Dans la philosophie occidentale, l'idée d'infini a été souvent invoquée pour justifier l'existence de Dieu. Un infini en acte et infiniment parfait peut être conçu de façon évidente sans être représentable (compréhensible) par notre intellect.
Descartes estime que cette idée d'infini est une idée que nous ne pouvons pas avoir élaborée puisque nous la concevons clairement et distinctement sans pouvoir la comprendre.
Dans la 3ème des Méditations Métaphysiques, il écrit :
Cette idée, dis-je, d'un être souverainement parfait et infini est très vraie; car encore que peut-être l'on puisse feindre qu'un tel être n'existe point, on ne peut pas feindre néanmoins que son idée ne me représente rien de réel, comme j'ai tantôt dit de l'idée du froid. Elle est aussi fort claire et fort distincte, puisque tout ce que mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vrai, et qui contient en soi quelque perfection, est contenu et renfermé tout entier dans cette idée. Et ceci ne laisse pas d'être vrai, encore que je ne comprenne pas l'infini, et qu'il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre, ni peut-être aussi atteindre aucunement de la pensée; car il est de la nature de l'infini que moi qui suis fini et borné ne le puisse comprendre; et il suffit que j'entende bien cela, et que je juge que toutes les choses que je conçois clairement, et dans lesquelles je sais qu'il y a quelque perfection, et peut-être aussi une infinité d'autres que j'ignore, sont en Dieu formellement ou éminemment, afin que l'idée que j'en ai soit la plus vraie, la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit.
Mais auparavant que j'examine cela plus soigneusement, et que je passe à la considération des autres vérités que l'on en peut recueillir, il me semble très à propos de m'arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d'admirer et d'adorer l'incomparable beauté de cette immense lumière au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre. Car comme la foi nous apprend la souveraine félicité de l'autre vie ne consiste que dans cette contemplation de la majesté divine, ainsi expérimentons-nous dès maintenant qu'une semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie.A la lecture, on peut hésiter : nous parle-t-il d'une idée intellectuelle de Dieu ou d'une expérience de la lumière de Dieu ?
En revenant à Anselme de Canterbory, nous percevons que la chose la plus grande qui se puisse penser déborde vers quelque chose au-delà de notre pensée sans pouvoir l'atteindre. Nous atteignons par l'idée d'infini le bord extrême de notre pensée qui semble suspendu dans une conscience plus large et ample que la nôtre.
Or donc, l'insensé lui-même doit convenir qu'il y a dans l'intelligence quelque chose dont on ne peut rien concevoir de plus grand, parce que lorsqu'il entend (cette expression), il la comprend, et tout ce que l'on comprend est dans l'intelligence. Et certainement ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand ne peut être dans l'intellect seul. En effet, s'il n'était que dans l'intelligence, on aurait pu penser qu'il soit aussi en réalité : ce qui est plus. Or donc, si l'être dont on ne peut concevoir de plus grand est dans l'intelligence seule, cette même entité, dont on ne peut rien concevoir de plus grand, est quelque chose dont on peut concevoir quelque chose de plus grand : mais certainement ceci est impossible. Par conséquent, il n'y a aucun doute que quelque chose dont on ne peut rien concevoir de plus grand existe et dans l'intelligence et dans la réalité.
Le monothéisme interprète cette expérience comme le point où dans notre vision intérieure nous touchons la lumière incréée de Dieu. Ce n'est jamais immédiatement lumineux et glorieux mais c'est une conscience au-delà de toute idée d'infini et qui seule la contient réellement alors que la nôtre en est débordée.
L'expérience de l'idée d'infini nous permet de distinguer notre pensée, notre connaissance et la conscience divine qui va au-delà de toute pensée et donc s'en distingue.
