mardi 10 janvier 2012

IDEE D'INFINI ET EXPERIENCE DU DIVIN.

 
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 Je peux avoir affaire à l'infini comme reflets de reflets. Je conçois l'idée d'infini par ce biais mais je ne parviens pas à la comprendre :


 Un dessin de reflets de reflets ne peut pas être fidèle à la réalité de cet infini se faisant mais il peut suggérer  par des symboles que l'infini restera indéfini. D'ailleurs la lumière met du temps pour construire le reflet puisqu'il y a une distance. Le dessin comme le reflet tendent à suggérer l'infini sans jamais pouvoir le mettre en acte.

Dans la philosophie occidentale, l'idée d'infini a été souvent invoquée pour justifier l'existence de Dieu. Un infini en acte et infiniment parfait peut être conçu de façon évidente sans être représentable (compréhensible) par notre intellect.

Descartes estime que cette idée d'infini est une idée que nous ne pouvons pas avoir élaborée puisque nous la concevons clairement et distinctement sans pouvoir la comprendre.
Dans la 3ème des Méditations Métaphysiques, il écrit :
Cette idée, dis-je, d'un être souverainement parfait et infini est très vraie; car encore que peut-être l'on puisse feindre qu'un tel être n'existe point, on ne peut pas feindre néanmoins que son idée ne me représente rien de réel, comme j'ai tantôt dit de l'idée du froid. Elle est aussi fort claire et fort distincte, puisque tout ce que mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vrai, et qui contient en soi quelque perfection, est contenu et renfermé tout entier dans cette idée. Et ceci ne laisse pas d'être vrai, encore que je ne comprenne pas l'infini, et qu'il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre, ni peut-être aussi atteindre aucunement de la pensée; car il est de la nature de l'infini que moi qui suis fini et borné ne le puisse comprendre; et il suffit que j'entende bien cela, et que je juge que toutes les choses que je conçois clairement, et dans lesquelles je sais qu'il y a quelque perfection, et peut-être aussi une infinité d'autres que j'ignore, sont en Dieu formellement ou éminemment, afin que l'idée que j'en ai soit la plus vraie, la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit.
Par exemple si nous essayons de la faire correspondre à ce qu'elle indique en nous en la faisant grandir :







Nous arrivons à un point où il nous faut admettre que l'idée que nous avons de nous-même est inclus dans cette idée infinie et non l'inverse.


 Descartes conclut sa 3ème Méditation métaphysique en disant :
Mais auparavant que j'examine cela plus soigneusement, et que je passe à la considération des autres vérités que l'on en peut recueillir, il me semble très à propos de m'arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d'admirer et d'adorer l'incomparable beauté de cette immense lumière au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre. Car comme la foi nous apprend la souveraine félicité de l'autre vie ne consiste que dans cette contemplation de la majesté divine, ainsi expérimentons-nous dès maintenant qu'une semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie.
A la lecture, on peut hésiter : nous parle-t-il d'une idée intellectuelle de Dieu ou d'une expérience de la lumière de Dieu ?

En revenant à Anselme de Canterbory, nous percevons que la chose la plus grande qui se puisse penser déborde vers quelque chose au-delà de notre pensée sans pouvoir l'atteindre. Nous atteignons par l'idée d'infini le bord extrême de notre pensée qui semble suspendu dans une conscience plus large et ample que la nôtre.

En effet il écrit dans son Prolosgion, chapitres II-IV :
Or donc, l'insensé lui-même doit convenir qu'il y a dans l'intelligence quelque chose dont on ne peut rien concevoir de plus grand, parce que lorsqu'il entend (cette expression), il la comprend, et tout ce que l'on comprend est dans l'intelligence. Et certainement ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand ne peut être dans l'intellect seul. En effet, s'il n'était que dans l'intelligence, on aurait pu penser qu'il soit aussi en réalité : ce qui est plus. Or donc, si l'être dont on ne peut concevoir de plus grand est dans l'intelligence seule, cette même entité, dont on ne peut rien concevoir de plus grand, est quelque chose dont on peut concevoir quelque chose de plus grand : mais certainement ceci est impossible. Par conséquent, il n'y a aucun doute que quelque chose dont on ne peut rien concevoir de plus grand existe et dans l'intelligence et dans la réalité.

Le monothéisme interprète cette expérience comme le point où dans notre vision intérieure nous touchons la lumière incréée de Dieu. Ce n'est jamais immédiatement lumineux et glorieux mais c'est une conscience au-delà de toute idée d'infini et qui seule la contient réellement alors que la nôtre en est débordée.

L'expérience de l'idée d'infini nous permet de distinguer notre pensée, notre connaissance et la conscience divine qui va au-delà de toute pensée et donc s'en distingue.

Nous touchons avec cette réalité au-delà de notre pensée humaine à la nuée obscure où Dieu se voile. Il y a la situation paradoxale dans cette expérience de la présence de Dieu par le biais de l'idée d'infini. D'une part on perçoit une part de la gloire divine dans l'idée d'infini, une lumière où il se dévoile à nous tout. D'autre part, en percevant les limites de cette représentation de Dieu à travers l'idée d'infini, Dieu transcende son idée en nous et entourant notre pensée d'une nuée obscure où rien ne se donne à connaître de lui. Dans la nuée nous sommes plus proches de lui mais sa gloire nous échappe. Dans l'idée d'infini nous en avons une connaissance mais déjà nous sommes loin de lui.


Anselme écrit  dans son Prolosgion :

CHAPITRE XVI.

