Préambule :
Cet article présuppose d'avoir une intuition phénoménologique de la lumière spirituelle. Ce que je dénomme ainsi s'inscrit dans une convergence des philosophies spirituelles et des spiritualités religieuses.
L'article ci-dessous précise le concept de lumière spirituelle à travers ses occurrences et propose une démarche phénoménologique expérimentale pour que se reconnaisse ce que le concept désigne :
https://carnetphilosophique.blogspot.com/2023/11/experimentations-de-la-presence-de-la.html
L'abord d'un chemin spirituel est bien souvent différent de la pratique sur le long terme.
A première vue, l’engagement spirituel théiste ou déiste semble plus périlleux pour demeurer sa propre autorité. La conviction qu’une relation personnelle avec notre réalité ultime a du sens ne va pas de soi. Elle ne semble pas immédiatement favorable à notre sens moderne de l’autorité personnelle. Un moderne regarde avec commisération un individu qui s’adresse à des objets. La conviction que la lumière spirituelle de la vie universelle pourrait communiquer avec notre personne n’est-elle pas du même ordre ?
Toutefois, rien ne dit qu’un engagement sur des voies prônant l’impersonnalité de la vie universelle soit moins périlleux. Telle voie bouddhiste ou telle voie spirituelle venue d’Inde ou de Chine présuppose souvent de suivre aveuglément un chemin traditionnel ou un maître spirituel censé nous guider
[1].
Par ailleurs, rien ne permet d’affirmer de façon indiscutable l’absence de dimensions personnelles au sein même de la lumière spirituelle.
Les voies impersonnelles ont une curieuse notion de non savoir de l'absolu lorsqu'elles proclament l'impersonnalité de l'essence de la présence.
Quand le dévot, ici un amoureux de l’amour, a trouvé en lui la lumière spirituelle, il sait qu’il entrevoit le trône de son Dieu ou de sa déité au centre de l’esprit. Il se situe plus facilement en périphérie. Jusqu’à son unité d’amour avec le Divin, au centre de soi, il se situera en tant que personne, à la périphérie, qui reste à transformer.
Celui qui trouve la lumière impersonnelle en son centre par un chemin de reconnaissance affirme qu’au centre de soi, il n’y a personne. Il évitera sans doute plus aisément les pièges de la croyance que le dévot.
Cependant prêtons attention à la mise en garde de Sri Aurobindo :
"Oui, la soumission au Divin impersonnel (sans forme) laisserait certaines parties de l'être assujetties aux
gouna et à l'ego, car les parties statiques seraient libérées dans le sans-forme alors que la nature active resterait livrée au jeu des
gouna. Nombreux sont ceux qui se croient libérés de l'ego parce qu'ils ont le sentiment d'une existence sans forme. Ils ne voient pas que des éléments égoïstes subsistent dans leurs actes tout comme avant.",
Lettres sur le yoga, III, Buchet/Chastel, p.129.
On ne peut certes pas opposer la sécheresse impersonnelle et la passion dévotionnelle. Il y a aussi une compassion fondée sur cette dimension impersonnelle qui n’est pas sans faire écho à l’amour cultivé par la dévotion.
Mais selon nous, approfondir l’impersonnalité ne devrait pas empêcher de questionner certaines idées et de retrouver la valeur infinie de la dimension personnelle inscrite au cœur même de la source de ce qui est et qui devient.
Par exemple, dans quelle mesure est-il vrai qu'il n'y a rien à faire sinon laisser la vie universelle et impersonnelle se réaliser ici ? En tenant ce discours, nous pouvons en effet aisément nous autoriser un refus subtil de participer personnellement à transformer en nous ce qui résiste à l’élan évolutif de la vie universelle. Affirmer qu’il n’y a rien à faire revient alors à ignorer que notre individualité n’est pas seulement le produit en devenir de forces et d’énergies cosmiques.
Si incarner consciemment une individuation directe de la vie universelle elle-même est possible, nourrir patiemment l’aspiration à le réaliser sera alors crucial.
Si une individuation de la vie universelle a du sens en amont de notre ego qui s'identifie à cette individualisation dont il réclame la propriété, alors en la vie universelle, une dimension impersonnelle s'accompagne d'une dimension personnelle.
S’agripper à la paix immuable de la vie universelle et en ignorer l’impulsion évolutive limite l’ouverture de notre cœur et son intelligence. On préserve secrètement alors un dualisme subtil entre un monde relatif périphérique, endroit où les désirs humains sont perpétués, et la conscience d’une liberté absolue.
Certains philosophes opposent l'altruisme efficace à un altruisme et une compassion s'exerçant d'abord par empathie. S'il y a une évolution mettant en jeu l'amour alors aimer sans y participer ne serait pas très efficace.
Un dévot sait dans la lumière de sa déité qu’il doit être transformé pour ne faire qu’un avec elle : il aspire à fondre sa vie personnelle dans l’absolu. Au centre de tout, du point de vue de l’absolu qui se découvre à lui, il peut voir que tout est parfait en être et en devenir. Pour un dévot, en effet, le divin est parfait en être et en acte. Son amour, cependant, le pousse à discerner davantage ce qui est à transformer en lui pour s’unir totalement à son essence absolue (qu'est le divin) dans les profondeurs de son cœur. Immanquablement, des résistances au devenir se dévoilent. Les surmonter lui réclame un effort d’aspiration plus sincère en vue d'un don de soi au Divin.