Nous touchons avec cette réalité au-delà de notre pensée humaine à la nuée obscure où Dieu se voile. Il y a la situation paradoxale dans cette expérience de la présence de Dieu par le biais de l'idée d'infini. D'une part on perçoit une part de la gloire divine dans l'idée d'infini, une lumière où il se dévoile à nous tout. D'autre part, en percevant les limites de cette représentation de Dieu à travers l'idée d'infini, Dieu transcende son idée en nous et entourant notre pensée d'une nuée obscure où rien ne se donne à connaître de lui. Dans la nuée nous sommes plus proches de lui mais sa gloire nous échappe. Dans l'idée d'infini nous en avons une connaissance mais déjà nous sommes loin de lui.
Anselme écrit dans son Prolosgion :
CHAPITRE XVI.
Oui, Seigneur, elle est inaccessible la lumière au soin de laquelle vous habitez; nul regard, excepté le vôtre, ne peut en sonder les profondeurs mystérieuses pour vous contempler face à face. Il est donc vrai de dire que je ne la vois point parce qu'elle est trop éclatante pour moi ; et cependant tout ce que je vois c'est par elle que je le vois. Ainsi celui dont la vue est faible, voit tous les objets qui l'entourent au moyen de la lumière du soleil, bien qu'il ne puisse contempler dans le soleil lui-même la lumière qui l'éclaire. Votre majesté, ô mon Dieu, étonne mon intelligence; la splendeur qui vous environne a trop d'éclat; les yeux de mon âme ne peuvent supporter les rayons de votre gloire. Votre lumière m'éblouit. Votre grandeur m'accable. Votre immensité m'écrase, et ma raison se perd dans les profondeurs mystérieuses de votre nature.
Ô lumière sublime et inaccessible ! Ô vérité suprême et éternelle ! Que tu es loin du moi, qui suis si près de toi ! Tu m'environnes, et je ne puis jouir de ton aspect; tu remplis l'univers de ta présence, et je ne te vois pas; je vis et j'existe en toi, et je ne puis t'approcher; tu es en moi, autour de moi, partout, et je ne t'aperçois point !
CHAPITRE XVII.
Ô mon Dieu ! Vous restez encore caché à mon âme dans les profondeurs de votre lumière et de votre béatitude, et c'est pourquoi mon âme reste encore dans ses ténèbres et dans sa misère. Elle vous regarde et ne peut contempler votre beauté ; elle vous écoute et ne peut entendre l'harmonie de votre voix; elle vous respire et ne peut s'enivrer des parfums délicieux qu'exhale votre essence ; elle vous goûte et ne peut connaître votre saveur divine ; elle vous touche et ne peut sentir combien vous êtes doux. Pourtant toutes ces propriétés sont en vous, elles sont en vous d'une manière ineffable, puisque vous les avez données aux objets que vous avez créés ; mais les sens de mon âme sont énervés, engourdis par la longue torpeur du péché.
L'être borné peut-il imaginé et inventer l'infini, si l'infini n'est point ? Notre esprit, si faible et si court, ne peut se former par lui-même cette image, qui n'aurait aucun patron. Aucun des objets extérieurs qui nous environnent ne peut nous donner cette image ; car ils ne peuvent nous donner l'image que de ce qu'ils sont ; et ils ne sont rien que de borné et d'imparfait. Où la prenons-nous donc cette image distincte, qui ne ressemble à rien de tout ce que nous sommes, et de tout ce que nous connaissons ici-bas hors de nous ? D'où nous vient-elle ? Où est donc cet infini que nous ne pouvons comprendre parce qu'il est réellement infini, et que nous ne pouvons néanmoins méconnaître, parce que nous le distinguons de tout ce qui lui est inférieur ? où est-il ? S'il n'était pas, pourrait-il venir se graver au fond de notre esprit ?
Par la suite, il conclura en insistant sur le fait que notre intériorité et l'immensité (l'idée d'infini donc) sont forcément toutes deux inclues dans la lumière divine. A l'occasion, il déconstruit toutes nos compartimentations (sur ce concept, voir notre article ici) pour nous permettre de la reconnaître dans son évidence. Non, Dieu n'est pas extérieur à nous comme l'est usuellement ce qui correspond à tel concept concernant une existence autre que la nôtre. Mais non plus, on ne peut le dire strictement intérieur à nous ou autrement dit de même substance que nous puisqu'il nous dépasse infiniment :
C'est donc à la lumière de Dieu que je vois tout ce qui peut être vu.