Oui, Seigneur, elle est inaccessible la lumière au soin de laquelle vous habitez; nul regard, excepté le vôtre, ne peut en sonder les profondeurs mystérieuses pour vous contempler face à face. Il est donc vrai de dire que je ne la vois point parce qu'elle est trop éclatante pour moi ; et cependant tout ce que je vois c'est par elle que je le vois. Ainsi celui dont la vue est faible, voit tous les objets qui l'entourent au moyen de la lumière du soleil, bien qu'il ne puisse contempler dans le soleil lui-même la lumière qui l'éclaire. Votre majesté, ô mon Dieu, étonne mon intelligence; la splendeur qui vous environne a trop d'éclat; les yeux de mon âme ne peuvent supporter les rayons de votre gloire. Votre lumière m'éblouit. Votre grandeur m'accable. Votre immensité m'écrase, et ma raison se perd dans les profondeurs mystérieuses de votre nature.
Ô lumière sublime et inaccessible ! Ô vérité suprême et éternelle ! Que tu es loin du moi, qui suis si près de toi ! Tu m'environnes, et je ne puis jouir de ton aspect; tu remplis l'univers de ta présence, et je ne te vois pas; je vis et j'existe en toi, et je ne puis t'approcher; tu es en moi, autour de moi, partout, et je ne t'aperçois point !

CHAPITRE XVII.

Ô mon Dieu ! Vous restez encore caché à mon âme dans les profondeurs de votre lumière et de votre béatitude, et c'est pourquoi mon âme reste encore dans ses ténèbres et dans sa misère. Elle vous regarde et ne peut contempler votre beauté ; elle vous écoute et ne peut entendre l'harmonie de votre voix; elle vous respire et ne peut s'enivrer des parfums délicieux qu'exhale votre essence ; elle vous goûte et ne peut connaître votre saveur divine ; elle vous touche et ne peut sentir combien vous êtes doux. Pourtant toutes ces propriétés sont en vous, elles sont en vous d'une manière ineffable, puisque vous les avez données aux objets que vous avez créés ; mais les sens de mon âme sont énervés, engourdis par la longue torpeur du péché.
Poursuivons encore dans la plus pure tradition chrétienne notre approche de l'existence de Dieu en considérant l'idée d'infini comme absence de bornes (contrairement à certains infinis mathématiques bornés). Dans son Traité de l'existence de Dieu, Fénelon reprend cet examen de l'idée d'infini :
L'être borné peut-il imaginé et inventer l'infini, si l'infini n'est point ? Notre esprit, si faible et si court, ne peut se former par lui-même cette image, qui n'aurait aucun patron. Aucun des objets extérieurs qui nous environnent ne peut nous donner cette image ; car ils ne peuvent nous donner l'image que de ce qu'ils sont ; et ils ne sont rien que de borné et d'imparfait. Où la prenons-nous donc cette image distincte, qui ne ressemble à rien de tout ce que nous sommes, et de tout ce que nous connaissons ici-bas hors de nous ? D'où nous vient-elle ? Où est donc cet infini que nous ne pouvons comprendre parce qu'il est réellement infini, et que nous ne pouvons néanmoins méconnaître, parce que nous le distinguons de tout ce qui lui est inférieur ? où est-il ? S'il n'était pas, pourrait-il venir se graver au fond de notre esprit ?

Par la suite, il conclura en insistant sur le fait que notre intériorité et l'immensité (l'idée d'infini donc) sont forcément toutes deux inclues dans la lumière divine. A l'occasion, il déconstruit toutes nos compartimentations (sur ce concept, voir notre article ici) pour nous permettre de la reconnaître dans son évidence. Non, Dieu n'est pas extérieur à nous comme l'est usuellement ce qui correspond à tel concept concernant une existence autre que la nôtre. Mais non plus, on ne peut le dire strictement intérieur à nous ou autrement dit de même substance que nous puisqu'il nous dépasse infiniment :
C'est donc à la lumière de Dieu que je vois tout ce qui peut être vu.
Mais quelle différence entre cette lumière et celle qui me paraît éclairer les corps ! C'est un jour sans nuage et sans ombre,sans nuit, et dont les rayons ne s'affaiblissent par aucune distance. C'est une lumière qui n'éclaire pas seulement les yeux ouverts et sains, elle ouvre, elle purifie, elle forme les yeux qui doivent être dignes de la voir. Elle ne se répand pas seulement sur les objets pour les rendre visibles; elle fait qu'ils sont vrais, et hors d'elle rien n'est véritable; car c'est elle qui fait tout ce qu'elle montre. Elle est tout ensemble lumière et vérité; car la vérité universelle n'a pas besoin de rayons empruntés pour luire. Il ne faut point la chercher, cette lumière en dehors de soi : chacun trouve en soi-même ; elle est la même pour tous. Elle découvre également toute chose ; elle se montre à la fois à tous les hommes dans tous les coins de l'univers. Elle met au dedans de nous ce qui est dans la distance la plus éloignée ; elle nous fait juger de ce qui est au-delà des mers, dans les extrémités de la terre, par ce qui est au dedans de nous. Elle n'est point nous-mêmes ; elle n'est point à nous ; elle est infiniment au-dessus de nous : cependant elle nous est si familière et si intime, que nous la trouvons aussi près de nous que nous-mêmes. Nous nous accoutumons même à supposer, faute de réflexion, qu'elle n'est rien distingué de nous. Elle nous réconcilie souvent avec nous-mêmes : jamais elle ne tarit ; jamais elle ne nous trompe ; et nous ne nous trompons que faute  de la consulter assez attentivement, ou en décidant avec impatience quand elle ne décide pas.

Ô vérité, ô lumière, tous ne voient que par vous ; mais peu vous voient et vous reconnaissent ! On ne voit tous les objets de la nature que par vous ; et on doute si vous êtes !
Plus loin dans ce Traité de l'existence de Dieu, Fénelon reprenant sa réflexion sur l'idée d'infini aboutira logiquement à l'énoncé suivant :
Il faut donc en conclure invinciblement que c'est l'être infiniment parfait qui se rend immédiatement présent à moi quand je le conçois, et qu'il est justement l'idée que j'ai de lui.
[...]  N'étant rien, du moins n'étant qu'un être emprunté, borné, passager, je tiens de l'infini et de l'immuable que je conçois : par là je ne puis me comprendre moi-même. J'embrasse tout, et je ne suis rien, je suis un rien qui connaît l'infini : les paroles me manquent pour m'admirer et me mépriser tout ensemble. O Dieu ! Ô le plus être de tous les êtres ! ô être devant qui je suis comme si je n'étais pas ! vous vous montré à moi ; et rien de tout ce qui n'est pas vous ne peut vous ressembler. Je vous vois; c'est vous-même : et ce rayon qui part de votre face rassasie mon cœur, en attendant le plein jour de la vérité.