Sri Aurobindo précise ce paradoxe de l'effort et du don de soi :
" Dans la mesure du don et de la consécration de soi, le sâdhak [l'aventurier spirituel] prend conscience que la Shakti divine [La Mère Esprit du Devenir] fait la sâdhâna [le chemin spirituel] et pénètre en lui de plus en plus en y établissant la liberté et la perfection de la Nature divine. Plus cette opération consciente remplace son propre effort, plus rapide et véritable devient le progrès. Mais elle ne peut faire disparaître complètement la nécessité de l'effort personnel qu'au moment où la soumission et la consécration sont devenues pures et complètes de haut en bas.
Remarquez qu'une soumission tamasique [liée à notre inertie, induisant léthargie et paresse] refusant de se soumettre aux conditions et demandant au Divin de tout faire et de vous épargner toutes les difficultés et toutes les luttes, est une duperie et ne mène ni à la liberté ni à la perfection.", Sri Aurobindo, La Mère.
A cet endroit, une démarche dévotionnelle sincère peut recourir au tranchant de la connaissance.
Mieux connaître la vie universelle en son être et en son devenir mettra à jour des croyances non questionnées, des ombres insoupçonnées. Ces résistances à la transformation spirituelle ont des composantes socioculturelles autant que personnelles.
Joindre le point de vue impersonnel de la connaissance et le point de vue personnel de la dévotion amènerait alors à mieux entrer dans le processus évolutif de la vie universelle. Il amènerait aussi à mieux le servir.
Une fois la vie universelle réalisée, une fois nos vies personnelles devenues ondes embarquées sur le grand fleuve de la vie, une partie de nous se dissout en effet dans une paix immuable, sans forme, et il n’y a plus rien à faire à ce sujet.
Mais, au nom de cette paix immuable, il y a de la mauvaise foi à affirmer que tout est parfait et à nier qu’il y ait un perfectionnement à l’œuvre.
Il ne s’agit pas d’un idéalisme. Les formes individuelles et socioculturelles peuvent vivre un processus spirituel de transformation.
Si la dynamique de ce perfectionnement de la vie universelle se matérialisait sous nos yeux, elle liquiderait toutes nos tentations nihilistes et notre défiance à la racine. Aucune forme de foi ne serait plus d’actualité. Mais notre attentisme aurait fait partie du nœud évolutif qui viendrait d’être surmonté.
Et surtout, il serait évident que nous aurions pu nous laisser gagner depuis longtemps par la joie intérieure créatrice du processus spirituel de transformation. Nous saurions alors sans aucun doute que cette joie avait toujours brillé et impulsé notre devenir sans attendre notre adhésion pleine et entière.
Dans La cause de Dieu, paragraphes 71 et suivants, l'un de ses Essais de Théodicée, Leibniz décrit ce processus paradoxal liant la paix immuable du fleuve de la vie, qu’il appelle Dieu, et son processus d’écoulement temporel transformateur. Pour lui, ce fleuve divin de la vie nous emmène tous sans exception. Tous nos progrès résultent de sa force d’écoulement et, à la fin, nous pourrions tous être amenés à évoluer à sa vitesse :
« Lorsqu'un fleuve emporte avec soi des embarcations, il leur imprime une vitesse, mais limitée par leur inertie propre, en sorte que, toutes choses égales d'ailleurs, les plus chargées vont le moins vite. Ici donc, la rapidité vient du fleuve, et la lenteur du fardeau ; le positif de la vertu du moteur, et le privatif de l'inertie du mobile.
C'est de la même manière, doit-on dire, que Dieu attribue de la perfection aux créatures, mais une perfection limitée par leur réceptivité propre.
De la sorte, l'entendement se trompera souvent par défaut d'attention, la volonté se brisera par défaut de promptitude, toutes les fois que l'esprit, qui doit tendre jusqu'à Dieu, c'est-à-dire jusqu'au Bien Suprême, s'attachera par inertie […]. »
Chacun est embarqué dans le processus évolutif de la vie universelle, qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non. Chacun évolue à son rythme, avec ses difficultés et des résistances. Ces différences font partie de notre individuation.
L’aventure de ceux qui naviguent devant nous préfigure la nôtre. Dans le sillage de ceux qui précèdent, certains, dont l’embarcation semblait fragile, prendront le relai. Ils utiliseront les routes tracées par leurs aînés et iront toujours plus avant.
Sur le fleuve de la vie, la foi et la confiance en la vie universelle supposent que ce qui nous sépare ne peut que s’amoindrir.
Le pari spirituel auquel nous invitons ici est de réaliser qu’une même vie s’individue innombrablement. Ce pari spirituel peut faire de certains d'entre nous les pionniers d’une fraternité ouverte surmoderne.
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Périssoires à Yerres (1877) - Gustave Caillebotte |
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