EFFICACE
SCIENCES DES ORGANISATIONS
– ASTROPHYSIQUE -
ECOLOGIE SCIENTIFIQUE –SCIENCES SYTEMIQUES - STATISTIQUES SOCIALES…


C O
L
L
E
C
T
I
F




Rappelons une nouvelle fois que la pensée intérieure et la matière extérieure sont toujours à l’intérieur de la conscience. Mais d’autres échelles voire d’autres modes que la pensée intérieure et la matière extérieure peuvent encore échapper aux sciences objectives et aux sciences humaines par définition inachevées et limitées[8] : le fait effectif de l’infini en nous n’exclut pas des manifestations de la transcendance dont nous n’aurions pas encore conscience car effectivement non encore manifestées. Wilber annonce lui-même de nouvelles échelles matérielles et spirituelles que ce soit sur le plan de l’infiniment grand (les collectifs) ou de l’infiniment petit (les individuels). Cependant il ne semble pas envisager comme le permet Sri Aurobindo que ces diverses dimensions pourraient évoluer dans une conscience où leur différence ne soient plus significatives, une évolution où ces dimensions parallèles fusionnent dans une conscience où l'approche subjective phénoménologique et l'approche matérialiste soient transcendées dans une connaissance où les énergies matérielles soient manipulables comme le sont pour nous nos pensées.
Quoi qu'il en soit, Le doute qu’induit l’évolution du tout sur la clôture du « je suis tout » nous amène ici à ne pas exclure la nécessité d’un acte de foi du « je suis » personnel envers une transcendance de son champ de conscience infini mental qui pourtant paraît se donner les moyens mentaux et techniques d’embrasser l’infiniment grand et l’infiniment petit. Descartes lui-même a bien saisi ce point en insistant sur une idée infinie qui déborde le champ mental de notre conscience et par là même toute nos sciences mentales. En voyant ici simultanément la certitude d’un « je suis » et d’un « je suis tout » qui pointe une possible transcendance de ce qu’ils sont maintenant nous voyons plus que l’exposé de Descartes ne le suggère combien la certitude de notre première personne est attachée à l’interprétation de ce « je suis tout » : l’ordre mental des raisons est dans notre approche clairement second par rapport à l’ordre de la nature de ce qui est du point de vue même de l’ordre mental des raisons.
Un autre indice peut servir notre interprétation de ce « je suis tout » par rapport au « je suis ». Ce « je suis tout » en tant que source de l’individualisation de la conscience dans une perspective sensible et matérielle, source de l’individualisation des autres personnes qui s’y montrent n’est pas simplement un « je suis tout» personnel. Ce « je suis tout » par ses composantes matérielles et énergétiques s’expriment aussi comme dimension impersonnelle. En un sens ce « je suis tout » de notre schéma C doit être entendu dans un sens qui transcende le personnel et l’impersonnel : Wilber parle ainsi de nature transpersonnelle.
S’il existe une telle nature transpersonnelle notre « je suis » ferait écho à une transcendance « JE SUIS », « TU ES », « CELA EST » voire « CELA EST AUTREMENT QUE CE QUI EST» dont notre « je suis » ne serait qu’une image toujours lointaine. En effet si nous reprenons le développement du parallélisme inspiré par Wilber, on peut associer chaque partie du quadrant à ces nominations :

DIMENSIONS SUBJECTIVES
DIMENSIONS OBJECTIVES



JE SUIS.


CELA EST.
I N D I V I D U E L

TU ES,
NOUS.


CE SONT.
C OL L
E C
TI F




Mais ultimement si nous reconnaissons le caractère évolutif et ouvert de ce quadrant, s’approcher de ce « je suis tout » qui surplombe la conscience « je suis » en première personne revient à se confronter à l’inconnu, au mystère transpersonnel, à un X clé de ce qui existe, présent en tout existant, en tout point du champ de conscience et éventuellement qui le transcende en tout point.
Face à cette possible dimension transpersonnelle transcendante source d’elle-même et du « je suis » et des contenus de sa conscience « je suis tout », le « je suis » n’est pas seulement convié à l’humilité et à la contemplation devant l’ignorance d’une éventuelle composante d’altérité qui déborderait sa mêmeté[9]. Parce que le « je suis » est le « je suis tout» du champ de conscience en entier, la découverte d’une possible altérité absolue en lui s’inscrit comme ce qu’il est éventuellement en profondeur et ce qu’il est appelé éventuellement à devenir. S’il ne veut plus retomber dans les confusions d’une troisième personne illusoire, dans la perspective possible d’une transcendance, il ne peut que s’emplir d’une aspiration confiante à connaître de plus en plus ce qu’il est en totalité et qui déborde toute totalité, car seule une aspiration confiante à embrasser le sens de vrai de son devenir peut lui révéler cette transcendance si elle existe et qui pour l’instant du point rationnel n’est que possible. Cependant la vision d’un « je suis tout » sans transcendance et la seule foi en un « je suis » qui sous-tend maintenant un « je suis tout » depuis toujours reste possible. Elle n’empêche pas d’ailleurs la découverte effective d’une transcendance dégagée de toutes les projections typiques de la foi humaine, s’il s’agit, avant d’être pour elle aussi une forme de foi, d’un engagement en faveur de la connaissance.
Pour conclure, il nous semble donc que la volonté de connaître authentiquement la totalité du « je suis », le « je suis tout » du « je suis » doit entrer en dialogue avec l’aspiration éthique légitime à une transcendance qui puisse faire évoluer en mieux ou « autrement mieux » notre « je suis tout » en réponse au besoin authentique croissant du « je suis ».