Mais cette expérience spirituelle corrélée à l'idée d'infini et à la conscience de la conscience infinie au-delà de l'idée qui réellement la contient ne semble pas exclusivement une expérience monothéiste.




« Verset 25.25
Et encore, ô Ananda, un disciple, sans se concentrer sur la perception concernant la " sphère de la conscience infinie", sans se concentrer sur la perception concernant la " sphère du néant", se concentre sur le caractère unique fondé sur la perception concernant la "sphère sans perception ni non-perception". Sa pensée plonge dans la perception concernant la "sphère ni de la perception ni de la non-perception". Sa pensée s’y plaît. Sa pensée s’y établit. Sa pensée s’y libère.
Verset 25.26
Alors il sait : Ici, il n’existe pas de soucis qui se produisent à cause de la perception concernant la "sphère de la conscience infinie". Ici, il n’existe pas de soucis qui se produisent à cause de la perception concernant la "sphère du néant". Ici, il y a seulement des soucis qui se produisent à cause du caractère unique de la pensée fondée sur la perception concernant la "sphère sans perception ni non-perception ".
Verset 25.27
Alors il sait : "Cette aperception est vide de la perception concernant la "sphère de la conscience infinie". Cette aperception est vide de la perception concernant la "sphère du néant". Cette aperception est non vide seulement du caractère unique fondé sur la perception concernant la "sphère sans perception ni non-perception".
Verset 25.28
De cette façon, s’il n’y a pas une chose, il constate bien cette absence. S’il y en a un résidu, à propos de ce résidu, il comprend : "Quand ceci est, cela est." Ainsi, ô Ananda, pour ce disciple, c’est aussi l’arrivée dans une vacuité qui est vraie, non fausse et pure.
Verset 25.29
Et encore, ô Ananda, un disciple, sans se concentrer sur la perception concernant la "sphère du néant", sans se concentrer sur la perception concernant la "sphère sans perception ni non-perception ", se concentre sur le caractère unique fondé sur la "concentration mentale qui est sans indice". Sa pensée plonge dans la " concentration mentale qui est sans indice". Sa pensée s’y plaît. Sa pensée s’y établit. Sa pensée s’y libère.
Verset 25.30
Alors il sait : "Cette concentration mentale qui est sans indice est un état conditionné. Elle est un état produit par la pensée. Si une chose est conditionnée, si elle est une production de la pensée, elle est sûrement impermanente ; elle est sujette à la dissolution."
Verset 25.31
Quand il sait cela et quand il voit cela, la pensée se libère de la souillure du désir sensuel ; la pensée se libère de la souillure du désir d’existence ; la pensée se libère de la souillure de l’ignorance. Quand il est libéré vient la connaissance : "Voici la libération."
Verset 25.32
Alors il sait : "Toute naissance nouvelle est anéantie, la Conduite pure est vécue, ce qui devait être accompli est accompli, plus rien ne demeure à accomplir." »

Ce sermon est assez difficile à comprendre en tant que tel. La conscience infinie est perçue comme une donnée qui fonctionne avec la conscience du néant. Ceci fait écho à notre idée d'infini qui déborde notre conscience et qui se tient dans une nuée obscure. 
 


Cette représentation du champ de perception par Douglas Harding permet de voir que la conscience du néant ou la nuée obscure (le je ne suis rien) enveloppe et se superpose à la conscience infinie de l'univers. Le Bouddha nous invite à nous intéresser à cette superposition au lieu de nous perdre dans l'idée de l'ego et de ses objets. Il y a alors un au-delà de la perception et de la non perception. La conscience infinie est le tout de la perception tandis que la conscience du néant ou de la nuée obscure est la non perception.



Le verset 25.26 montre l'effet bénéfique de se tenir simultanément dans la conscience infinie et la conscience du néant. Douglas Harding parlait d'une flèche à double direction. le doigt pointé vers nous pointe la conscience du néant et le doigt pointé vers le monde, la conscience infinie. Je continue de m'intéresser au tout des phénomènes du monde tout en étant détaché : je me tiens sans souci dans la double direction. Je ne cherche ni à fuir le monde par une ascèse exagérée ni je ne me retrouve prisonnier du monde grâce au détachement offert par la conscience du néant. Par exemple dans le monde je tiens compte du temps mais la temporalité ne m’atteint pas dans la conscience simultanée du néant ?

Le verset 25.27 traduit le fait qu'il n'y a pas mouvement de perception, il n'y a aucun effort à faire. les efforts sont ce qui nous dirige soit vers la conscience infinie au dépend de la conscience du néant soit vers la conscience du néant au dépend de la conscience infinie et donc du monde des phénomènes. Il n'y a plus effort de perception ou de non perception, il y a aperception.

Le verset 25.28 nous indique que cette expérience est l'expérience authentique de la vacuité ou plus exactement sa réalisation puisqu'il n'y a plus de pensée à ce niveau pour faire une expérience. La pensée dans cette équilibre n'est qu'un phénomène de la conscience infinie englobée dans la non dualité aperceptive de la perception et de la non perception.

Les versets suivant montrent comment cette compréhension issue d'un effort de concentration mentale peu à peu se réalise sans qu'il soit besoin de pensée précise, ni même de désir soubassement de la pensée. Le sermon pointe alors le Nirvana, cette réalisation où il n'y a plus aucun désir pouvant faire renaître le désir comme illusion.