Mais quelle différence entre cette lumière et celle qui me paraît éclairer les corps ! C'est un jour sans nuage et sans ombre,sans nuit, et dont les rayons ne s'affaiblissent par aucune distance. C'est une lumière qui n'éclaire pas seulement les yeux ouverts et sains, elle ouvre, elle purifie, elle forme les yeux qui doivent être dignes de la voir. Elle ne se répand pas seulement sur les objets pour les rendre visibles; elle fait qu'ils sont vrais, et hors d'elle rien n'est véritable; car c'est elle qui fait tout ce qu'elle montre. Elle est tout ensemble lumière et vérité; car la vérité universelle n'a pas besoin de rayons empruntés pour luire. Il ne faut point la chercher, cette lumière en dehors de soi : chacun trouve en soi-même ; elle est la même pour tous. Elle découvre également toute chose ; elle se montre à la fois à tous les hommes dans tous les coins de l'univers. Elle met au dedans de nous ce qui est dans la distance la plus éloignée ; elle nous fait juger de ce qui est au-delà des mers, dans les extrémités de la terre, par ce qui est au dedans de nous. Elle n'est point nous-mêmes ; elle n'est point à nous ; elle est infiniment au-dessus de nous : cependant elle nous est si familière et si intime, que nous la trouvons aussi près de nous que nous-mêmes. Nous nous accoutumons même à supposer, faute de réflexion, qu'elle n'est rien distingué de nous. Elle nous réconcilie souvent avec nous-mêmes : jamais elle ne tarit ; jamais elle ne nous trompe ; et nous ne nous trompons que faute de la consulter assez attentivement, ou en décidant avec impatience quand elle ne décide pas.
Plus loin dans ce Traité de l'existence de Dieu, Fénelon reprenant sa réflexion sur l'idée d'infini aboutira logiquement à l'énoncé suivant :Ô vérité, ô lumière, tous ne voient que par vous ; mais peu vous voient et vous reconnaissent ! On ne voit tous les objets de la nature que par vous ; et on doute si vous êtes !
Il faut donc en conclure invinciblement que c'est l'être infiniment parfait qui se rend immédiatement présent à moi quand je le conçois, et qu'il est justement l'idée que j'ai de lui.
[...] N'étant rien, du moins n'étant qu'un être emprunté, borné, passager, je tiens de l'infini et de l'immuable que je conçois : par là je ne puis me comprendre moi-même. J'embrasse tout, et je ne suis rien, je suis un rien qui connaît l'infini : les paroles me manquent pour m'admirer et me mépriser tout ensemble. O Dieu ! Ô le plus être de tous les êtres ! ô être devant qui je suis comme si je n'étais pas ! vous vous montré à moi ; et rien de tout ce qui n'est pas vous ne peut vous ressembler. Je vous vois; c'est vous-même : et ce rayon qui part de votre face rassasie mon cœur, en attendant le plein jour de la vérité.
La question sur l'interprétation de la conscience qui s'aperçoit dans l'expérience de l'infini reste ouverte puisque cette conscience en permet de multiples.
On notera que la place et le statut de la manifestation (de l'univers) sont différents dans l'approche bouddhiste de ce sermon et dans l'approche monothéiste d'Anselme, de Descartes et de Fénelon.
Le bouddhisme dans ce sermon sur la vacuité en voulant se libérer de la soif de vie affirme qu'il faut se libérer de l'identification à une personne alors que le monothéisme assure la rédemption de la personne en lui (re)donnant le statut de fils (adoptif) de Dieu qu'elle avait perdue de vue à cause de la faute originelle. Mais ne pourrait-on pas redonner à la personne un statut positif dans le cadre de la vacuité bouddhiste ? N'est-ce pas ce que le grand véhicule avec la notion de Bodhisattva a accompli puisqu'il s'agit de faire le vœu de rester une personne par compassion pour que l'humanité entière se libère de la souffrance ? La personne (1) est le fruit de la transcendance suprême (l'infini de l'infini) au sein de la vacuité (0).