2) – Y a-t-il une vacuité transcendant le « je ne suis rien » lui-même qui rendrait illusoire le « je suis » et le « je suis tout » ?

Mais le « je suis » se révèle aussi comme point d’échappement universel à toute perspective, pur « je ne suis rien » (voir le schéma ci-dessus) dans lequel s’inscrit la révélation[10] du « je suis tout » et du « je suis » individuel qui se projette en troisième personne. La conscience est comme un zéro, un vide ou une vacuité où s’inscrivent des champs, des échelles d’espace et leur devenir. En un sens la conscience réalisant son « je ne suis rien » est comme extérieure au devenir, elle a une dimension intemporelle : ce qui seulement regarde, ce qui seulement sent, ce qui est seulement conscient se tient en permanence dans un instant intemporel alors que ce qui est regardé, senti et mis en mouvement de conscience est temporel, implique un devenir, une impermanence[11]. Cette vacuité profonde de cette dimension de la conscience peut être tellement prégnante que le « je suis » et le « je suis tout » peuvent sembler illusoire dans la mesure où ils peuvent sembler des phénomènes transitoires qui ont paradoxalement la capacité de faire oublier à la conscience sa dimension la plus profonde, la plus stable, la plus immobile, etc. Cependant cette vacuité n’exclut pas elle-même une forme de transcendance d’elle-même : car le doute insistera sur le caractère bien souvent mental de cette vacuité. Une conscience humaine désidentifiée de ses contenus mentaux, émotionnels, sensoriels voire matériels demeure encore une vacuité mentale, émotionnelle, sensorielle voire matérielle. Une vacuité s’abstrayant de tous les champs et les espaces de la conscience et donc une vacuité véritablement transcendante n’est-elle pas envisageable ? Cette vacuité transcendante serait fondamentalement un AUTREMENT QU’ETRE que précédemment nous avons peut-être entrevu en nommant « CELA EST AUTREMENT QUE CE QUI EST» la transcendance transpersonnelle du « je suis » et « je suis tout ».

3) – Doutes et relations pratiques à notre troisième personne.

La découverte d’un « je suis » en première personne distinct d’une troisième personne en laquelle il se projette comme représentation mentale pose alors nettement problème. Le doute surgit en plusieurs points. Car ce « je suis » en première personne implique aussi deux dimensions en profondeur qui paraissent l’outrepasser et une éventuelle transcendance absolue débordant le champ usuel de la conscience.

Un autre schéma de Douglas Harding :
La dimension « je suis tout » de ce « je suis » lorsqu’elle est explorée pose des questions sur le rapport entre le genre du même et de l’autre au sein de la conscience. Faut-il poser une altérité irréductible qui resterait à jamais étrangère à notre « je suis » ? Faut-il l’interpréter comme révélation d’une transcendance origine et centre de tous les perspectives « je suis » et dont chaque « je suis » serait en fait l’individualisation ? Faut-il plus simplement considérer cette transcendance cosmique comme l’élan évolutif de « je suis » ? Est-ce la dimension de « je suis » par laquelle il est « je suis une expression du tout en évolution »[12] ? En effet dès que le « je suis » aspire vraiment à participer à sa transcendance, bien qu’en un sens celle-ci sans cesse lui échappe, ne le fait-elle pas évoluer de plus en plus à son image en faisant évoluer le « je suis tout » de ce « je suis » ? Enfin cette transcendance dans sa dimension cosmique est-elle personnelle ou impersonnelle ?
La dimension « je ne suis rien » quant à elle induit une mise en doute de la réalité des deux autres bien qu’elle n’exclut pas une transcendance qui soit pure vacuité. Le « je suis » et le « je suis tout » lorsqu’ils sont vus de plus en plus du point de vue d’une vacuité de la conscience semblent des manifestations impermanentes, chaotiques, illusoires, etc.