Ce schéma tente une présentation de cette réalisation sans trancher entre l'interprétation bouddhiste et l'interprétation des plus grands mystiques chrétiens. Car le divin ou la réalisation absolu selon ces deux visions est au-delà d'au-delà de tout, l'infini de l'infini. Elle n'est pas du tout personnelle puisqu'il n'y a en elle absolument aucun trait de personnalité. Elle n'est pas non plus totalement impersonnelle puisqu'elle embrasse la personne. Il est l'évidence insaisissable d'une transcendance "transpersonnel" englobant tout et d'où tout se manifeste sur fond de rien.

La question sur l'interprétation de la conscience qui s'aperçoit dans l'expérience de l'infini reste ouverte puisque cette conscience en permet de multiples.

On notera que la place et le statut de la manifestation (de l'univers) sont différents dans l'approche bouddhiste de ce sermon et dans l'approche monothéiste d'Anselme, de Descartes et de Fénelon.

Le bouddhisme dans ce sermon sur la vacuité en voulant se libérer de la soif de vie affirme qu'il faut se libérer de l'identification à une personne alors que le monothéisme assure la rédemption de la personne en lui (re)donnant le statut de fils (adoptif) de Dieu qu'elle avait perdue de vue à cause de la faute originelle. Mais ne pourrait-on pas redonner à la personne un statut positif dans le cadre de la vacuité bouddhiste ? N'est-ce pas ce que le grand véhicule avec la notion de Bodhisattva a accompli puisqu'il s'agit de faire le vœu de rester une personne par compassion pour que l'humanité entière se libère de la souffrance ? La personne (1) est le fruit de la transcendance suprême (l'infini de l'infini) au sein de la vacuité (0).


samedi 15 octobre 2011

ÉLARGIR LA CONSCIENCE POUR FAIRE FACE A LA DIFFICULTÉ. LES ENTRETIENS DE MÈRE.


Henri Borel dans Wu Wei écrit : 

« Lorsque tu sauras être Wu Wei, Non-Agissant, au sens ordinaire et humain du terme, tu seras vraiment, et tu accompliras ton cycle vital avec la même absence d’effort que l’onde mouvante à nos pieds. Rien ne troublera plus ta quiétude. Ton sommeil sera sans rêves, et ce qui entrera dans le champ de ta conscience ne te causera aucun souci. Tu verras tout en Tao, tu seras un avec tout ce qui existe, et la nature entière te sera proche comme une amie, comme ton propre moi. Acceptant sans t’émouvoir les passages de la nuit au jour, de la vie à trépas, porté par le rythme éternel, tu entreras en Tao où rien ne change jamais, où tu retourneras aussi pur que tu en es sorti. »



Mère dans ses Entretiens du 29 août 1956 disait :

« Maintenant, après cette explication préliminaire, je vais vous lire ce que j'avais écrit et que l'on m'a demandé de commenter. Ce sont des aphorismes, qui peut-être appellent des explications. J'avais écrit cela, inspirée peut-être par la lecture dont je vous pariais tout à l'heure [Wu Wei de Henri Borel], mais c'était surtout l'expression d'une expérience personnelle :

"Il faut être spontané pour pouvoir être divin."

C'est ce que je vous ai expliqué juste maintenant. Alors se pose la question : comment être spontané ?

"Il faut être parfaitement simple pour pouvoir être spontané."

Et comment être parfaitement simple ?

"Il faut être absolument sincère pour pouvoir être parfaitement simple."

Et maintenant, que veut dire être absolument sincère ?

"Être absolument sincère, c'est n'avoir aucune division, aucune contradiction dans son être."

Si vous êtes fait de morceaux, qui sont non seulement différents, mais souvent tout à fait contradictoires, ces morceaux nécessairement créent une division dans votre être. Par exemple, vous avez une partie de vous-même qui aspire à la vie divine, à connaître le Divin, à s'unir à Lui, à Le vivre intégralement, et puis vous avez une autre partie qui a des attachements, des désirs (ce qu'elle appelle des « besoins ») et qui non seulement recherche ces choses, mais est tout à fait bouleversée quand elle ne les a pas. Il y a d'autres contradictions, mais celle-là est la plus flagrante. Il y en a d'autres, comme celle-ci, par exemple, de vouloir se soumettre complètement au Divin, s'abandonner totalement à sa Volonté et à sa Direction, et en même temps, quand vient l'expérience qui est une expérience courante sur le chemin quand on essaie sincèrement de s'abandonner au Divin), la notion qu'on n'est rien, qu'on ne peut rien, qu'on n'existe même pas en dehors du Divin; c'est-à-dire que s'il n'était pas là, on n'existerait pas et on ne pourrait rien faire, on ne serait rien du tout... Cette expérience vient naturellement comme une aide sur le chemin du don de soi total, mais il y a une partie de l'être, quand l'expérience vient, qui entre dans une terrible révolte et qui dit : « Mais pardon ! Je tiens à être ! Je tiens à être quelque chose, je tiens à faire les choses moi-même, je veux avoir une personnalité ». Et naturellement, la seconde défait tout ce que la première avait fait.
Ce ne sont pas des cas exceptionnels, c'est très fréquent. Je pourrais vous donner d'innombrables exemples de contradictions comme cela dans l'être : quand l'un essaie de faire un pas en avant, l'autre vient et démolit tout. Alors on a tout le temps à recommencer, et tout le temps c'est démoli. C'est pour cela qu'il faut faire ce travail de sincérité qui fait que si l'on aperçoit dans son être une partie qui tire de l'autre côté, la prendre soigneusement, l'éduquer comme on éduque un enfant et la mettre en accord avec la partie centrale. Cela, c'est le travail de sincérité qui est indispensable.
Et c'est naturellement, quand il y a une unité, un accord, une harmonie dans toutes les volontés de l'être, que l'on peut avoir un être simple, candide, et uniforme dans son action et dans sa tendance. C'est seulement quand tout l'être est groupé autour d'un mouvement central unique, que l'on peut être spontané. Parce que si, au-dedans de vous, il y a quelque chose qui est tourné vers le Divin et qui attend l'inspiration et l'impulsion, et qu'en même temps il y ait une autre partie de l'être qui recherche ses propres fins et qui travaille à réaliser ses désirs, on ne sait plus où l'on en est, et on ne peut pas non plus être sûr de ce qui arrive, parce qu'une partie peut non seulement défaire, mais contredire totalement ce que l'autre veut faire.


Et bien sûr, pour être en accord avec ce qui est dit dans Wu Wei, après avoir vu très clair ce qu'est nécessaire et ce qui doit être fait, il est recommandé de ne mettre ni de violence ni trop d'ardeur dans la réalisation de ce programme, parce qu'un excès d'ardeur est au détriment de la paix et de la tranquillité, et du calme nécessaire pour que la Conscience divine puisse s'exprimer à travers l'individu. 
Et cela revient à ceci :
L'équilibre est indispensable, le chemin qui évite soigneusement les extrêmes opposés est indispensable, la trop grande hâte est à redouter, l'impatience vous empêche d'avancer ; et en même temps, l'inertie vous met des boulets aux pieds.
Alors pour toutes choses, - c'est le chemin du milieu comme l'appelait le Bouddha, qui est le meilleur.

(silence)

Il y a deux autres questions ici, qui sont corollaires. La première question est comme ceci :

Qu'entendez-vous par ces paroles : "Quand vous avez une difficulté, élargissez" ?


Je parle naturellement des difficultés sur le chemin du yoga, des incompréhensions, des limitations, des choses qui sont comme des obstacles, qui vous empêchent d'avancer. Et quand je dis « élargissez », je veux dire élargissez votre conscience.
Les difficultés proviennent toujours de l'ego, c'est-à-dire de la réaction personnelle, plus ou moins égoïste, que vous avez vis-à-vis des circonstances, des événements et des gens qui vous entourent, des conditions de votre vie. Elles viennent aussi de ce sentiment d'être enfermé dans une sorte de coque, qui empêche votre conscience de s'unir à des réalités plus hautes et plus vastes.


On peut très bien penser qu'on veut être vaste, qu'on veut être universel, que tout est l'expression du Divin, qu'il ne faut pas avoir d'égoïsme — on peut penser beaucoup de choses — , mais ce n'est pas nécessairement une guérison, parce que très souvent on sait ce que l'on doit faire, et puis on ne le fait pas, pour une raison ou une autre. Mais si, quand on a à faire face à une angoisse, une souffrance, une révolte, une douleur, ou un sentiment d'impuissance — n'importe, toutes les choses qui vous arrivent sur le chemin et qui sont justement des difficultés — , si vous pouvez physiquement, c'est-à-dire dans votre conscience corporelle, avoir l'impression de vous élargir, on pourrait dire de vous déplier
 (vous vous sentez comme quelque chose qui est tout replié, un pli sur l'autre, comme une étoffe, n'est-ce pas, qui est pliée et repliée et encore pliée), alors si vous avez cette impression que ce qui vous tient et qui vous serre et qui vous fait souffrir, ou qui vous immobilise dans votre mouvement, est comme une étoffe qui serait pliée trop serrée, trop étroitement, ou comme un paquet qui serait trop bien ficelé, trop bien fermé, et que lentement, petit à petit, vous défaites tous les plis et que vous vous étalez, comme on déplie justement une étoffe ou un papier et qu'on le répand à plat, qu'on se fait plat et très large, aussi large que l'on peut, en se répandant aussi loin que l'on peut, en s'ouvrant et en s'étalant dans une attitude de complète passivité, avec ce que je pourrais appeler « la face à la lumière » : ne pas se recroqueviller sur sa difficulté, se replier sur elle, l'enfermer pour ainsi dire dans votre personne, mais au contraire vous déployer autant que vous pouvez, aussi parfaitement que vous pouvez, en présentant la difficulté à la Lumière — la Lumière qui vient d'en haut — , si vous faites cela dans tous les domaines, et même si mentalement vous n'y arrivez pas (parce que c'est quelquefois difficile), si vous pouvez imaginer que vous faites cela physiquement, presque matériellement, eh bien, quand vous aurez fini de vous déplier et de vous étaler, vous vous apercevrez, que plus des trois quarts de la difficulté sont partis. Et alors juste un petit travail de réceptivité à la Lumière, et le dernier quart disparaîtra.

C'est beaucoup plus facile que de lutter contre une difficulté avec sa pensée, parce que si vous commencez à discuter avec Vous-même, vous vous apercevrez qu'il y a des arguments pour et contre qui sont tellement probants, qu'il est tout à fait impossible de s'en tirer sans une lumière supérieure. Là, vous ne luttez pas contre la difficulté, vous n'essayez pas de vous convaincre vous-même, ah ! Simplement, vous vous étalez devant la lumière comme si vous vous étendiez sur le sable devant le soleil. Et vous laissez la lumière faire son œuvre. Voilà.

(Silence
Et voici l'autre question :

Quelle est la façon la plus aisée de s'oublier soi-même?

Naturellement cela dépend de chacun ; chacun a sa manière spéciale de s'oublier, qui est pour lui la meilleure. Mais évidemment, il y a une manière assez générale qui peut s'appliquer sous des formes diverses : c'est de s'occuper de quelque chose d'autre. Au lieu de s'occuper de soi, on peut s'occuper de quelqu'un d'autre, ou des autres, ou d'un travail, ou d'une activité intéressante et qui demande de la Concentration.
Et c'est encore la même chose : au lieu de se replier sur soi et de se contempler, ou de se choyer pourrait-on dire, comme la chose la plus précieuse au monde, si l'on peut se déployer et s'occuper d'autre chose, de quelque chose qui n'est pas exactement vous-même, alors c'est la manière la plus simple et la plus prompte de s'oublier.
Il y en a beaucoup d'autres, mais celle-là est à la portée de tout le monde. Voilà mes enfants.
Maintenant, si vous n'avez rien à dire sur ce sujet ou sur autre chose, nous pouvons nous taire. »



lundi 15 août 2011

ELEMENTS EN VUE D'UNE CONFRONTATION ENTRE LES VISIONS DE SRI AUROBINDO ET DE KEN WILBER.