Cette dimension est propice à la démarche sceptique. Il y a comme une transcendance apophatique c’est-à-dire une transcendance qui nie toute qualification de l’essence de la conscience et donc relativise toute manifestation en chaque point de la conscience « je suis » voire en chaque point où se manifestait une éventuelle transcendance cosmique du « je suis tout ». A partir de là, est-ce que la vacuité de la conscience, si elle est prépondérante et première, ne rend pas apparente ou même illusoire les évidence d’un « je suis » en première personne et d’un « je suis tout » disqualifiant par là toute conception évolutive de la transcendance ? Ne conduit-elle pas au scepticisme le plus strict qui nous conduit à accepter que nous ne pouvons pas connaître l’essence ultime des choses puisqu’elles peuvent être considérées autant comme des illusions que comme les manifestations d’une réalité cosmique en un devenir dont le sens est inscrutable ?
Comment répondre à toutes ces questions ? La distinction de notre troisième personne et de notre première personne qui reste bien souvent précaire une fois appréhendée dans son évidence peut-elle gagner une consistance qui nous permette de nous lancer dans une exploration phénoménologique authentique de notre conscience et de son éventuelle transcendance ? A vrai dire, le point où notre scepticisme trouve naturellement prise concerne le rapport entre notre volonté liée à notre troisième personne et ce qu’elle devient en première personne. C’est toujours la volonté en troisième personne qui peut douter de l’évidence de la première personne en estimant qu’elle est insaisissable et donc sans effet. La volonté en troisième personne peut toujours utiliser le doute pour ne pas tenter d’explorer les dimensions « je ne suis rien », « je suis tout » du « je suis ». Mais le doute authentique part seulement de l’évidence du « je suis », « je suis tout », « je ne suis rien » et concerne prioritairement l’interprétation de ses dimensions du point de vue de l’essence ultime d’une éventuelle transcendance.

Si nous insistons sur le « je suis rien » de la première personne, la volonté en troisième personne est une apparence parmi d’autres. Mais parce que la volonté en troisième personne est l’apparence qui nous fait prendre au sérieux la réalité de ses objets, elle est en nous la racine d’une illusion. Du point de vue de la vacuité, il peut paraître inutile de transformer quoique ce soit du mouvement illusoire de notre troisième personne qui se confond volontiers avec notre première personne « je suis » indubitable. On peut juger qu’il suffit grâce à la vision authentique en première personne de la distinguer de plus en plus clairement afin d’en apercevoir de plus en plus nettement la vacuité. L’effort spirituel consisterait alors à se défaire de tout effort pour laisser être le devenir de la conscience librement sur fond de vacuité. Se croire l’auteur de sa volonté revient à manquer notre identité profonde avec la vacuité de la conscience.


Si en outre nous insistons sur le « je suis tout » de la première personne, la volonté en troisième personne doit se réorienter, s’unifier de plus en plus consciemment au tout comme volonté qui sait qu’elle est toujours l’expression du tout cosmique. L’acceptation sur fond de vacuité de la volonté en troisième personne quelle qu’elle soit comme une illusion paraît alors une attitude insuffisante pour accéder à l’entièreté de la vision authentique en première personne. Se désintéresser de ses actes en s’identifiant à la vacuité de la conscience reviendrait à manquer l’exploration conséquente de cette dimension « je suis tout ».
Nous voyons jusqu’ici que toutes les difficultés se concentrent donc sur la volonté en troisième personne revisitée et explorée avec l’évidence insaisissable que « je suis » aussi en première personne un « je ne suis rien » et un « je suis tout ». Cependant à ce stade nous n’avons pas pris en compte le fait l’individualité du « je suis » qui pourrait être une individualisation d’une transcendance du « je suis tout » et du « je ne suis rien ».
Ce schéma allie vision en première personne et spiritualité stoïcienne


Ici la vacuité implique donc cachée en son sein la transcendance autocréatrice de sa manifestation

La discrimination entre troisième personne et première personne aurait alors une toute autre conséquence quant au rapport à notre volonté en troisième personne. Il s’agirait de faire aspirer le « je suis » à une nouvelle évolution à l’image de cette transcendance au niveau de son « je suis tout » et donc de vraiment rompre ses relations avec une volonté en troisième personne qui symboliserait une image imparfaite de la transcendance. Sa troisième personne serait en partie le reflet du besoin inhérent d’incarner une image plus précise de la transcendance absolue des trois dimensions « je suis », « je suis tout » et « je ne suis rien ». Mais en même temps son reflet au niveau de la volonté de la troisième personne resterait confus parce que la troisième personne reste aussi le reflet du tout lui-même dans ses limites à refléter la transcendance absolue. La volonté de la troisième personne devrait alors se purifier de ce qui l’empêche de refléter le besoin essentiel de son authentique première personne en prenant la responsabilité de l’imperfection du monde à commencer bien sûr par la sienne comme la sienne propre. Apprendre à reconnaître son imperfection et l’imperfection du monde permettrait à la volonté de la troisième personne de vraiment sentir le besoin de son authentique première personne, voire de devenir la simple expression volontaire de ce besoin essentiel, de peu à peu donc être un vecteur au service d’une plus grande manifestation de la transcendance absolue.