CE QUE KEN WILBER DIT DE CETTE CONFRONTATION.



On notera que Ken Wilber n'oublie jamais de mentionner Sri Aurobindo parmi ceux qui nourrissent le mouvement intégral. Dans ses schémas de développement de la conscience, Ken Wilber reprend clairement les termes d'overmind (surmental) et de supramental. Ken Wilber laisse bien ouverte la perspective d'une évolution au-delà du mental et donc de ce qui caractérise notre humanité.

Mais Ken Wilber laisse sous-entendre qu'il a une vision plus claire que Sri Aurobindo du point de vue de ses quadrants extérieurs et collectifs. Il est vrai que l'évolution des mentalités chez Ken Wilber a été nourrie des travaux de Clare Graves ou de Don Beck renforcés par ceux de Piaget ou d'autres psychologues qui permettent de faire un parallèle entre développement culturel et développement psychique de l'enfant.

LA MECONNAISSANCE DE LA THEORIE DU DEVELOPPEMENT DE SRI AUROBINDO PAR KEN WILBER.

Sri Aurobindo a deux façons de considérer le développement humain et non pas une.

1 - Celle qui se rapproche de Ken Wilber est celle qui envisage un développement culturel en fonction de la taille des groupes humains : famille, tribu, ethnie, nation, fédération internationale comprenant des figures intermédiaires comme les empires, les royaumes, etc. qui préfiguraient ce qui se dessine. Bien sûr, chaque échelle fonctionne suivant une certaine mentalité.


2- La deuxième à la fois se rapproche de celle de Wilber mais aussi s'en détache.



Ce schéma de Ken Wilber suggère qu'il existe des catégories d'éveil liées à différents niveaux de développement mental qu'il soit individuel ou collectif. Chacun en grandissant traverse ces étapes individuelles et/ou sociales puisque les diverses communautés ont un centre de gravité à une échelle ou l'autre de ce développement ascendant. 
Il y a là un point d'accord important avec les thèses de Sri Aurobindo  - ou l'expérience dont il témoigne si l'on veut être précis. En effet pour Sri Aurobindo, le Nirvana peut être réalisé sur différents plans de développement qu'ils soient d'ordre vital (prémental), d'ordre mental ou surmental (intuitif). Cet éveil au Nirvana, qui en quelque sorte déréalise les phénomènes n'est pas un éveil évolutif proprement dit. On conviendra qu'un éveil évolutif nous donnerait la clé spirituelle permettant une ascension verticale des niveaux de développement dans un état de conscience non duelle. D'où le schéma que j'ai proposé en illustrant les niveaux grossiers (naturel), subtil, causal et non duel du point de vue de la vision sans tête:

Dans ce schéma, il y aurait un facteur d'éveil dans les subtilités de l'état non duel qui œuvrerait à l'évolution des degrés de développement. On peut peut-être représenter ce facteur ainsi du point de vue de Wilber :

Et c'est sur ce point qui reste imprécis chez Ken Wilber hormis la référence à un Eros, un Telos que Sri Aurobindo nous apporte des lumières de sa propre expérience.

Mais les schémas précédents traduisent fort mal voire trahissent la vision développementale que propose Sri Aurobindo. En effet, cette vision se propose d'intégrer la vision traditionnelle d'une forme de décadence des époques telle qu'on la trouve dans les textes hindous ou telle qu'un Guénon l'a formulée. Elle propose si on la traduit au niveau développemental individuel d'expliquer comment le regard si pur et si dénué de dualité du bébé se perd dans une forme d'égocentrisme lorsque se produit la mentalisation de la conscience de l'enfant. La vision développementale de Sri Aurobindo implique alors des critiques sur la vision du développement de l'enfant à l'adulte qu'a développé Ken Wilber autant qu'en ce qui concerne celui des mentalités sociales.

A ce propos ne négligeons pas les textes de Sri Aurobindo sur l'éducation qui nous donnent des indications précises sur sa théorie du développement de l'enfant et qui met toujours en jeu l'âme et l'œuvre de descente de la Mère - ou Esprit du Monde, si l'on veut préciser un peu ce que désigne le Principe Mère chez Sri Aurobindo.


Ces dernières années, la psychologie de l'enfant a montré que ceux-ci intuitionnaient par exemple  le concept d'oiseau distinct du concept d'avion avant même de distinguer clairement une pie et un corbeau : à vrai dire, parler de concept en ce qui concerne l'enfant est imprécis, car il ne s'agit pas encore d'un mot mais d'un symbole intérieur. Un  Stephen Jourdain évoquait aussi à ce sujet un retour à l'enfance où il y a un vécu direct des essences dont la magie symbolique nous échappe une fois la mentalisation arrivée à l'âge adulte dans la mesure où elle a pu mettre en place l'illusion psychologique de l'ego.

Au niveau développemental de l'enfant, il y a l'idée que l'être psychique (l'âme en croissance, l'authentique principe de singularisation de la conscience) qui de vie en vie assure l'évolution dans son processus d'individualisation est présent autant à l'aube de l'humanité qu'à l'aube de l'enfance mais que l'expérience mentale augmentant cette pureté de départ s'étiole. 
Si on en revient à l'évolution sociale, comme le suggère Le cycle humain de Sri Aurobindo, la force intuitive de la pensée symbolique se serait de plus en plus sclérosée dans une société conservatrice et prisonnière des conventions qui lui avaient donné un certain équilibre harmonieux.
Pour Sri Aurobindo, le système social qui  avait été holarchique (au sens de Wilber) est alors peu à peu devenu hiérarchique. L'âge typal est une première étape dans cette évolution : il fige des castes même si leurs membres sont tous considérés encore d'une même  dignité et que certaines sociétés mettaient encore en valeur le lien entre naturel spirituel et caste. Le cycle Humain paraît très clair à ce niveau. A vrai dire, si la vision de Sri Aurobindo est juste et si, comme nous le croyons, il décrit la dégénérescence d'un système holarchique, la pensée de Ken Wilber qui pointe la nécessité d'un système holarchique social peut en être quelque peu ébranlée. 

Pour Sri Aurobindo, la raison est le rempart à la dérive traditionnaliste et à son effritement féodal quand déjà le pouvoir réel n'appartient plus à des chercheurs spirituels mais à des gardiens de dogmes et en général aux hommes d'armes. Là encore, nouvel écart avec Ken Wilber et la spirale dynamique. Le stade égocentrique guerrier ne suivrait pas alors le stade tribal qui serait plutôt un stade héroïque et produisant la pensée symbolique la plus raffinée par l'union en cités et en royaume. Considérer un soi-disant stade égocentrique guerrier de l'enfant serait plutôt notre projection négative sur lui alors que lui doit passer par un stade héroïque où il doit dire non au risque de perdre son confort. Le fameux "stade du non", si on suit Sri Aurobindo et ses disciples ne serait peut-être pas celui de la constitution de l'égocentrisme, si on veut bien y voir l'impulsion vitale du processus d'individualisation comme singularisation. Cet héroïsme qui interrompt la bonne marche du mimétisme qui, jusque là, prédomine est un passage décisif si on veut que l'âme ou l'être psychique de l'enfant demeure en avant. Ce serait plutôt notre incapacité d'entendre ce "non" qui se transformant en violence éducative au lieu et place d'une éducation amenant à une compréhension juste de conventions sociales respectueuses de la singularité des enfants produit des êtres à leur tour violent et développant une agressivité égocentrique. On sait maintenant que dans la cours d'école ou même la crèche celui qui a été frappé frappe, que celui qui a blessé psychiquement blesse, etc. sauf exception.


A vrai dire, le processus d'individualisation n'a pas chez Ken Wilber une dimension ontologique comme chez Sri Aurobindo. 
Chez Sri Aurobindo, il y a une dimension de singularité préexistante qui s'individualise derrière l'apparente individualisation dans la manifestation qu'est l'ego. Ceci n'a pas de réel équivalent chez Ken Wilber. Car cette conception implique certaines pratiques dont il n'est guère question dans les théories développementales de Ken Wilber. D'ailleurs, cette ignorance conduit à produire des kits d'éveil évolutif qui seraient pertinents pour tous comme n'importe quel produit de consommation standard. 

Pour Sri Aurobindo, le féodalisme est l'aboutissement du traditionalisme et de l'affaiblissement de la recherche spirituelle ouverte et non pas le fait d'une mentalité centrée sur l'affirmation guerrière de soi. D'ailleurs, l'importance de l'honneur est typique du féodalisme et elle n'est guère une valeur égocentrique au sens individualiste. A vrai dire, le vital du guerrier est plus large dans ses possibilités que le vital étriqué du prêtre traditionaliste. Le déséquilibre du guerrier féodal va réveiller la voie spirituelle du cœur.  


Mais le cœur peut être fanatique même quand il relativise la rudesse de l'honneur. La raison est donc un sursaut dans le cercle de l'histoire mental : l'individu grâce à l'universel peut de nouveau être sa propre autorité et reprendre ses droits contre le féodalisme et les tendances fanatiques issues du traditionalisme. Ici nous avons un point de recoupement et d'accord entre Sri Aurobindo et Ken Wilber.

Mais ce qui suit ce stade consacre de nouveau une rupture entre les deux approches. Pour Sri Aurobindo, la raison n'est pas  encore la subjectivisation qui va marquer le romantisme ou l'art de vivre moderne du XIXème plus encore que les Lumières ou le rationalisme du XVIIème. Le mental subjectiviste permet alors une expression d'une identité non pas seulement à valeur universelle mais à consonance individualisante.


Là se présente le risque identitaire dont le XXème siècle a finalement été le témoin dramatique et dont la menace dans les urnes semble persistante en ce début de XXIème siècle. Là où Ken Wilber ou d'autres défenseurs de la spirale dynamique expliquent les catastrophes nazies ou nationalistes comme des retours à la prémodernité, Sri Aurobindo pointe un danger différentialiste inhérent à ce qu'on peut appeler une forme de post-modernité vitaliste. La post-modernité est entendue ici comme subjectivisation et non comme relativisme suite à la disparition de la domination des grands récits au sens de la spirale dynamique wilberienne. La majorité morale américaine ou le Tea Party aux USA ou en France Le FN et les gens de droite ou de gauche qui en partagent de nombreuses lignes représentent aujourd'hui ce danger.

Et donc, c'est la spiritualisation du subjectivisme (individuel et social) qui pourra éviter les dangers de la subjectivisation égocentrique, voire égoïste ou agressive. Si on veut bien regarder le développement des individus, on verra que l'acquisition de la raison est globalement satisfaisante jusqu'à l'adolescence, mais qu'alors commence un processus de subjectivisation dans nos sociétés postmodernes, qui parfois ne trouve aucune issue spirituelle.
Pour Sri Aurobindo, la démocratie elle-même qui est le système politique de cette mentalité de la subjectivisation se trouve prise dans une crise de croissance qui ne pourrait avoir une issue qu'avec une forme d'anarchisme mystique. 

Il envisage comme une dialectique entre des visions collectivistes (de droite communautariste voire fasciste et de gauche communiste ou socialiste) et individualistes (de droite ultralibérale et de gauche libérale) de la démocratie qui n'auront de satisfaction dans leurs exigences légitimes qu'avec un anarchisme mystique. L'ashram fonctionnait d'ailleurs en ce sens au niveau matériel puisque tout était mis en commun et redistribué en fonction des besoin de chacun. A Auroville qui n'était pas autosuffisante économiquement, Mère a invité tout de même fortement à relativiser, dans le même sens, l'importance de l'argent. Toute cette dialectique économique qui vise à passer d'une société centrée sur l'avoir à une société centrée sur l'être semble étrangère à Wilber et ses soutiens majeurs américains dans le champ spirituel. On a souvent l'impression que la réussite matérielle est la base de la réussite spirituelle dans le mouvement intégral versant Wilber. A Auroville ou à l'ashram de Sri Aurobindo, cette réussite matérielle n'a jamais été aussi au centre. Wilber est-il conscient qu'il fait de la réussite matérielle est garante de l'intégration de la mentalité moderne ? Cette inconscience montre sa non intégration des idées de la gauche la plus radicale. A vrai dire, il est prisonnier ou victime des préjugés américains de base tels que Weber les a décrit dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme où au fond la réussite matérielle garantit la valeur spirituelle d'une entreprise. 