Devant ces trois approches possibles entre notre première personne et notre troisième personne, il nous faut donc porter notre enquête encore plus à la croisée apparemment insaisissable entre notre première personne et notre troisième personne.




[1] . Mélanie Klein avait repéré la première dans la tradition psychanalytique des traumatismes de la naissance. Dans Pour une naissance sans violence, Frédérick Leboyer développe cette approche. Christophe Massin, un psychiatre qui comme Frédérick Leboyer se réclame d’une tradition de sagesse liée à Swâmi Prajnanpad cite aussi des souvenirs prénataux de ses patients. Les techniques de Rebirth Therapy mises au point par Léonard Orr ou Le cri primal d’Arthur Janov permettent de retrouver les souvenirs de ce moment crucial de notre existence.
[2] . Nous privilégions ici la mère dans la prise de conscience de l’enfant mais nous pensons qu’un père peut acquérir ce qui fait le propre d’une mère. Il peut avoir été assez proche de son enfant dès sa conception dans le ventre de la mère pour participer tout aussi pleinement que la mère dans les premiers mois à la constitution primaire de la conscience de l’enfant.
[3] . Ces propos s’inspirent de Richard Moss dans son Deuxième miracle, Le souffle d’or.
[4] . Bien entendu, le fait de ne pas dire « je » montre une conscience amoindrie du « tu » et du « nous ». En un sens l’individuation que signale le « Je » a une légitimité comme responsabilité face à un « Tu » et donc comme étape vers l’émergence d’une conscience d’une première personne du pluriel. Mais qu’on y pense, le « Je » nous engageant en première personne assume la responsabilité de tout le monde phénoménal, de tout le vécu de la conscience y compris les injustices subies alors que le « je » confondu avec la troisième personne n’assume qu’une responsabilité cherchant à se déresponsabiliser de ce qui est jugé n’étant pas moi. Le « Je » responsable est donc celui d’une troisième personne se réalisant première personne, c’est-à-dire se réalisant responsable de tout par l’écoute d’un « Tu » qu’elle est aussi. Le mouvement de réalisation s’accomplit quand émerge un « Nous » au singulier de la première personne du pluriel. Ceci sera l’objet des essais suivants et surtout de ceux partant sur le politique et son évolution spirituelle.
[5] . Le « de » est en italique pour marquer le fait qu’il peut être soit un génétif objectif soit un génétif subjectif ou encore simultanément les deux sans qu’on puisse en l’état trancher la question.
[6] . Le « de » est en italique pour marquer le fait qu’il peut être soit un génétif objectif soit un génétif subjectif ou encore simultanément les deux.
[7] . Le « de » est en italique pour marquer le fait qu’il peut être soit un génétif objectif soit un génétif subjectif ou encore simultanément les deux
[8] . Nous renvoyons sur ce point des limites de la science à nos réflexions suivantes : La science a-t-elle des limites ? et La conscience religieuse s’oppose-t-elle à la démarche scientifique ?
[9] . Nous reprenons ici l’interprétation de Descartes et de la phénoménologie, suggérée par Emmanuel Lévinas ou Jean-Luc Marion. L’espace de conscience du « je suis » authentique que d’ailleurs Lévinas est incapable de distinguer de l’ego usuel n’est pas simplement l’espace de conscience du même que seule une altérité pure déborde à ce point qu’il faille penser une autre conscience séparée.
[10] . Ne faudrait-il pas mieux parler simultanément de révélation et d’évolution. Ce schéma intègre ce que la raison objective nous apprend sur les différentes échelles matérielles imbriquées au milieu desquelles se constitue le corps humain : échelle intergalactique, échelle galactique, échelle stellaire, échelle planétaire d’une part et de l’autre échelle subatomique quantique, échelles atomique et moléculaire, échelles minérale et cellulaire. Le « je suis » authentique individuel est le fruit évolutif de cet aspect « je suis tout ». La révélation consciente du « je suis tout » en « je suis » individuel authentique est simultanément l’évolution spirituelle à partir d’une conscience en troisième personne illusoire car faussement confondue avec le « je suis » authentique.
[11] . Cette approche de la conscience comme vacuité est celle du bouddhisme.
[12] . Ici il faudrait comprendre qu’il s’agit aussi bien d’une évolution du tout que d’une évolution d’une expression singulière du tout.

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