Rares aux USA ceux qui échappent à ce préjugés. En Europe, la pensée de la gauche radicale a toujours été proche d'une certaine recherche spirituelle même extrêmement minoritaire : en France, on évoquera Del Vasto, disciple de Ghandi, chantre de la frugalité et inspirateur de nombreux écologistes de gauche, Emmanuel Mounier, Jacques Ellul chrétiens proches d'une gauche libertaire, et plus loin en arrière Jaurès, disciple secret de Pierre Leroux, vraisemblablement le premier intégraliste complet (le premier à penser une spiritualité intégrale non religieuse car au-delà de la confrontation de diverses religions) ou encore Jean-Jacques Rousseau... 


Certes, Sri Aurobindo et ses disciples seraient d'accord avec Ken Wilber et certains de ses défenseurs pour dire que il y a égale dignité mais inégalité spirituelle. Mais cette inégalité spirituelle ne sera pleinement claire que du point de vue d'une spiritualité poursuivant un processus d'individualisation abouti. En fait, cette évidence de l'inégalité spirituelle ne sera pas contraire à une politique démocratique radicale. La différence spirituelle ne mettra pas en jeu l'appropriation, la reconnaissance ou la reproduction mais l'évolution biologique elle-même. D'ailleurs, dans l'ashram de Sri Aurobindo, tout le monde était égal avant 1926. Au départ, Sri Aurobindo et Mère n'avaient pas plus de pouvoir décisionnel et de reconnaissance que les autres dans ce qui était avant tout un laboratoire de l'évolution. Ce n'est que l'écart de plus en plus évident pour tous dans l'évolution qui avait conféré un statut spécial à Sri Aurobindo et Mère. Mais ceci dit, Mère ou Sri Aurobindo donnaient des conseils et des avis plus que des ordres intransigeants. Ils ne mettaient pas en avant la voie du gourou. Ils demandaient à leurs disciples de ne pas adorer mais d'évoluer en s'appuyant sur le besoin d'être de leur âme qui doit s'arracher à l'ego et se mettre en avant à travers lui et  qui selon eux est précisément le véhicule de l'évolution. Leur intransigeance ne devenait saillante que lorsque il y avait totale insincérité. Auroville qui a été fondée du vivant de Mère est clairement démocratique, même si elle n'est pas encore une anarchie mystique. 


Ainsi tout se jouait et se joue certainement pour la majorité d'entre nous entre subjectivisation et spiritualité tant au niveau de notre développement individuel qu'au niveau social et politique. 



LES DIFFERENCES ENTRE WILBER ET SRI AUROBINDO CONCERNANT L'EVOLUTION DE LA CONSCIENCE AU-DELA DE LA SPIRITUALISATION.



Les grandes différences d'accent développemental entre Wilber et Sri Aurobindo ne sont pas seulement au niveau individuel et collectif. Elles touchent au statut du rapport entre ce que Wilber nomme l'intérieur et l'extérieur dans ses quadrants.
Pour Sri Aurobindo et ses disciples, "Tout est conscience" (j'ai mis un extrait éloquent sur ce point dans un commentaire de ce post). Ce qui nous semble un point de vue extérieur est dû à une connaissance mentale indirecte et non à une conscience directe. L'évolution de la conscience se caractérise par une intériorisation de ce qui n'était qu'extérieur. 
Ainsi celui qui avancera sur le chemin de l'évolution distinguera de moins en moins de frontière entre son évolution et celle de toute l'humanité, entre son évolution biologique et l'évolution de la matière, etc. La connaissance par identité qui s'élargit de plus en plus abolit les frontières entre individuel et universel, entre intérieur et extérieur
De ce point de vue certaines interprétations des quatre quadrants de Wilber risquent de faire manquer la cosmicisation par intériorisation et le fondamental "TOUT est conscience".

A vrai dire, le quadrant fournit une interprétation de l'évolution de conscience, toutefois Wilber s'inscrit dans ce qu'il appelle la postmétaphysique et n'absolutise pas ses quadrants. Car il juge qu'une expérience de conscience n'existe que relativement à une interprétation. A vrai dire puisque le contexte d'interprétation dit  autant la valeur de l'expérience que l'expérience elle-même, comment dès lors penser une expérience de conscience surpramentale, c'est-à-dire l'existence d'un niveau de conscience au-delà du mental ? Si vraiment   un être a une action dans le monde par-delà le mental, comment le contexte d'interprétation mental compterait-il encore ? La théorie de Wilber même si elle s'ouvre à un au-delà de l'homme en évoquant le supramental manque de cohérence. Cela ne signifie-t-il pas que Ken Wilber n'a jamais eu le moindre aperçu d'une conscience supramentale dans son expérience spirituelle ? Car un tel aperçu relativiserait le niveau de conscience mentale. A vrai dire, le silence mental serait sans doute nécessaire pour s'avancer plus avant dans ce nouveau niveau de conscience et s'il y a une considération mentale qui demeure ce serait comme un commentaire lointain, une expression incomplète de ce qui resterait largement en dehors de sa compétence.


Wilber et sa postmétaphysique ne sont pas accordables en l'état à la fameuse citation de Sri Aurobindo : "Le supramental s'expliquera de lui-même".

Son art de penser n'est donc pas en l'état perméable à un surmental voire à un supramental. Nous avons tenté de concevoir un art de penser qui ne soit pas étanche à la venue s'un supramental dans un post précédent : Pensée totalisante et art de penser intégral.